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148 - Ne sait quand reviendra

By: Jacques Favier

Je remercie de tout cœur mon ami Ryo (chaîne Youtube Memento Mori) pour cette belle lecture du premier chapitre de mon livre Aigle, crocodile & faucon à paraître le 21 novembre chez Michel de Maule.

On est le 26 février 1815 en fin de journée, sur le port principal de l'île d'Elbe. Tous les témoins sentent que Napoléon va se lancer dans l'aventure. Mais laquelle ? Ils l'ignorent, et si les lecteurs des livres d'histoire le savent, les lecteurs de mon récit ne seront pas plus malins que les témoins.

Voici donc le moment critique, quelques heures avant le point de divergence de mon récit. Pour le plaisir d'entendre Ryo, pour attendre l'arrivée du livre par la poste ou chez votre libraire et aussi pour ceux qui n'auront pas le courage de s'attaquer au volume tout de suite (voire qui n'ont pas eu le courage de lire le billet L'historien croco et le crypto saurien).

On peut aussi l'écouter sur Spotify.

Les livres audio lus par Ryo peuvent également être écoutés ici :

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147 - L'historien croco et le crypto saurien

By: Jacques Favier

Bien sûr mes amis bitcoineurs pourront être surpris de découvrir ma nouvelle production, même si le totem saurien en orne malicieusement le titre.

Ceux qui suivent ce blog savent cependant que Napoléon y apparaît dans plusieurs billets (en réalité dans plus de 25 et j’en ai été surpris moi-même en les comptant) et notamment dans Napoléon et nous et Un bon croquis, vraiment ? Comme l’a dit un de nos amis : « Jacques Favier, vous prononcez trois fois son nom devant une bibliothèque, il apparaît et il vous fait un cours sur Napoléon ».

Enfin, évidemment, j’ai prévu pour les crypto-curieux la possibilité d’acquérir Aigle, crocodile & faucon en bitcoin. Ce n’est pas chose facile, du fait de la loi sur le prix unique du livre, mais cela pourra se faire lors d’événements communautaires. Je ne me cache pas, et le mot  Bitcoin  apparaît même sur la page 4 de couverture, comme le nom de Tintin.


Mais venons-en à l'essentiel : pas plus qu'en écrivant sur Tintin, je n’ai pas rédigé ce livre sur Napoléon avec ma main gauche, ni avec d’autres lobes de mon cerveau que pour les livres consacrés à Bitcoin.

Ou, pour parler comme Satoshi, I had a few other things on my mind mais I’ve not moved on to other things.

Quinze ans avant le white paper, voyant mon père qui durant quelque congé s’agitait sur sa tondeuse autoportée au lieu de se reposer à l’ombre de son marronnier, je le taquinai en comparant cette frénésie jardinière à l’activité de Napoléon sur sa minuscule île d’Elbe et lui posai soudain la question : que ce serait-il passé s’il y était resté tranquillement en février 1815 au lieu d’enchaîner un pari fou, une épopée jamais vue, un désastre sans précédent et un calvaire à l’autre bout du monde ? Nous en avions devisé : était-il forcé de s’agiter, pouvait-il ne rien faire ?

On reconnaît là mon fond de taoïsme, dont le nom La voie du Bitcoin atteste déjà. Lao-Tseu l'a dit : « la voie du Sage est d’agir sans lutter »…

Au-delà de l’anecdotique (le tracteur paternel à l’heure de la sieste) mon intérêt pour l’année 1815 a sa rationalité. C’est une année critique à tous égards, avec deux « alternances » spectaculaires (trois même, si l’on prend la période avril 1814-juin 1815) autour d’un épisode sans égal dans l’histoire, ces « Cent Jours » qui sont moins le dernier éclat de l’Empire que la première révolution du 19ème siècle. Des alternances dont les monnaies gardent la trace !

C’est aussi le moment de vérité pour le personnage politique de Napoléon, en attendant la terrible sanction qui attend le stratège. Après une longue décennie de dérive monarchique, il s’aperçoit sur l'île d'Elbe et vérifie à son retour qu’il n’a plus comme soutiens, en réalité, que l'armée, des vieux jacobins et quelques jeunes libéraux. Lesquels n’en sont pas moins surpris que lui. C'est cette double surprise qui me parait offrir un objet de réflexion.

Aujourd’hui les diatribes contre Napoléon viennent très majoritairement « de gauche » tout en reprenant – il faut le noter – la panoplie complète des calomnies forgées par les émigrés et surtout par le gouvernement tory de Londres, et tout en ignorant les jugements bien plus pertinents de Marx ou d’historiens marxistes comme Antoine Casanova. Il m’a paru intéressant, en contre-point, de saisir ce moment historique où le camp de gauche redécouvre un Bonaparte que ses ennemis de droite ont, eux, toujours considéré, selon le mot de l’autrichien réactionnaire Metternich, comme un « Robespierre à cheval ».

Voilà pour expliquer le choix de 1815 pour y placer mon point de divergence et y tester l’idée d’une non-action, d’une histoire alternative à développer dans un univers virtuel. Les nombreuses uchronies qui se fondent sur l’idée d’un triomphe en Russie ou d’une victoire à Waterloo ne m’intéressent pas, les hypothèses de base en étant (sauf improbable intervention divine !) historiquement irréalistes. Il m’a semblé que, le 26 février 1815, au contraire, Napoléon aurait pu décider (seul) de rester sur son île. La suite du récit m'appartenait-elle, pour autant, en toute liberté ? Cette rêverie m’a accompagné durant près de 30 ans.

Entre temps, j’avais rencontré Satoshi. Dans ma famille, on n’est pas assez formaté pour me pinailler sur les fonctions aristotemiques de la monnaie ou sur le fait que Bitcoin n’ait pas de « réalité tangible » : la formule canonique pour me charrier c’est « ta monnaie qui n’existe pas » et cette boutade me plait bien, parce que cela pose des questions bien plus vastes que de savoir si l’on peut mordiller une pièce ou froisser un bout de papier entre ses doigts. Qu'est-ce qui existe ?

Toutes les réflexions menées ou partagées sur cette monnaie gravée par une idée et battue par des calculs, cette monnaie céleste pour employer un mot de Mark Alizart, déployant son propre espace numérique dans lequel elle a bien toutes les propriétés d’un objet tangible et toutes les qualités d’une monnaie sui generis, je ne les ai pas cantonnées dans un coin hermétique de mon crâne quand, à partir du confinement – situation obsidionale très appropriée au sujet – j’ai entrepris de faire enfin vivre « mon » Napoléon dans son nouveau royaume.

A vrai dire, partant de Satoshi et de la grande question de sa « disparition » j’avais déjà, quatre ans plus tôt, évoqué un mot de Napoléon selon qui « les hommes de génie sont des météores destinées à brûler pour éclairer leur siècle ». J'y abordais surtout le personnage tel que l’imaginait Simon Leys en 1988, dans une autre uchronie où il montrait comment et pourquoi l’empereur évadé de Sainte-Hélène refusait ensuite de se manifester.

Partant, en sens inverse, de Napoléon, et même si je sais bien que le chiffre napoléonien était dans la pratique d'assez faible qualité, il y a des mots de lui qui m’ont fait penser à Satoshi. Ainsi de « je lis toujours utile » car j’ai toujours pensé que l’assembleur de Bitcoin avait dû beaucoup amasser de savoir avant de les assembler. De même pour « rien ne se fait que par calcul » et mieux encore « je calcule au pire » qui me semble convenir à l’inventeur d’un système qui tient non sur nos vices (toute l’économie le fait) mais sur une plus faible rémunération de l’action vicieuse que de l’action conforme.

J'ai souri aussi en lisant « Il n’y a pas nécessité de dire ce que l’on a l’intention de faire dans le moment même où on le fait » et me suis demandé si le jugement porté sur l'un par le général Bernard (le futur Vauban du nouveau monde) ne s'appliquerait pas aussi bien à l'autre : « C'est peut-être la meilleure tête du siècle, la mieux organisée. Il n'était étranger à rien, faisait tout par lui même, il ne s'était jamais confié à personne qu'au moment de l'exécution, ayant toujours lui seul délibéré et décidé de ce qui convenait le mieux ».

Au-delà de ces quelques clignotants (car il ne s’agit pas pour moi, évidemment, de comparer l’un des hommes les plus connus de l’histoire avec celui qui a effacé presque toute trace de son existence terrestre) j’ai poursuivi ma propre expérience de pensée. Le bitcoineur qui aura le courage de me suivre entre 1815 et 1827 (j’ai donné quelques années de vie supplémentaires à mon héros par vraisemblance et parce que c'était utile à mon récit) retrouvera au fil des pages bien des histoires déjà traitées ici : le thaler de Marie-Thérèse, la monnaie qui n’existait pas mais qui fit si peur au roi, la fantaisie obstinée de trois ou quatre faquins qui ont privé le Louvre de trésors d’art égyptien. Il y trouvera une pique concernant l'économie d'Aristote et des idées qui peuvent être les nôtres : le mépris des billets sans encaisse ou le financement communautaire par exemple.

Le lecteur trouvera surtout dans mon récit des réflexions qui peuvent être cruciales pour nous : sur la temporalité, sur la mass adoption et d'abord sur la souveraineté et les limites d’une souveraineté « personnelle » qui préoccupe tant de bitcoineurs à tendance féodale. Napoléon, d’après le Traité passé avec ses vainqueurs en avril 1814 restait « empereur » mais il ne s’agissait plus que d’un titre honorifique viager. Concrètement il n’était plus « souverain » et de manière pareillement viagère que de l’île d’Elbe. Petite robinsonnade : il « régnait » sur un territoire 30 fois plus grand que le Liberland mais presqu’aussi dépourvu des infrastructures concrètes qui permettent l’exercice efficace de la souveraineté.

Il se trouvait donc dans la situation inverse de celle qui faisait fantasmer Andrew Howard en décembre dernier quand il imaginait des bitcoiners tellement riches qu’ils en deviendraient souverains de larges étendues de terre. Napoléon restait souverain (et, même vaincu, il conservait selon les notes de police un poids politique considérable en France et en Italie) mais il n’avait plus sous les bottes qu’une sous-préfecture 16 fois plus pauvre que la Corse voisine et un pécule (4 millions de francs-or) qui lui filait entre les doigts.

Or la souveraineté ne consiste ni à se pavaner sur un trône qui « n'est qu'une planche garnie de velours » (mot apocryphe) ni à s’épargner les ingérences étrangères (en se faisant oublier sur l’île d’Elbe ou sur quelque île artificielle) mais à agir souverainement, concrètement, efficacement, sur le théâtre du monde. Il avait un exemple : le pape Pie VII, son ancien prisonnier, restauré dans ses États sans tirer un seul coup de feu et dont on disait, à Londres même, qu’aucun général ne l’avait combattu aussi efficacement que le pape à la tête de son Église.

Napoléon dira à Sainte-Hélène qu’il aurait pu sur l'île d'Elbe « inventer une souveraineté d’un genre nouveau » et je me suis longuement interrogé sur ce que ces mots pouvaient signifier. Il choisit finalement d’en revenir à la forme antérieure et en perdit en cent jours toute apparence.

Ayant décidé que, dans mon récit, il n’irait pas se faire écraser à Waterloo, je ne pensais pas qu’une courte sagesse consistant à jardiner tranquillement sur son île après l’avoir un peu mieux fortifiée fournirait une matière suffisante à mon livre. Il fallait d’abord que, sans rentrer en France, il pose un acte souverain de nature à desserrer les contraintes (financières) et les menaces (militaires) qui pesaient sur sa misérable principauté et puis ensuite qu’il continue d’agir à la mesure, jusque-là prodigieuse, de son imagination et de son activité.

Plus facile à dire qu’à écrire. Les historiens normaux, universitaires, méprisaient traditionnellement les « uchronies » jusqu’à ce que certains ne confessent que « l’histoire contrefactuelle » est aussi un puissant outil pour comprendre l’histoire tout court. Car tout, si l’on est honnête et factuel, ramène à la contrainte de réalité qui est incommensurable par rapport à ce que l’on appelle pompeusement le « volontarisme politique » et qui est bien plus proche de l’imagination romanesque que ne le croient les « dirigeants ».

Admettons donc que Napoléon ne bouge pas de sa « petite bicoque », toléré dans son coin de Méditerranée et qu’il trouve le moyen de s’y fortifier, de s’y défendre, d’y vivre en petit prince et d’y poursuivre ses rêves. Ce n’est pas donné (et tout le début de mon ouvrage vise en gros à tracer les manœuvres qui le lui ont permis dans mon univers virtuel) mais une fois ceci obtenu le reste du monde change-t-il ? Oui et non. Notez que la question se pose aussi pour Bitcoin : admettons qu’il arrive à un point où nul ne peut le détruire, l’interdire ou le contraindre, et qu’il soit reconnu comme une monnaie « comme les autres » : le reste du monde change-t-il radicalement ou seulement à la marge ?

Personne, donc, ne va mourir à Waterloo, ni même errer comme Fabrice Del Dongo sur ce champ de bataille qui va hanter durablement l'âme française. Il n’y aura ni « terreur blanche » ni « chambre introuvable » ; des centaines d’hommes politiques ne feront pas les girouettes, les anciens régicides ne seront pas exilés et Nathan Rothschild ne fera pas de bon coup en Bourse sur ce coup-là.

La France en restera au Traité de Paris signé en 1814, une paix entre rois qui sent encore l'ancien régime, et ne sera pas acculée au désastreux Traité de Paris de 1815 qui annonce bien davantage les paix des vainqueurs que connaîtra le siècle suivant ; elle ne versera pas 2 milliards de francs-or d’indemnité, Nice et la Savoie resteront françaises, comme quelques places fortes sur les frontières belge et allemande, que nous ne récupérerons jamais celles-là. Plus de 2000 tableaux resteront suspendus aux cimaises du Louvre et les Chevaux de Saint-Marc perchés sur l'Arc du Carrousel.

La légitimité du régime politique de la Restauration ne sera pas si sauvagement compromise ni la séculaire prétention française à la suprématie européenne si tragiquement enterrée. La démographie française ne plongera pas.

Pourtant la contrainte du réel restera forte et continuera de s’imposer à Napoléon sur son île méditerranéenne comme à l’auteur sur son clavier : Metternich et Castlereagh ont toujours un agenda réactionnaire, les Italiens veulent toujours chasser les Autrichiens, que les Prussiens regardent toujours comme un obstacle à leurs ambitions, les Américains et les Anglais sont toujours décidés à corriger les Barbaresques et ceux-ci sèment toujours la terreur en Méditerranée, l’Amérique du Sud veut toujours se libérer de l’Espagne. Et puis, bien sûr, le Tambora explose à la même minute dans l’histoire et dans mon récit, qui connaissent tous deux une année sans été.

Pour construire ce que j’ai appelé un « récit » plutôt qu’un roman, j’ai donc d’abord essayé d’imaginer le moins possible. J'ai voulu partir des faits, des situations, des coïncidences. J’ai moins relu les historiens (qui expliquent ce qui s’est passé tellement finement qu’on en conclut que cela ne pouvait que se passer) que les témoins : correspondances et mémoires livrent les « petits faits vrais » dont parlait Stendhal, des coïncidences, des traces d’événements oubliés. J’ai aussi passé des heures dans les catalogues de ventes publiques consacrées aux autographes ou aux reliques napoléoniennes. Mes lecteurs connaissent mon goût des reliques, ces objets fétiches.

Après cela (osons le dire) j'ai, comme Satoshi, moi-même agencé. Parce que le problème posé à Napoléon enfermé, appauvri et menacé sur son île évoque un peu un triangle d’incompatibilité.

Comme je le dis en introduction de mon livre, tous les faits précisément datés et antérieurs au 26 février 1815 à dix-huit heures sont exacts et de façon surprenante, bon nombre de faits ultérieurs le sont également. Tous les personnages nommés ou seulement désignés par un nom de lieu ont réellement existé, même si certains sont demeurés parfaitement inconnus. Enfin de nombreux propos et écrits, empruntés à des sources crédibles, sont littéralement reproduits même si je les ai réagencés dans le temps pour les besoins de mon récit.

Contrairement à tous les historiens qui accumulent les faits pour montrer que Napoléon était pris au piège – ou plutôt aux pièges – et que seul demeure encore obscur le point de savoir si ceux qui avaient tendu ces rets ne furent pas eux-mêmes un peu surpris de l’événement, j’ai montré qu’un certain agencement de faits et d’effets lui offrait l’occasion des « soudaines inspirations qui déconcertent par des ressources inespérées les plus savantes combinaisons de l’ennemi » comme on l’avait dit une vingtaine d’années plus tôt en Italie.

Une fois réussies la sortie de l’histoire et l’entré dans le récit, j’ai tenu à ce que celui-ci demeure historiquement crédible, donc sans odyssée conquérante à travers l'Orient, l'Asie et jusqu'à la Chine comme dans ce qui est considéré comme la première uchronie de l’histoire, celle de Geoffroy-Château en 1836). J'ai voulu aussi que mon récit s’inscrive dans une temporalité réaliste, dans une temporalité du post hoc ergo propter hoc que connaissent bien ceux qui comprennent la blockchain.

Le système de contraintes a été desserré, mais elles demeurent. Inversement le geste de Napoléon au point de divergence crée une première onde de choc, différente de celle suscitée par son retour, mais non négligeable : il ne fait pas rien, mais autre chose. Il agit sans lutter. L’onde de l’événement alternatif se propage dans le temps du récit, avec les réactions des divers acteurs. Elle est suivie d’autres initiatives de Napoléon, anticipant ou réagissant à d’autres faits historiques : la piraterie des barbaresques, l’insurrection de l’Amérique latine, la revendication dans de nombreux pays d'un gouvernement constitutionnel, etc.

Ce second temps du récit est, pour qui tente d’imaginer l’histoire, aussi difficile que pour qui tente de deviner le futur (chose que l’on demande toujours niaisement à l’historien). Comme je l’avais fait pour Bitcoin, j’ai réfléchi en termes de métamorphoses. Napoléon est un caméléon, les peintres l’ont bien montré et de son vivant même on a dit qu’il y avait plusieurs hommes, ou qu’un grenadier avait pris sa place après sa mort en Russie.

J’ai fait un choix. Saisissant Napoléon au moment où il est désarmé, les plus hauts faits que j’aborde sont ceux qui n’auront pas lieu. Parce que délibérément « mon » Napoléon est un être de raison qui renonce à l’aventure. Il l’avait dit à Caulaincourt en 1812, qu'il n'était pas « un Don Quichotte qui a besoin de quêter les aventures ». Il décide de revenir à son personnage, le seul qui puisse « dépasser Napoléon » : Bonaparte, le pacificateur et législateur. Mon Napoléon est donc conforme à ce que l’on disait de lui avant le Sacre, le « plus civil des généraux ». Et pour dire les choses crûment, il penche non seulement pour la paix mais aussi pour les « idées du siècle » et non vers les fastes et « les préjugés gothiques ».

Cette évolution n’est pas totalement un choix arbitraire ou complaisant de ma part. C’est celle que le prisonnier de Sainte-Hélène a réussi à suggérer, posant au Messie de la Révolution. Seulement, au lieu de dire ce qu’il « aurait pu » ou ce qu’il « voulait » faire, il le fait dans la mesure de ses moyens. Au lieu de céder à ce que l’historien contemporain Emmanuel de Waresquiel décrit comme « la tentation de l’impossible » en 1815, il tente ce qui est possible de 1815 à sa mort.

Évidemment, il y a la tâche du rétablissement de l’esclavage. S'intéresser à Napoléon est-il dès lors une faute morale ?

À Sainte-Hélène, peut-être du fait de la fréquentation de l'esclave Toby qu'il voulut racheter, comme dans mon récit, Napoléon est conscient de la tâche, et moi aussi, bien sûr. Insuffisamment évoquée jadis (on lui a bien plus reproché l’exécution du duc d’Enghien) elle obnubile aujourd’hui pratiquement toute l’épopée et condamne le héros au bannissement en 140 signes : on ne peut pas, on ne doit pas s’intéresser à quelqu’un qui a commis cela. L'acte est nul : le personnage doit l'être également.

Brisons l'idole... mais cela a déjà été fait, et pas qu'un peu. Et toujours en vain.

L’une de ses plus violentes ennemies, la reine de Sicile (sœur de Marie-Antoinette) le considérait pourtant à la fois comme « l’Attila, le fléau de l’Italie » et comme « le plus grand homme que les siècles aient jamais produit ». Nous ne semblons plus capables d’ambivalence : Ridley Scott le présente comme un minus, l’œil vide, dominé par sa femme ou par les événements. C'est peu crédible, mais un autoritaire belliqueux ne méritent guère d'égards posthumes. C’est ainsi l’opinion courante sur X, hors quelques chapelles bonapartistes dont les dévots caricaturaux ne perçoivent la lumière qu’au travers de vitraux trop chamarrés. Il faut échapper à ces courtes vues.

Je me demande souvent (et on a senti un petit frisson au moment du récent teasing de HBO) ce que les bitcoineurs diraient de Satoshi s’ils apprenaient qu’il battait sa femme, séquestrait sa domestique philippine ou avait violé son neveu ? Le Bitcoin fonctionnerait-il moins bien si Satoshi n'était pas un smart guy ou seulement s'il n'était pas adepte de l'économie autrichienne ?

Passant ainsi, par posture morale, à côté du « plus grand homme du plus grand peuple » comme l’écrivit plus tard son frère aîné, le risque est grand de passer aussi à côté de ces très grands hommes que furent ceux qui le servirent. Car presque tous le servirent, comme le remarqua tout de suite l’impertinent Rivarol (mort en 1801) : « ils le servent au lieu de s’en défaire ». Et pas seulement des sabreurs : depuis l’incroyable entreprise scientifique que fut l’expédition d’Égypte jusqu’aux dernières heures après Waterloo, il fut entouré de savants comme Monge, Conté, Laplace, Chaptal, Lacépède, Fourier.


Ce dernier joue un certain rôle dans mon récit. Imaginerait-on, aujourd’hui, un préfet capable d’inventer un outil mathématique, de travailler sur la théorie analytique de la chaleur, de formuler, le premier, l’hypothèse de l’effet de serre tout en recevant la belle société et en protégeant le jeune génie qui allait déchiffrer les hiéroglyphes ?

Oublier volontairement Napoléon, c’est oublier les Français durant 15 ans. Et même, puisqu’on ne va pas non plus célébrer les rois qui le suivirent, on en vient à se réveiller miraculeusement en 1848 (avec enfin l’abolition de l’esclavage) sans trop s’appesantir sur le destin qui conduit de nouveau la République et la France sous la coupe d’un Bonaparte. Décidément, mieux vaut lire l’histoire dans Marx que sur X. En arrêtant à Brumaire (voire à Thermidor) la marche de l’Histoire telle qu’on rêverait (aujourd’hui) qu’elle ait été, on fait passer à la trappe un demi-siècle de la vie des Français et l’aventure de la plus étonnante génération de nos ancêtres, ceux qui comme Napoléon Bonaparte avaient 20 ans en 1789.

Quel sens donner à l’aventure que j’imagine ?

La défaite de 1814 et la Restauration avaient débarrassé Napoléon de pas mal d’illusions et de la plus grande partie de la vermine d’Ancien Régime qu’il avait eu le grand tort de croire ralliée. Je ne pense donc pas avoir cédé à une passion personnelle en supposant que, dans la nouvelle ère que mon récit permet, Napoléon devait de nouveau s’appuyer sur les « bleus » contre la France « blanche » et la « Sainte-Alliance », sur des savants contre les notables, sur des jeunes ardents contre les fatigués.

Talleyrand le lui avait (peut-être) dit : on peut tout faire avec des baïonnettes, sauf s’asseoir dessus. Privé d’armements et donc de l’ultima ratio regum, il ne lui reste que ce que les plus intelligents de ses ennemis lui reconnaissent : sa prodigieuse capacité de calcul, son instinct stratégique, son coup d’œil tactique mais aussi ce que ses vrais vainqueurs, le tsar et le pape lui ont appris : reculer, user la force de l’ennemi ou même s’en servir, et souvent attendre. Pour me couler dans cela, j’ai aussi dû affronter l’une des grandes questions qui agitent les bitcoineurs, la « temporalité ».

Bonaparte, tout au long de sa carrière, gère une « mass adoption »

Il déclare après Brumaire que « la Révolution est fixée aux principes qui l'ont commencée : elle est finie ». Ce mot, qui a tant plu et rassuré alors, lui est aujourd'hui reproché par les belles âmes.

Quels qu’aient été ses choix ensuite, y compris la fâcheuse décision d’enlever les mots « République française » des monnaies 5 ans (quand même) après son sacre, il n’a jamais souhaité revenir sur la Révolution. Il disait seulement, à sa façon, en avoir clos ce que Lénine aurait peut-être appelé la maladie infantile : « J'ai refermé le gouffre de l'anarchie et débrouillé le chaos ». Quinze ans de consolidation, essentiellement juridique, des « immortels principes » grâce aux fameux Codes et puis la France se retrouve, sans lui et sans son despotisme, en monarchie certes constitutionnelle mais à forte tentation réactionnaire.


Encore faudrait-il mesurer la vitesse de percolation. Il y a une anecdote savoureuse, rapportée par un témoin occulaire (le trésorier Peyrusse) et collationnée par Thiers dont je colle ici l'extrait. C'est, lors du  vol de l'Aigle  (je n'ai donc évidemment pas pu la reprendre dans mon récit) la rencontre avec une gardienne de vaches, dans les Alpes, qui ne sait même pas qu'à Paris, le roi a, depuis dix mois, remplacé l'Empereur, qui se tient devant elle dans sa masure... et en sort « tout pensif » !

