On connaît la chanson : la monnaie, jadis frappée dans du métal précieux et ornée de l’effigie du souverain local, aurait connu de fabuleux progrès en se débarrassant du métal pour ne conserver que l’auguste visage, progressivement remplacé par le nom de son banquier sur un bout de papier, puis par une ligne de donnée dans un fichier de ce dernier. Sans souverain et sans banquier, le bitcoin serait donc « en réalité très archaïque » aux yeux des sages en cravate qui savent bien qu’il ne suffit pas qu’un coquillage soit digital numérique pour qu'il soit moderne.
Il y a pourtant un élément aussi mystérieux que la monnaie et qui suggère que la modernité consiste bien à s'affranchir du pouvoir local, de ses tours, de ses cloches et de ses blasons : c’est le temps.
J'ai écrit il y a un mois un article intitulé la boucle, en partant du mot fameux assurant que le temps c'est de l'argent. Je poursuis ici, en voyant ce que l'évolution de la mesure du temps me suggère au sujet de celle de la fabrique de la monnaie.
Pour marquer le passage du temps, la femme de ma vie m’a offert un petit livre bien passionnant, très accessible pour les non-historiens et qui creuse un peu un problème que la plupart des chroniqueurs laissent dans le flou : à quelle heure précise de quel jour précis de quelle année... tel ou tel événement s’est-il précisément produit ?
Le 30 février d’Olivier Marchon est riche en anecdotes amusantes, mais simples à élucider, comme celle de sainte Thérèse mourant dans la nuit du 4 au 15 octobre 1582 ou celle de Shakespeare et de Cervantes mourant tous deux le 23 avril 1616 avec cependant dix jours d’écart. D'autres faits sont plus étonnants, comme la découverte dans la cathédrale de Salisbury de la tombe d'un enfant qui naquit le 13 mai de l’année du Seigneur 1683 et mourut le 19 février de la même année.
L’heure elle-même est sujet à de peu compréhensibles variations : avant la révolution, lorsqu’il était 0 heure à Prague (c’est dire, à l’heure bohémienne, que le soleil venait de s’y lever) il était déjà 3 heures du matin à Paris (où l’on se réglait sur les milieux du jour et de la nuit) et 4 heures du matin à Bâle (où l’on comptait une heure de plus qu’à l’heure française pour rappeler une ruse de guerre datant de 1444) et même 8 heures à Venise où l’on suivait l’heure italienne commençant chaque jour 30 minutes (le temps de dire la prière de l’Angélus) après le coucher du soleil.
En somme chaque pays avait son heure comme il avait sa monnaie, et depuis César donnant son nom au calendrier julien, la mesure du temps était une prérogative "souveraine".
Comme la monnaie n'est pas un poids d'or ou d'argent immuable, le temps n’est pas fait de quelque élément naturel objectif (le temps d’écoulement d’un volume de sable ou d’eau fixe) mais porte la marque du pouvoir politique. Et comme pour la monnaie, cette marque n'est pas un simple poinçon mais bien l'empreinte d'une intention que le prince y imprime, s'il le veut, quand il le veut.
Le passage au calendrier réformé par le pape Grégoire en 1582 va ainsi s’étaler, pays par pays, jusqu’au 20ème siècle. Du coup, le nombre de jours à rattraper variera aussi. Si prompte à s’afficher moderne, la volonté politique peut s’arc-bouter dans des postures absurdes comme celles des protestants décrits par Kepler comme aimant mieux être en désaccord avec le Soleil qu’en accord avec le pape.
La plus vieille horloge de Paris fut installée en 1371 sous Charles V, sur le mur du Palais royal de la Cité. Notons que dans le même bâtiment, on battit longtemps monnaie...
Mais insensiblement la technique et la science imposent leurs logiques.
La mécanique de l'horloge impose l’heure à durée constante : les antiques heures du cadran solaire qui variaient du simple au double entre jour et nuit et d’une saison à l’autre vont progressivement disparaître.
Les mathématiques remplacent lentement l’observation des astres, libèrent de l'observation des signaux naturels, imposent l’heure française contre ses rivales (même si l’heure italienne persiste jusqu’au milieu du 19ème) puis l’heure moyenne (la même à Brest et à Strasbourg mais surtout la même quelle que soit l’heure précise du zénith) plutôt que l’heure réglée sur le midi « vrai ».
Vient ensuite l’influence des réseaux. Sur les toiles de plus en plus subtiles qu'ils construisent, les hommes apprennent à se mouvoir mieux qu’à l’état de nature. Marcel Proust dit à sa façon que c’est le train qui apprit à l’homme la valeur de la minute.
La priorité politique n’est plus d’affirmer le prestige d’une métropole mais de lui permettre d’être un nœud sur une toile globale et de vivre à l'heure de cette toile. Même à l’échelle d’un continent il ne saurait persister une centaine d’heures légales. L'harmonisation des horaires ferroviaires américains (1883) est une décision qui émane, notons-le au passage, du secteur privé.
