La nature (philosophique ou juridique) de la propriété est un thème qui suscite chez certains bitcoineurs, depuis le début, des positions que l'on peut juger absolutistes
et parfois mal informées.
Pour un oui ou pour un non, certains invoquent les mots de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen : la propriété est aux termes de son article 2 un droit naturel et imprescriptible et aux termes de l'article 17 un droit inviolable et sacré. Qu'elle ne soit pas le seul droit cité à l'article 2, ou qu'il soit ajouté immédiatement à l'article 17 que nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité
sont des détails trop facilement oubliés dans les controverses.
Disons-le d'emblée : je marque toujours un grand étonnement quand je vois tous ces grands mots de naturel ou de sacré employés pour tout et rien et surtout pour ne pas payer d'impôts. Parce que le droit de propriété a une histoire (avant, pendant et après 89) histoire dont il est utile de retrouver les sources et qui ne tient pas tout entier en deux ou trois mots. Et parce que les plaidoiries sont loin d'être toujours cohérentes.
Le livre de Rafe Blaufarb, professeur d'histoire à l'Université d'État de Floride (ce livre est la traduction française en 2019 de la publication originale The Great Demarcation: The French Revolution and the Invention of Modern Property datant de 2016) éclaire la rupture opérée par la Révolution dans l’histoire du droit des biens. Et permet de réfléchir à ce qu'est la propriété, et à ce qu'elle n'est pas, en se plaçant encore plus en amont.
Je veux être clair avec mon lecteur : sans remonter au droit romain, sans examiner l'apport essentiel du nominalisme d'Occam (il y aurait tant à dire) je pars ici très en amont de Bitcoin (2009) et même de l'instauration de l'impôt sur le revenu (1917 en France). Ce faisant, je pense néanmoins pouvoir approfondir le sens des mots, éclairer des questions de principe, poser des questions utiles.
Chacun sera d'accord avec l'auteur sur un point : La Révolution française a reconstruit entièrement le système de propriété qui existait en France avant 1789
.
Sous l'Ancien Régime certains droits politiques (les seigneuries) s'entremêlaient aux réalités multiples quant à la possession, entre le seigneur qui concédait une terre tout en conservant certains droits sur elle et son tenancier possesseur et occupant mais astreint à de multiples servitudes, corvées et obligations envers le premier, sans compter d'innombrables situations d'indivisions, la multiplicité des droits locaux et des traditions. Ce seigneur était d'ailleurs, pour une propriété donnée, rarement unique tant la féodalité était dans les faits un empilement de seigneuries que nous traiterions aujourd'hui de mille-feuille).
Inversement, le système dit de la vénalité des offices
tardivement et progressivement mis en place, officilisé sous François Ier et devenu presqu'impossible à éradiquer, faisait de certains agents administratifs royaux (justice, finance etc) les propriétaires héréditaires de leurs charges.
Au sommet la Couronne incarnait la confusion de la puissance publique et de la propriété privée qui était la caractéristique de l'Ancien Régime
.
Que voulaient faire les hommes de 89 ?
Pour changer la société et instaurer concrètement la Liberté et l'Égalité, il fallait à leurs yeux organiser deux choses : la famille et la propriété. Et pour re-fonder la propriété, il importait de faire sauter le séculaire édifice féodal : enlever tout caractère politique au droit de propriété (abolition des seigneuries et notamment de leurs droits de justice ou de chasse) et tout caractère patrimonial aux charges publiques pour conférer à la souveraineté (qui allait passer du roi-suzerain à la Nation-souveraine) son caractère indivisible et remplacer le vieux régime de tenure par un régime de propriété individuel et absolu.
- (remarque pour les historiens) : dût l'orgueil français en souffrir, la chose avait déjà été initiée ailleurs (Angleterre, Etats-Unis, Toscane, Savoie et Piémont) certes de façon moins radicale, moins spectaculaire, et avec moins d'effet sur le cours des choses européen.
- (remarque pour les bitcoineurs) : ce que nombre de mes amis ont en tête, en invoquant le caractère absolu de leur droit de propriété c'est justement l'inverse, à savoir réconcilier et réajuster la propriété à une forme de pouvoir politique. On y revient plus bas.
Cette propriété réinventée en 89 est-elle bourgeoise ? capitaliste ? Comment la situer historiquement et philosophiquement ?
Pour les historiens marxistes et le dogme qu'ils ont contribué à répandre, la féodalité était avant tout un mode de production et d'organisation sociale, qu'une révolution bourgeoise avait chamboulé pour inaugurer le système capitaliste.
