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154 - Apocalypse Nerds: No Facho ?

By: Jacques Favier

Avec le sous-titre Comment les techno-fascistes ont pris le pouvoir Nastasia Hadjadji revient sur ses propres pas, chez le même éditeur, même format, mais en duo. Ayant écrit 4 livres de cette manière (voire en trio) j'y vois plutôt – a priori – un gage de qualité : il est, en confidence, très difficile de se relire, et trop facile de se convaincre soi-même de ce que l'on écrit.

No Crypto crispa les cryptos, ''No Facho" fâchera les fachos. La cible a bougé, même s'il faut bien admettre que certains se trouveront à chaque fois dans la zone de tir.

J'ajoute que, comme dans le dernier opus, les exemples, les situations, les discours sont essentiellement américains. Cela me fait une raison de plus de lire le livre l'âme en paix et de façon assez détachée. J'ai certainement bien des travers, mais je ne suis ni américanisé ni américanoïde et je n'ai jamais été  déçu  ni même franchement surpris par ce qui se passe là-bas. Pour le dire crument : j'étais déjà épouvanté sous Bush Père, même si ce temps-là ferait presque figure d'Eden maintenant.

L'ouvrage a déjà fait l'objet de courtes recensions :

  • par Le Monde (qui fonde sa conclusion sur une citation de 2009) et
  • par le blog En attendant Nadeau, qui décrit plus sérieusement comment l'une des forces d’Apocalypse Nerds est sa capacité à décrire la façon dont la production théorique des tech bros est toujours accomplie dans l’objectif de conquérir le pouvoir, mais qui déplore que l’essai pèche un peu dans les voies de sortie qu’il propose.

Il a aussi suscité une interview de O. Tesquet par PhiloMag.

Ce qui suit est donc une lecture plus personnelle, où je développe plus particulièrement les points (religion, Bitcoin...) qui m'intéressent. Vous êtes prévenus !

Commençons par prendre au sérieux ce mot d'Apocalypse. Il n'est pas là simplement dans le sens que lui donne le langage courant, avec beaucoup de napalm et un peu de Coppola, et qui fournit le thème central d'une introduction qui fera tourner les pages aux plus pressés, donnera le tournis aux autres, et en incitera quelques-uns à de longues ballades en ligne.

L'un des traits du nouvel american nightmare, derrière ses premiers rôles de super-héros vieillis, de Jokers botoxisés ou de grands patrons pré-cryogénisés, derrière son armée de nerds, de geeks et sa plèbe de devs, c'est bien, en effet, que ce projet oligarchique de prise de pouvoir par la technique (et la finance) s'énonce dans un délire religieux très particulier.

Hadjadji et Tesquet ne peuvent être critiqués d'avoir choisi cet angle d'analyse et de combat. Encore faut-il rester à bonne distance, se rappeler qu'une forme de religiosité polémique ne rongeait pas moins l'Amérique maccarthyste et qu'en revanche le fascisme dans sa version européenne vintage ne s'embarrassait guère de Jésus et de son gênant message de fraternité, de miséricorde et de douceur. Je ne veux pas suggérer que notre Occident oriental n'ait pas connu jadis de sévères délires apocalyptiques ou millénaristes, mais les ferments en ont été exportés de longue date par divers pilgrims vers l'Occident occidental. C'est de là-bas, où le délire a sévèrement muté, qu'il continue de magnétiser (et d'américaniser) les cervelles les plus réceptives du vieux continent.

Le catholicisme lui-même, aujourd'hui lourdement revendiqué par des gens comme Vance ou Thiel et bien surligné par les auteurs, n'a pas moins (quoi que plus récemment) muté et ne ressemble à rien de connu en Occident oriental : ni aux divers catholicismes politiques post-révolutionnaires (ordre moral, Pétain, Franco) ni aux bricolages vaticans (democristiana etc), ni a ce que vivent dans leur foi les catholiques pratiquants désormais minoritaires, ni à ce que bricolent avec leurs souvenirs les catholiques culturels.

La plupart des catho-braillards américains sont en outre des convertis qui ont encore sous les rangers la boue de leurs terrains de chasse précédents. Ce point n'est pas un détail : il y a des gens (et les fachos en font évidemment partie) qui ont tout intérêt à avancer masqués. De même que certains ont découvert Bitcoin comme une  divine surprise , certains et parfois les mêmes ont trouvé dans des écrits religieux de quoi entretenir le feu de leur enfer mental.

Le lecteur européen pourra être étonné de voir la dimension apocalyptique attribuée dans ce livre non à une lecture de saint Jean mais à une (re)lecture de saint Paul (*). Car il s'agit d'un Paul juif, messianique et eschatologique, tel que réinterprété notamment par Jacob Taubes (**) un esprit fort compliqué, lecteur de Carl Schmitt et dont l'objectif ultime était le dépassement (impossible) de la scission entre le judaïsme et le christianisme, en vue de l’explosion de la société existante : un délire (et une impasse) que l'on retrouve aisément aujourd'hui chez les millénaristes américains.