Au siècle du train, l’horloge de la gare (privée) remplace, pour ainsi dire celles des beffrois et des cathédrales de jadis. Tout un symbole !
Certes, le vieux monde ne disparait pas par magie. La population peut résister, comme en France où l’heure de la gare c’est à dire celle de Paris ne remplace pas forcément l’heure usuelle des diverses provinces. En Amérique ce sont les bourgades, souvent les plus rurales, qui multiplient durant tout le 20ème siècle, les zones horaires, notamment pour refuser l'heure d'été.
Leurs défenseurs ornaient-ils ces heures locales des vertus sociales dont on pare aujourd’hui les monnaies locales ? Il me semble qu’il y aurait un parallèle à faire.
Quand ce n’est pas la population qui fait de la résistance, ce sont les pouvoirs publics. C’est en France que se manifesta le plus comiquement ce besoin de « souveraineté » : nous fumes, jusqu'en 1911, le dernier pays à refuser le temps de Greenwich adopté un quart de siècle plus tôt et à faire des 9’21’’ qui nous séparaient du reste du monde un précieux élément de notre identité. Ce souverainisme intempestif semble décidément une constante !
Mais le pouvoir de l'Etat est désormais celui des "affaires" ou du moins il se confond trop bien avec elles.
L'histoire de l'heure d'été, que la radio rabâche assez régulièrement (et j'écris durant le week-end de changement d'heure) est à cet égard assez emblématique. Ce fut d'abord, en 1916, une mesure de guerre, la vraie, celle que l'on fait avec des canons. Après les "chocs pétroliers", elle fut rétablie comme utile à la guerre au gaspi, aujourd'hui elle est simplement maintenue parce qu'elle est réputée bonne pour les affaires. Un glissement que l'on comparera avec la désinvolture croissante des pouvoirs publics vis-à-vis de la monnaie, décrochée de l'or pour fait de guerre, dépourvue de sens pour cause de crise, puis créée ex nihilo parce que cela donne de l'air aux affaires.
Entre l'apologie du easing et celle des longues soirées d'été, suis-je le seul à voir un parallélisme ? En tout cas il est amusant de noter que c'est à Benjamin Franklin, l'homme de time is money) que l'on doit d'avoir le premier énoncé, dans le "Journal de Paris" de 1784, l'idée de bouger l'heure pour bouger les gens.
La vérité serait (depuis Eschyle?) la première victime des guerres. Suivent la monnaie et... l'heure.
La guerre est la matrice du calendrier. En été ou en hiver, la France vit à l'heure allemande depuis le 15 juin 1940. Cette persistance de l'heure allemande semble un vrai tabou. Comme le franc, né en 1360 de la défaite de Poitiers, notre heure actuelle est un leg de la déroute de 40. Troublant. Disons donc que c'est l'heure continentale, et passons...
On a dit du train qu'il aplatissait le monde, on le dit aujourd'hui de l'Internet. Cela ne peut pas être sans conséquence sur la mesure du temps, d'autant que si le train se réglait à la minute, les algorithmes fonctionnent aujourd'hui à la nanoseconde.
Comme l'avait fait l'horloge mécanique, l'horloge atomique (1955) représente un vrai changement de cadre.
L'internet est un continent plat et non sphérique, sans rotation quotidienne ni révolution annuelle. Comme son absence de frontière et de distance le mettait en quête d'une monnaie propre, comme son absence de trust demandait que cette nouvelle monnaie fût un cash, les caractéristiques que je viens d'indiquer excluent un repérage sur des astres qui continuent de tourner en rond (et encore) mais dont les mouvements ne sont plus aussi immuables que jadis. Pensez donc : la rotation de la terre dure 2,75 ms de plus qu'en 1820 !
Les chevaux du Soleil s'essoufflent. Qu'en auraient dit grecs et romains ? Qu'en aurait pensé le Roi Soleil de Versailles ?
Nous vivons déjà sans le savoir un œil sur chaque horloge. Depuis que la seconde a été définie (en 1967) par rapport aux tribulations d'un électron tournant autour d'un noyau de celsium ( pour parler comme O.Marchon) il faut réintroduire de temps à autre une 86.401ème seconde à certaines années, la dernière en date ayant été 2015. Et ceci juste pour maintenir une concordance entre l'année atomique et l'année "vraie", concordance dont le cyberespace n'a pas forcément besoin ! Voire qui le gène, quand cette fichue seconde intercalaire cloue au sol des avions, perturbe moteurs de recherche et navigateurs et oblige à fermer par précaution les places boursières.
Supprimer la seconde intercalaire reste cependant une décision difficile à prendre, car revenant à couper un nouveau lien à la nature. O. Marchon la décrit comme un fragile rempart devant cette lame de fond qui tend à plonger l'homme vers toujours plus de virtualité.
Bitcoin (dont j'ai déjà évoqué la temporalité propre, puisqu'il a créé la première chronologie intrinsèque à l'Internet) vit dans cette virtualité là. Peut-être difficile à appréhender intimement, mais résolument du côté du futur quoi qu'en disent ceux qui ne le comprennent pas. Vires in numeris