Des historiens plus récents ont fait remarquer d'une part que la révolution n'avait guère aidé (du moins en son foyer) le capitalisme naissant et d'autre part que les hommes de 1789 étaient bien plus souvent avocats qu'entrepreneurs. On peut critiquer le premier point, c'est un débat complexe que l'on n'examinera pas ici. Quant au second point, même s'il faut rappeler le rôle de nombreux savants (mathématiciens, physiciens et ingénieurs) qui ne furent pas sans influence sur les fondements du capitalisme français au 19ème siècle, il est assez évident. l’Assemblée constituante comprenait 466 juristes pris au sens large : avocat au Parlement et en Parlement et plus généralement hommes de loi, soit les deux tiers de l’assemblée ! Ils représentent encore près de la moitié de la Convention en 1792.
La critique du système antérieur par les juristes réunis à Versailles en 1789, que l'on a trop réduite à une attaque inspirée de Locke (et de son Deuxième Traité sur le gouvernement civil, 1689) était largement enracinée dans l'humanisme juridique
du 16ème siècle, qui voyait déjà dans la féodalité un fâcheux imbroglio de la propriété et du pouvoir.
Venu d'Italie où il est né un siècle plus tôt, cet humanisme juridique revisitait à la base bien des concepts, avec des débats peu compréhensibles aujourd'hui (l'origine des fiefs fut-elle romaine ou germaine?) sauf à dire qu'on y discutait implicitement de la répartition des terres et qu'on y dénonçait sans fard le démembrement de la puissance publique.
Un peu plus tard, leurs continuateurs (comme Jean Bodin, publiant en 1576 ses Six Livres de la République) ne furent pas des libéraux mais des gens qui, au milieu du tumulte des guerres de religion, entendaient tout au contraire construire les bases de l'État royal absolutiste. Notons dans la même veine que l'œuvre juridique des hommes de 1789, mise en forme par le conventionnel Cambacérès devenu second consul de Bonaparte et par quelques autres ne suffira pas à créer une forme démocratique ni même libérale de gouvernement : le joug napoléonien en fit clairement la démonstration
.
Bref on évacue pas le souverain comme cela. Mais pour Jean Bodin, et c'est un apport majeur, la souveraineté ne réside pas dans la position de juge de dernier ressort, mais dans la capacité absolue de faire la loi.
Plus proche de 1789, et toujours cité pour ses thèses libérales Montesquieu est subtilement revisité par Rafe Blaufarb. Car avec la séparation des pouvoirs, le baron de La Brède et de Montesquieu défendait aussi l'idée que la confusion de la puissance publique et de la propriété était tout aussi nécessaire pour limiter la tendance au despotisme de la monarchie (pour ce qui viendrait ensuite, il n'y songeait pas). La confusion féodale dénoncée par les jurisconsultes humanistes était au contraire à ses yeux un pilier de l'ordre constitutionnel. Voltaire s'en émut. On oublia plus tard que l'Esprit des Lois défendait en fait tout ce que la nuit du 4 août avait aboli.
Plus décisive, presque antithétique, fut l'influence des physiocrates et de leurs conceptions très opposées à la féodalité à savoir une souveraineté (royale) pleine et indivisible face à une société ayant désormais comme principal objet d'établir et de garantir le droit de propriété. Celui-ci n'était pas naturel mais nécessaire, les êtres humains n'ayant pu survivre qu'en devenant cultivateurs, donc en se divisant la terre entre eux. C'est bien chez les physiocrates que l'on trouve l'idée que la propriété est l'essence de l'ordre naturel et essentiel de la société
pour citer Le Mercier (1767). Mais l'équilibre de cet échafaudage devait pour eux être assuré par un souverain héréditaire et copropriétaire de toutes les terres du royaume. Et surtout les conceptions physiocrates restaient très abstraites
: on y décrivait un univers de propriétaires
et de propriétés
. On oublia un peu en chemin la place centrale qu'y occupait la copropriété
du roi comme étant le droit de la souveraineté même
et fondant son droit à taxer la propriété privée.
On part de l'abstraction...
Rafe Blaufarb le dit assez crûment dans son livre : le goût extrême des physiocrates pour l'abstraction est frustrant, mais leur refus de l'historicisme, leur indifférence au droit, leur désintérêt volontaire pour les institutions réelles étaient autant de tactiques discursives nouvelles pour sortit du bourbier du précédent et se placer sur un terrain ouvert et vierge où un changement fondamental pouvait être envisagé
. Quelles que soient les raisons (âprement discutées) qui ont conduit à réduire la propriété à une forme abstraite de la terre
ils donnèrent, intentionnellement ou non, à la propriété l'apparence de la naturalité, la réduisant à une chose physique.