Entrons dans le sujet. Les auteurs décrivent bien comment dans la Silicon Valley la  croyance en une hiérarchie naturelle des intelligences, doublée d'une morale entrepreneuriale viriliste  a progressivement structuré les esprits, les discours, puis les entreprises elles-mêmes. Tout le monde y adhère plus ou moins à la phrase de Peter Thiel en 2009 :  je ne crois plus que la liberté et la démocratie soient compatibles . Comme on sait, cette idée (débarrassée du fatras religieux) s'exporte désormais fort bien chez nous, d'autant qu'elle jouit de la bénédiction de F. Hayek.

Plus original, le chapitre placé sous la référence au Béhémoth (qui est dans la Bible une force animale mutante, que l'homme ne peut domestiquer) présente le projet de gouvernance par le désordre, le prétendu art du deal qui n'est qu'un trial and error. L'évaporation des mots, le gel brouillon des budgets ne seraient pas l'effet de l'incohérence du techno-fascisme mais seraient à la fois sa nourriture et son fonctionnement organique. Dans le  grand buffet dinatoire  où les techno-fascistes picorent sans ordre ni mesure, les auteurs distinguent à la suite de Timnit Gebru et Émile Torres, la convergence des 7 familles : transhumanisme, extropianisme, singularitisme, cosmisme, rationalisme, altruisme efficace et. longtermisme. L'avant-dernière permet de faire surgir la figure de Sam Bankman-Fried tandis que le rationalisme permet d'évoquer Peter Thiel ou David Sacks. Pour autant le lecteur ne verra pas citer directement Bitcoin parmi les amulettes, les méfaits ou les trésors du Béhémoth. Il ne perd rien pour attendre.

 Coup d'état graduel , préviennent les auteurs : ceci ne concerne toujours pas particulièrement la crypto. Est-ce spécifique à l'Amérique du Joker, quand on voit notre Président (que nul ne regarde en coin lorsqu'il traite les autres d'illibéraux) démanteler les corps de l'État et nommer à peu près son cheval consul, premier ministre, préfet, recteur ou ce qui lui plait. Pareillement pour le travail de sape des fondations. Je suis de ceux qui pensent (comme Galilée) que  là-bas c'est comme ici  non pas hélas par un relativisme moqueur mais parce qu'aucune comparaison ne me rassure sur ce qui se passe dans mon pays.

Donnons cependant ce crédit à la perspicacité des auteurs que là-bas le travail de destruction est confié à des  jeunes hommes, pour certains à peine majeur  mais souvent gros QI, quand chez nous des ministères sont confiés à des jeunes femmes demi-instruites dont le Général De Gaulle n'aurait peut-être pas voulu comme secrétaires : cela ira donc moins vite chez nous. Et que la figure d'un Vance prétendument  hillbilly  et adepte de Girard tout à la fois, mais dont le catholicisme est réfuté par le Vatican tandis que son autoritarisme fait trembler, incarne peut-être l'après Trump. Et que les élites à venir seront là-bas bien peu universitaires et instruites au sens académique du terme.

Le  rêve de la monarchie distribuée  n'a malgré les mots employés (et divers fantasmes féodaux déjà abordés ici) rien de traditionnelle : c'est un césarisme de CEO, un remake d'idées anciennes que Curtis Yarvin est allé piocher chez Taine, avec la conviction que Trump était  de la trempe  de Bonaparte, capable de canaliser les colères et les fiertés pour exercer sa tâche : subvertir le système sans le renverser et installer une  infrastructure invisible, logicielle capable de se propager comme un virus . La technologie est la gouvernance elle-même.

A ce détour, retrouve-t-on Bitcoin ? Rien n'est moins sûr, pour moi. La presse malveillante peut associer autant qu'elle le veut Bitcoin aux Trump père et fils, rien n'empêchera Bitcoin de servir aussi leurs ennemis comme ceux de l'Amérique et du monde libre. Il y a dans le protocole Bitcoin quelque chose qui résistera largement à tout agenda idéologique.

Mais il y a aussi, dans les si nombreux agendas idéologiques évoqués par les auteurs, de façon un peu étourdissante pour le lecteur, un côté foutaise. Je ne parle pas des hommes (Musk déjà en retrait et bougon, Milei un peu tronçonné, Bukele dictateur cool et maton as a service) mais des systèmes de pensée eux-mêmes (miniarchie autoritaire, haut modernisme d'un monde entièrement modélisable) dont il est peu probable que les hypostases durent mille ans.

Il ne me semble pas davantage probable qu'elles s'exportent sur un vieux continent dont les vieux réacs ont eux-mêmes des vieilles traditions trop différentes et dont les jeunes fachos sont loin d'être tous des nerds. Bien sûr, la lecture de X montre combien les  jeunes entrepreneurs  peuvent adorer Musk et Trump, et Netanyahu en prime. Mais même dans son sommeil M. Bolloré ne voit pas Jésus accueillir Charlie dans son ciel sucré ; même munie d'une hache en place de tronçonneuse Mme. Pécresse ne participe guère que de la ladrerie bourgeoise ; et même le patron de l'AfD doit bien comparer le nazisme à  une fiente d'oiseau en comparaison avec mille ans d'histoire allemande glorieuse . M. Stérin peut bien admirer Musk, il le fait comme celui-ci admire Napoléon, à sa façon. La sienne tient surtout du Puy du Fou et je doute qu'il le fasse, comme le craignent les auteurs  from scratch .