La « mass adoption » des idées nouvelles semble avoir été bien lente, en mettant le T=0 à la nuit du 4 août.

Qu'en sera-t-il pour celle que l'on ferait courir du 1er novembre 2008 ? J’ai cité l’an passé à Biarritz un texte de Aleksandar Svetski, fondateur du Bitcoin Times dans lequel il notait que les bitcoiners ont une tendance à surestimer la vitesse avec laquelle Bitcoin va envahir le monde et devenir une monnaie largement acceptée. Notamment parce que, considérant celui-ci sous l'angle pratique et technologique, ils établissent des comparaisons avec l'adoption de techniques disruptives antérieures. Il rappelait qu'avec Bitcoin, le jeu était aussi politique et culturel : on joue ici avec les plus grands enjeux, pour les plus grands gains, contre les plus grands ennemis - à la fois externes et internes; on se bat à la fois contre l'establishment et contre les cultures dans lesquelles nous avons nous-mêmes (encore pour bon nombre) été élevés.

Telle est probablement la situation de la société française en 1815. On verra qu'avec malice, j'ai fait en sorte que la « non-action » accélère la marche de l'Idée.

Si la vie m'en laisse le temps et si je trouve des éditeurs, mes prochaines publications ne concerneront toujours pas Bitcoin mais resteront virtuelles puisqu'il pourrait s'agir... de femmes qui, de toute leur vie, n'ont laissé qu'une seule trace, ou d'un homme qui en a laissé une, mais sans avoir jamais existé. Et il ne sera plus question de l'Empereur, c'est promis ! Je resterai tel que j'ai tenté de me définir un jour : un  historien local, rêveur et virtuel .

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146 - Cocagne : plus on y dort plus on y gagne

By: Jacques Favier

J'avais annoncé ce billet en conclusion de celui qui traitait de la propriété et de la souveraineté, de certaines illusions politiques nées d'une soudaine prospérité, de fantasmes où la mémoire féodale offre à une classique revendication libertarienne le motif kitsch d'un fief ou d'un royaume .

Tout autre est le Pays de Cocagne, que nous croyons tous connaître et dans lequel s'emmêlent, dans une innocence un peu enfantine, paresse et gourmandise rêvées avec la semaine des quatre jeudis ou le Palais de Dame Tartine.

En nous penchant sur ce mythe d'abondance cher à nos ancêtres, je crois que nous pouvons apprendre à mettre en questions notre propre activité pour donner forme mythologique à nos formes modernes de prospérité ou d'abondance.

Il est vraiment amusant de remarquer que le Brueghel qui peignit en 1567 le pays de Cocagne qui sert d'illustration de couverture au livre dont je vais parler est le grand-père de celui qui illustra la tulipmania après la crise de 1637.

Cocagne, histoire d'un pays imaginaire de Hilário Franco Júnior, n'est pas un livre particulièrement récent. Publié au Brésil dix ans avant le white paper de Satoshi, il a été traduit du portugais au moment où je passais devant Bitcoin sans le voir. Pourquoi en traiter aujourd'hui ?

La préface du médiéviste Jacques Le Goff (1924-2014) donne quelques raisons :

  • « le thème de la Cocagne (…) est né à l’époque du grand développement de la société médiévale, du milieu du XIIe au milieu du XIIIe siècle, au moment où les réussites matérielles, sociales, politiques et culturelles aiguisèrent les appétits ».
  • « Contrairement au mythe antique de l’âge d’or, réapparu au XIIIe siècle, la Cocagne n’est pas une utopie tournée vers le passé, c’est une utopie qui se libère de cette prison des sociétés et des individus qu’est le temps sous sa forme de calendrier ».
  • « En ce siècle où l’on met de plus en plus le droit par écrit, lequel pèse toujours plus sur la société (droit romain renaissant, droit canonique en pleine expansion, droit coutumier mis par écrit), la Cocagne (...) est très certainement une unomie, un pays sans loi, mais cette caractéristique est contenue dans la notion d’utopie, c’est-à-dire un pays non seulement sans code, sans répression, mais aussi sans violence et sans désordre. Ne faut-il pas voir dans cela la libre floraison de lois naturelles ? »

Partons donc explorer l'imaginaire d'ancêtres si anciens, si peu boomers que nul ne leur imputera aucune de nos actuelles misères.

Certes, ce n'est pas chose aisée du fait de l'ignorance où nous nous trouvons (sauf quelques médiévistes) des réalités de ce temps. « Du côté de la société imaginaire » rappelle Hilário Franco Júnior « se cache fréquemment la forte présence d’une société concrète à travers l’exagération ou l’inversion de ses valeurs, la négation de ses peurs ou encore la projection de ses désirs ».

Cette mise en perspective de ce que l'on vit et de la façon dont on croit y échapper vaut aussi pour nous, si nous sommes capables d'un regard un tant soit peu réflexif : « L’imaginaire dépasse les imaginations. On n’imagine pas ce que l’on veut, mais ce qu’il est possible d’imaginer (…) le Moyen Âge a fréquemment imaginé des anges, des fantômes et des dragons, non des martiens, des êtres mutants ou des monstres fabriqués par l’homme ».

La définition mérite d'abord attention : « résultat de l’entrecroisement du rythme très lent de la mentalité et de celui plus souple de la culture, l’imaginaire établit des ponts entre les différentes temporalités ».

La terminologie proposée est également précieuse : « La modalité d’imaginaire qui cible son attention sur un passé indéfini pour expliquer le présent est un mythe. Celle qui projette sur l’avenir les expériences historiques – concrètes et idéalisées, passées et présentes – d’un groupe est l’idéologie. Celle qui part du présent pour tenter d’anticiper ou de préparer un futur qui récupère un passé idéalisé est l’utopie. Naturellement les frontières entre ces trois modalités d’imaginaires sont mouvantes ».

D’après Lewis Mumford (The story of utopias, 1922) la République de Platon serait ainsi une utopie de reconstruction, alors que Cocagne serait une utopie d’évasion.

Les premières se fondent sur le principe de réalité tel que défini par Freud : on y valorise l’ordre et la réglementation nécessaires au maintien de la civilisation, l’homme préférant la sécurité au bonheur. Dans les secondes, au contraire, prévaut le principe de plaisir et la quête de satisfactions plus instinctives.

Le mythe comme l’utopie sont, selon Hilário Franco Júnior, des produits du présent, lequel nécessite toujours de bâtir des ponts entre le passé et le futur, pour se penser et se projeter. En ce sens « l’utopie est un mythe projeté dans le futur ». Si tout discours mythique n’est pas une utopie, tout discours utopique repose sur un fonds mythique, bien que, du point de vue de ses défenseurs, il ait un potentiel de concrétisation qui le différencieraient du mythe.

L’important est dès lors de mettre en avant l’idée de projet qui est à l’œuvre dans une utopie.

Selon Raymond Ruyer (l’Utopie et les utopies, 1950) la pensée mythique réalise, dans le champ imaginaire, une dissolution des structures sociales grâce au trait ludique typique de toute utopie. C'est moi qui souligne ludique car j'y retrouve ma conviction que Bitcoin n'est pas une monnaie de casino mais qu'il intègre (entre bien d'autres choses !) une irréductible part de jeu, conviction maintes fois exprimées, dès 2014 dans Monnaie pour rire, pour jouer ou pour changer ? ou en 2020, quand j'écrivais que Bitcoin est à la fois argent du jeu et jeu de l'argent.

Venons-en au texte spécifiquement étudié par l'universitaire brésilien. Il en existe peu de manuscrits : trois en tout, dont le plus complet, en français et datant du dernier tiers du 13ème siècle, est conservé à la BnF :

Ce texte de 188 vers est tellement foisonnant, et le temps de mes lecteurs si chichement compté, que je vais ici me concentrer sur ce qui est proprement monétaire. Ainsi, au vers 108 : là personne n’achète ni ne vend (Nus n’i achate ne ne vent). En fait, là où un idéal de vie comme celui de l’auteur des Proverbes bibliques était de vieillir en travaillant, celui du poète médiéval de se maintenir jeune dans l’oisiveté.

Selon Hilário Franco Júnior, une double abondance, alimentaire et vestimentaire, rend complètement caduque la profusion de monnaie. Le Fabliau de Cocagne imagine une terre où l’offre serait bien supérieure à la demande, et cela malgré la consommation effrénée de ses habitants. Scenario peu crédible sauf sur quelque île paradisiaque, mais qui exprime les critiques de certaines couches sociales du temps à l’égard du productivisme corporatif et de la croissante monétarisation de l’économie occidentale.

Ce qui relève l’abondance de la Cocagne, c’est le fait qu’elle ne dépende pas du travail humain : l’oisiveté y est même la seule activité rémunérée :  plus on y dort, plus on y gagne  dit crânement le vers 28 (qui plus i dort, plus i gaaigne). Leur refus du travail transparaît clairement dans la relation que les habitants du pays béni entretiennent avec l’argent.

Au pays de Cocagne, les monnaies ne sont pas qu’abandonnées, elles sont mortes, définitivement superflues, nettement futiles.  Des bourses pleines de deniers gisent le long des champs . Au contraire de ce que défendait l’économie monétaire revigorée de l’époque, elles ne se reproduisent pas, elles ne sont pas des semences. Elles restent éparpillées, complètement stériles, sur les champs trop féconds. Tandis que l’économie occidentale au Moyen-Âge avait de plus en plus recours à la monnaie, celle de la Cocagne demeure naturelle et autosuffisante. La Cocagne est ce que les anthropologies définissent comme une culture de l’excès.

Et les précieux gneu gneus aristotéliques dans tout cela ?

Des trois fonctions classiquement attribuées à l’argent, aucune n’est valable en Cocagne. Ce qui prête à réfléchir.

  • La première (d'être un instrument de mesure de la valeur des biens et services proposés) n’y est pas applicable parce que les biens et services sont si nombreux qu’ils n’ont aucune valeur marchande, n’importe qui pouvant en jouir à n’importe quel moment. Question : n'est-ce pas ce que l'on a si longtemps et jusqu'ici en vain attendu du progrès ?
  • La deuxième fonction (d'être un instrument d’échange qui bénéficie du consentement général) n’a pas davantage de sens à Cocagne où tous les habitants sont propriétaires des richesses locales et où  chacun prend tout ce que son cœur souhaite , sorte de rêve à la fois collectiviste et consumériste bien éloigné de la sobriété heureuse aujourd'hui tant vantée (généralement pour les autres).
  • La troisième enfin (d'être une réserve de valeur) n’a pas d’utilité : comme les habitants savent que leurs pays sera toujours riche, ils ne se sentent pas encouragés à accumuler ou à épargner. Si l’argent reste par terre, si personne n’en veut, c'est que le futur n'effraye pas. On n'y est pas., ou tout du moins cette frousse du futur est un élément marquant (ou clivant) de notre temps.

La trilogie labor-dolor-sudor, propre à l’idéologie féodale, est remplacée dans le fabliau par abondance-jeunesse-oisiveté.

Parce que le travail implique une hiérarchie sociale, la soumission à des personnes et à des règles, l’inexistence du travail signifie liberté. Par conséquent le non-travail explique et articule d’une certaine manière la plupart des caractéristiques de cette terre, bénie par Dieu et tous ses saints plus que n’importe quelle autre, même si clairement, tout obtenir sans travail est le trait le plus antichrétien de la Cocagne pour un homme de jadis, comme il serait aussi le plus choquant pour les dirigeants de notre pays, avec leurs obsessions comptables et leurs hymnes abrutissants à la valeur travail.

Je ne dis pas que Cocagne soit forcément un exemple à proposer au bitcoineur. Mais, modèle médiéval pour modèle médiéval, utopie anachronique pour utopie irréaliste, il vaut bien le fantasme féodal.

Reste un point troublant dans ce beau livre : on n'y parle fort peu de politique, ni dans les termes du passé, ni dans les nôtres. Tout au plus certaines gloutonneries y paraissent-elles parodier la curie papale. Plus que des révolutionnaires, les habitants de Cocagne sont en réalité des anarchistes radicaux. Ils ne sont pas sujets, fût-ce d'une principauté privée établie par quelque baleine crypto ; ils ne sont pas concitoyens et le mince succès des votes sur la blockchain me semblent à cet égard significatifs.

Les bitcoineurs sont convives (avec un goût prononcé pour la viande!) et amis. Aristote (toujours lui!) le disait bien avant l'auteur anonyme et sans doute picard : si les hommes avaient les uns pour les autres de l'amitié (φιλία / philía) il n'y aurait nul besoin de politique. C'est décidément, pour moi, Bruegel l'Ancien qui les peint le mieux.

Pour aller plus loin, on pourra relire :

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145 - Influenceurs

By: Jacques Favier

J'ai suivi avec intérêt l'émission d'Élise Lucet consacrée aux influenceurs.

Disons tout de suite deux choses :

  1. qu'elle mérite d'être regardée jusqu'à son terme (peut-être moins clinquant et moins people que les accroches initiales mais plus intéressant et plus nuancé) ne serait-ce que pour éviter de juger abruptement un travail de deux heures et 45 minutes en butant sur tel ou tel détail dans les 5 premières minutes ou sur le logo Bitcoin
  2. que Bitcoin, justement, n'est cité ici que de manière anecdotique : un logo qui apparait subrepticement à 16:54, le mot crypto-monnaie à 18 :55 et à 43:25, le trader Laurent Billionnaire qui à 25 ans à peine investit sur le marché de la cryptomonnaie « de très grosses sommes ce qui lui permet de très gros gains »...

Autant donc avouer tout de suite que l'émission ne se focalise pas sur Bitcoin. En un sens, c'est fort bien : cela devrait permettre à tous de réfléchir sereinement, car chacun de mes lecteurs serait très à même d'appliquer à notre monde crypto, avec ses spécificités réelles, espérées ou fantasmées, ce qui est dit ici du monde qui se prétend sérieux, régulé, légitime.

La version intégrale est ici

La première chose qui parait évidente, c'est un problème de langage. Certains intervenants en viennent (non sans se tortiller sur leurs chaises) à cette conclusion. Ils constatent qu'ils sont inaudibles. Ils n'iront pas plus loin, de peur (je tremble moi-même) d'être accusés de mépris de classe : mais les jeunes gens montrés dans l'émission, les voleurs comme les volés, parlent une autre langue que les politiques, les régulateurs, les journalistes, les sociologues et les banquiers.

Une autre langue non seulement dans ses codes (« on est clairement dans une relation de confiance, elle nous tutoie c’est ma chérie c’est des surnoms, elle te conseille… ») ses métaphores ou ses trouvailles argotiques. J'avais déjà abordé cela lors d'un précédent billet consécutif à l'affaire Nabila, reprenant dans un film admirable le clivage entre ceux qui disent  pour ainsi dire  et ceux qui disent  genre .

C'est une autre langue parce qu'elle est mise en œuvre pour tenir un autre discours :  Aller travailler, c’est une douille  disent ces jeunes gens, là où toute la classe politique – ceux qui dénoncent au passage la pénibilité du travail comme ceux qui font mine de l'ignorer ou pire encore qui l'ignorent vraiment – se croit obligée d'insérer le petit couplet sur la  valeur travail dans leur chanson.

Il serait facile de moquer les tentations brandies par les influenceurs, si elles n'étaient pas rigoureusement les mêmes que celles des Lotos dans tous les pays du monde, avec la même équivoque, une disharmonie entre ce que l'on montre (les liasses jetées en l'air, purple money, jets, lambos) et les plaisirs finalement raisonnables que l'on énonce :  tout ce que vous allez maintenant pouvoir faire : nouvelle voiture, un voyage pour vos parents... . Un tradeur avoue que l'influenceur Tom se montre lui-même en vidéo plus riche qu’il n’est réellement. En réalité, pas un joueur sur 10.000 (au Forex comme au Loto) n'a une idée précise de ce qu'il ferait de 100 millions, même si tous le croient. Cet écart, entre la représentation du plaisir et ce qui peut humainement être assumé n'est pas sans rapport avec la pornographie.

Car quand on enlève les paillettes et les jingles, les promesses se résument concrètement à des choses assez modestes : souvent des 1500 à 3000 euros par mois. Une somme de cet ordre, cela s’appelait un salaire, il y a peu de temps encore et avec cela nul ne demandait de magie en prime.

Il y a un échange fort amusant :

  • Élise Lucet « J’essaie de comprendre ce que vous voulez dire »
  • « Je m’adresse à des gens qui cherchent l’indépendance financière et l’indépendance financière ils l’obtiendront pas en travaillant » .

En grattant à peine, on découvre partout un syndrome évident, palpable : l'insatisfaction voire la frustration (titre d'une revue qui s'attache à déconstruire le discours politico-médiatique de la bourgeoisie néo-libérale) devant ce qui est réellement offert à nos contemporains : travailler plus pour gagner des douilles. Oui c'est aussi, dans un argot vieilli, un mot désignant la monnaie.

 Avouez, vous y avez déjà pensé, l’inflation, cela fait presque deux ans qu’elle ne s’arrête plus : tout plaquer, fuir la banalité du quotidien, derrière vous les soucis, tout lâcher pour une autre vie, putain cette vie elle mérite d’être vécue pleinement . Il n'est pas risqué, puisqu'on parle de paris, de parier que 99 Français sur 100 se reconnaîtront plus aisément dans ces propos que dans les niaises romances du gouvernement qui nous dit (voir ici cet incroyable discours) que  quand tu vas sur une ligne de production, c'est pour ton pays, c'est pour la magie . Les victimes des influenceurs ne veulent pas vraiment vivre comme des Tuche toujours gauches quoique enrichis ; mais elles ne veulent vraiment plus retourner le lundi à leur ligne de production ou à leur banc de galérien.

L'influenceur sait tout cela. Il est plus malin que ses victimes mais n'en est pas génétiquement différent. Ce qu'il y a en lui de diabolique c'est qu'au milieu des mensonges classiques depuis ceux du Jardin d'Eden ( Vous serez comme des dieux ) il dit aussi la vérité : « perdre 30.000 euros dans du copitrading, oui c’est un idiot » et on pourra sourire de voir Élise Lucet s'en offusquer, puisqu'elle pense forcément de même. M. Blatat livre même exactement le fond de ma pensée « pourquoi il les a pas mis en apport dans un appartement ? ».

Les influenceurs sont peut-être à Dubaï, mais, malgré les nombreuses images de voyages mises en scène dans le reportage, ils ne sont pas sur une autre planète.

Je n'ai jamais posé ma semelle à Dubaï pour la crypto, mais j'ai visité Kuwaït avec l'état-major de Paribas après la privatisation de 1987, donc après le krach de la même année et les bons services rendus par cette poche profonde pour soutenir le cours autant que faire se pouvait et éviter le désastre de l'actionnariat populaire voulu par M. Balladur et vanté par des influenceuses socialement plus acceptables que Nabila, comme Catherine Deneuve au profit de Suez.

L'ombre protectrice des derricks (et des mosquées) sur les banques ne date pas d'hier (lisez cet intéressant historique de mon ancienne maison) et n'a fait que s'étendre. Dubaï et les autres citadelles du désert ne sont pas sorties du sable en se dressant contre notre monde bien régulé ; elles ont été édifiées pour lui.

Alors, on nous expliquera sans doute que Dubaï n'est pas Abou Dhabi, ni Doha, ni Riyad, ni Malte. Chacun choisit son émirat ou son île en fonction de son business. Entendons-nous bien : il ne s'agit pas de faire du relativisme moral ou de renvoyer dos-à-dos les deux mondes. Il s'agit plutôt de les montrer sinon comme en tous points similaires du moins comme largement complémentaires et parfois quelque peu siamois.

La plupart des victimes que montre l'émission d'Élise Lucet sont françaises. Je lui aurais bien suggéré de demander (à l'AMF, par exemple) ce que font les banques qui brident les virements vers des plateformes crypto même régulées mais laissent de pauvres gens envoyer vers des brokers market-makers de l'argent qui transite via les îles Caïman, les Seychelles ou les Bermudes. Apparemment : rien. « Ce type de business model est légal ». Alors pourquoi pleurnicher ?

Je ne remets pas en cause l'utilité de l'action légale, même s'il m'arrive de taquiner le député Stéphane Vojetta, présent dans l'émission. Mais une action ciblée sur les  influvoleurs  risque d'être comme cette grande lutte contre la drogue dont on nous rebat les oreilles et qui se fait dans les caves ou sur les trottoirs, au mieux dans les ports, mais jamais plus loin, plus haut, plus gros. Or la vérité on la connaît : « les influenceurs sont des instruments utilisés par les courtiers à leur profit » comme le dit l’avocat interrogé.

On préfère hélas, ici comme ailleurs et comme toujours, faire la morale aux petites gens et aux simples ouailles. Passage sidérant — on dirait que l'on évoque une épidémie : « l’influenceur, n’est pas toujours celui qu’on croit; dans ce nouveau monde il est partout il est tout le monde, il peut prendre le visage de votre tante bien aimé, de votre collègue de bureau, de votre voisine de palier, un proche auquel vous faites confiance ». Finalement, même si ce n'est pas dit : ne faites confiance qu'à votre banquier. Le banquier de quartier est le cousin propre de la famille financière, l'ami au Livret A entre les dents. Comment lui reprocher le reste de sa tribu ?

Le passage sur les paris en ligne m'a semblé un peu long mais il est aussi instructif.

Vincent dit qu’il a été ruiné par les opérateurs. Avant, il jouait dans les bars tabac, depuis ses 18 ans. Ces pratiques à la papa n'étaient pas assez rentables aux yeux de ceux qui veulent que la poule ponde ses œufs d'or en continu pour pouvoir la privatiser. Avec des petits bras comme Vincent, la FdJ et les vieux monopoles de jeux trouvaient le temps long ; on a changé de modèle avec des sociétés comme Winamax et Betclic.

« Les joueurs comme Vincent sont très rentables pour les opérateurs ». Le reportage chez Betclic montre bien à quel point le business model repose (même si cela gêne les salariés eux-mêmes) sur les addicted (cruellement titrés  VIP ). Mais la suite du reportage, avec le détour par l'Autorité nationale des Jeux montre aussi que la régulation (oripeau de puissance publique ne servant plus que de cache-sexe) n'a jamais gêné le big business.

Là aussi, une question me taraude : le pauvre Vincent a fini par piquer dans la caisse de son entreprise pour jouer. C'est affreux, on en conviendra. Mais personne, à la banque, ne profilait donc ses revenus et ses dépenses ? Je ne peux pas envoyer 10.000 euros (que j'ai) vers une plateforme réglementée sans recevoir mises en garde, menaces ou sanctions ; mais si je joue 1000 euros par semaine pendant 5 ou 10 ans il ne se passe rien ?

Quelques voix s'étaient élevées lors de la privatisation de la FdJ. Aurélie Filipetti mettait en garde Eric Woerth et dénonçait (voir à 1:34:35) la collusion de ce petit monde avec des proches du président de l’époque, lequel pourrait pratiquement être qualifié aujourd’hui d’influenceur, du moins auprès des chefs d’état africains.

On ne sache pas que la collusion des mondes du sport, des médias, de l'argent et du pouvoir ait sensiblement régressé depuis lors.

Quatrième et dernière occurrence : les cryptomonnaies apparaissent à 2:22:13 au milieu d’une liste d’arnaques possibles.

Les arnaques, en général, sont ici présentées comme le signe d’une défiance envers les institutions. C'est typiquement ce qui est reproché au bitcoineur et qu'il ne peut nier tout à fait sauf, et c'est le piège, à avouer qu'il n'est là que pour la spec. Mieux vaut (à mon avis) assumer sa défiance envers les institutions.

Ce qui est reproché aux institutions (de nouveau : politique, media, argent, sport etc!) est tellement profond, leur collusion derrière le rideau avec les intérêts dont les  influvoleurs  ne sont évidemment que le symptôme est tellement évidente que les chances de voir la morale-télé l'emporter dans l'opinion sont fort minces. D'autant qu'à l'occasion, les choses se ressemblent aussi devant le rideau.

Le scénariste de l'émission nous présente le recrutement du Multi Level Marketing comme une sorte de club toxique, avec des séquences oniriques à la Eyes wide shut. Mais ce que les séquences filmées dans le monde réel montrent, ce sont des grands-messes ambiancées et criardes comme les meetings de M. Macron en 2017. Mêmes discours (la métaphore de Kevin sur les rhinocéros et les vaches à 1:18:00 évoquant furieusement le distingo subtil entre  les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien ) et mêmes exhortations finalement très bourgeoises (« motivation, persévérance, travail, y a que ça qui paye, levez votre cul »). En conclusion mêmes cris, parce que c'est leurs projets.

Il faut féliciter Élise Lucet de pointer in fine le déterminisme social, le plafond de verre « double ou triple vitrage », et peut-être fatalité de l’exil pour ceux qui veulent s’enrichir et un possible aveuglement des pouvoirs publics.

Jérôme Fourquet note le mépris culturel et le fossé générationnel qui protège et isole nos élites de l’infra-monde. Ce sont deux choses que (indépendamment de leurs âges et de leurs positionnements sociaux qui peuvent par ailleurs être fort divers) les bitcoineurs ressentent parfois vivement.

La fin de l’émission pointe la fin du rêve français, et ce qu'il faudrait peut-être désigner un jour comme un désastre moral : les gosses de pauvres regardant vers Dubaï les gosses de riches vers la City. Les bitcoineurs, avec leurs problèmes spécifiques, ne sont pas moins partagés.

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144 - De la Propriété et de la Souveraineté

By: Jacques Favier

La nature (philosophique ou juridique) de la propriété est un thème qui suscite chez certains bitcoineurs, depuis le début, des positions que l'on peut juger  absolutistes  et parfois mal informées.