En 1789 on trancha, et plutôt en faveur des thèses physiocrates qu'en faveur de celles de Montesquieu. Puis on oublia les infinis détails de ces controverses. Si le livre de Rafe Blaufarb traite surtout des immenses difficultés qu'ont eu les hommes de 1789 à faire sauter un édifice absurde mais où tant de choses s'intriquaient, s'emmêlaient, avec tant d'intérêts croisés, il permet de déconstruire l'idée d'un droit de propriété, limpide, cristallin, qui serait comme on dit sur le réseau X simple, basique
et abruptement opposable à toute critique, ou à toute suggestion (fût-elle de taxe nouvelle).
...et on en vient au bricolage
Car derrière la nuit
des grands principes au 4 août, nuit qui avait en réalité été mûrie depuis l'annonce même de la réunion des États-Généraux, derrière le caractère en apparence limpide du premier article du décret du 11 août ( L'Assemblée nationale détruit entièrement le régime féodal
) il y eut des mois (des années, en fait) de tergiversations. Certains droits furent un temps déclarés rachetables
: trois ans plus tard il fallut y renoncer ne serait-ce que parce que l'argent ne valait plus rien. Il y eut moult bricolage, examen de vieilles chartes, destruction d'archives et abandon devant les fureurs populaires. Il y eut aussi de (gros) profits : séparer la propriété et le pouvoir, c'est beau, mais régler le cas de la propriété ecclésiastique ou nobiliaire, devenue nationale (pour se la partager entre profiteurs payant de la bonne terre en mauvaise monnaie) c'est moins beau.
On pointe ici un vice du droit de propriété
dans sa réalité concrète : c'est que s'il est exempt des crimes antiques, féodaux ou maffieux dont s'amusait Anatole France, il fut dans sa forme bourgeoise largement fondé sur du vol. Nul besoin de citer Proudhon et sa formule célèbre de 1840 : Balzac le savait fort bien qui écrivait six ans plus tôt que le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié, parce qu'il a été proprement fait
. Ce qui est vrai individuellement des profiteurs de 1790 et de tant d'autres l'est ainsi, également, et de manière collective de toute une classe sociale. Pour monter sur le trône, Napoléon comme Louis XVIII durent jurer de n'y point revenir.
Il est parfois dangereux de rappeler ce genre de choses, dans la Russie de V. Poutine par exemple, mais c'est toujours nécessaire, par exemple pour parler de la France des privatisations que Laurent Mauduit dans La caste décrivait plaisamment en 2018 comme une mise en œuvre du mot de B. Constant Servons la bonne cause et servons-nous!
Ce mot qui ne fait pas forcément honneur au saint patron des libéraux français fut énoncé lors de l'épisode non moins fâcheux de son ralliement à un homme qu'il avait traité de despote durant dix ans.
L'idée d'un droit absolu des propriétaires, si l'on oublie les conditions de l'élaboration du droit révolutionnaire, peut aussi venir d'une lecture superficielle du Code civil des Français.
On touche ici le débat (souvent superficiel) sur le rôle de Napoléon, continuateur et/ou liquidateur de la Révolution.
On peut citer ce que l'empereur lui-même exprimait lors d’une réunion du Conseil d’État le 19 juillet 1805, plaidant pour la continuité : « que les lois contre la féodalité reposent sur des principes justes ou injustes, ce n’est pas ce qu’il s’agit d’examiner : une Révolution est un jubilé qui déplace les propriétés particulières. Un tel bouleversement est sans doute un malheur qu’il importe de prévenir ; mais, quand il est arrivé, on ne pourrait détruire les effets qu’il a eus, sans opérer une Révolution nouvelle, sans rendre la propriété incertaine et flottante : aujourd’hui on reviendrait sur une chose, demain sur une autre : personne ne serait assuré de conserver ce qu’il possède ».