Pour un oui ou pour un non, certains invoquent les mots de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen : la propriété est aux termes de son article 2 un droit naturel et imprescriptible et aux termes de l'article 17 un droit inviolable et sacré. Qu'elle ne soit pas le seul droit cité à l'article 2, ou qu'il soit ajouté immédiatement à l'article 17 que  nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité  sont des détails trop facilement oubliés dans les controverses.

Disons-le d'emblée : je marque toujours un grand étonnement quand je vois tous ces grands mots de naturel ou de sacré employés pour tout et rien et surtout pour ne pas payer d'impôts. Parce que le droit de propriété a une histoire (avant, pendant et après 89) histoire dont il est utile de retrouver les sources et qui ne tient pas tout entier en deux ou trois mots. Et parce que les plaidoiries sont loin d'être toujours cohérentes.

Le livre de Rafe Blaufarb, professeur d'histoire à l'Université d'État de Floride (ce livre est la traduction française en 2019 de la publication originale The Great Demarcation: The French Revolution and the Invention of Modern Property datant de 2016) éclaire la rupture opérée par la Révolution dans l’histoire du droit des biens. Et permet de réfléchir à ce qu'est la propriété, et à ce qu'elle n'est pas, en se plaçant encore plus en amont.

Je veux être clair avec mon lecteur : sans remonter au droit romain, sans examiner l'apport essentiel du nominalisme d'Occam (il y aurait tant à dire) je pars ici très en amont de Bitcoin (2009) et même de l'instauration de l'impôt sur le revenu (1917 en France). Ce faisant, je pense néanmoins pouvoir approfondir le sens des mots, éclairer des questions de principe, poser des questions utiles.

Chacun sera d'accord avec l'auteur sur un point :  La Révolution française a reconstruit entièrement le système de propriété qui existait en France avant 1789 .

Sous l'Ancien Régime certains droits politiques (les seigneuries) s'entremêlaient aux réalités multiples quant à la possession, entre le seigneur qui concédait une terre tout en conservant certains droits sur elle et son tenancier possesseur et occupant mais astreint à de multiples servitudes, corvées et obligations envers le premier, sans compter d'innombrables situations d'indivisions, la multiplicité des droits locaux et des traditions. Ce seigneur était d'ailleurs, pour une propriété donnée, rarement unique tant la féodalité était dans les faits un empilement de seigneuries que nous traiterions aujourd'hui de mille-feuille).

Inversement, le système dit de la  vénalité des offices  tardivement et progressivement mis en place, officilisé sous François Ier et devenu presqu'impossible à éradiquer, faisait de certains agents administratifs royaux (justice, finance etc) les propriétaires héréditaires de leurs charges.

Au sommet  la Couronne incarnait la confusion de la puissance publique et de la propriété privée qui était la caractéristique de l'Ancien Régime .

Que voulaient faire les hommes de 89 ?

Pour changer la société et instaurer concrètement la Liberté et l'Égalité, il fallait à leurs yeux organiser deux choses : la famille et la propriété. Et pour re-fonder la propriété, il importait de faire sauter le séculaire édifice féodal : enlever tout caractère politique au droit de propriété (abolition des seigneuries et notamment de leurs droits de justice ou de chasse) et tout caractère patrimonial aux charges publiques pour conférer à la souveraineté (qui allait passer du roi-suzerain à la Nation-souveraine) son caractère indivisible et remplacer le vieux régime de tenure par un régime de propriété individuel et absolu.

  • (remarque pour les historiens) : dût l'orgueil français en souffrir, la chose avait déjà été initiée ailleurs (Angleterre, Etats-Unis, Toscane, Savoie et Piémont) certes de façon moins radicale, moins spectaculaire, et avec moins d'effet sur le cours des choses européen.
  • (remarque pour les bitcoineurs) : ce que nombre de mes amis ont en tête, en invoquant le caractère absolu de leur droit de propriété c'est justement l'inverse, à savoir réconcilier et réajuster la propriété à une forme de pouvoir politique. On y revient plus bas.

Cette propriété réinventée en 89 est-elle bourgeoise ? capitaliste ? Comment la situer historiquement et philosophiquement ?

Pour les historiens marxistes et le dogme qu'ils ont contribué à répandre, la féodalité était avant tout un mode de production et d'organisation sociale, qu'une révolution bourgeoise avait chamboulé pour inaugurer le système capitaliste.

Des historiens plus récents ont fait remarquer d'une part que la révolution n'avait guère aidé (du moins en son foyer) le capitalisme naissant et d'autre part que les hommes de 1789 étaient bien plus souvent avocats qu'entrepreneurs. On peut critiquer le premier point, c'est un débat complexe que l'on n'examinera pas ici. Quant au second point, même s'il faut rappeler le rôle de nombreux savants (mathématiciens, physiciens et ingénieurs) qui ne furent pas sans influence sur les fondements du capitalisme français au 19ème siècle, il est assez évident. l’Assemblée constituante comprenait 466 juristes pris au sens large : avocat au Parlement et en Parlement et plus généralement hommes de loi, soit les deux tiers de l’assemblée ! Ils représentent encore près de la moitié de la Convention en 1792.

La critique du système antérieur par les juristes réunis à Versailles en 1789, que l'on a trop réduite à une attaque inspirée de Locke (et de son Deuxième Traité sur le gouvernement civil, 1689) était largement enracinée dans  l'humanisme juridique  du 16ème siècle, qui voyait déjà dans la féodalité un fâcheux imbroglio de la propriété et du pouvoir.

Venu d'Italie où il est né un siècle plus tôt, cet humanisme juridique revisitait à la base bien des concepts, avec des débats peu compréhensibles aujourd'hui (l'origine des fiefs fut-elle romaine ou germaine?) sauf à dire qu'on y discutait implicitement de la répartition des terres et qu'on y dénonçait sans fard le démembrement de la puissance publique.

Un peu plus tard, leurs continuateurs (comme Jean Bodin, publiant en 1576 ses Six Livres de la République) ne furent pas des libéraux mais des gens qui, au milieu du tumulte des guerres de religion, entendaient tout au contraire construire les bases de l'État royal absolutiste. Notons dans la même veine que l'œuvre juridique des hommes de 1789, mise en forme par le conventionnel Cambacérès devenu second consul de Bonaparte et par quelques autres  ne suffira pas à créer une forme démocratique ni même libérale de gouvernement : le joug napoléonien en fit clairement la démonstration .

Bref on évacue pas le souverain comme cela. Mais pour Jean Bodin, et c'est un apport majeur, la souveraineté ne réside pas dans la position de juge de dernier ressort, mais dans la capacité absolue de faire la loi.

Plus proche de 1789, et toujours cité pour ses thèses libérales Montesquieu est subtilement revisité par Rafe Blaufarb. Car avec la séparation des pouvoirs, le baron de La Brède et de Montesquieu défendait aussi l'idée que la confusion de la puissance publique et de la propriété était tout aussi nécessaire pour limiter la tendance au despotisme de la monarchie (pour ce qui viendrait ensuite, il n'y songeait pas). La confusion féodale dénoncée par les jurisconsultes humanistes était au contraire à ses yeux un pilier de l'ordre constitutionnel. Voltaire s'en émut. On oublia plus tard que l'Esprit des Lois défendait en fait tout ce que la nuit du 4 août avait aboli.

Plus décisive, presque antithétique, fut l'influence des physiocrates et de leurs conceptions très opposées à la féodalité à savoir une souveraineté (royale) pleine et indivisible face à une société ayant désormais comme principal objet d'établir et de garantir le droit de propriété. Celui-ci n'était pas naturel mais nécessaire, les êtres humains n'ayant pu survivre qu'en devenant cultivateurs, donc en se divisant la terre entre eux. C'est bien chez les physiocrates que l'on trouve l'idée que la propriété est  l'essence de l'ordre naturel et essentiel de la société  pour citer Le Mercier (1767). Mais l'équilibre de cet échafaudage devait pour eux être assuré par un souverain héréditaire et copropriétaire de toutes les terres du royaume. Et surtout les conceptions physiocrates restaient très abstraites  : on y décrivait un univers de  propriétaires  et de  propriétés . On oublia un peu en chemin la place centrale qu'y occupait la  copropriété  du roi comme étant  le droit de la souveraineté même  et fondant son droit à taxer la propriété privée.

On part de l'abstraction...

Rafe Blaufarb le dit assez crûment dans son livre : le goût extrême des physiocrates pour l'abstraction est frustrant, mais  leur refus de l'historicisme, leur indifférence au droit, leur désintérêt volontaire pour les institutions réelles étaient autant de tactiques discursives nouvelles pour sortit du bourbier du précédent et se placer sur un terrain ouvert et vierge où un changement fondamental pouvait être envisagé . Quelles que soient les raisons (âprement discutées) qui ont conduit à réduire la propriété à une forme abstraite de  la terre  ils donnèrent, intentionnellement ou non, à la propriété l'apparence de la naturalité, la réduisant à une chose physique.

En 1789 on trancha, et plutôt en faveur des thèses physiocrates qu'en faveur de celles de Montesquieu. Puis on oublia les infinis détails de ces controverses. Si le livre de Rafe Blaufarb traite surtout des immenses difficultés qu'ont eu les hommes de 1789 à faire sauter un édifice absurde mais où tant de choses s'intriquaient, s'emmêlaient, avec tant d'intérêts croisés, il permet de déconstruire l'idée d'un droit de propriété, limpide, cristallin, qui serait comme on dit sur le réseau X  simple, basique  et abruptement opposable à toute critique, ou à toute suggestion (fût-elle de taxe nouvelle).

...et on en vient au bricolage

Car derrière la  nuit  des grands principes au 4 août, nuit qui avait en réalité été mûrie depuis l'annonce même de la réunion des États-Généraux, derrière le caractère en apparence limpide du premier article du décret du 11 août ( L'Assemblée nationale détruit entièrement le régime féodal ) il y eut des mois (des années, en fait) de tergiversations. Certains droits furent un temps déclarés  rachetables  : trois ans plus tard il fallut y renoncer ne serait-ce que parce que l'argent ne valait plus rien. Il y eut moult bricolage, examen de vieilles chartes, destruction d'archives et abandon devant les fureurs populaires. Il y eut aussi de (gros) profits : séparer la propriété et le pouvoir, c'est beau, mais régler le cas de la propriété ecclésiastique ou nobiliaire, devenue nationale (pour se la partager entre profiteurs payant de la bonne terre en mauvaise monnaie) c'est moins beau.

On pointe ici un vice du  droit de propriété  dans sa réalité concrète : c'est que s'il est exempt des crimes antiques, féodaux ou maffieux dont s'amusait Anatole France, il fut dans sa forme bourgeoise largement fondé sur du vol. Nul besoin de citer Proudhon et sa formule célèbre de 1840 : Balzac le savait fort bien qui écrivait six ans plus tôt que  le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié, parce qu'il a été proprement fait . Ce qui est vrai individuellement des profiteurs de 1790 et de tant d'autres l'est ainsi, également, et de manière collective de toute une classe sociale. Pour monter sur le trône, Napoléon comme Louis XVIII durent jurer de n'y point revenir.

Il est parfois dangereux de rappeler ce genre de choses, dans la Russie de V. Poutine par exemple, mais c'est toujours nécessaire, par exemple pour parler de la France des privatisations que Laurent Mauduit dans La caste décrivait plaisamment en 2018 comme une mise en œuvre du mot de B. Constant  Servons la bonne cause et servons-nous! Ce mot qui ne fait pas forcément honneur au saint patron des libéraux français fut énoncé lors de l'épisode non moins fâcheux de son ralliement à un homme qu'il avait traité de despote durant dix ans.

L'idée d'un droit absolu des propriétaires, si l'on oublie les conditions de l'élaboration du droit révolutionnaire, peut aussi venir d'une lecture superficielle du Code civil des Français.

On touche ici le débat (souvent superficiel) sur le rôle de Napoléon, continuateur et/ou liquidateur de la Révolution.

On peut citer ce que l'empereur lui-même exprimait lors d’une réunion du Conseil d’État le 19 juillet 1805, plaidant pour la continuité : « que les lois contre la féodalité reposent sur des principes justes ou injustes, ce n’est pas ce qu’il s’agit d’examiner : une Révolution est un jubilé qui déplace les propriétés particulières. Un tel bouleversement est sans doute un malheur qu’il importe de prévenir ; mais, quand il est arrivé, on ne pourrait détruire les effets qu’il a eus, sans opérer une Révolution nouvelle, sans rendre la propriété incertaine et flottante : aujourd’hui on reviendrait sur une chose, demain sur une autre : personne ne serait assuré de conserver ce qu’il possède ».

Cette phrase est à juste titre citée par Blaufarb comme par l'avocat Hubert de Vauplane, qui dans une étude fort érudite à paraître sur l'un des nombreux  rédacteurs oubliés  du Code Napoléon, Théodore Berlier, donne une formulation éclairante des choix qui furent faits alors :

 Le Premier Consul, mais avec lui tout un courant d’hommes politiques qui avaient vu les ravages de la Terreur, prône un retour à l’ordre, non seulement de la société mais dans les familles. Ainsi, la plupart des réformes du droit de la famille ont été édulcorées (divorce, adoption, droits des enfants illégitimes) voire supprimées (égalité dans les parages successoraux) pour répondre à cette attente d’ordre. Quant à la propriété individuelle, notamment celle touchant aux biens nationaux mais au-delà même de ceux-ci toutes les propriétés individuelles, il n’est pas question d’y revenir et encore moins de les remplacer par l’ordre ancien de la féodalité. L’ordre nouveau ne doit pas permettre la remise en cause des propriétés. La famille révolutionnaire a ainsi été sacrifiée sur l’autel de la stabilité de la propriété. Même Louis XVIII n’osera pas toucher à la propriété issue de la Révolution et dont il garantira le caractère inviolable dans la Charte en 1814, alors qu’il supprimera le divorce en 1816.

Si la propriété a pu être dite absolue par le rédacteurs du Code Napoléon, écrivant après l'orage et balayant quelques idéaux révolutionnaires pour ne conserver que ce qui était utile à l'ordre, ce n'est que par opposition aux statuts très complexes observés auparavant mais aussi par un choix politique, un arbitrage très thermidorien qui conviendra aux brumairiens puis à tous les nantis du siècle peint par Balzac et Zola.

On y voit certes les mêmes principes qu'au 4 août affirmés bien fort, parfois par des hommes déjà actifs cette fameuse nuit. Mais le décor et le coeur des hommes a changé. Même pour les propriétaires la liberté ne sera plus celle qui a effrayé ceux qui survécurent à la tourmente. La police veille. L'article 544 illustre la chose et définit la propriété comme :  le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements . Ce que Blauifarb appelle the great demarcation est ici nettement tracée : il y a eu modification de la propriété, purgée de ses attributs politiques, mais nul anéantissement des droits de la puissance souveraine sur les propriétés particulières. La loi du 8 mars 1810 sur les expropriations forcées pour cause d’utilité publique, texte d’une grande importance et dont la postérité fut grande ne peut être oubliée lorsqu'on invoque le caractère absolu voire sacré de la propriété.

Les choses ne sont guère plus simples aujourd'hui pour Bitcoin que pour les fiefs jadis.

Disons tout de suite que les idées de certains Bitcoineurs sur la propriété sont aussi simples que la nature du droit du détenteur de Bitcoin est complexe : est-il, par exemple, un objet fongible qui se caractériserait par son appartenance à un genre ou à une espèce et non par son identité propre ? Hubert de Vauplane, attentif depuis fort longtemps à ce qui se passe avec l'émergence des blockchains, et fondateur de groupes de travail sur ces sujets écrivait en 2018 , que  la nature juridique de Bitcoin en droit des biens est incertaine depuis ses débuts. La question du droit de propriété sur le Bitcoin fait débat, aussi bien dans les pays de common law que de droit civil. En droit de common law, la question de départ consiste à considérer si le Bitcoin peut être qualifié de droit de propriété incorporel. En droit civil, la question est relativement similaire : dans quelle mesure le Bitcoin s’apparente-t-il à un droit réel ou personnel ? . L'élaboration juridique au sujet de Bitcoin s'est faite pays par pays, sans faire ressortir aucun caractère naturel ou à plus forte raison sacré de ce droit.

Disons aussi qu'il est piquant de voir l'argument des physiocrates sorti de son contexte et retranscrit par des geeks pour des biens fort peu naturels. Quoi que l'on puisse dire de la blockchain comme espace numérique appropriable, son caractère naturel ne saute pas aux yeux et les métaphores agricoles y seraient incongrues.

Mais ce qui pourrait paraître encore plus étonnant, c'est qu'en réalité les arguments invoqués sont bien plus souvent, par imprécision (entre souveraineté et suzeraineté) ou opportunisme, ceux des défenseurs des seigneuries (comme Montesquieu) que ceux du fameux 4 août. En réalité, il n'y a guère lieu de s'en étonner : la charge de validateur est bien une fonction politique privée. Et si la nature de Bitcoin était féodale ?

Le Bitcoineur (petit) roi ?

On détecte aisément ce lancinant fantasme, avec une profonde équivoque sur le vocabulaire (entre propriété, pouvoir, seigneurie et même royaume) dans certaines publications.

Près d'un quart de million de vues pour ce post de Andrew Howard sur X suggérant ingénument qu'au-delà d'un certain niveau de richesse on pourrait s'acheter un terrain suffisamment grand pour avoir la dimension d'un petit pays et... en devenir le roi.

Il faut avoir la foi chevillée au wallet pour penser que l'établissement de l'étalon Bitcoin, voire la simple hausse du cours à des niveaux certes impensables aujourd'hui, redistribuerait à ce point non seulement les richesses mais aussi les concepts.

Par ailleurs, que l'on puisse mobiliser ce fantasme monarchiste et penser que sa réalisation serait une chose bonne et désirable en dit long sur une profonde immaturité politique.

Let's be serious

Ce fantasme peut avoir une apparence romanesque (une robinsonnade) mais elle recouvre des expériences ratées, douteuses, ou dangereuses. J'ai déjà écrit qu'une terra nullius est souvent une terra nulla. Pratiquement la  propriété  d'un bout de désert ou d'un îlot, même revendiqué par nulle puissance, même absent de toute carte, ne donnerait nulle  souveraineté  à ses détenteurs, ni concrètement ni légalement. A moins de se défendre, de se battre, vraiment, et fort longtemps (en se souvenant de ce que l'ultima ratio regum désignait) et d'installer le minimum vital de souveraineté que sont l'eau douce et l'électricité (boire ou miner il ne faut pas avoir à choisir) avec des frontières non pas hérissées de barbelés mais internationalement reconnues et donc ouvertes aux indispensables importations.

Plutôt que de rêver à ce qu'on a appelé, à l'époque des décolonisations, une  indépendance drapeau  les bitcoineurs qui ont un fond de pragmatisme devraient méditer sur le combat séculaire des princes de Monaco, depuis la récupération (un peu miraculeuse) de leur rocher en 1814 pour desserrer la tutelle (sarde puis française), se faire admettre d'abord avec un tabouret puis avec un fauteuil dans des dizaines d'instances internationales et n'obtenir la qualité d'État membre de l'ONU que 180 ans plus tard. Avec de vrais titres princiers d'Ancien Régime, de vrais Traités internationaux, les ressources palpables d'un casino et la maîtrise d'une manne fiscale non négligeable. Et Deo Juvante c'est à dire avec l'aide (ou la complicité) de la France pour l'électricité, l'eau et pas mal d'autres choses dont la police, la justice (Cour d'Appel de Nice) et la défense. Un livre de Frédéric Laurent, paru il y a une vingtaine d'année, racontait fort bien ce qu'est Un prince sur son rocher.

Le prince de Pontinha, sur son rocher plus petit encore que celui des Grimaldi, en bordure du port de Funchal, a encore bien du chemin à parcourir !

Même en oubliant tout ce qui vient d'être dit, ou en admettant qu'un Bitcoin vaille quelques (dizaines de ?) millions et permette à quelques (dizaines de ?) bitcoineurs d'acquérir une gated community, une cité portuaire, une île côtière, de l'équiper pour lui donner une autonomie réelle, la capacité de se défendre d'abord contre l'ancien percepteur du lieu et ensuite contre les requins, et enfin les moyens d'ouvrir des représentations diplomatiques dans quelques États complaisants, où verrait-on une  monarchie  même en définissant la chose comme le fait expéditivement Howard comme  a familly-owned free private city  ?

Que l'on agrée ou non à l'idée que la féodalité fut un mode de production, la monarchie a toujours été bien davantage : un ordre symbolique qui n'a rien à voir ni avec la finance classique ni avec la finance crypto.

La planète du financier n'est pas celle du roi, et les anarcho-capitalistes qui s'y voient déjà risquent de ne trouver pour séjour que celle du vaniteux.

Ce que révèle en revanche la lecture de chaque journal, c'est que les vrais milliardaires (old school, GAFAM et bébés requins comme SBF) ne perdent pas de temps à de telles songeries et préfèrent, après quelques usurpations et démembrements de la puissance publique, enserrer les États existants dans leurs tentacules (médias, donations, financement des partis, pantouflage, corruption) quitte à s'y ménager de belles féodalités, avec un vague suzerain et pleins de petits vassaux et arrière-vassaux. On lira avec profit l'analyse de Martinoslap sur cette réalité prophétisée depuis une génération et présentée en 2020 par l'économiste Cédric Durand

Quoi qu'il en soit, quand le Bitcoin vaudra un milliard, il n'aura nul besoin de faire sauter le système (qui probablement ira assez mal) : il sera devenu le système.

Quitte à chercher dans le passé, n'y a-t-il pas d'autres rêves à offrir aux Bitcoineurs ?

C'est sur quoi je reviendrai sous peu avec le compte-rendu rêveur de ma lecture actuelle : Cocagne, l'histoire d'un pays imaginaire.

à suivre

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79 - Rapport Landau, la tentation du Mur

By: Jacques Favier

théorie du port numériqueAprès le rapport de Mme Toledano pour France Stratégie, puis celui de l’Office d’Evaluation Parlementaire, et en attendant les autres travaux parlementaires en cours, celui de la Commission des Finances du Sénat et celui de la Commission des Finances de l’Assemblée Nationale dont le rapporteur est Pierre Person, le rapport commandé en janvier par Bruno Lemaire vient allonger la liste des textes où ceux qui veulent faire avancer les choses doivent scruter de (tout) petits signes encourageants.

Le « Rapport Landau » vise à répondre aux questions posées par Bruno Lemaire en janvier. Ses rédacteurs ont dû s’adapter à partir de mars lorsque le même ministre a énoncé l’ambition de faire de la France la championne des ICO, mais aussi, on peut le supposer, en voyant la tournure plus ouverte que prenaient les auditions devant les missions parlementaires.

Dans ce cadre, ce texte a des mérites, limités mais non négligeables. Tout en sacrifiant à «la technologie blockchain… dont les crypto-monnaies ne sont qu’une des applications possibles», il cible bien l’usage monétaire de la chose, sans trop s’embourber comme le font certaines institutions dans un fatiguant déni ou sans trop contourner cet usage. Certains « blockchain enthousiastes » le lui ont d’ailleurs déjà reproché !

On peut certes le reprendre sur certains points, de vocabulaire ou de technique. On pourrait aisément aller plus loin que ce texte : souligner que si les crypto monnaies sont, comme le dit l’introduction, « sans véritable précédent dans l’histoire » cela ne vient pas de ce qu’elles « circulent indépendamment de toute banque et sont détachées de tout compte bancaire ». Nos vieux Nap en faisaient autant.

Inversement, on pourrait soutenir qu’elles sont bien davantage que « l’expression d’un mouvement de société, d’inspiration libertaire » rendu plus offensif par le discrédit du système. En rester là c’est prendre le risque de les confondre avec les monnaies locales complémentaires, dont le rapport note lui-même qu’elles sont gentiment tolérées par le système qu’elles entendent remettre en cause. Le rapport voit bien qu’il y a quelque chose d’essentiel qui se joue autour des procédures de consensus (qui « permettent aux participants au réseau de valider collectivement les transactions ») mais cela est évacué aussi vite que cité parce que cela nécessiterait d’étendre le discrédit dont souffre le système bancaire à l’ensemble du système, institutions politiques comprises.

la guérison

On voit bien qu’il y a, chez les rédacteurs, de la considération pour le mouvement des cryptos (notamment « pour l’engouement qu’elles suscitent ») qui fait écrire que « il serait imprudent pour les pouvoirs publics, quand ils décideront de leur réponse réglementaire, de négliger ces aspirations et ces soutiens ». Il y a une forme de respect, puisque le bitcoineur ne se voit pas traité de terroriste, de trafiquant de drogue ou de proxénète. Il y a parfois de la sympathie : « l’ambition des crypto-monnaies est belle »… mais aussi une petite dose d’hypocrisie quand la phrase enchaîne avec « mais difficile à satisfaire : neuf ans après le lancement du Bitcoin, elles sont très peu acceptées et utilisées pour les paiements » alors qu’une bonne part des recommandations du rapport vont viser à ce que perdure l’inconfort de l’utilisateur, et que cette durée de 9 ans n’est pas forcément significative à l’échelle du déploiement d’une technologie aussi innovante.

Il y a même de troublants aveux. Autour du seigneuriage, par exemple, quand on lit que « le seigneuriage peut être affecté au fonctionnement du système. C’est le cas du Bitcoin, de ce point de vue totalement transparent et intègre ».

Mais fondamentalement, et comme l’audition de Jean-Pierre Landau devant la mission Person nous en avait donné l’avant-projet, tout ce qui, à tort ou à raison, est perçu comme indice ou preuve de l’inefficacité des monnaies crypto est imputé à ce qui en est le cœur même : la décentralisation. Comme si les plus grandes faillites de l’histoire (monétaires ou autres) n’avaient point été parfaitement centralisées. Non, non : un peu de recentralisation ferait le plus grand bien aux crypto-monnaies, et « les autorités publiques doivent prendre le leadership et se muer en véritables développeurs de nouvelles applications permises par la blockchain ». En deçà de toute expertise, au delà de tout biais identitaire, on est ici en réalité dans le dur d’un conflit politique : il y a peut-être, d’un côté, les « idéaux libertaires » sur lequel le rapport insiste, mais il y a de l’autre une panoplie d’ « idéaux régaliens » qui ne sont pas moins idéologiques même s’ils ne sont jamais questionnés.

Curieusement le rapport concède cependant un avantage, là où l’État, il est vrai, n’a guère d’intérêts à défendre, savoir pour les paiements transfrontaliers. Est-ce à comprendre qu’un système inefficace sera toujours assez bon pour les malheureux émigrés ? Ou bien est-ce l’aveu implicite (JP Landau l’avait dit devant la mission Person) que le système officiel est tellement alourdi de compliance formelle et tatillonne qu’il en devient inefficace, et que la religion du KYC a tué le correspondant banking, accélérant la situation de non-bancarisation de la majorité de la population terrestre ? Mais même là, ce sont des choses comme Ripple (voire Corda !) qui se voient désignées comme solution possible… No comment.

Je n’entends pas tout reprendre : ni critiquer les espoirs mis dans les blockchains privées (il suffit de regarder la liste des personnes consultées), ni finasser sur les limites d’une digitalisation de tout et de n’importe quoi, ni insister sur la confusion persistante entre la simple représentation digitale de la valeur qu’envisagent tous les suiveurs et la cristallisation numérique d’une valeur endogène qu’a réalisée le protocole Bitcoin, ni pinailler les chiffres douteux sur la consommation électrique de la Hongrie ou la comparaison avec les performances de Visa (merveilleusement centralisées, mais aux Etats-Unis, bien que l’invention de la carte à puce ait eu lieu en France).

Les lecteurs qui partagent mes préoccupations iront donc plutôt voir dans la troisième partie du rapport ce qui a trait aux politiques publiques. Citons : « Malgré les interrogations qu’elles suscitent, il n’est pas proposé de réguler directement les crypto-monnaies. Ce n’est aujourd’hui ni souhaitable, ni nécessaire. Une règlementation directe n’est pas souhaitable, car elle obligerait à définir, à classer et donc à rigidifier des objets essentiellement mouvants et encore non identifiés. Le danger est triple : celui de figer dans les textes une évolution rapide de la technologie; celui de se tromper sur la nature véritable de l’objet que l’on réglemente; celui d’orienter l’innovation vers l’évasion règlementaire. Au contraire, la réglementation doit être technologiquement neutre et, pour ce faire, s’adresser aux acteurs et non aux produits eux-mêmes. » C’est plutôt de bon sens, et cela aurait gagné à être mis en œuvre par bien des intervenants depuis des années.

Après quoi, on sombre un peu dans le vœu pieux (« la coopération internationale doit permettre d’éviter que la concurrence règlementaire ne conduise à des abus ») ou dans la baliverne («il faut dissocier l’innovation technologique, qu’il faut encourager et stimuler, de l’innovation monétaire et financière, qui doit être considérée avec prudence»).

Ce que le rapport, et c’est sa plus grande faiblesse à mes yeux, n’aborde pas, c’est comment nos autorités pourraient s’y prendre pour faire de la France la championne des ICO tout en laissant les monnaies crypto dans leur espace virtuel, en évitant « toute contagion » et en verrouillant au maximum les points de contact, quand je proposais au contraire d’aménager ceux-ci pour être le plus avenants, commodes et équipés possible. Il y a même un paradoxe fondamental, dans toute l’ambition politique de la Championne des ICO, qui est de faire les yeux doux à ces opérations (souvent magnifiquement centralisées, j’en conviens, mais souvent aussi vaines, creuses, décevantes voire crapuleuses) tout en accusant de bien des maux les seuls use-cases prouvés à ce jour des protocoles d’échanges décentralisés, au premier rang desquels se trouve toujours, que cela plaise ou non, Bitcoin. L’assertion, pour lui refuser la nature d’étalon, selon laquelle « aucun exemple de contrats (de vente ou de prêt) libellés en crypto-monnaies n’est recensé à ce jour » montre l’étendue de l’illusion sur les ICO : une belle majorité des ICO « ethereum » sont faites avec des contrats autonomes libellant le prix des jetons en ethers. Il faudrait aussi rappeler aux auteurs qui ne connaissent la crypto que de l’extérieur que Bitcoin est l’étalon sur la plupart des exchanges. Clairement, on a ici un problème de biais identitaire : Bitcoin est un étalon pour un groupe de personnes pour l’instant essentiellement actives dans le cyberespace.

Il y a aussi un passage qui peut laisser rêveur, en ce qu’on ne sait s’il est extrait tel quel d’un vieux rapport concernant l’Internet, ou s’il admet implicitement que Bitcoin a enfin créé l’Internet de la valeur. Je le livre à la méditation du lecteur : « Internet conduira à une profonde transformation des modes de financement de l’innovation et des entreprises. Les émissions et levées de fonds transfrontières sur le réseau vont se développer rapidement. Tirer les bénéfices de cette technologie en protégeant les épargnants représente un immense défi ». Si l’on entend bénéficier d’ICO en euros organisées par des banques centralisatrices chargées du KYC, alors effectivement, « tirer les bénéfices » de la « profonde transformation » qui s’annonce risque d’être un peu dur.

le déploiement d'un réseau

Malgré quelques interventions courageuses des uns et des autres, le rapport en reste aussi à la désastreuse posture d’interdire aux banques (françaises ? leurs succursales luxembourgeoises s’apprêtent à le faire ou le font déjà !) toute implication, voire à une recommandation selon laquelle « les banques pourraient également être soutenues et encouragées dans leur refus de financer les achats de crypto-monnaies par leurs clients ». Lesquels clients pourront céder aux sollicitations des arnaqueurs : cela permettra d’entretenir le moulin à invectives. C’est exactement le contraire du message diffusé par la Gendarmerie Nationale qui recommandait il y a quelques semaines de « demander toujours conseil à votre banquier ».

Demander ensuite mollement à ces mêmes banques un peu de bienveillance pour les entrepreneurs ou les détenteurs de cryptos (ce que le rapport appelle « la bancarisation des acteurs de la chaîne de valeur de la crypto-finance ») sera évidemment voué à l’échec. Très accessoirement, et comme je l’ai déjà noté, cela rend tout à fait utopique la fiscalisation des bitcoineurs dont on parle par ailleurs si imperturbablement : si les banques n’acceptent pas les flux de cash-out des crypto, avec quel argent les bitcoineurs payeront-ils les impôts qu’on leur demande ? Il faudrait parfois toucher le sol. Malgré les remarques formulées par quelques gestionnaires d’actifs, qui connaissent quand même leur métier, quant à l’amélioration qu’une goute de Bitcoin apporterait à leur gestion, le rapport va jusqu’à exclure la chose (là aussi, en France seule ?) sous le prétexte presque inconvenant que cela fournirait de la liquidité à la crypto-sphère, et avec une mauvaise foi à couper le souffle : après avoir expliqué que Bitcoin était trop jeune pour que l’on puisse induire de ses performances qu’il constituera à terme une réserve de valeur, on nous dit sans ciller et comme s’il s’agissait d’un fait historique qu’il baisse quand tout va mal. Faut-il rappeler qu’il est né après 2008 ?

C’est donc un état de siège (solution propice à la création d’innovations monétaires…) qui est instauré, isolant les crypto-monnaies des banques et des investisseurs institutionnels. Prendre en modèle la désastreuse Bitlicence dont les effets ont pu être concrètement mesurés à New-York est une indication claire de l’effet recherché.

le tour de Gaule

Mais pendant le siège show must go on, le divertissement continue avec ses magiciens et ses jongleurs : tokéniser les récompenses aux ramasseurs d’ordures volontaires (sans en parler aux urssaf ?) pour leur permettre de payer ce qui servira de remplaçant aux Vélib’ ou échanger, comme l’a fait la Banque de France, des éléments de secrétariat administratif sur une DLT tout ce qu’il y a de classique, voilà qui va faire de la France (laquelle bien sûr « se doit de tracer une voie originale ») un objet d’universelle admiration.

Il va falloir un peu de sérieux. Si l’on veut tokéniser les billets des JO 2014, sans que cela ne se termine par une commande publique à IBM (ou à Consensys, que l’on aura prise pour une société française) et si cela doit participer à l’image de modernité de notre pays autant concevoir autre chose qu’un gadget, et si possible le faire avec des savants français.

Reste un tabou. L’idée du jeton crypto-fiduciaire (de la CBeM si on veut) hante des milieux fort différents. Dans le cadre que j’avais tracé, celui d’un port numérique dont la monnaie légale, elle-même numérique, pourrait s’interfacer aisément avec les monnaies numériques libres et communes, il me semble que cela faisait sens. Ici on ne sait trop que croire. Aborder les choses sous l’angle du symbolique politique (« politiquement, la disparition du souverain en tant que signe monétaire visible ne serait pas neutre ») fera sourire tant l’eurosceptique que celui qui regarde l’objet matériel qu’est le billet de la BCE, conçu pour évoquer le moins possible « le souverain ». Aborder cela sous l’angle de la sécurité (« si des catastrophes humaines ou naturelles venaient à perturber ou détruire les systèmes informatiques sous-tendant la monnaie digitale… ») sonne aussi assez comiquement aux oreilles du bitcoineur, décentralisateur par nature et qui sourit de voir le rapport n’envisager comme alternative au centralisme d’Etat que le centralisme d’un GAFA.

Aborder franchement le sujet d’une crypto-fiduciaire consisterait à examiner si les banques centrales sont prêtes à se mettre face aux banques commerciales qu’elles sont censées régir et non servir, et à leur reprendre une part du gâteau. A la Banque de France, le sujet provoque des discours pour le moins embarrassés et sinueux. Reste donc seulement une vague frayeur à l’idée que ce ne soit un GAFA (le sigle n’apparaît pas une fois) ou un « conglomérat financier » qui s’empare de la technologie et n’impose son token. De ce risque, en réalité, rien n’est dit de la façon dont on le contournera. Nous avons, pour notre part, déjà demandé ce que la « souveraineté française » gagnerait à cette sujétion supplémentaire, quand les monnaies libres, communes et ouvertes du cyberespace pourraient offrir l’instrument d’un ré-aplatissement du monde. L’obstination que le rapport met à traiter Bitcoin de « monnaie privée » est ici une entrave au jugement.

En ce qui concerne la mise au clair de quelques notions essentielles, le rapport demande en gros que l’on s’inspire du régime des devises (eh oui) mais hélas ne fait aucune proposition quant à la fiscalité des particuliers, se contentant de citer la récente décision du Conseil d’Etat, sans souligner ni les coûts divers qu’ont représenté, pour l’écosystème français, 4 années de quasi-vide juridique laissé au bon plaisir de la seule administration fiscale, ni les bénéfices somme toutes limités (et pas universels) du nouveau régime, ni son caractère totalement non compétitif. Comme dans le même temps l’Office Parlementaire d’Evaluation produit un rapport de 200 pages, par ailleurs remarquable, mais où le sujet fiscal fait l’objet d’une ligne (page 95) pour nous révéler que le statut fiscal de Bitcoin et autres « n’est pas clair », il ne reste plus qu’un espoir tenu : que le rapport Person en suggère un, clair, logique et compétitif et qu’il plaise à la sagesse du Prince de lui donner son accord avant la prochaine loi de finances.

montagnes

Au risque de répéter ce que j'ai dit lorsque j'ai été auditionné par la mission Person, puis par la mission Landau, et que j'ai déjà écrit ici et : consacrer plusieurs pages à la thématique fiscale des ICO fera certainement les délices des avocats fiscalistes (qui ont dû en fournir une bonne part) mais c’est une perte de temps si la fiscalité des particuliers détenteurs de crypto-monnaies reste un non sujet. A croire que ces thématiques ne sont pas abordées pour construire une fiscalité adaptée, légitime et raisonnable, mais juste pour inciter à l’exode. Sous cet angle, malheureusement, ça marche.

Le rapport a un mérite : il n’insulte jamais l’avenir des crypto-monnaies (ainsi « on ne peut exclure qu’une crypto-monnaie existante ou à venir s’impose un jour dans les paiements et donc, comme réserve de valeur, présentant une concurrence et un défi pour les monnaies officielles »). Depuis Adolphe Thiers assurant que le train ne transporterait jamais ni marchandises ni voyageurs, la liste est longue des prévisions aussi hautaines que malencontreuses. Mais le spectre du fâcheux rapport Théry, malgré quelques tentations aisément décelables quand le rapport aborde « l’impossible montée en puissance », rend aujourd’hui prudents les Cassandre numériques ou les satisfaits de l’ordre existant. Dans ces conditions on aurait pu souhaiter que le rapport soit aussi prudent avec l’avenir de la France qu’avec l’avenir de la technologie. Etouffer Bitcoin n’est pas à la portée des autorités. Le chasser de leur pré-carré et faire de la France une Albanie crypto, peut-être.

isoler

C’est l’éternelle tentation du mur, et son inévitable ambiguité : qui isole-t-on ?

Monsieur Landau souhaite «contenir» les cryptomonnaies, et non pas permettre leur développement. Or cela fait des années que l’on « contient » ! La France était très en avance en 2011. Le plus ancien exchange européen est Français. Pourtant après avoir rencontré de nombreuses difficultés (notamment avec les banques) il ne pèse pratiquement rien aujourd’hui et les plateformes américaines dominent d'ores et déjà le marché Européen. Ajouter des contraintes supplémentaires c'est renoncer totalement à ce que des plateformes «crypto-crypto » se développent en France (ou en Europe). Tout l’écosystème sera ailleurs, avec ses ressources humaines, physiques et financières. On ira les voir en Californie une fois par an.

Commandé, il est vrai, à un moment où le ministre n’avait pas encore embrassé l’ambition de faire de la France la « Championne des ICO », la lecture du rapport Landau n’inquiète guère, mais ne laisse que fort peu de chances de voir notre pays devenir le « port numérique » que j’appelais de mes vœux.

Ici encore, et sauf initiative venue des plus jeunes et des digital natives dans l’Administration, au Parlement ou... à l’Elysée, nous serons marginalisés là aussi.

sur le mur

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78 - Le rapport de France Stratégie

By: Jacques Favier

A l’heure où plusieurs institutions n’ont pas encore lâché prise, que ce soit la BRI qui vient de publier tout un chapitre à charge contre les cryptomonnaies ou la Banque de France qui a multiplié durant tout le printemps des imprécations assez creuses, le rapport intitulé Les enjeux des Blockchains et publié par France Stratégie ouvre peut-être la saison des textes plus équilibrés et des propositions, même timides, qui pourraient engager la France dans autre chose qu'une impasse. Les mêmes experts, en gros, ayant ensuite « planché » devant les missions parlementaires ou l'équipe de Jean-Pierre Landau, on peut du moins l'espérer.

Publié sous la signature de la Professeur Joëlle Toledano (qui n’est pourtant pas à titre personnel une bitcoineuse fanatique !) avec le concours de plusieurs personnes, ce document mérite d’être d’abord salué pour son équilibre, quelles que soient les critiques que nous pouvons lui adresser à la marge.

le rapport toledanoDès les premières phrases, on sent que le texte est habile. Il fait, aux pudeurs encore de mise face au « sulfureux bitcoin », les concessions nécessaires pour être lisible même par les effarouchés. Sans leur celer cependant l’arbitraire des distinctions éculées entre la technologie et le jeton qui lui donne accès et la finance. Ni l’inanité de la réduction à « la blockchain » de ce qui est d’abord une technologie de consensus. Ni l’impasse où aboutissent très vite ceux qui se prennent à leurs propres mots. Ni le fait que les disruptions viennent rarement de l’intérieur des systèmes, financiers ou autres. Il reste cependant à nos yeux des points douteux qui auraient pu être critiqués, par exemple que la décentralisation et la désintermédiation soit vraiment et automatiquement facteur de baisse de coûts.

Le titre du second chapitre « Que faire du Bitcoin ? » est donc ironiquement ionescien (d’autant que Bitcoin, comme Amédée, grandit géométriquement). Le rapport ne cache ni que Bitcoin est « un petit peu l’argent liquide d’Internet » ni qu’il incarne « ce vieux rêve de l’internet, une monnaie électronique ».

Amédée

Notre ouvrage La Monnaie Acéphale y est abondamment cité, et pratiquement présenté comme une référence. Même si, comme les auteurs en sont présentés comme des propagandistes de Bitcoin, on suggère dans une note en page 21 que la présentation faite en dix pages la même année par Arvind Narayanan (assistant à Princeton) et Jeremy Clark (assistant à la Concordia Institute) est « plus académique ». Ce qui n’empêche pas dans la note placée juste en dessous de citer les Echos et même Vanity Fair

Mais ne refusons pas notre plaisir : le « sulfureux Bitcoin », comme le « grand méchant loup » est désormais intégré au récit dans une place centrale et n’est plus l’apanage des criminels mais le sujet d’étude d’une « communauté de passionnés d’origine diverse, où les spécialistes de l’informatique, de la cryptographie et de l’algorithmique côtoient ceux de la finance, de l’économie, du droit, de l’histoire ». Le Cercle du Coin, d’ailleurs bien représenté durant les auditions de France Stratégie, est décrit comme « probablement le plus emblématique » de cette passion.

A noter que la controverse écologique a le mérite de ne pas se centrer sur les chiffres extravagants de Digiconomist et que les dénonciations de la « bulle », quand bien même elles viennent de sommités, sont mises en regard de la valeur d’utilité (actuelle ou à terme) des jetons, même si on aurait pu souhaiter une réflexion plus profonde sur ce qui constitue leur valeur.

Le Chapitre 3 aborde la « trust machine », sans que le caractère infalsifiable de la blockchain soit réellement questionné. De ce fait la rubrique des usages « notariaux » laisse un peu sur le lecteur sur sa faim, celui sur « l’Internet de la valeur » paraissant plus séduisant, malgré la revue des difficultés qui n’en élude qu’une, celle qu’induit le frottement fiscal tant que les transactions entre deux jetons cryptos restent susceptibles de taxation même s’ils ne font pas apparaître de liquidité en monnaie légale. Et soudain, au détour d’un intertitre surgit « le retour au galop du bitcoin » certes assorti d’un point d’interrogation. Le lecteur se voit rappeler qu’en définitive, le jeton (précieux) est la clé de voûte du bâtiment où l’on longe tous ces rêves. Avec une mise en garde que nous pourrions signer des deux mains : « pour séparer le bon grain de l’ivraie et bénéficier des seuls effets souhaités des Blockchains, il ne suffira pas d’essayer d’interdire ou de contrôler le bitcoin » d’autant que, pour filer la métaphore, peu de bon grain monte vraiment en épi malgré l’enthousiasme des entrepreneurs et de leurs sponsors, pour un nombre de raisons assez élevé que le rapport liste opportunément.

Ayant pointé les difficultés qu’ont encore les cryptomonnaies à s’interfacer avec le monde réel (sans ajouter, comme nous nous le permettons ici, qu’une part de ces difficultés pourraient être aplanies par ceux-là mêmes qui les désignent comme des faiblesses) l’étude en vient au chapitre 4 à l’hésitation qui saisit les pouvoirs publics. Le cas de la Banque de France est une illustration saisissante et pour qui sait lire entre les lignes, la citation d’un texte de son Chief Economist donne une idée des contorsions et du vertige de l’institution : « Même dans le cas extrême et très improbable où de la monnaie digitale de banque centrale avec des attributs de dépôt serait émise et où le public l’adopterait massivement, le rôle des banques dans la distribution de crédit, bien que s’exerçant dans des conditions plus difficiles en raison d’une moindre information directe sur leur clientèle, ne devrait pas être gravement compromis ». Plus concrètement, la note pointe la convergence qui se fait jour autour d’une régulation raisonnable, qui donnerait notamment un cadre à ce qui doit en avoir un : la fiscalité (on regrettera que l’échantillon soit établi de manière à suggérer un taux de l’ordre de 25%, ce qui paraît douteusement compétitif) ou la comptabilité. Le rapport n’hésite pas même à souligner que « la relation avec les banques et le manque d’expertise des pouvoirs publics deviennent néfastes ». Dont acte.

La conclusion pointe un dilemme : « Deux scénarios sont envisageables : ou bien encadrer suffisamment les Blockchains existantes ; ou bien favoriser le développement de nouvelles infrastructures plus sécurisées. À ce jour, il est difficile de trancher le dilemme : le rapport recommande donc de mener de front les deux stratégies de ‘’maîtrise’’ des blockchains existantes et d’accompagnement de l’émergence de nouvelles solutions. ». On pourra regretter que, malgré la présence de nombreux scientifiques lors des auditions, le choix ne soit pas fait plus résolument en faveur de cette deuxième solution, surtout quand il existe des solutions françaises et des avantages compétitifs à la clé.

Les 7 recommandations qui forment le 5ème chapitre sont assez sensées même si certaines risquent (mais c’est la loi du genre) d’apparaître comme des vœux pieux. Quand on lit que l’on va « développer les usages des blockchains en s’appuyant sur un groupe à compétences transversales, à l’intérieur de l’État » on se dit qu’un inventaire de ce qui existe « à l’intérieur de l’Etat » pourrait amener quelques doutes, d’autant que le problème est cruellement mis en relief 3 pages plus loin. Quand on lit qu’il faut « définir et contrôler les règles de reporting applicables aux places de marché » on ne peut s’empêcher de songer que la surveillance des acteurs français ou opérant en France ne sera pas une tâche harassante. 
Au delà, c’est la légitimité même de l’Etat pour faire le job qui peut paraître relever d’un biais identitaire chez les rédacteurs du rapport, et d’un tropisme culturel proprement français. Que le laboratoire de réflexion sur les échanges centralisés soit structuré autour de la Caisse des Dépôts (fondée en 1816) et que la cellule d’accueil des startups soit logée chez un régulateur paraît tout naturel à nos élites. Nous pensons que ça ne l’est pas, du moins pas sans examen ni sans un profond aggiornamento numérique de l’Etat et de l’administration.

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77 - Ce qui est sérieux et ce qui l'est moins

By: Jacques Favier

J'ai déjà traité à plusieurs reprises du jeu, univers natif des premières monnaies qui furent décrites comme virtuelles. J'avais abordé l'an passé dans Enjeux la réflexion du médiéviste Jean-Michel Mehl (« il est exceptionnel que le jeu soit gratuit (...) même dans le jeu enfantin, il est facile de déceler, sous les apparences de la gratuité, l’espérance d’une victoire comme la crainte d’une perte ou d’une défaite, définitive et humiliante ») et bien plus tôt dans Monnaie pour rire l'idée d'un rapport que tous les enfants connaissent bien entre la monnaie et l'univers où l'on fait semblant, voire la fête des fous.

Podcast

Je reviens sur ce thème en diffusant ici le podcast réalisée en mars par Jeanne Dussueil (Globaliz) et au cours duquel Madame Laure de Laraudière, députée représentant « le présent » et moi-même parlant pour « le passé » commentions une dystopie future présentée par le conteur Thomas Guyon.

Dans un futur pas si lointain, nous suivions dans ses tribulations et ses angoisses un individu qui avait tout d'un travailleur acharné sauf que.. pour lui travail n'existait plus si ce n'est dans l'univers d'un jeu video. Gamification la chose est déjà partout présente. Jeanne Dussueil demandait donc à Madame de la Raudière ce qu'en diraient les politiques (le jour où... plus tard ? trop tard?) et à moi ce qui pourrait bien, alors, d'après les enseignements du passé, servir de monnaie.

On pourra écouter le podcast ici (après avoir lu ce billet ... et avec nos interventions à partir de la sixième minute pour ceux que le genre dystopique ennuie...)

Les points d'accord ou de convergence entre la « députée geek » et « l'historien provocateur » ont été assez nombreux. Quant à la gamification de l'économie j'en ai d'abord cité quelques exemples dans le passé :

  • la construction des pyramides, sans doute mue par des considérations sacrées ou politiques, peut quand même être perçue comme un emploi donné à la population pour lui éviter l'oisiveté, mère de tous les vices ; quelque chose de parfaitement inutile par rapport à nos besoins naturels, mais que chacun accomplit avec un grand sérieux (pour rappel les coups de fouets c'est seulement dans Asterix !)
  • l'économie des « messes pour le salut des âmes » qui, elle, est à la jonction de ce monde (les prêtres sont bien payés en espèces sonnantes et trébuchantes, en monnaie réelle comme diraient nos autorités) et d'un autre monde, l'au-delà si bien nommé dans lequel ils accomplissent, avec un honnête niveau de sérieux, des tâches précises visant à procurer à des tiers défunts mais parfaitement identifiés des avantages virtuels pour continuer de parler comme nos régulateurs.

un jeu antique et inutile

Là où j'ai pu me montrer réellement provocateur, c'est en ajoutant que l'économie du KYC et de la compliance (qui représente désormais une part substantielle des recrutements dans le secteur financier et une cause non négligeable de la hausse des coûts refacturés) est en tout point comparable. Arrêterait-on demain toutes les diligences (les demandes de facture EDF, les appels pour demander à mes 4 enfants le nom de jeune fille de leur mère etc) il ne se passerait rien de tangible, si ce n'est - comme l'arrêt de la construction des pyramides - un chômage technique pénible pour les travailleurs concernés.