Cette phrase est à juste titre citée par Blaufarb comme par l'avocat Hubert de Vauplane, qui dans une étude fort érudite à paraître sur l'un des nombreux rédacteurs oubliés
du Code Napoléon, Théodore Berlier, donne une formulation éclairante des choix qui furent faits alors :
Le Premier Consul, mais avec lui tout un courant d’hommes politiques qui avaient vu les ravages de la Terreur, prône un retour à l’ordre, non seulement de la société mais dans les familles. Ainsi, la plupart des réformes du droit de la famille ont été édulcorées (divorce, adoption, droits des enfants illégitimes) voire supprimées (égalité dans les parages successoraux) pour répondre à cette attente d’ordre. Quant à la propriété individuelle, notamment celle touchant aux biens nationaux mais au-delà même de ceux-ci toutes les propriétés individuelles, il n’est pas question d’y revenir et encore moins de les remplacer par l’ordre ancien de la féodalité. L’ordre nouveau ne doit pas permettre la remise en cause des propriétés. La famille révolutionnaire a ainsi été sacrifiée sur l’autel de la stabilité de la propriété. Même Louis XVIII n’osera pas toucher à la propriété issue de la Révolution et dont il garantira le caractère inviolable dans la Charte en 1814, alors qu’il supprimera le divorce en 1816.
Si la propriété a pu être dite absolue
par le rédacteurs du Code Napoléon, écrivant après l'orage et balayant quelques idéaux révolutionnaires pour ne conserver que ce qui était utile à l'ordre, ce n'est que par opposition aux statuts très complexes observés auparavant mais aussi par un choix politique, un arbitrage très thermidorien qui conviendra aux brumairiens puis à tous les nantis du siècle peint par Balzac et Zola.
On y voit certes les mêmes principes qu'au 4 août affirmés bien fort, parfois par des hommes déjà actifs cette fameuse nuit. Mais le décor et le coeur des hommes a changé. Même pour les propriétaires la liberté ne sera plus celle qui a effrayé ceux qui survécurent à la tourmente. La police veille. L'article 544 illustre la chose et définit la propriété comme : le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements
. Ce que Blauifarb appelle the great demarcation est ici nettement tracée : il y a eu modification de la propriété, purgée de ses attributs politiques, mais nul anéantissement des droits de la puissance souveraine sur les propriétés particulières. La loi du 8 mars 1810 sur les expropriations forcées pour cause d’utilité publique, texte d’une grande importance et dont la postérité fut grande ne peut être oubliée lorsqu'on invoque le caractère absolu voire sacré de la propriété.
Les choses ne sont guère plus simples aujourd'hui pour Bitcoin que pour les fiefs jadis.
Disons tout de suite que les idées de certains Bitcoineurs sur la propriété sont aussi simples que la nature du droit du détenteur de Bitcoin est complexe : est-il, par exemple, un objet fongible qui se caractériserait par son appartenance à un genre ou à une espèce et non par son identité propre ? Hubert de Vauplane, attentif depuis fort longtemps à ce qui se passe avec l'émergence des blockchains, et fondateur de groupes de travail sur ces sujets écrivait en 2018 , que la nature juridique de Bitcoin en droit des biens est incertaine depuis ses débuts. La question du droit de propriété sur le Bitcoin fait débat, aussi bien dans les pays de common law que de droit civil. En droit de common law, la question de départ consiste à considérer si le Bitcoin peut être qualifié de droit de propriété incorporel. En droit civil, la question est relativement similaire : dans quelle mesure le Bitcoin s’apparente-t-il à un droit réel ou personnel ?
. L'élaboration juridique au sujet de Bitcoin s'est faite pays par pays, sans faire ressortir aucun caractère naturel ou à plus forte raison sacré de ce droit.
Disons aussi qu'il est piquant de voir l'argument des physiocrates sorti de son contexte et retranscrit par des geeks pour des biens fort peu naturels. Quoi que l'on puisse dire de la blockchain comme espace numérique appropriable, son caractère naturel ne saute pas aux yeux et les métaphores agricoles y seraient incongrues.
Mais ce qui pourrait paraître encore plus étonnant, c'est qu'en réalité les arguments invoqués sont bien plus souvent, par imprécision (entre souveraineté et suzeraineté) ou opportunisme, ceux des défenseurs des seigneuries (comme Montesquieu) que ceux du fameux 4 août. En réalité, il n'y a guère lieu de s'en étonner : la charge de validateur est bien une fonction politique privée. Et si la nature de Bitcoin était féodale ?
Le Bitcoineur (petit) roi ?
On détecte aisément ce lancinant fantasme, avec une profonde équivoque sur le vocabulaire (entre propriété, pouvoir, seigneurie et même royaume) dans certaines publications.
Près d'un quart de million de vues pour ce post de Andrew Howard sur X suggérant ingénument qu'au-delà d'un certain niveau de richesse on pourrait s'acheter un terrain suffisamment grand pour avoir la dimension d'un petit pays et... en devenir le roi.