J'ai d'ailleurs repris cela sur un billet publié sur LinkedIn et que l'on pourra lire ici :

La vérité, c'est que l'on assiste autant à une gamification de certaines choses sérieuses qu'à une workification de choses futiles, inutiles et tristes.

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76 - Nolite te auctoritates...

By: Jacques Favier

dame de coeur d'après une création d'EstarisBitcoin serait toujours un truc de geek et dans la pratique un truc de mec. Si bien des évidences factuelles tendent à le faire croire, je suis de ceux qui pensent depuis longtemps que la présence féminine doit être recherchée et valorisée, et que l'excuse commode selon laquelle il y a traditionnellement peu de copines passionnées par la technologie est fausse et dangereuse à plus d'un titre.

Au-delà d'un point de principe - la techno comme la monnaie sont affaires de tous - je pense qu'une démarche spécifiquement féminine doit être mise en valeur en ce qui concerne l'usage des monnaies décentralisées, ou plutôt que la réflexion menée depuis plus de deux siècles par les femmes pour construire leur émancipation est potentiellement riche d'enseignements pour ceux qui veulent inventer une monnaie sans sujétion.

Commençons par ce qui est un peu trivial. Même si les choses s'améliorent (oh combien lentement) il y a encore bien trop peu de jeunes femmes dans les hackatons, dans les amphis ou dans les auditoires de nos conférences, dans nos forums et dans les meet-up de notre Communauté.

Au début de certains repas du Coin il m'arrive de préciser que notre but n'a jamais été de former un gentlemen's club. Malgré des invitations largement lancées en direction des amies ou des profils féminins rencontrés au cours de nos diverses activités, il n'est pas toujours possible d'avoir une convive par table. Pourtant, les attitudes justement dénoncées par un article récent du NYT n'ont pas cours dans nos événements et celles qui nous fréquentent semblent apprécier ces rencontres.

Je ne crois pas que les femmes soient moins intéressées par la technologie. Serait-ce pourtant le cas qu'il resterait le point de savoir si elles sont moins intéressées par la monnaie et le paiement.

Une étude déjà ancienne de CoinDesk cherchant qui étaient, en juin 2015, les utilisateurs de bitcoin répondait qu’ils étaient jeunes (25 à 34 ans), pale, techie and male (à 90%). Malgré l'explosion du nombre de bitcoineurs au niveau mondial, les (rares) études sur ce thème ne permettent pas de percevoir une réelle amélioration, certaines affichant un taux extrêmement inquiétant de 4% de femmes seulement. Une chronique canadienne sur CBC s'en est récemment émue, souligant que cela pouvait réellement constituer un signe inquiétant.

Le poids des femmes (courses alimentaires quotidiennes et « shopping » festif) est énorme dans les actes d’achats, surtout en transactions unitaires. Avec ou sans Lightning Network, Bitcoin ne sera pas une monnaie sans les femmes.

Venons-en à ce qui touche au changement paradigmatique que constitue Bitcoin. Il y a un rapport profond, aussi ancien que l'Humanité, entre la monnaie et la langue. Or certains linguistes, comme Gretchen McCulloch, l'écrivait en 2015, pensent que ce sont les filles (jeunes) qui inventent et renouvèlent la langue, créant jusqu'à 90% des innovations. Parce que, comme l'avancent Deborah Cameron et d'autres, elles auraient une plus grande sensibilité sociale, des réseaux plus étendus, voire un avantage neurobiologique en la matière. Si tout cela est vrai, sans jeunes femmes parmi nous, Bitcoin pourrait se retrouver un jour vieux sans avoir jamais été adulte.

Marie Laurencin

Il y a cependant des relations bien plus profondes entre celles et ceux qui supportent Bitcoin et pensent que les monnaies décentralisées sont une part de leur liberté, et les femmes qui ont lutté pour leur émancipation et savent que cette lutte ne s'est point achevée en un glorieux jour de proclamation.

Nous avons tous entendu cent fois que les femmes ont dû attendre jusqu'en 1965 pour avoir un compte en banque (sans l'autorisation de leur mari) et à dire vrai cela me fait toujours sourire. Parce que ce poncif suggère qu'elles attendaient cela depuis des siècles. Il y a fort à parier qu'elles n'ont attendu que quelques années, et qu'en 1965 bien des maris n'avaient pas eux-mêmes de chéquier : la bancarisation massive débute plutôt vers 1967. D'autre part (et même si la loi de 1965 donne aux femmes d'autres libertés) cela assimile le fait d'avoir un compte en banque (et non des espèces dans sa poche) à une forme de liberté. Ce qui mériterait examen. Et il pourrait y avoir bien plus grave !

The Handmaid's taleEn 1985, la romancière et universitaire canadienne Margaret Atwood écrivait son roman The Handmaid's Tale qui met en scène un futur dystopique épouvantable dans lequel les Etats-Unis vivent un cauchemar théocratique de type wahhabite mâtiné d'enfer policier façon URSS. Avec un petit avant-goût prophétique de Patriot Act. Le sort des femmes y est particulièrement horrible.

Ce livre d'anticipation qui ignore les téléphones mobiles ou Internet est pourtant devenu un roman-culte de la cause féministe et a été récemment brandi dans de nombreuses manifestations hostiles à la remise en cause des droits des femmes par le président Trump, puis porté à l'écran en 2017 dans une série télévisée (en français La servante écarlate).

Voici un court extrait montrant comment, concrètement, un piège peut se refermer sur les femmes, mais aussi sur les ennemis, sur les autres. Ou sur vous.

Et la formule latine qui sert de titre à mon billet ? Les curieux liront (note en bas de page) ce que signifient, ou ne signifient pas, les quelques mots latins que l'héroïne trouve dans un recoin de sa geôle, inscrits comme un message secret. Ceux qui ont déjà suivi la série comprendront ce que je veux dire : Ne laissez pas les autorités vous ...

Une formule de Simone de Beauvoir devrait être méditée par tous ceux (hommes et femmes) qui refusent la forme spécifique de sujétion quotidienne et de censure potentielle que représente la monnaie administrée et centralisée : « N'oubliez jamais qu'il suffira d'une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. »

Ce que les femmes nous rappellent, c'est que nos droits ne sont jamais acquis. Une autre figure « féministe », Léon Blum, était également un grand inquiet sur le chapitre de la pérennité de nos libertés. Comme la grenouille dans l'eau qui chauffe, nous nous endormons bercés par les discours sur nos valeurs républicaines, notre civilisation et notre état de droit. Nolite te auctoritates...

Blum

Pour aller plus loin, sur le mock latin de Margaret Atwood :

même pas latiniste

  • voir ici en anglais l'histoire de cette étrange formule, avec une interview d'un universitaire de Cornell University par Vanity Fair...
  • et là en français un article de haute linguistique d'une universitaire lilloise !
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75 - La confiance par décret ?

By: Jacques Favier

On parle maintenant de Bitcoin, au sommet même de l'État, comme d'un facteur de risque systémique (face à des trillions de monnaies légales et des ploutillons d'actifs régulés ou non, mais gérés par des gens du système). Façon de dire que cette expérience menacerait le système financier mondial. Mais l'essentiel de la littérature sur ce fâcheux bitcoin émane encore, du moins pour celle qui est prise en compte par les régulateurs, les politiques et les journalistes, de ce système financier lui-même. Et ceci ne choque personne. C'est comme cela : quand une banque s'estime victime d'un de ses employés, le juge choisit cette même banque comme experte, et il faut des années pour que cela pose des cas de conscience à certains.

La fonction de régulation appartient en théorie à la puissance publique. Ce qui la fonde en droit, c'est à la fois la sécurité de l'État, celle de la population, et la nécessaire confiance de celle-ci dans celui-là. On régule donc largement (et sous des vocables divers : régulation, supervision, contrôle, normalisation, homologation...) les produits financiers comme les médicaments, les communications électroniques, les jeux en ligne ou les voitures à moteurs. Mais toujours avec les mêmes mots: confiance et sécurité.

Or si la sécurité est un fait que l'on peut cerner par des mesures objectives (quand elles ne sont pas manipulées) la confiance est un sentiment humain. A priori on ne peut pas la décréter, pas davantage que l'amour ou le respect, par exemple.

le vaccin monétaireDans une double page publiée en janvier par le Monde diplomatique, la journaliste Leïla Shahshahani a abordé à travers les vaccinations obligatoires, le débat confisqué sur un sujet qui me parait nous concerner de façon patente.

Je m'empresse de dire que je n'ai pas trop d'idées sur la question, parce qu'en soi les histoires médicales m'ennuient. Mes enfants ont été vaccinés.

Ce qui m'intéresse ici, ce sont la confiscation d'un débat, l'instauration d'une prétendue « confiance » par la coercition, les erreurs et les dérives qu'un tel système rend fatales.

En quoi cette vaccination obligatoire peut-elle intéresser ceux qui suivent l'actualité de Bitcoin ?

  • En ce qu'il s'agit d'un système (la santé publique) auquel il est pour notre sécurité pratiquement impossible d'échapper comme il est pratiquement obligatoire d'avoir un compte en banque.
  • Mais aussi en ce qu'il s'agit d'un secteur qui, comme le système monétaire, n'est régulé finalement que par lui-même, c'est à dire par personne en fait.

Ce qui m'a frappé, dès la fin du premier alinéa de l'article, c'est le sentence presque comique par laquelle la ministre des Solidarités et de la Santé, la docteur Agnès Buzyn assume pleinement une posture proprement ubuesque : « La contrainte vise à rendre la confiance ».

Quand on a fini d'en sourire, on peut se demander s'il ne faut pas en trembler. Évidemment le propos est tenu par une scientifique, ministre d'un Etat de droit. Serait-il proféré par l'un de ces dictateurs grotesques que la télévision exhibe toujours à bon escient pour nous faire sentir la chance que nous avons de sommeiller en paix dans un semblant de social-démocratie, on en ferait presque un motif d'intervention humanitaire.

confianceSur le fond, on notera que le Conseil d'Etat ayant fait injonction au Ministère de faire en sorte que les parents qui le souhaitaient puissent vacciner leur progéniture avec un vaccin simple (DTP) sans adjonction de 3 souches non obligatoires, on a préféré changer la loi et décider qu'on mettrait 11 souches. On aurait aussi bien pu changer la Constitution, puisque, selon une autre parole forte d'une grande démocrate (Madame Touraine) « La vaccination, ça ne se discute pas ». On sait depuis Monsieur Valls que la liste des sujets exclus des champs de la réflexion, de la discussion, voire de la simple curiosité, a tendance à s'élargir.

Comme, hélas, il reste des esprits retors prêts à discuter de tout au vain prétexte que nous serions nés libres et égaux et vivrions dans une démocratie où la souveraineté émane du peuple délibérant, les mensonges d'Etat tiendront lieu d'argument. « Des enfants meurent de la rougeole aujourd'hui en France » déclare ainsi tout en finesse le premier ministre, oubliant de préciser que ce seraient justement ceux que leur déficit immunitaire rendrait non vaccinables.

En fait de sécurité, c'est la peur que l'on instille, jusque dans les couloirs du métro, avec des images où l'on ne sait s'il s'agit d'un labo ou du siège de la Stasi...

la stasi médicale

En l'absence de tout débat réel (en demander un c'est déjà se faire mal voir), seuls des médecins généralistes auront estimé totalement disproportionnée la privation de collectivité pour les enfants non vaccinés au regard de risques « inexistants ou infinitésimaux ». Mais un ministre ne va tout de même pas échanger avec des toubibs de quartier...

une petite piquereLe problème d'une confiance imposée par la coercition, même emballée en grande cause et ficelée de mensonges, c'est qu'elle est peu efficace, et que son inefficacité la mine régulièrement : la frénésie de vaccin contre l'hépatite B dans les années 1990 a débouché sur le feuilleton de sa responsabilité dans des cas de sclérose en plaque ; la médiocre efficacité de la mobilisation de 2009-2010 contre la grippe H1N1 (6 millions de doses utilisées sur les 94 millions de doses payées aux labos) a mis en lumière des contrats que le Sénat lui même considéra comme d'une légalité douteuse ; l'utilisation du Pandemrix fut ensuite officiellement mise en cause comme coupable de cas de narcolepsie...

Une part notable de la population continue donc à ne ressentir qu'une médiocre confiance, malgré des non-lieux jugés suspects et les débats trop clairement faussés. Mais les laboratoires prospèrent et il n'est pas interdit de penser que ce soit là l'essentiel.

Sur la forme, de mauvais esprits noteront justement l'imbroglio de conflits d'intérêts, chez des membres médecins voire chez le président du Comité d'Orientation, et même chez certains ministres. La journaliste du Monde diplomatique ne s'étend pas sur ce qu'on désigne communément comme un mécanisme de capture du régulateur. Je n'en dirai donc pas davantage, ce qui m'évitera de paraître indélicat, ou d'être poursuivi en diffamation.

Ce que l'on appelle en anglais la regulatory capture est une théorie économique qui a un gros mérite : elle se vérifie empiriquement pratiquement chaque année à une occasion ou une autre. (j'ajoute quelques semaines après la rédaction de cet article une amusante démonstration empirique, à lire ici)

unregulatedC'est un Prix "Nobel" d'économie appartenant à l'école de Chicago, Georges Stigler (1911-1991) qui l'a théorisée. Mais ceux que la langue anglaise ou la théorie économique rebutent n'ont qu'à suivre les grands procès qui suivent les grands dérapages...

Les mots de réguler, régulation, régulateurs reviennent comme un mantra dans tous les discours publics. Cependant, de scandale du Mediator en scandale Volkswagen, on voit toujours les mêmes ficelles. Il est prudent d'aller prendre chez Stigler la vraie mesure de ce qu'est la régulation.

Concluons en revenant explicitement à Bitcoin.

Il est fort douteux que la régulation, confiée à des autorités très proches à tous égards du secteur bancaire et financier classique, ne produise autre chose qu'une défense tatillonne du secteur bénéficiant déjà de la plus forte protection imaginable (au même niveau que l'industrie nucléaire) contre les nouveaux entrants.

Il est donc frustrant que les autorités politiques n'imaginent guère d'autres voies d'action politique sur une innovation majeure que la régulation, qu'elles n'organisent pas de rencontre ou de concertation sans que les représentants des autorités de régulation ne représentent la majorité du tour de table.

Enfin il est inquiétant de voir que les médias participent de la même confusion, en présentant sans distance critique les régulateurs comme des experts, quand bien même il s'agit d'une innovation qu'ils sont bien moins soucieux de comprendre que de combattre.

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74 - Blockchain, un passé monumental

By: Jacques Favier

Pour Laurent

Il en a été le premier émerveillé, le chercheur qui un soir de ce début d'année a posté sur la messagerie privée de notre Cercle du Coin les mots suivants « Je ne m'attendais pas vraiment à ça, mais là je ne vois pas d'autre moyen que de dédier à Jacques Favier la dataviz que je suis en train de faire sur le PoW de Bitcoin ».

Guizeh, ce paysage qui m'est évidemment si cher, surgissant ainsi dans une nuit d'études sur la preuve de travail et la cryptographie. Une merveille du monde numérique !

gizeh

le mining shield original en échelle linéaireIl y a évidemment un effet artistique dans cette présentation égyptienne. Le graphique original est carré. On lui a fait faire une rotation de 45°. L'axe des abscisses commençant en janvier 2009 et s'achevant en décembre 2017 est donc sur la pente gauche, l'axe des ordonnées remontant le temps entre ces mêmes bornes se retrouve sur la pente droite.

temps en secondes pour miner un bloc passé

La couleur indique le temps en secondes correspondant pour miner l'ancien bloc. Plus la couleur est chaude plus cela prend de temps: ainsi le jaune correspond aux 10 minutes traditionnelles de bitcoin.

Je cite les explications de Laurent Salat : « Cette visualisation essaie de répondre à la question : combien de temps cela prendrait-il à un mineur possédant 100% du hashrate à une date donnée (identifiée sur le côté gauche) pour reminer un block créé dans le passé (identifié sur le côté droit) ? » Question toute orwellienne, en somme...

Le chercheur nous fait visiter son graphe comme un vrai guide touristique : les petites pyramides vertes, qui évoquent si bien les pyramides des reines, correspondent dit-il « à des périodes où la croissance du hasrate a stagné avant de brutalement augmenter. Le point rouge n'est pas la chambre mortuaire cachée de Pharaon mais une rare période où le hashrate a diminué (les blocks passés avaient reçus plus de PoW que les blocks plus récents). On voit aussi sur la gauche un point où le bleu nuit atteint quasiment la base. Cela correspond à un autre évènement de l'histoire de Bitcoin, à savoir la publication le 11 juillet 2010 d'un article qui a entrainé un influx massif de nouveaux utilisateurs, multipliant le hashrate par 4 et augmentant le nombre de blocks minés durant quelques jours, et c'est cette augmentation brutale du hashrate qui explique la baisse soudaine du niveau de sécurité des blocks précédents ».

Evidemment, l'effet pyramide provient aussi d'une seconde option graphique : la forme triangulaire elle-même tient à ce que la question de départ portait sur la sécurité de la blockchain, sur l'impossibilité de réécrire les blocks passés. Cela étant, note le chercheur, il pourrait être amusant de faire le calcul inverse et de chercher à connaître le temps nécessaire pour réécrire des blocs dans le futur.

« En gros, ce que dit ce graphe, c'est que dans un mode de croissance continue du hashrate, la sécurité de bitcoin repose principalement sur la Preuve de Travail des blocks les plus récents. Une fois cette couche percée, les blocks plus anciens offrent peu de résistance».

Tout en remerciant le chercheur de la dédicace qu'il me faisait de son étrange paysage, je l'interrogeai pour savoir si ma compréhension était exacte : la plupart du temps, en effet, on présente la connaissance du passé comme utile pour comprendre le présent et préparer le futur. Avec citation de Churchill à l'appui. Or il présentait ici, me semblait-il, un modèle où c'est le présent qui défend l'intégrité du passé.

Et c'était exactement cela. Dans un mode de croissance ininterrompu du hashrate, la preuve de travail du présent sert de bouclier aux blocks du passé. Un bloc miné en 2009 présenterait individuellement peu de résistance à un ASIC de 2017. Rien de vraiment nouveau dans cette constatation, si ce n'est que l'image en donne une illustration concrète.

Tandis que je commençais de rêver après ce test de Rorschach imprévu, d'autres membres du Cercle présents à ce moment sur la messagerie notaient que si la conclusion suggérait des fondations « fragiles », la représentation en pyramide donnait l’impression d’une base solide ; que l'image montrait aussi clairement que la présence de nombreux full nodes était effectivement la seule protection contre une réecriture profonde de l’histoire ; et aussi que, malgré tout, à terme, le passé finirait bien par devenir plus fort que le présent, parce que sans doute il y aurait un jour le moment historique où pâlirait la loi de Moore avec les 20% de hashrate supplémentaires par mois... ce qui faisait évidemment polémique.

Ce que Laurent Salat avait fait surgir par accident, Pierre Noizat l'avait déjà évoqué explicitement : l'idée que les grands monuments du passé avaient pu constituer en leur temps des formes de preuve de travail : « Le réseau Bitcoin héberge une preuve de travail monumentale dont la fonction de salle des coffres numérique justifie le coût de construction. Avant elle, beaucoup d’institutions politiques ou religieuses ont utilisé des preuves de travail physiques, parfois inutiles, souvent majestueuses, comme les pyramides des Pharaons ou les cathédrales, pour témoigner de leur capacité phénoménale à mobiliser les énergies des sujets et des croyants ». La comparaison a d'ailleurs été reprise par Andreas Antonopouos : « Les pyramides se dressent aujourd’hui comme un témoignage de la preuve de travail de la civilisation égyptienne. Bitcoin est le premier monument digital de preuve de travail de dimension planétaire ».

La Blockchain est trop souvent présentée comme une sorte de grand livre de comptes ou d'enregistrement. Cette présentation un peu plate est particulièrement en usage chez ceux qui ne veulent ni de bitcoin ni d'aucun jeton précieux, et doivent donc s'épargner la coûteuse dépense du hash. Mais en vérité rapporter la dépense énergétique aux transactions, comme cela est fait de façon polémique, est un non-sens. En vérité la Blockchain n'est ni une technologie, ni un registre. C'est un monument.

La Blockchain est un monument numérique, non matériel. J'avais montré, à partir d'une promenade dans la cathédrale d'Amiens, comment un labyrinthe tracé au sol pouvait aussi avoir fonctionné, jadis, comme preuve de travail spirituel autant que physique et comment, ironie du sort, c'était aujourd'hui un monument virtuel (le labyrinthe de Reims) qui fournissait le logo de tous les monuments historiques de France.

La Blockchain est un monument que l'on visite, en dataviz, en imagerie 3D, et même en imagerie musicale. Un monument, c'est quoi ?

virtuel

En latin monumentum vient de monere. On trouve cela dans les dictionnaires étymologiques qui précisent aussitôt que le verbe monere signifie d'abord remémorer. Le monument par excellent c'est le tombeau, la pyramide de Guizeh, le mausolée d'Halicarnasse... mais aussi le monument aux morts d'un village, aussi humble soit-il. Le monument est tourné vers le passé.

MonetaCe qu'il y a d'amusant c'est que le même verbe monere signifie aussi (c'est son second sens dans l'ordre donné par Felix Gaffiot) avertir. Sens qui donne le nom de Moneta, la déesse qui a pour symbole l'oie et dont le temple abritait les volailles qui sauvèrent Rome en caquetant pour prévenir de l'approche du danger. C'est dans ce temple que furent frappées les premières pièces qui en prirent le nom de monnaie. La Monnaie, par ce passé enfoui, est tournée vers le présent immédiat, celui du danger qui rode. Lien étrange : le trésor du présent est toujours conservé enfoui sous un monument : temple de Moneta à Rome, Hôtel de Toulouse (Banque de France) à Paris. Et quand on veut représenter la force de la Blockchain, surgit soudain une pyramide !

Ce monument est à la fois historique (du passé) et dynamique (du présent).

Deux chercheurs du Laboratoire d'Humanités numériques de l'EPFL, Frédéric Kaplan et Isabella di Lenardo, viennent de publier un article sur le négoce des ancêtres. La passion généalogique est aussi vieille que l'histoire. Mais la mise en réseau des rameaux que chaque généalogiste peut reconstituer a fait surgir une forêt. Dans les Archives, généralement publiques et pratiquement gratuites, certains minent bénévolement, par passion de l'histoire familiale, ou par passion religieuse comme le font les Mormons. Mais des entreprises ont vite saisi l'émergence d'une nouvelle forme de capital, que les deux chercheurs désignent comme capital généalogique et dont ils expliquent que sa spécificité vient de ce que « la valeur de chaque arbre est d'autant plus grande qu'il peut être mis en relation avec d'autres arbres ». Ainsi le groupe MyHeritage, en rachetant des entreprises qui possédaient chacune des petites bases de données en a construit une dont la valeur excède de beaucoup le total des bases achetées. Jolie illustration de la loi de Metcalfe ! Le « grand arbre de l'humanité » se retrouve approprié par quelques entreprises, qui peuvent tout aussi bien l'exploiter auprès des généalogistes... que de le revendre (cela s'est vu) à des laboratoires pharmaceutiques.

Gideon Kiefer. – « Reconstructing a Memory » (Reconstruire un souvenir), 2014

Voici qui recoupe bien des réalités que nous connaissons, mais aussi bien des interrogations que nous avons. Notez que cette œuvre illustrant l'article de Kaplan et Lenardo aurait pu servir à illustrer un article sur « la technologie Blockchain » ! Bien sûr il s'agit ici de centraliser une information disséminée, mais on y voit aussi le travail présent augmenter la valeur du patrimoine passé. À partir de bouts d'informations éparses dans des centaines de milliers de registres (rien que pour la France) on a construit un monument, « l'arbre de l'humanité ». Comment aurait-on su en un instant, sans cet énorme travail du temps présent protégeant le passé, que Jean d'Ormesson et Jean-Philippe Smet descendaient tous deux de Jean de La Malaize et de son épouse Marie Smaele de Broesberghe, qui vivaient quelque part vers Namur au 15ème siècle ? Voici nos ancêtres infiniment traçables désormais dans ce grand livre de l'humanité. Naturellement, ils sont faux, et quelques tests ADN amèneraient à relativiser la chose, mais juridiquement ils sont parfaits. De toute façon, quelle valeur auraient ces pauvres morts sans notre vivant désir ? Là aussi le présent défend le passé.

C'est peut-être la raison qui a provoqué un récent et quelque peu dérisoire scandale en Allemagne. La radio a répété en boucle durant 2 jours qu'une église romane venait d'être détruite à pour permettre à RWE, propriétaire du plus gros parc de centrales à charbon d'Europe, d'extraire plus de lignite et à Madame Merkle de continuer à crever ses quotas en maintenant l'emploi d'un bassin minier où sont ses électeurs. Un drame du minage, en somme ! On pense bien que la chose m'a inquiété...

Erkelenz-Immerath

Or l'église d' Erkelenz-Immerath était un monument sans grande valeur, datant du 19ème siècle et déconsacré selon les formes requises par l'église catholique. Que, dans un temps aussi laïque que le nôtre, la destruction d'une banale église de village suscite des commentaires horrifiés jusque hors des frontières, que des jounraux français, anglais, italiens aient rivalisé d'erreurs de style, passant du néo-roman au roman, évocant une église historic pour un journal anglais, voire antica dans Il Messagero, et confondent finalement le 19ème siècle avec le 12ème (soit la reine Victoria et Richard Coeur de Lion, pour faire simple...) me suggère que c'est moins la destruction d'un lieu saint que celle d'un monument chargé de sens, quelqu'il soit, qui suscite la réprobation.

Il y a en réalité une relation milénaire entre les monuments, le sacré et l'argent.
Les premiers trésors sont logés dans les temples des dieux (dont celui de Moneta) et les temples sont une garantie monumentale. Est-ce pour cela que le subtil mais pessimiste Bilal a fait évoluer ses propres Immortels dans une pyramide où, se laissant corrompre par le goût tout humain du jeu, ils se livrent à de sordides transactions ?

la Pyramide des Immortels de Bilal

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73 - Genre Venus

By: Jacques Favier

L'épisode suscité par la célèbre Nabilla Benattia met en perspective divers enjeux qui sont apparus, avec un air de plaisanterie, dans une lumière finalement assez déplaisante.

Au départ, un petit film, que tout le monde a vu et dont je transcris quelques phrases.

Danae par Chantron 1891« Les chéris, je sais pas si vous avez entendu parler du bitcoin, genre cette sorte de nouvelle monnaie virtuelle… Et en fait je connais l'une des filles qui travaillent avec un trader qui sont à fond dans le bitcoin. C'est un peu la nouvelle monnaie, genre la monnaie du futur. Et donc en fait je trouve que c'est assez bien. Et comme en ce moment genre c'est grave en train de se développer, ils ont créé un site (..) ça vous permet d'apprendre à utiliser le bitcoin. Voilà, je crois que c'est le bon moment, ça commence à peine à se développer, et je pense que c'est le moment de s'y intéresser un petit peu. En fait, même si vous y connaissez rien ça vous permet de gagner de l'argent, sans y investir beaucoup, genre vous y investissez des petites sommes, genre moi j'ai dû mettre à peu près 1000 euros j'ai déjà gagné 800 euros, mais vous pouvez faire beaucoup moins ».

Y avait-il vraiment de quoi faire entrer en ébullition la cryptosphère, l'Internet, puis l'AMF, maladroitement relayée par Libération, le journal des jeunes de 77 ans?
On a un peu envie de remarquer qu'elle dit plutôt moins de sottises que bien des journalistes spécialisés, et que son incitation à un investissement pédagogique est assez prudent. Comme l'a courageusement noté le directeur de l’hebdomadaire du Point, jeudi sur France Inter, cela signifie que le phénomène commence à toucher le grand public et qu'on doit se réjouir que quelq'un porte enfin la chose sur la place publique. « En revanche, vous entendez souvent des politiques en parler, du bitcoin ? Jamais, ou presque. Est-ce qu'ils comprennent ? à mon avis, pas souvent (...) Eh bien celle qui porte le sujet sur la place publique, c’est Nabilla Benattia. Puissent les politiques l’écouter, et se saisir enfin, de ce phénomène tout sauf anecdotique ».

Alors d'où vient le scandale ?

Parlons d'abord de la forme : une publicité à peine déguisée sur une cible douteuse?

Certes Nabilla Benattia s'exprime ici sur un réseau social ouvert aux tout jeunes adolescents qui ne sont pas une cible appropriée pour des placements risqués ou non, même si les enfants peuvent voir les publicités automobiles diffusées par la télévision sans précaution particulière à l'égard de ceux qui n'ont pas l'âge de rouler.

Certes elle fait la promotion d'un site Internet qui vend une formation pour les personnes intéressées par la cryptomonnaie, formation qui nécessite de souscrire un abonnement alors qu'elle assure que « c'est gratuit ». Mais si l'on doit compter tous les liens prétendant mener vers des téléchargements gratuits et qui en trois clics amènent l'internaute à la page payante, on va remplir un Bottin. Les internautes, même jeunes, connaissent la vie...

Certes, la justice pourrait entamer une procédure pour publicité déguisée contre celle qui, dans sa vidéo, ne mentionne pas explicitement le caractère publicitaire de son message. Là encore, il y aurait un fort risque de paraître vouloir « faire un exemple » quand des centaines d'autres « influenceurs » oublient allègrement les recommandations de l'ARPP sur la communication publicitaire numérique malgré les foudres brandies depuis longtemps par la Répression des Fraudes. Est-ce propre au numérique ou à Nabilla ? Je n'ai jamais entendu un journaliste rappeler que tel ou tel grand expert économiste présenté à l'antenne comme professeur à Paris I ou à Paris II siège aussi, en toute indépendance et pour rendre service, sans doute, chez David de Rothschild ou chez son cousin Edmond,

Maintenant, redescendons sur terre. Quand Nabilla Benattia s'enlise dans ses explications (« Ils ont un site qui est sûr (...) honnêtement ils ont plus de 85% de taux de réussite, donc en gros, ils ne se trompent pas, quoi ») quel est l'adolescent d'aujourd'hui, même benêt, qui n'a pas compris qu'elle fait de la pub ? Même les pré-ados savent bien que si Norman et Cyprien gravitent aujourd'hui dans l'orbite de Webedia (Monsieur Ladreit de Lacharrière, qui ne possède pas que la Revue des Deux Mondes et qui s'y connait en « relations ») cela n'est pas étranger à des considérations de monétisation de l'influence qu'ils exercent. Je ne dis pas qu'ils approuvent. L'opération de rachat de Mixicom par Wabadia avait au printemps 2016 suscité de vifs débats. Mais ils savent !

Genre ?

Il y a dans La Vénus à la fourrure de Polanski (oui, je sais...) une scène où le metteur en scène (Mathieu Amalric) qui n'en peut plus d'entendre Wanda ( Emmanuelle Seigner) balancer de manière compulsive le mot « genre » pris fautivement ici comme un adverbe à chaque phrase, se fait moquer par elle. Parce que, lui, il égrène des « pour ainsi dire » légèrement désuets. Il s'enquiert donc de ce qu'il faut dire aujourd'hui à la place de « pour ainsi dire ».

Personne ne s'est gêné pour signifier à Nabilla qu'elle n'était pas à sa place. L'opinion de dizaines d'experts qui n'ont pas lu le quart de l'article Bitcoin sur Wikipedia, les rires de ceux qui pouffent sur les plateaux en assurant que l'on n'y comprend rien, coupant au besoin la parole de celui qui semblent savoir avec des « oh là là on n'y comprend rien! », l'arrogante paresse de ceux qui tranchent que « c'est une folie complète ce truc », les comparaisons absurdes, les invectives, les bidouillages de ceux qui ne savent plus s'ils détachent Bitcoin de la Blockchain ou la Blockchain du Schmilblick ... tout est légitime, tout à droit à l'antenne. Mais pas la parole de Nabilla assurant que c'est genre la monnaie du futur.

Si elle le dit, c'est forcément du grand n'importe quoi nous assure (dans un français, à tout prendre, guère différent de celui de la jeune personne) un vieux briscard de syndicat bancaire. « La vulgarité et la bêtise en cadeaux additionnels » relance un banquier pourtant populaire. Ces gens là ne peuvent rien dire quand Bill Gates, Richard Branson, Marc Andreesen ou Al Gore leur expliquent que Bitcoin c’est révolutionnaire, et que c'est beaucoup mieux qu’une monnaie. En général ils n'en sont pas informés, parce que les propos positifs ne sont pas relayés. Et si par hasard ils le sont, ça ne les convainc en rien. Mais un vieux fonds de servilité les maintient dans leur bouderie. Alors que si une jeune femme si différente des critères de leur monde à eux dit à peu près la même chose dans sa langue à elle, ils peuvent se lâcher.

Et l'illégitimité de cette jeune personne rebondit immédiatement sur Bitcoin. Comme il s'agit de coller à la phase ultime de la bulle, qui serait celle de l'arrivée des idiots (alors même que tout annonce l'arrivée des fonds d'investissemens) Nabilla devient la preuve vivante de l'effondrement conceptuel et financier de « ce truc ». C'est définitivement le moment de vendre. Qu'elle conseille d'acheter permet à tout un tas de couillons de conseiller de vendre. A croire que des cartes de CIF ont été distribuées au petit matin dans leurs boites aux lettres. Nabilla c'est mieux que le cireur de chaussure de Rockefeller (ou de Joe Kennedy plus personne ne sait), mieux que le chauffeur de Joe Kennedy (ou de Rockefeller, tout le monde s'en fiche) mieux que le barbier (cette version existe aussi), mieux que toutes les petites gens qui, en se contenant au fond de répéter ce qu'ont dit la veille les demi-instruits, offrent à ces derniers l'occasion de rire un bon coup à la santé des travailleurs manuels et des classes populaires.

Tous les journaux se sont crus obligés de citer le twitte de l'AMF. Nabilla vivement critiquée, recadrée, taclée, j'en passe. Notez bien que le message de l'AMF n'étant pas destinée @nabilla (elle a un compte public) et ne faisant que citer #nabilla (j'imagine que celui qui a la main sur le compte twitter de l'institution comprend la différence) doit être destiné aux ados accros à Snapschat. Ils sont certainement très nombreux à suivre l'AMF.

Venus au miroir à Anvers, Rubens d apres TitienAu demeurant, au « Y'a pas besoin de s’y connaître » de Nabilla, l'AMF en répondant par un « restez à l’écart » aussi puissamment argumenté, se met à peu près au même niveau, celui de gens qui usent de l'argument d'autorité que confère notoriété ou position sociale mais qui n'ont pas le courage d'approfondir la question.

Depuis Monsieur Valls, on sait que nos élites ne souhaitent pas trop que les gens essayent de comprendre.

Venus

Sur les réseaux et messageries, la goujaterie vient renforcer le mépris de classe. En pleines séquelles de l'affaire Weinstein, on reste confondu de ce que l'on peut lire sur LinkedIn, dans le déluge d'articles et de commentaires que des responsables encravatés ont consacrés à ces 3 minutes de Snapschat. Il y en a qui comprennent certaines choses tellement lentement qu'ils feraient mieux de ne pas moquer Melle Benattia. Les riches assonances du mot bitcoin font merveille chez des consultants informatiques dignes de personnages de Houellebecq. Les plus délicats des cadres outragés par cette jeune femme sont ceux qui se contentent de demander si elle se croit dans un cabaret.

La Vénus à la fourrure

On sent quand même vite une sourde saloperie de mâles rancuniers derrière tout cela. Bien sûr, on a compris que Nabilla, cette femme sans éducation, annonçait le jugement dernier d'un Bitcoin « qui n'en finit pas de mourir » (j'ai lu ça tel quel). Cela n'en fait pas la femme perdue du 17ème chapitre de l'Apocalypse. Ce que révèlent les références plus ou moins discrètes aux usages que cette jeune femme pourrait faire de son corps, c'est, au-delà d'une frustration charnelle un peu pathétique, la risible frustration du monsieur qui se dit qu'il est trop tard pour profiter de l'aventure. Il n'y a que ceux qui n'ont pas acheté un bitcoin en 2014 ou 2015 pour calculer sordidement ce qu'ils auraient dans leurs poches s'ils en avaient acheté mille en 2012. Comme s'ils avaient l'once de courage pour cela !

Pour ainsi dire

En conseillant à ses fans l'achat de 1000 euros de bitcoin, elle mettrait donc la société française au bord du gouffre. C'est la moitié de la mise moyenne annuelle d'un français sur deux dans des jeux de hasard qui ne font pas honneur à l'esprit humain, même s'ils sont sous la coupe de l'Inspection des Finances. Est-ce qu'il n'y a ni drame social lié au jeu d'argent, ni publicité pour y inciter ? C'est ce que semble soutenir un rapport d'enquête parlementaire (de 2005) : « votre rapporteur est parvenu à la conclusion que jamais l'Etat ne pousse à développer le jeu pour alimenter ses caisses, au terme de ses recherches et de ses recoupements dans ce domaine qui relève de l'éthique. L'Etat semble tenir, au moins dans ce secteur, un langage assez pondéré et se placer en promoteur sincère d'un développement compétitif, certes, mais responsable ». Rien à voir, donc, avec le grossier tapinage (le mot n'est jamais employé innocemment) de Melle Benattia.

Celle-ci n'aurait aucune capacité intellectuelle ? Est-on bien sûr que la personne qui débite des conseils dans les agences bancaires de quartier s'exprime dans une langue plus recherchée ou avec des arguments mieux étayés ? Aucune importance me dira-t-on,puisque c'est pour placer des produits maison, offrant toute garantie.

Quand il s'agit de séduire les petits bourgeois, la grande finance se prive-t-elle d'user du charme plus que du raisonnement ? Ceux qui ont vécu la fin des années 1980 se souviendront des procédés utilisés pour draguer « l'actionnariat populaire». Paribas exhibait l'Orangerie de la rue d'Antin sur fond de prouesses vocales de Barbara Hendricks : toutes choses mieux assorties aux goûts de la classe dirigeante que le peignoir rose de Nabilla, mais sans guère plus de rapport avec l'étude d'une opportunité d'investissement. Suez voulut alors montrer qu'il s'agissait de réfléchir. En faisant appel à une vraie star, pas à une starlette:

En quoi, mais en quoi, ce message est-il différent de celui de Melle Benattia?

Les actionnaires de Suez ont bu le bouillon. Un bide devenu un cas d'école. Le slogan « réfléchissez » revint comme un boomerang sur les stratèges de l'argent et de la communication. Madame Deneuve, elle, alla jusqu'à se dire « choquée par la méchanceté des journaux, et surprise que les dirigeants de Suez ne réagissent pas pour la protéger ».

En 1993 (seconde vague de privatisation) les sociétés en quête de pigeons corrigeaient le tir, les experts en communication ayant le cuisant souvenir des dérapages antérieurs, comme le notait le journal les Echos eux-mêmes. On n'avait pas encore songé à parler de « Blue Chips Nation », mais on n'allait pas tarder à inventer le « placement de père de famille ». Aider les grands patrons, ça c'est du bon risque ! Financer les découverts de fin de mois de l'Etat en collaboration avec des banquiers «Spécialistes en Valeur du Trésor », ça ce sont des choses nobles auxquelles on peut penser en se réveillant le matin.

Les propos de la classe dirigeante sur Bitcoin ne constituent pas un apport à un débat d'idées mais des sarcasmes de concurrents auxquels il convient peut-être parfois de répondre comme tel. Genre Vénus...

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72 - Pipeau

By: Jacques Favier

pour Adli

Le temps de Noël est celui où l'on raconte aux enfants des histoires, notamment des histoires de marchandises arrivées jusqu'à eux sans qu'ils aient la moindre conscience d'un paiement, ce qui est aujourd'hui l'ambition ultime de tout le commerce. Comme je l'ai noté récemment, les économistes aussi racontent facilement des histoires, moins pour illustrer leurs théories sur la monnaie, l'investissement ou la dette que pour asseoir dans l'esprit du citoyen des fragments d'un discours de domination. Les tulipes, et les autres histoires des économistes sont des paraboles issues d'un fait historique mineur ou incertain, voire faux, mais qui est passé de livre en livre en changeant de signification selon les besoins des siècles, avec cependant une constante : ces histoires servent toujours à faire la leçon.

des histoires pour les enfants

En ce sens, elles sont exactement comme les contes et les légendes que de siècle en siècle on a racontés aux enfants. Il y en a une que j'ai toujours adorée, et que je me suis amusé à décortiquer ici, c'est celle du Joueur de flûte de Hamelin. Une histoire de promesses non tenues, d'incertitude sur la monnaie, de séduction et de mensonge.

S'agit-il vraiment d'une vieille légende ? Avant d'aborder le fait historique précis qui serait intervenu un jour il y a fort longtemps dans une petite ville de Basse-Saxe, puis d'en venir en fin de texte à Bitcoin, j'ai songé que le délicieux Père Castor rappellerait à nombre de mes lecteurs leur petite enfance, et aux plus âgés leurs joies de jeunes parents. Autant replonger un instant dans les joies de l'enfance, même s'il ne s'agit pas forcément d'enfants ici.

Revenons à l'histoire, car c'en est une, en ce sens qu'il y a quelque chose qui est vraiment arrivé.

d'après un vitrail de l'église d'Hamelin, gravure de 1592Un manuscrit du milieu du 15ème siècle le rapporte sans fioriture:  en 1284 le jour des saints Pierre et Paul, le 26 juin, 130 enfants nés à Hamelin furent emmenés par un joueur de flûte au vêtement multicolore jusqu'au Calvaire près de la Colline et ils furent perdus . Un vitrail disparu de l'église d'Hamelin figurait la scène, dont une copie fut heureusement dessinée vers la fin du 16ème siècle.

Au 16ème on émit l'hypothèse que ce flutiste pouvait être Pan, ou le Diable. Les rats enrichirent ce qui devenait une légende. Mais l'humanisme critique était également à l'œuvre : on vit plus tard émettre l'idée que les enfants seraient en réalité des pauvres, sans doute émigrés en Transylvanie. Telle sera l'opinion des frères Grimm, qui compilèrent une bonne dizaine de sources.

L'antique légende telle qu'on la rapporte aux enfants ne date donc pour l'essentiel que du 19ème siècle ! Sur ce que peuvent symboliser les costumes du mystérieux musicien (vert puis rouge), les rats, les enfants ou la colline, il existe une littérature interprétative trop importante pour que je puisse seulement tenter de la résumer. Le mythe s'avère bien plus fécond que celui des tulipes, forgé en gros à la même époque. Les histoires d'économistes sont finalement bien... pauvres !

Voici ce qui attire mon attention. Le musicien d'Hamelin n'est pas un joueur de flûte pour faire danser les villageois, c'est un joueur de pipeau, on dit aussi d'appeau. Son savoir-faire est de piper, c'est à dire tromper les oiseaux comme on dit aussi piper les cartes au jeu. En anglais on l'appelle d'ailleurs the pied piper, le pipeur bigarré. Pour autant, peut-on dire qu'il triche ?

Le joueur d'Hamelin ne triche pas. Il séduit. C'est le bourgmestre (l'autorité) qui triche et ment. En matière de monnaie, ce n'est pas une première...

Ce qui m'a mis la puce à l'oreille c'est la subsititution des kreutzers aux florins initialement promis. Je me promettais de faire un peu de numismatique. Seulement... on ne trouve rien sur ce point dans les chroniques qui ont fondé la légende !

  • Dans le plus ancien récit anglais, celui du flamand Verstegan (1605) il est dit que l'accord se fit, mais qu'ensuite on argua de ce que nul ne croyait alors la chose possible, et qu'après coup on lui donna farre lesse.
  • Un autre récite anglais, celui de Nathaniel Wanley (1687) ne donne aucune précision : la promesse a été faite upon a certain rate et ensuite quand le ''piper" demande ses gages il se les voit refuser.
  • Dans le texte des frères Grimm, qui fait aujourd'hui figure de texte canonique, la chose n'est pas mieux précisée.
  • florins de Florence et StrasbourgC'est finalement chez le romantique anglais Robert Browning que les premières précisions apparraissent. Dans son Pied Piper of Hamelin, le joueur demande 1000 guilders (au vers 95) mais on lui dit ensuite que c'était in joke et on ne lui propose après coup que 50 (aux vers 155 à 173). Mais on ne roule encore le malheureux joueur que sur la quantité de monnaie, non sur sa qualité. Ces guilders, en allemand gulden, sont le nom générique de pièces d'or qu'on appelle "florins du Rhin", depuis que la ville de Florence en a initié la frappe en 1252. On voit ici un de ces florins à fleur de lys de Florence, et en dessous un "florin" de Strabourg, que j'ai choisi pour plaire à Jean-Luc, histoire qu'il continue à relayer mes petits délires. Revenons à Browning : il a considérablement étoffé le récit, et c'est de lui que vont partir au 20ème siècle les auteurs pour la jeunesse.
  • Dans la Librairie rose de 1913Dans un petit album de la Librairie rose de Larousse, publié en 1913, avec un texte  adapté de l'anglais  par un professeur de l'école normale d'Amiens, MF Gillard, le récit se fonde clairement sur le poème de Browning. Mais les 1000 gulden promis deviennent 1000 couronnes, et ce qu'on offre au joueur ce sont 100 marcs. Ces indications n'ont pas grand sens : la couronne ne peut faire référence à aucune monnaie médiévale précise (et surtout pas d'or!). Quant au marc, c'est une mesure de poids dont l'adoption comme nom de monnaie est très postérieure à l'époque des faits narrés. Couronnes et marcs sont en 1913 des mots "contemporains". Ceci indique qu'ils ont au moins un sens pour les contemporains.


florin de Lubeck, milieu 14ème siècleCurieusement donc, c'est dans le récit que Paul Gayet-Tancrède alias Samivel (1907-1992), rédige et illustre en 1948 pour la série des Albums du Père Castor que l'on trouve reprise l'idée d'un parjure du bourgmestre jouant sur deux monnaies différentes de l'époque... à condition de ne pas être trop exigeant sur les dates. Si l'épisode de Hamelin se situe en 1284, il peut y avoir des florins en circulation. En voici un émis à Lubeck, ville hanséatique comme Hamelin, au milieu du 14ème siècle. Pour le Kreuzer, la vérité oblige à dire qu'il ne circule guère avant le 16ème.

Quel est le rapport de l'une à l'autre pièce ? Difficile à dire. A Strasbourg, quand les deux monnaies circuleront, soit sensiblement plus tard (disons vers le 18ème siècle) le rapport est de 1 à 60. Au fait, la ville de Hamelin a bien émis sa monnaie. En voici un thaler d'argent frappé vers 1555.

le thaler dee Hamelin en 1555

C'est donc Samivel, juste après Bretton Woods, qui introduit cette tension monnaie forte / monnaie faible et la met en rapport de façon très graphique avec le couple que forment les enfants et les rats.

illustrations Samivel 1948

Et Bitcoin, dans tout ça ? A mon tour de faire comme Jean-Marc Daniel et consorts, de faire servir le mythe à mon propos !

Après la crise de 2008 comme en 1948 après guerre, il y a à la fois trop de peurs (les rats) et trop de monnaie douteuse en circulation. La planche à billet ou le QE, c'est toujours un mensonge pour soigner d'autres plaies. Le bourgmestre triche. Non qu'il ne possède pas d'or, mais qu'il veut le garder. Il y a de la monnaie d'or pour les uns (la monnaie banque centrale réservée aux banques elles-mêmes et à laquelle nous avons de moins en moins accès) et la monnaie en métal moins précieux (la parole des banquiers) pour les petites gens...

Passons au Pipeur. Son métier, je l'ai dit, c'est de séduire. Les gens ont un problème, et lui a la solution. On appelle cela un consultant, de nos jours. Le consultant a deux enjeux : proposer une solution qui plaise (fût-ce en ne touchant surtout pas au problème) et ... se faire payer. Mes amis se reconnaitront aisément.

J'avoue donc qu'il m'est arrivé de songer à Hamelin du temps où l'on vantait à toute heure la  technologie Blockchain ... Tous ces banquiers assis sur leur monnaie, mais incapables d'en céder trois rondelles pour entendre la vérité sur Bitcoin, furent si prompts à suivre n'importe quelle petite musique promettant, grâce à  la technologie qui est derrière  encore des économies, encore des bénéfices.

Et on ne les revit jamais, jamais dit le petit dessin animé. Pas sûr. Samivel après d'autres laisse supposer qu'ils sont arrivés quelque part sous la montagne (on dirait aujourd'hui just in the middle of nowhere) où ils se repaissent de la petite musique. La Blockchain sans jeton et sans ouverture s'est avérée être une grotte où les POC tournent, tournent, tournent...

samivel 5

Pour aller plus loin :

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71- Un texte original

By: Jacques Favier

S'il faut reconnaitre des mérites à la note intitulée Les implications macroéconomiques du Bitcoin et rédigée par M. Paul Mortimer-Lee, chef économiste pour le marché américain chez BNP Paribas Securities, on commencera par se réjouir de lire enfin un texte issu de l'intérieur du système, non de ses retraités, fournisseurs, obligés et stipendiés, et dont l'argumentation est conduite avec raison, sans tulipes ni ponzi. On y trouvera quelques phrases au contraire bien réjouissantes !

Mortimer Lee

Le second succès à souligner est d'avoir, pour un texte de deux pages, fait déjà tellement tourner le moulin à paroles chez des dizaines de journalistes dont rien n'indique qu'ils aient eu accès au document original et des centaines de commentateurs qui auraient souhaité une lecture directe et non celle de l'article du Telegraph et des innombrables copier-coller de celui-ci dans la presse généraliste comme spécialisée.

On peut s'interroger sur la confidentialité intentionnelle ou non d'un document qui n'est apparemment ni tout à fait secret ni réellement accessible. Plusieurs lecteurs ont assuré l'avoir cherché en vain. J'en ai demandé par mail, dès lecture de l'article du Telegraph, une copie à la chargée presse de la Banque, mardi 21 novembre à 7 heures du matin. A cette heure je n'ai pas eu de réponse. Mais comme je le rappelle souvent, le mot grec historia signifie enquête, et l'on ne se forme son opinion que sur des documents originaux...

J'espère donc satisfaire la curiosité de nombreux amis et au delà en mettant ici en ligne le document original débarassé de ses legal notices et de la liste des numéros de téléphone de la direction des études (seule chose qui m'ont paru de nature à nuire à nos amis banquiers).

Si le Telegraph citait bien le mot « la seule conclusion qu'il s'agisse d'une bulle ne dit pas qu'elle doit éclater prochainement » mon impression est que son analyse (pour ne pas parler de celles qui ne citaitent que l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'Ours) tendait quand même à tirer les concluions de Mortimer-Lee du côté anxiogène.