Il faut avoir la foi chevillée au wallet pour penser que l'établissement de l'étalon Bitcoin, voire la simple hausse du cours à des niveaux certes impensables aujourd'hui, redistribuerait à ce point non seulement les richesses mais aussi les concepts.
Par ailleurs, que l'on puisse mobiliser ce fantasme monarchiste et penser que sa réalisation serait une chose bonne et désirable en dit long sur une profonde immaturité politique.
Let's be serious
Ce fantasme peut avoir une apparence romanesque (une robinsonnade) mais elle recouvre des expériences ratées, douteuses, ou dangereuses. J'ai déjà écrit qu'une terra nullius est souvent une terra nulla. Pratiquement la propriété
d'un bout de désert ou d'un îlot, même revendiqué par nulle puissance, même absent de toute carte, ne donnerait nulle souveraineté
à ses détenteurs, ni concrètement ni légalement. A moins de se défendre, de se battre, vraiment, et fort longtemps (en se souvenant de ce que l'ultima ratio regum désignait) et d'installer le minimum vital de souveraineté que sont l'eau douce et l'électricité (boire ou miner il ne faut pas avoir à choisir) avec des frontières non pas hérissées de barbelés mais internationalement reconnues et donc ouvertes aux indispensables importations.
Plutôt que de rêver à ce qu'on a appelé, à l'époque des décolonisations, une indépendance drapeau
les bitcoineurs qui ont un fond de pragmatisme devraient méditer sur le combat séculaire des princes de Monaco, depuis la récupération (un peu miraculeuse) de leur rocher en 1814 pour desserrer la tutelle (sarde puis française), se faire admettre d'abord avec un tabouret puis avec un fauteuil dans des dizaines d'instances internationales et n'obtenir la qualité d'État membre de l'ONU que 180 ans plus tard. Avec de vrais titres princiers d'Ancien Régime, de vrais Traités internationaux, les ressources palpables d'un casino et la maîtrise d'une manne fiscale non négligeable. Et Deo Juvante c'est à dire avec l'aide (ou la complicité) de la France pour l'électricité, l'eau et pas mal d'autres choses dont la police, la justice (Cour d'Appel de Nice) et la défense. Un livre de Frédéric Laurent, paru il y a une vingtaine d'année, racontait fort bien ce qu'est Un prince sur son rocher.
Le prince de Pontinha, sur son rocher plus petit encore que celui des Grimaldi, en bordure du port de Funchal, a encore bien du chemin à parcourir !
Même en oubliant tout ce qui vient d'être dit, ou en admettant qu'un Bitcoin vaille quelques (dizaines de ?) millions et permette à quelques (dizaines de ?) bitcoineurs d'acquérir une gated community, une cité portuaire, une île côtière, de l'équiper pour lui donner une autonomie réelle, la capacité de se défendre d'abord contre l'ancien percepteur du lieu et ensuite contre les requins, et enfin les moyens d'ouvrir des représentations diplomatiques dans quelques États complaisants, où verrait-on une monarchie
même en définissant la chose comme le fait expéditivement Howard comme a familly-owned free private city
?
Que l'on agrée ou non à l'idée que la féodalité fut un mode de production, la monarchie a toujours été bien davantage : un ordre symbolique qui n'a rien à voir ni avec la finance classique ni avec la finance crypto.
La planète du financier n'est pas celle du roi, et les anarcho-capitalistes qui s'y voient déjà risquent de ne trouver pour séjour que celle du vaniteux.
Ce que révèle en revanche la lecture de chaque journal, c'est que les vrais milliardaires (old school, GAFAM et bébés requins comme SBF) ne perdent pas de temps à de telles songeries et préfèrent, après quelques usurpations et démembrements de la puissance publique, enserrer les États existants dans leurs tentacules (médias, donations, financement des partis, pantouflage, corruption) quitte à s'y ménager de belles féodalités, avec un vague suzerain et pleins de petits vassaux et arrière-vassaux. On lira avec profit l'analyse de Martinoslap sur cette réalité prophétisée depuis une génération et présentée en 2020 par l'économiste Cédric Durand
Quoi qu'il en soit, quand le Bitcoin vaudra un milliard, il n'aura nul besoin de faire sauter le système (qui probablement ira assez mal) : il sera devenu le système.
Quitte à chercher dans le passé, n'y a-t-il pas d'autres rêves à offrir aux Bitcoineurs ?
C'est sur quoi je reviendrai sous peu avec le compte-rendu rêveur de ma lecture actuelle : Cocagne, l'histoire d'un pays imaginaire.
à suivre