D'abord le chief economist le dit d'entrée de jeu : « les bulles, comme la précédente bulle technologique, ont souvent de solides fondements, et dans le cas présent c'est la technologie blockchain. Les cryptodevises sont probablement là pour demeurer ». Quant à l'inflation du cours, il le renvoie dès l'introduction de sa note à l'inflation du QE.

Plaisamment aussi, et pour nous reposer des sornettes pompeuses sur la nature de la monnaie (le monopole régalien magnifié par la signature de Monsieur Trichet sur chaque billet) Mortimer-Lee rappelle que money is what money does, un point qu'il est parfois opportun de rappeler et sur lequel les historiens pragmatiques ne contrediront pas les économistes pratiques. Le système de fiat money se voit, dans sa note, étonnement introduit par le mot « but » et souligné par le mot « currently ». On ne saurait mieux rappeler que ce que certains veulent faire passer pour le dessein du Ciel n'est qu'un état de fait assez récent et sans fondement particulier.

Venons-en au montant limité du nombre de jetons Bitcoin. Là aussi les avant-goûts de la note me paraissent avoir été tirés vers la critique : monnaie limitée, risque déflationiste etc. Ceci appela une réponse au demeurant très fine du polytechnicien Alexis Toulet défendant le Bitcoin, monnaie pour un monde fini, défense à laquelle je souscris largement. Mais le texte original me paraît bien plus ouvert, ne serait-ce que parce que ce montant limité n'est pas présenté comme une erreur ou un complot, mais comme « a brilliant feature by the designers » sans compter le rappel des délires du QE ou des expropriations à l'arrache pratiquées à Chypre.

le telegraphTant et si bien que le paragraphe sur les conséquences monétaires n'occupe guère qu'un petit tiers de la note. Et que l'absence de prêteur en dernier ressort qui faisait le titre du Telegraph n'y apparait que bien discrètement.

Je laisse chacun supputer les raisons de l'attitude de la presse financière. L'opération me semble avoir, les historiens me comprendront, un petit côté dépêche d'Ems !

La note de Mortimer-Lee révèle, notamment sur les conséquences de Bitcoin pour la politique monétaire, des analyses bien plus proches des réponses critiques exprimées par divers bitcoineurs par exemple sur Bitcoin.fr, que des avertissements catastrophiques (serious concerns) par lesquelles on avait voulu la résumer. Les forks sont métaphoriquement comparés à de nouveaux gisements, ce qui n'est pas mal vu.

Ce texte qui s'achève fort philosophiquement par une promesse sibbyline : « a controversial and volatile future looks assured» gagne décidément à être lu en version originale !

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70 - In excelsis (les lauriers et les tulipes)

By: Jacques Favier

Aujourd'hui un bitcoin vaut un peu moins de 200 grammes d'or. Quels grammes d'or, alors, peuvent bien valoir près de 8 bitcoins chacun ?

La dernière feuille de laurier de 1804

Les derniers jours ont été riches (c'est le mot) en révélations de trésors.

A Cluny, la découverte de 2.300 deniers et oboles en argent, en majorité émises par l'abbaye de Cluny, mais aussi de 21 dinars musulmans en or, rappelle opportunément quelques faits qui viennent rogner les éternelles prétentions régaliennes : l'abbé de Cluny bat monnaie dans une première moitié du XIIème qui est pourtant celle de Philipe Auguste, non du roi Dagobert. Et les moines thésauriseurs ne dédaignent point l'or que les Almoravides frappent bien avant que saint Louis ne puisse reprendre la frappe de l'or, interrompue en Occident durant plus de 2 siècles. Même si ces dinars proclament que Muhammad est le Prophète de Dieu, ce qui n'était pas spécifiquement dans ce qu'on appellerait aujourd'hui "nos valeurs".

le dinar et l'écu

En revanche c'est la figure du Christ, Sauveur du Monde, qui vient de pulvériser toutes les estimations et toutes les enchères antérieures. Un thème assez commun en ce début du XVIème siècle, et que Van Eyck et Dürer ont déjà exploité. Mais c'est le seul tableau du maître de Florence encore en mains privées. Qui peut jurer que ce petit tiers de mètre-carré peint il y a un peu plus d'un demi millénaire ne vaut pas le double?

Jésus devant ses juges ?

Enfin le dernier laurier rescapé de la couronne d'un demi-dieu vaut donc depuis ce dimanche 1500 fois son poids d'or, et je n'en suis pas étonné encore que l'objet ait dépassé 3 fois la fourche haute de l'estimation. No limit...

On connait l'épisode. Essayant le chef d'oeuvre de l'orfèvre Biennais, le jeune empereur la trouve trop lourde. " C'est le poids des victoires de votre Majesté" lui répond l'habile homme, qui enlèvera tout de même quelques feuilles, les sauvant ainsi, au passage, de la destruction par les autorités officielles, quelques années plus tard.

Que nous disent ces anecdotes, sur la rareté, la beauté, la valeur... mais aussi sur la valeur des expertises ? Depuis qu'au mois de mai l'envol des cours de Bitcoin a pris un nouvel essor, on a fort naturellement assisté à de nouvelles imprécations d'experts. Cela va de Monsieur Trichet qui estime dans Le Temps qu'une monnaie doit porter sa signature ("J’ai signé tous les billets de banque en euros, j’ai tendance à considérer que cela veut dire quelque chose de garantir la crédibilité d’une monnaie") à tous ceux qui ont mérité un "prix Tulipe" pour avoir brandi ce lieu commun de l'histoire financière sans la moindre compétence historique ni le moindre scrupule financier : d'autres princes d'Ancien-Régime comme Jamie Dimon ou Cyril de Mont-Marin (Rothschild & Cie) sur Les Echos, et puis leurs mousquetaires comme Marc Rousset sur Boulevard Voltaire où il estime que Bitcoin est "un exemple type de la folie spéculative contemporaine", Marc Touati qui tranche sur acdefi.com qu'on "nage en plein délire", Jean-François Faure sur Challenges,... Sans compter le fécond Pascal Ordonneau qui répète tous les 8 jours et dans tous les sens ses trois ou quatre lazzi.

"Ça ne repose sur rien": tout est dit. Même si cela se résume vite à : "ce n'est pas mon système, je ne l'ai pas signé, il n'y a pas de gens comme nous derrière tout cela, vous n'avez même pas la Légion d'Honneur". On peut imaginer que ce sont les mêmes, des hommes d'Ancien Régime, qui ont fondu de rage la couronne de l'enfant prodigue de la gloire.

Et si Bitcoin devenait un objet de collection ? J'ai déjà écrit que l'art est dans la nature de Bitcoin... Celui qui aurait 21 bitcoins ( un peu moins que le prix du laurier napoléonien!) possèderait un millionième d'une chose qu'il peut (dans un régime de liberté d'opinion) considérer comme un trésor inestimable né de l'esprit d'un demi-dieu.

C'est cher ? Oui. C'est le poids des victoires...

la racine de 2Victoires sur qui? Sur les généraux byzantins, la nature réplicable des objets numériques, les centralisateurs, les puissants...

Victoire de qui ? D'un inconnu, certes.

Mais... Qui a calculé la racine de 2 ? Qui a écrit a Bible? Qui a fondé Rome ?

Le Louvre n'est-il pas rempli de trésors anonymes : qui a sculpté la Vénus de Milo ? qui a peint vers 1350 le portrait de Jean II (créateur du "franc")? Qui a peint un siècle plus tard la Crucifixion du Parlement de Paris ? Et encore 150 ans plus tard, qui a peint la troublante Gabrielle d'Estrées ?

Quand les descendants de Trichet, Dimon & Cie auront accumulé des bitcoins, peut-être la valeur de ceux encore "en mains privées (et pseudonymes)" sera-t-elle propulsée à des sommets ? La petite peinture de Vinci a vu son cours multiplié par 3,5 en 4 ans, et par plus de 1300 en 17 ans. Qui peut jurer que le petit laurier s'il repasse en vente ne vaudra pas un million ?

Quel "expert" veut écrire encore une bêtise ? Il reste certainement des prix à attribuer à ceux qui confondront les tulipes et les lauriers...

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69 - Une soupe de 0 et de 1 ?

By: Jacques Favier

Pour Laurent
Ce billet est inspiré par plusieurs échanges entre mon ami Laurent Benichou et moi. Je l'en remercie grandement.

Au début, il y a eu un grand éclat de rire. L'un des plus obstinés contempteurs du bitcoin venait de se livrer à l'une des saillies dont il a le secret en écrivant que le bitcoin « ne doit son existence qu'à une soupe informatique de 0 et de 1 ». A vrai dire, comme l'individu répète en moyenne tous les 15 jours depuis deux ans le même article, nous savions fort bien qu'il nous avait déjà infligé trois ou quatre fois cette image. Pourquoi avons-nous songé cette fois-ci qu'il convenait de l'encadrer ?

Ce Monsieur n'aime pas Bitcoin, soit ! On avait compris. Mais je réalisais que la vraie question, que je posai immédiatement à divers amis, c'était : « est-ce qu'il déteste davantage la soupe ou l'informatique? ». Un fin connaisseur du bitcoin m'a immédiatement répondu. Comme moi, la "soupe" inspirait Laurent Benichou. Nous avons donc réfléchi ensemble...

la e-Sopa de Goya

Nous pensons tous deux que c'est en explorant les images que l'on découvre ce que cachent les raisonnements.

Disons d'abord quelques mots de l'informatique, parce que c'est ici la partie émergée, triviale, de sa haine. Comme toutes les inventions avant elle, la révolution dans l'art de numériser l'information pour la traiter de façon automatisée a laissé sur le bas-côté des visionnaires qui ne l'avaient pas vu venir, des concurrents qui n'ont pu lutter, des rentiers ruinés, des experts dépossédés du prestige que leur valaient leurs savoir-faire antiques. On nous dira que c'est vieux ? Pas pour ceux qui ont commencé une carrière bancaire dans les années 70... En 1984, celui qui entrait à l'Inspection d'une grande banque n'avait pas d'ordinateur personnel ; on auditait les comptes à fin de mois sur des microfiches photographiques. Les PC ne sont pas apparus dans les bureaux pour les patrons, mais d'abord pour les petites mains, ou dans les services techniques, pour faire des moyennes, non pour aider à réfléchir.

Vint Internet. Là aussi, les plus âgés s'en souviennent, il est arrivé dans les bureaux des jeunes avant de parvenir au sommet des hiérarchies. Et encore, en rusant, sous prétexte d'intranet, cerné de firewalls. Même aujourd'hui, des amis banquiers avouent ne pas avoir accès à telle ou telle information parce qu'elle circule sur un réseau social. Et là aussi, il y a eu des cadavres. Des banquiers d'affaires qui tiraient leurs connaissances d'un voyage annuel à New-York, leur aura de trois ou quatre secrets échangés à la chasse ou au golf, leurs inspirations de quelques dîners... Sans compter la rancune devant les fortunes inouïes que se sont construites les vainqueurs.

La meilleure description de ces révolutions profondes, sans lesquelles il n'y aurait jamais eu de Bitcoin, date en fait de ... 1848.

Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée texto : « Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d'idées antiques et vénérables, se dissolvent; ceux qui les remplacent vieillissent avant d'avoir pu s'ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d'envisager leurs conditions d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. »

C'est dire si la haine des 0 et des 1 vient de loin !

Maintenant, qu'est ce que la soupe nous apprend ?
(de quoi est-elle le nom ? comme diraient les penseurs-poseurs).

l'enfance« Mange ta soupe ! » Cette injonction, le Contempteur du bitcoin l'a entendue, comme vous et nous, et elle est restée enfouie dans les terreurs de l'enfance. Le lait maternel a cessé de couler tout seul, et son premier substitut, la bouillie, s'est vite muée en une chose dont ni l'aspect ni le goût ne sont bien réjouissants pour le tout-petit. Avant l'école ou le service militaire, la soupe est la première épreuve de l'entrée dans l'âge adulte. La plupart l'ont dignement surmontée. Mais pour le Contempteur, la Banque était une mère : elle l'a nourrie de l'argent qu'elle fabriquait elle-même, et qui lui paraissait si naturel que tout changement de régime le dégoûte. Bref notre homme est comme le vieux de la publicité qui dit « je n aime pas la soupe et ce n est pas à mon âge que cela va changer ».

On aurait ici un cas navrant de blocage au stade oral, au sein d'une profession financière dont la majorité des membres ne restent pourtant bloqués qu'au stade suivant. Pardon de cette soupe-osition, c'est le billet 69 !

Soupe d'hiver à Paris, Robert GoeneutteExplorons toutefois une autre piste. La soupe est populaire, on le sait. Les personnes bien nées ne trempent pas leur soupe (qui est à l'origine le nom du bout de pain) dans le bouillon, le consommé ou le potage. Elles y vont avec l'argenterie de famille. En outre, le potage c'est ce qui a cuit dans un pot, dans lequel il entre idéalement autant de viande que financièrement possible, selon le principe de la la poule au pot que le bon roi Henri IV nous souhaitait à tous, gueux que nous sommes. La soupe c'est donc le veloute des pauvres, des non-bancarisés, de ceux que la Banque Hervet ou le groupe HSBC laissaient sur la touche... D'ailleurs que vendait-il jadis aux gens du tout-venant, le Contempteur du bitcoin, sinon la soupe bancaire habituelle, celle qui ne change jamais, servie identique à elle-même par les éternels défenseurs de la banque de détail à la grand-papa, ces grosses légumes ?

La « soupe de 0 et de 1 » pour ce bel esprit, c'est du rata pour codeurs, une sous-humanité à la Houellebecq, des gens qui ignorent les beautés d'Aristote et n'ont peut-être lu ni Minc ni Attali, deux penseurs qui pourtant savent bien servir la soupe.

Au vrai, le spectacle de tous les spéculateurs encore plus ignorants que lui de Bitcoin et qui se ruent maintenant à la soupe est trop commun pour cet homme élégant, qui fait mine de les mettre en garde mais doit leur souhaiter secrètement de boire le bouillon. Ce n'est pas un mauvais homme, mais Bitcoin l'énerve, et cette histoire le rend un peu soupe-au-lait.

Mais s'il avait raison, néanmoins ?
Si Bitcoin était effectivement une soupe de 0 et de 1 ?

Sur les 0 et les 1, cela va sans dire, c'est là notre univers. On a déjà commenté sur "La Voie du Bitcoin" ce que dit Mark Alizart sur le caractère philosophique de l'informatique.

Mais sur la soupe ? A ce niveau d'élévation, on ne peut que songer à la soupe primitive, la soupe primordiale de l'expérience réalisée en 1953 par Stanley Miller qui, en mélangeant gaz, réactions chimiques et décharges électriques, se rendit compte qu'il avait fait apparaître des acides aminés primitifs. Autrement dit, une forme de vie ! De la même façon, Satoshi Nakamoto assembla un peu de hashcash, un soupçon de SHA-256, un arbre de Merkle et une généreuse rasade de proof-of-work et vit apparaître un nouveau système de paiement, la pulsation d'un coeur battant toutes les dix minutes...

Prosaïquement, la soupe montre comment un mélange bien dosé peut transformer de nobles saveurs individuelles en délice culinaire. La soupe est un assemblage, en somme, plus qu'une technologie. De sorte que serait immédiatement jugé ballot le premier qui parlerait d'une technologie légume derrière la soupe, ou prétendrait que l'idée géniale c'est seulement l'assiette creuse.

De plus, la soupe est un plat dont seuls les créateurs et les initiés peuvent détecter tous les éléments. Celui qui songe à cela éprouve une illumination en se souvenant des métaphores sur les fonctions mathématiques irréversibles, illustrées par le mélange (réitéré) des couleurs.

Le mélange des saveurs nous indique clairement que le hashage est un potage ! Rappelez-vous : dans notre enfance, la seule soupe amusante, c'était celle à l'alphabet, avec ses messages si riches en entropie ! Et, à la suite d'Andy Warhol, les artistes du bitcoin ne s'y sont pas trompés...

Andy Crypto Soup

Au total, en explorant un mot stupide, nous trouvons bien des choses en somme. Il faut fouiller. On ne trouve pas la vérité en restant à la surface. Le Contempteur qui se répand de billet en billet en répétant invariablement les mêmes imprécations n'est pas forcément démuni d'esprit, mais il manque terriblement d'humilité. C'est ce qui le fait denigrer sans vraiment essayer de comprendre. On trouve dans les débats des développeurs et des usagers cent critiques plus pertinentes que ses moqueries. Et cela permet à tous d'avancer.

Quelques jugements hautains et pompeux, égayés de boutades éculées, ne remplacent pas un peu de savoir-faire. C'est ce que dit Chrysale aux Femmes Savantes de Molière :

« Je vis de bonne soupe, et non de beau langage.
Vaugelas n'apprend point à bien faire un potage,
Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots,
En cuisine peut-être auraient été des sots. »

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68 - La Banque de France et le Moulin du Louvre

By: Jacques Favier

La publication il y a quelques semaines, sous la plume de M. Christian Pfister, haut responsable de la Banque de France et professeur associé à l'IEP, d'un document de travail consacré aux monnaies numériques est en soi un événement important. Si son titre, Much ado about nothing, est adroitement inspiré de William Shakespeare, le lecteur français pourra regretter qu'une institution fondée par Napoléon communique ses pensées en langue anglaise. Qu'on me pardonne ce patriotisme.

Cependant, après un coup de chapeau initial au fonctionnement de la chose - qu'on l'appelle DL (citée 6 fois) ou Blockchain (8 occurrences du mot) - c'est bien Bitcoin (16 apparitions) qui est le sujet de la note, et surtout, malgré de prudentes protestations, l'hypothèse de l'émission d'un jeton numérique fiduciaire par une institution publique. Je ne m'en étonnerai certainement pas, ayant déjà noté il y a bien des mois que « la Banque a les jetons ».

La Galerie dorée revisitée

Le document de travail de Christian Pfister mérite donc une lecture attentive de sa version complète en anglais , lecture que j'ai faite en ayant à l'esprit un précédent historique non sans quelque rapport.

Notons d'abord que la compréhension de la nature du bitcoin (jeton numérique, unité de compte endogène et incentive indispensable dans son système) marque un heureux progrès sur le genre de littérature qui était encore courant il y a peu. Tou cela, pourrait-on dit, est de bon aloi.

Partant de la supposition honnête que l'usage d'une monnaie numérique peut se justifier de bien des points de vue (pas tous malhonnêtes ou imbéciles!) l'auteur examine plusieurs scénarios, tant du point de vue des individus que de celui de diverses sortes d'institutions, pour une adoption croissante de ces monnaies, selon divers degrés d'adoption.

Bien sûr les petits bonbons au cyanure ne sont pas absents du texte : l'existence d'un incentive par jetons y est ainsi décrite comme «un élément inhérent de bulle» tandis que l'absence de rémunération dans les DL semble ne pas poser de problème de sécurité, et que le coût de la distribution, aussi restreinte soit-elle, n'est guère évoqué. Il est toujours amusant de voir des gens de finance ne pas s'inquiéter des coûts.

Mais la privacy est correctement abordée, tant par sa finalité légitime que par la possibilité déjà offerte de la préserver avec les petits bouts de papiers de la Banque Centrale. Ce détail, dira-t-on, pouvait difficilement être éludé.

Ces remarques faites, on en vient aux hypothèses d'adoption et à leurs conséquences sur la politique monétaire.


  • Le scenario "A", restreint, repose sur un usage par les seules institutions financières de diverses DL les amenant à éprouver un moindre besoin de monnaie Banque Centrale.
  • Le scenario "B" voit s'instaurer une cohabitation-convergence entre la monnaie fiat et des jetons numériques régis par des institutions centralisatrices (et si on appelait cela des banques commerciales ?) qui, selon le degré de sophistication de leur jeton, pourraient les faire servir à la gestion des comptes courant ou des dépôts à terme. Encore qu'on puisse supposer comme le remarque l'auteur finement (ou plaidant pour sa paroisse) que les particuliers préfèreront la privacy offerte par le bon vieux cash.
  • Le scenario "C" est celui de l'émission de ce qu'un jargon nouveau désigne comme de la CBDC et que je préfère appeler un jeton cryptographique fiducaire, libellé naturellement dans l'unité de compte légale.

En lisant les sous-variantes du scénario "C" on en vient à se dire qu'il y a une vraie tentation à la Banque de France, qui pourrait penser à cette monnaie crypto-fiduciaire pour rémunérer les dépôts, ou imposer des taux négatifs. Comme le savent toux ceux qui réfléchissent à la chose, une banque centrale est en position... centrale, justement, sur ce sujet d'une (vraie) monnaie numérique. Il reste à gérer avec diplomatie les conséquences d'une telle décision pour les banques commerciales, en soulignant par exemple que cette monnaie crypto-fiduciaire serait une meilleur monnaie de règlement de leurs blockchains consortiales que tous les USC privés dont on nous bat les oreilles (on en conviendra!) tout en niant l'évidente préférence que devrait manifester le public pour ce jeton fiduciaire au détriment des jetons scripturaires privés. A défaut de le démontrer, l'auteur affirme qu'il «ne voit pas de claire raison pour laquelle le public préfèrerait utiliser une CBDC émise par une agence gouvernementale plutôt que celle des banques privées (...) avec lesquelles ils ont des relations de long terme». Government agency pour désigner une banque centrale, je n'aurais pas osé.

Mais la suite de la note (abordant les conséquences quant aux relations entre la Banque Centrale et les banques de la place) tend à laisser penser que le scénario d'une préférence du public pourrait être d'ores et déjà dans les cartons.

En ce qui concerne les conséquences de la montée en puissance de Bitcoin pour la politique monétaire, l'auteur en revient au risque de déflation que son offre limitée ferait peser, tout en notant qu'en réalité son usage restera modeste, sans rappeler (comme je dois le faire vicieusement) que le cours haussier du bitcoin reflète diverses choses qui augmentent, dont justement le nombre de transactions (1) et la taille de son réseau (2).

Au niveau de la cohabitation des monnaies, plusieurs choses me chagrinent :

  • Le document de travail ne semble envisager la cohabitation entre Bitcoin et la monnaie légale (papier, numérique ou en compte) que sous forme de lutte et de volonté de substitution (pour dire que Bitcoin gène - quitte à exagérer ce qui s'est réellement passé à Chypre - mais qu'il ne pourra pas l'emporter). C'est nier la possibilité que Bitcoin se fasse sa « niche » dans le système mondial.
  • Plus profondément encore, l'auteur semble penser que Bitcoin et les monnaies légales jouent sur le même terrain physique (avec des gens, des acteurs, des établissements tous plus ou moins hérités du passé) alors que Bitcoin a son propre terrain de jeu - immense au demeurant : le cyber-espace. J'ai souvent souri de la rage qui prend en France de réguler le bitcoin : y régule-t-on le dollar, la livre, le franc suisse, le rouble ? Ils circulent pourtant (via Visa ou dans des valises) et leur circulation ne concerne éventuellement que la police, au titre de méfaits commis, non de l'instrument avec lequel ces méfaits sont commis. Et si l'on considérait une bonne fois pour toute le bitcoin comme la monnaie de la Lune ?
  • Il n'est nulle part fait mention du rôle qu'une monnaie légale numérique pourrait jouer, sur le territoire où elle circulerait, comme interface avec Bitcoin, son univers et ses richesses. Sans doute ceci est-il une autre histoire, et cette histoire concerne-t-elle les responsables politiques et non la Banque, mais il me paraît vraiment important de la mentionner.

Je vais donc conclure en historien (avant qu'on se charge de me rappeler que je ne suis pas économiste!) et ma conclusion sera résolument optimiste. Quand je lis que «même dans le cas extrême et très improbable où la Banque Centrale émettrait des jetons numériques fiduciaires ayant les attributs de dépôt bancaire, et où le public les adopterait massivement...» ces clauses de style me font penser au Moulin du Louvre !

La monnaie a une histoire qui est financière, politique mais aussi technique. Pendant des siècles, la frappe au marteau régna, bien qu'elle présentât le grave inconvénient de produire des pièces qui n’étaient pas parfaitement rondes, et dont les dessins et inscriptions n’étaient pas toujours identiques.

Au milieu du 16ème siècle, à Augsbourg, on inventa la frappe au balancier, avec une presse à vis inspirée par la presse d’imprimerie. En France, le roi Henri II fit installer une de ces machines dans la maison dite du Moulin du Louvre, à l'emplacement de l’actuelle place Dauphine. Malgré l’opposition des maîtres monnayeurs, attachés à leur routine, il créa la Monnaie du Moulin du Louvre, distincte de la Monnaie de Paris, avec les mêmes attributions que les autres ateliers monétaires royaux.

Monnaies au balancier de Pau frappées par Henri II de Navarre puis sa fille Jeanne d'AlbretCette expérience parisienne fut interrompue par sa mort en 1559. En 1563, un arrêt de la Cour des Monnaies interdisait le monnayage au balancier : le Moulin du Louvre ne pourrait plus fabriquer que des médailles. Un grand classique du genre dans la guerre des Anciens et des Modernes. Mais une simple pause dans la marche de l'histoire.

Dans le petit royaume de Navarre encore indépendant, un autre Henri II, frappait aussi au balancier, et sa fille, la reine Jeanne (mère de notre Henri IV) continua. Comme quoi le progrès peut venir de l'étranger, des marges et ... des femmes ! Que la reine de Navarre soit ici proclamée ancêtre des bitcoineuses !

En 1640, la France (dont les échanges commerciaux étaient alors en excédent...) était inondée d'or espagnol. Louis XIII ordonna la fonte de toutes les espèces d’or et leur conversion en écus du titre et poids de l’écu français de 3,37 grammes à 23 carats. Une simple opération de refonte, pour faire disparaître les pièces usées ou rognées.

frappée au marteau

Mais, insistant sur le besoin d’une monnaie de qualité, le roi ré-ouvrit en douce le Moulin du Louvre, en laissant subsister la frappe au marteau dans les autres ateliers du royaume. En réalité, il s’agissait de rendre opérationnel l’instrument technique de la réforme que l’on préparait discrètement, en veillant à ne pas alerter les monnayeurs traditionnels.

Enfin, trois mois plus tard, et comme s’il s’agissait d’un simple aménagement technique, le roi se déclara résolu à convertir les grosses pistoles espagnoles qui avaient cours dans son royaume, en d’autres pièces d’or du poids mais aussi du titre (22 carats) des pistoles d’Espagne « pour ne pas charger (incommoder) ses sujets », mais sous son nom à lui, et en confiant la tâche à la Monnaie au Moulin...

Certes le roi fit passer cette mesure comme une dérogation exceptionnelle au système monétaire de la France qui était formellement maintenu avec son vieil écu. Le « louis » fut présenté comme un instrument monétaire accessoire, strictement destiné à franciser des pièces espagnoles, pesant le poids de deux écus de France, mais contenant un peu moins d’or pur. En fait Louis XIII venait de créer une zone monétaire franco-espagnole. Le « louis », cette pièce de circonstance, connut un succès et une longévité qui en firent, pour longtemps, le symbole même de la monnaie de France. La fabrication des vieux écus, formellement maintenue en 1640 comme monnayage principal, fut abandonnée dès 1656, et c’est le louis d’or qui resta, jusqu’à la Révolution, la pièce d’or étalon.

frappée au balancier

Il y a dans cette vieille anecdote, me semble-t-il, bien des enseignements. La monnaie doit êtrede qualité, n'en déplaise aux monnayeurs à l'ancienne. Elle doit être techniquement adaptée à l'époque. Elle doit être à même de créer des zones d'échange aisés avec ceux qui apportent ... l'or des Amériques jadis, le bitcoin aujourd'hui.

Un clin d'œil à l'histoire ? Pourquoi ne pas baptiser l'Euro-Crypto-Unit... écu ?

Jean Varin et Louis XIV Jean Varin, chef du Moulin du Louvre, enseigne la numismatique au jeune Louis XIV




Notes: (1) De la fin 2015 jusqu'en mai 2017 le cours du bitcoin en dollar évolue de façon assez étroitement corrélé avec le carré du nombre de transaction (il tourne autour d'un cent-millionième de ce carré).
(2) Coinbase annonce 50.000 ouvertures de compte par jour. A terme, la loi de Metcalfe s'applique aussi à l'extension d'usage que ces nouveaux comptes annoncent. Bitcoin a ensuite connu l'effet de nouveaux moteurs d'accélération, notamment l'arrivée d'acteurs institutionnels et l'intérêt des marchés à terme.

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67 - Les histoires des économistes

By: Jacques Favier

Pour Jean-Luc

Les économistes, quand ils s'adressent à un auditoire auquel ils supposent une intelligence limitée, aiment à invoquer l'Histoire. En soi, il n'y aurait rien à redire. J'ai même tendance à souscrire à l'assertion du regretté Bernard Maris, selon qui il n'y avait dans l'économie que la vérification par l'histoire qui soit sujette à certitude.

Le problème c'est qu'ils racontent bien plutôt des histoires que de l'histoire. Sur une remarque de mon ami Jean-Luc qui tient sur Bitcoin.fr une précieuse chronologie de Bitcoin, j'ai décidé de recenser ici quelques événements historiques fort souvent cités, mais hélas pas comme le passage du Père Noël ou l'apparition de la première dent d'un gallinacé. Ces histoires sont invoquées comme arguments en béton étayants des raisonnements péremptoires. Mais faux... car ces événements n'ont jamais eu lieu. On pourrait leur inventer un calendrier, et selon l'idée du Mad Hatter de Lewis Carroll, célébrer leur non-anniversaire.

Bitcoin  choisi comme monnaie étalon international

Voici donc une leçon d'histoire illustrée comme on le faisait jadis pour les enfants. J'y joins quelques événements qui auraient dû avoir lieu, et dont l'évocation n'est pas sans saveur... Et pour ne pas être en reste, j'en ajoute un : l'avènement de Bitcoin comme standard monétaire en 2050, événement prévu dès 2017 dans l'excellent livre "Bitcoin la Monnaie Acéphale" (double prix Nobel de Littérature et d'Economie en 2018, must read, it's amazing !)

Commençons par le jour fantastique où "ON" a remplacé le troc par la monnaie

images d'un mythe"Progrès de l'échange : La forme primitive de l'échange, c'est le troc" (Evangile selon Frédéric, Les Harmonies Économiques, Sourate IV). Donc "on" invente la monnaie, entre hommes préhistoriques ayant déjà des soucis de traders, comme échanger toute la journée, et des conditions de vie rêvées par un économiste libéral : ni Etat, ni souverain, ni contraintes, ni générations passées (ou futures)... Seulement aucun historien, aucun anthropologue, aucun voyageur ne peut donner un exemple réel de situation de troc antérieur à la monnaie. Nulle part dans le monde il n'a été possible de trouver une économie qui fonctionnerait sur les bases postulées par Adam Smith et pas mal d'autres autres qui extrapolaient en fait ce qu'ils imaginaient être les pratiques des "sauvages" d'Amérique. Mais au travers l'exemple des sociétés amérindiennes, il a au contraire été possible de prouver que le troc et l'échange marchand n'y étaient pas présents avant l'arrivée des Européens.

Tout cela n'empêche ni les manuels scolaires, ni les sites gouvernementaux de propager le mythe du troc primitif, qui permet d'introduire la monnaie comme un instrument neutre, suscité par un besoin spontané de la société elle-même, une pure commodité permettant de fluidifier les échanges.

Sur l'origine de ce mythe, on lira avec intérêt l'article de JM. Servet Le troc primitif, un mythe fondateur d'une approche économiste de la monnaie

Le jour où l'or n'a rien valu

le veau d'orQuand on a suffisamment ferraillé avec un économiste sur le statut du bitcoin pour lui faire admettre la métaphore d'un "or numérique", il se cabre et vous assène ceci : si un jour ni l'or ni le bitcoin n'ont plus la moindre valeur, vous pourrez au moins vous faire des bijoux avec votre or. Les bitcoins, eux, ne vous serviront à rien.

Outre qu'il n'en sait rien, le problème c'est qu'il n'y a jamais eu un seul jour où l'or n'ait rien valu. Souvenez-vous, même en plein désert, dès que Moïse a le dos tourné (il s'entretient avec son dieu virtuel, "sans réalité tangible", sans sous-jacent) le peuple se dépêche de se faire une idole en or et de l'adorer. Donc, justement, puisqu'on peut en faire une idole ou des bijoux, l'or ne vaudra jamais rien. Ça ne prouve sans doute rien en ce qui concerne Bitcoin, mais ça montre la légèreté des dogmes économiques, et l'aplomb effarant des grands-prêtres en charge desdits dogmes...

Le jour où Luther a emménagé à Genève

LutherCelt événement peu connu est une révélation faite en juillet 2019 par l'ineffable Jean-Marc Sylvestre expliquant avec un aplomb inimitable les raisons pour lesquelles Facebook (dont il n'est sans doute qu'usager comme vous et moi) avait choisi Genève pour y installer le Libra, comme Luther y avait fondé la Réforme. Ce n'est pas une simple bourde : les économistes aiment à expliquer, en se fondant sur des souvenirs très approximatifs de Max Weber, que l'Allemagne réussi à cause de ses racines protestantes.

Or l'Allemagne a les mêmes racines catholiques médiévales que la France, et du temps de la RFA les catholiques y étaient même majoritaires. Luther est resté vivre et mourir dans sa Thuringe. En revanche les pères de la réforme genevoise furent largement français : Jean Calvin, Théodore de Bèze et Guillaume Farel. La France n'est catholique que quand cela permet des analyses au lance-pierre...

Il y a donc lieu d'y regarder à deux fois avant de penser que l'Histoire, bonne fille, nous sert "des coïncidences d’événements intéressantes pour comprendre les mutations de l’humanité" pour parler comme JM Sylvestre, qui concluait son article sur de pitoyables divagations assurant que "l’église protestante, c’était le Uber de la chrétienté pour s’affranchir du pouvoir du clergé".

Le jour où une tulipe a atteint le prix d'une maison

le grand diable d'argentJ'ai déjà abordé le mythe de la tulipe sur ce blog, je rappelle seulement qu'il n'y a jamais eu une seule tulipe échangée au prix d'une maison : il s'agissait d'un marché d'options, certes immature, mais tenu par et pour des professionnels aguerris. L'exemple même de ceux qui n'hésitent pas à pontifier aujourd'hui en citant les tulipes.

Pour nous mettre en garde, avec leur bienveillance coutumière, contre notre tendance de petites gens écervelées à spéculer sur du vent, les grands économistes rappellent aussi que nos ancêtres ont donné leurs économies à l'aventurier John Law, dandy débauché et joueur. Au passage, le gaillard fut quand même Surintendant général des Finances. Comme Madoff le maitre nageur... qui fut aussi président du Nasdaq. Bref les crises (et les escroqueries) semblent naître assez souvent au coeur du système pour qu'on ne les impute pas sans examen ni aux marges, ni aux simples.

Le jour où l'on a reconstruit les Tuileries

Les Tuileries avant l'incendie de 1871Dans la vie d'un investisseur, il y a immanquablement un jour où l'on vous présente un produit astucieux (rapportant 5 à 10 fois le taux sans risque) et au demeurant parfaitement légal. Un truc bien clair, genre panneaux photo-voltaïques, résidences d'étudiants, économie sociale et sodidaire... avec quelque part LA PAROLE DE L'ETAT. Sa parole que la chose restera déductible, que la loi ne l'interdira pas, que le sens des mots ne changera pas, etc.

Dans ces cas là, je rappelle placidement que le Parlement français n'a autorisé le gouvernement à détruire les Tuileries en 1882, soit 11 ans après leur incendie, et alors que 5,1 millions des francs (or) avaient été mis en réserve pour leur reconstruction (techniquement possible, les dégâts ayant été fort limités) que parce que Jules Ferry avait présenté la mesure comme la ‘‘seule manière de hâter la reconstruction et de la rendre indispensable’’ et fait la promesse de reconstruire à neuf. Inversement, la tour Eiffel devait être une installation provisoire, on le jura à tous ses opposants. On discuta de sa démolition mollement en 1903, et encore en 1934 quand fut entreprise la démolition de l'ancien Trocadero. La Tour et la CSG (provisoire à sa création en décembre 1990) sont là pour longtemps.

Le dernier jour des "réparations allemandes"

Farce  triste à VersaillesLa désinvolture de la puissance publique n'est pas, consolons-nous une tare franchouillarde. L'État allemand, condamné en 1919 à payer des réparations pour avoir détruit une partie de l'Europe, a obtenu une première renégociation (plan Dawes, 1925) puis une seconde (plan Young, 1929) puis un moratoire (1931) puis tout re-cassé. Le 37ème et dernier versement du plan Young (en 1988) n'a évidemment jamais eu lieu, et on n'en a peu parlé alors... L'Allemagne a tout de même payé le 3 octobre 2010 la dernière tranche du remboursement des emprunts souscrits dans les années 20 pour payer quelques annuités. Depuis, comme on sait, les ministres allemands sont devenus beaucoup plus rigoureux sur le remboursement des dettes d'Etat. Grec surtout.

Le jour où l'inflation a atteint un tel niveau que Hitler est arrivé au pouvoir

propagandeRestons en Allemagne pour ce poncif absolu, cette erreur assidument enseignée dans nos écoles : l'inflation c'est terrible. En Allemagne, il fallait une brouette de billets pour payer le pain, les gens étaient écœurés, désespérés, alors du coup ils ont voté nazi. Je pense que c'est Fritz Lang qui a bricolé ce mythe, entre son premier Docteur Mabuse, le joueur de 1922 (que personne ne regarde mais que tout le monde cite) et le Testament du Docteur Mabuse de 1933, où il ré-interprète le personnage, tout en l'assimilant visuellement au Führer. La période d'hyperinflation allemande (juin 1921 - janvier 1924) correspond au premier film. L'arrivée de Hitler au pouvoir (30 janvier 1933) est concomitante du second. Entre temps il y a eu bien des choses sans rapport évident avec l'épisode précédent. Notamment une crise d'origine boursière en 1929, un substantiel soutien du patronat et une lourde compromission de la droite avec cet aventurier répugnant. On comprend pourquoi tant de gens préfèrent raconter l'histoire comme on le fait !

Le jour où le Général du Gaulle a pris peur d'une monnaie locale

De GaulleIl n'y a pas que les économistes des banques pour inventer des mythes historiques. Les prophètes des monnaies locales complémentaires sont gros producteurs de gentilles histoires à raconter pour émerveiller l'auditoire... ou leur enrober les raisons des échecs. La première MLC de France fut créée en 1956 à Lignières-en-Berry. En tout et pour tout 50.000 francs de l'époque (largement thésaurisés par des collectionneurs). Quand on en parle à un gars du coin (je l'ai fait, au Salon de l'Agriculture) il vous rit au nez : c'était un grosse vantardise du maire-bistrotier local. Mais dans la littérature des MLC on va lire (ici entre autres) que " l’expérience s’est arrêtée, sous pression de l’Etat semble-t-il, qui vraisemblablement a eu peur que le système fasse des émules. Il y a assez peu d’information disponible sur cette expérience, le plus complet étant un article de la revue Silence, qui reprend un article de 1979." On se recopie joyeusement les uns les autres, c'est moins fatiguant que d'enquêter...

Bref la Banque de France aurait tremblé, le Général de Gaulle se serait fâché. La vérité, c'est que les MLC ont droit à toutes les complaisances de la DGFP, à tous les aménagements du CMF et à la bienveillance de tous les députés-maires de France. Mais l'histoire est si belle ! Je l'ai entendue maintes fois, avec des variantes (selon les pays) pour expliquer toujours la même chose : ça aurait dû marcher, c'était trop beau, "ils" l'ont tuée...

Le jour où un investisseur a acheté un bitcoin à un centime

Celui qui a acheté pour une poignée de dollars de bitcoin en 2009 est aujourd'hui multi-millionnaire. On a lu cela vingt fois pour dénoncer cette finance casino, si dissemblable de la bonne finance du système. Le problème, c'est qu'il n'y a pas eu de cours du bitcoin en 2009 et que si les premiers exchanges datent de 2010, même à la fin de 2010 (où l'on avait dépassé le cours à un centime) la plupart des gens qui souhaitaient obtenir des bitcoins en France le faisaient encore de la main à la main. Sans doute le type qui raconte cette histoire n'a pas une idée précise de ce dont il parle ...

☐ ☆ ✇ La voie du ฿ITCOIN

66 - Tulipes

By: Jacques Favier

La spéculation sur la tulipe en 1637 est sans doute le morceau choisi d'histoire le plus souvent invoqué par ceux qui veulent montrer la profondeur de leur ignorance concernant Bitcoin.

Tulipe Mania

De Nout Wellink, ancien patron de la Banque Centrale des Pays-Bas, déclarant en 2013 que « au moins à l'époque on avait une tulipe, là vous n'aurez rien» au patron de Morgan, Jamie Dimon, répétant il y a quelques jours que le Bitcoin était « pire que les bulbes de tulipes » ils sont des centaines de pontifes à avoir assené la chose, complaisamment reprise par tous les faux profonds : il y aurait un demi-million de pages comportant les mots Bitcoin et Tulip sur Internet.

Dès que le cours bondit (en anglais: to leap) cette sottise fleurit. Cela doit bien dire quelque chose du monde comme il va.

La réfutation a déjà été faite d'une comparaison trop savante pour être honnête : car qui se soucie vraiment de ce qui se passait à Amsterdam du temps des moulins et de la Compagnie des Indes Orientales?

Dès 2013, un article de Bitcoin Magazine a critiqué formellement le parallèle. Depuis lors, celui-ci étant réitéré par l'establishment à chaque record ou à chaque hausse sensible de Bitcoin, il devient risible: la crise de la tulipe est un événement non réitéré. Elle ne peut expliquer Bitcoin à la fois en 2013, en 2015, en 2016, en 2017. Bloomberg vient de publier un article expliquant comment Dimon se trompe.

Quoique infiniment hasardeuses, des superpositions de courbes grossièrement effectuées par certaines publications ratent le point essentiel : la courbe de Bitcoin peut, elle, être rendue significative sur long terme une fois tracée sur une échelle semi-logarithmique où la crise actuelle n'apparaît pas forcément comme la plus profonde. La loi de Metcalfe s'applique en tendance à Bitcoin, non aux tulipes. Accessoirement donc la courbe du prix des tulipes n'a jamais connu de nouveau pic. S'il est vrai que celui de Bitcoin peut dévisser de 25% et bien plus en quelques jours (des crises d'adolescence d'un objet encore jeune ?) tous les précédents krachs ont été gommés en quelques mois. Voyez le tableau qui pourra effrayer les coeurs mal accrochés mais qui ne ressemble pas à l'affaire des tulipes.

Venons-en à la comparaison historique et inscrivons la dans sa propre histoire.
Dès 2006 (avant Bitcoin!) un économiste de l'UCLA avait rappelé, dans un article publié par la revue Public Choice The tulipmania: Fact or artifact? qu'il s'agissait, en fait de fleur, d'un marronnier toujours fleuri. Le premier apport de Earl A. Thompson (1938-2010) dans cet article est de reprendre le récit mythologique qui fonde cette histoire de tulipe, et d'en revenir à la réalité historique, sur fond de Guerre de Trente Ans, et à son contexte juridique, qui tient de la manœuvre maladroite sur un marché immature.

L'histoire de la tulipe telle qu'on la raconte avec une assurance hautaine, n'est en réalité pas même une fable d'économiste. Elle provient d'un certain Charles Mackay (1787-1857) journaliste, écrivain et poète écossais, principalement connu pour quelques chansons et pour son livre Extraordinary Popular Delusions and the Madness of Crowds publié en 1841.

Popular delusions and the madness of crowds

Un livre qui vise la folie de la foule (thème typique du siècle qui suit la révolution française! ) et qui sollicite largement les anecdotes utilisées. Car il ne semble pas qu'il y ait eu «folie» et moins encore « foule » dans l'affaire qui secoua un peu Amsterdam en 1637. Seulement, réputer que l'homme de la rue est idiot et dénoncer l'aveuglement des foules, c'était si élégant au 19ème siècle...

Mackay n'a pas fait ce qui pourrait être qualifié de recherche historique critique. Il a recopié des pamphlets de religieux calvinistes qui, au 17ème siècle, voyaient d'un fort méchant oeil le développement de l'économie de marché. Au passage, cela va à l'encontre d'un autre poncif, celui qui oppose le protestantisme capitaliste au catholicisme ennemi de l'argent. Le discours moral contre cette spéculation inspira Breughel le Jeune qui dans sa Satire de la Tulipomania peinte en 1640 représenta les acheteurs de tulipes comme des singes. Une métaphore que les bitcoineurs n'ont pas encore eue à endurer...

Brueghel le Jeune, Satire de la Tulipomanie, 1640

Que s'est-il réellement passé ? La spéculation fut loin de ne porter que sur la tulipe. Si c'est celle-ci que les prédicateurs calvinistes, et Mackay à leur suite, ont cru devoir immortaliser, c'est que la focalisation sur cet objet marginal leur permettait de ne pas dénoncer la spéculation en soi, qui portait tout aussi bien sur le blé. On retrouve cela aujourd'hui dans un discours dénonçant la spéculation sur Bitcoin tenu fort doctement par des gens qui trafiquent de tout du soir au matin.

De même l'emballement de 1637 fut loin d'être le fait de « la foule » comme le dit Mackay en suivant son idée et non les faits. Il fut tout au contraire bien circonscrit dans un milieu de marchands avisés. A partir de 1634, les Français s'étaient mis à aimer les tulipes et à en commander beaucoup. Plantées à l'automne, les fleurs n'étaient livrables qu'au printemps. Ceci favorisa fort naturellement l'apparition d'un marché d'options, lesquelles étaient à l'époque fort simples : versement d'une prime donnant le droit (non l'obligation) d'acheter à terme à prix fixé. C'est ce marché qui s'est emballé, avec une hausse du sous-jacent de l'ordre de 5900%, jusqu'à son éclatement le 6 février 1637.

Il n'y a pas eu de « crise financière » contrairement à ce qui se répète par copier-coller. Personne n'était tenu de lever les options. Je cite l'étude de Thompson : la crise fut «an artifact created by an implicit conversion of ordinary futures contracts into option contracts in an imperfectly successful attempt by Dutch futures buyers and public officials to bail themselves out of previously incurred speculative losses in the impressively price-efficient, fundamentally driven, market for Dutch tulip contracts (...). The “tulipmania” was simply a period during which the prices in futures contracts had been legally, albeit temporarily, converted into options exercise prices».

Le plus drôle, c'est qu'il revint en effet au pouvoir politique de clore l'incident. Une chose que nul n'aime évoquer, mais qui ne fut pas une exception dans la riche histoire des marchés officiels.

Allez... une petite scène culte bien française pour oublier Amsterdam et ses tulipes : Le sucre (1978) avec ici Claude Piéplu, Gérard Depardieu et Jean Carmet. Une histoire vraie (1974) sans le moindre soupçon de cryptographie, mais avec des cours multipliés par 50 sur un marché réglementé...

Malséant de rappeler cette vieille histoire ? Si Bitcoin s'effondrait, l'État ne paierait rien. Pas de « risque systémique ». Voilà une différence notable avec toutes les tulipes, sucres, subprimes et autres spéculations nées au cœur du système et non en ses marges ou dans des cercles alternatifs.

Je ne voudrais pas en rester là. Quelque comiques que soient les menaces du patron de Morgan promettant de virer ses traders s'ils touchent à Bitcoin alors même que sa banque s'affiche parmi les plus gros acheteurs d'Exchange Traded Notes sur Bitcoin (lire ici) et dépose demande sur demande pour breveter par petits bouts la blockchain (qui ne lui appartient point) et forger un bitcoin-privé, ses gesticulations ne disent rien de plus que ce que chacun sait déjà de ces gens-là.

Sans doute ont-ils lu l'étude de Earl Thompson, suivi sa démonstration historique, compris les explications mathématiques sur l'évolution du prix des options de tulipes. Ils ne sont pas (tous) grossièrement incultes. Là n'est pas le problème.

Ce qui est bien plus écoeurant, c'est que leur « Sermon sur la Tulipe » devrait viser au cœur le capitalisme contemporain bien davantage que Bitcoin.

Dans son livre publié en 2013 Le trésor Perdu de la Finance Folle, Jean-Joseph Goux revient sur ce qu'il avait préalablement appelé « l'esthétisation de l'économie politique », ou la « frivolité de la valeur » au siècle des Lumières, annonçant selon lui le capitalisme post-moderne où la subjectivité du consommateur est la source prédominante du prix.

Goux et VoltaireConte pour conte, celui de Voltaire intitulé justement Le monde comme il va est bien plus digne d'intérêt que celui forgé par Mackay sous des oripeaux d'histoire économique. On y voit comment, dans une ville imaginaire qui ne peut être que Paris, le visiteur achète tout ce qu'il lui plait « beaucoup plus cher que ce qu'il valait » à un marchand parfaitement honnête, cependant, puisqu'il lui rend plus tard la bourse qu'il avait oublié par mégarde. Écoutons donc plutôt le marchand de colifichets du conte de Voltaire: « Si dans six mois vous voulez le revendre, vous n'en aurez pas même ce dixième. Mais rien n'est plus juste ; c'est la fantaisie des hommes qui met le prix à ces choses frivoles ».

aliénéDe sorte que la grande question, en matière de tulipes, pourrait bien s'énoncer de la façon suivante : l'iPhone X, même doté de 256 Go, vaut-il réellement 0,42 bitcoin ? La Rolex Oyster Perpetual Date en acier vaut-elle bien 1 bitcoin ? Le sac Hermès Kelly de 30 cm vaut-il vraiment 1,34 bitcoin ?

Non, bien sûr? Eh bien les prix vont baisser. En bitcoin.

De qui se moque-t-on ici ? De nous tous, même de ceux qui ont « raté leur vie » comme disait Monsieur Séguela et n'ont pas accès à ce demi-luxe. Nous sommes maintenant dans un monde où les pâtes à tartiner sont en édition limitée, où les bouteilles de soda ont des séries collectors, de façon à ce que rien ne soit relié à une valeur d'usage mesurable, mais que tout soit tulipe dans nos supermarchés de périphérie urbaine.

J'ai évité jusqu'ici le jeu de mots sur bulle et bulbe, je ne résite pas au plaisir de suggérer cette réponse aux prophètes à tulipes: « mêlez vous de vos oignons, nous prenons soin des nôtres ».

Pour aller plus loin sur les tulipes et sur Bitcoin :

Quelques choses amusantes sur la spéculation (hors tulipes) :

Le récit de la Tulipe le plus indécent : On le doit à l'indécrottable Jean-Marc Daniel, qui avait déjà usé d'une référence historique au Monneron de façon tout à fait grotesque et qui se transforme lentement en historien de bistrot. Le coup de la salade : on dirait du vécu ! En revanche le pauvre Newton , récupéré dans un dictionnaire de citation j'imagine, n'a pas perdu un kopeck sur la tulipe en 1637, mais sur la South Sea en 1720. Bref un placement boursier. Et encore semble-t-il que cette histoire aussi soit largement "sur-vendue", comme je le suggère dans mon commentaire en bas du billet suivant, consacré aux histoires des économistes...

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