En Europe, nous savons que Mabuse était fou et que la bande de Gaza, si elle ne reste pas pour toujours un enfer, ne sera jamais un Paradise, ni une sovcorp, ni une enclave façon Prospera, ni une plateforme de Thiel, quelles que soient les combinaisons de Rubik's cube de ce que les auteurs décrivent fort justement comme des idéologues nihilistes.

Cela ne nous met pas forcément du  bon côté  car il entre autant de mollesse que de résilience dans notre résistance aux délires. A toutes les références très savantes des auteurs, j'ajouterais (ou j'opposerais) volontiers le Domaine des Dieux, publié par Uderzo et Goscinny un an avant le rapport du Club de Rome.

Tel ne sera pas le sort de Praxis, qui risque fort de ne jamais exister qu'à l'état de modèle ou de fantasme, parce que décidément la cabane au Liberland apparait tout juste passable pour les boys scouts, mais qui ne viendra jamais concurrencer Dubaï IRL. Et il est bien inutile (de la part des fondateurs comme de celle des auteurs) d'imaginer Praxis fonctionnant grâce à une cryptomonnaie : ce serait au mieux une monnaie locale numérique dont la valeur serait problématique, soit Bitcoin dont je rappelle (au risque de chagriner mes amis) que la souveraineté est celle de l'algorithme, pas du détenteur de la clé. Tout cela est bâti avec du vent, les auteurs le montrent eux-mêmes quelques pages plus loin.

Dans la réalité des choses, la sécession des geeks se fait (même en Amérique) comme celle des riches : dans les beaux quartiers, dans les bonnes écoles, avec pour les 1% le yacht battant pavillon souvent de complaisance mais qui rappelle qu'il faut toujours un État, même pour bronzer sur le pont arrière et avec pour les 1% des 1% une île, volcanique, atoll ou artificielle, où ils se feront vite suer quand ils auront fini d'y équiper leur bunker.

Que M. Srinivasan ou M. Zuckerberg croient qu'une entreprise-réseau captant l'attention de milliards d'êtres serait plus proche d'un État que d'une firme et plus puissant qu'une nation ne nous obligent pas à épouser sans examen cette croyance comme peuvent le faire les 30 ou 40 millions (pas plus) de digital nomads. Certes l'ordre westphalien est ébranlé –je l'ai écrit moi-même, pensant surtoutaux États de culture continentale ; certes l'évitement fiscal s'affiche ; et certes (les auteurs en parlent étonnamment peu !) les convictions démocratiques s'effondrent chez les dirigeants comme chez les gouvernés des pays mêmes qui se définissent encore comme démocratiques, et cela pour cent raisons dans lesquelles la tech n'intervient pas forcément. C'est de cela, me semble-t-il, qu'il faudrait se soucier sans se laisser abuser par des discours libertaires qui parfois ne sont guère plus qu'un jeu de rôles pour enfants malins ou riches.

Et Bitcoin ? Il est présenté comme le  fétiche ultime des individus souverains, une technologie de pouvoir à même de faire advenir (la) constellation de juridictions autonomes  ce qui suppose un peu que les cités sovcorp et autres îles de Titus Gebel mèneront leurs transactions surtout entre elles, ce dont on peut douter. Surtout si, comme cela a été supposé, chacune a financé son développement par sa crypto. Mais cela permet de placer Bitcoin dans le paysage de l'Apocalypse nerd. Je trouve comique, au passage, d'accuser Bitcoin de  priver les États de leurs recettes fiscales  : après plus de 10 ans à entendre lesdits États marteler  n'y touchez pas  en affirmant qu'il s'agissait ni plus ni moins que d'un bout de crotte, les voir en croquer 30% avec gourmandise a de quoi faire rire. Il reste bien d'autres gâteaux qui leur échappent : est-ce propre – ou particulièrement significatif –  avec la crypto ? Le cum-cum qui a privé l'État de 33 milliards d'euros sur 20 ans est un scandale bien bourgeois, pratiquement soutenu par les occupants successifs de Bercy où cela représente un manque à gagner largement supérieur aux petites tromperies des cryptobros.

Dans ce livre, qui fait mine de s'effrayer de tout un tas de foutaises que les auteurs mettent entre guillemets, Bitcoin se voit assigner une place étrange, bien ambigüe : la preuve (unique) de ce que malgré tout  une fiction financière  pourrait marcher. On a envie de leur dire :  d'accord avec vous . Bitcoin marche et il est pratiquement unique. Vous êtes des maxis. Mais le succès de l'objectivation du White paper de Satoshi ne permet pas d'extrapoler un succès comparable du ''Network State" de Srninivasan (résumé) qui n'est en rien comparable, ni comme projet, ni comme architecture, ni comme logique, ni comme rigueur, ni comme utilisation de la théorie des jeux. Si j'étais pervers, je noterais qu'il est tout de même plus facile de fonder une monnaie qu'une nation dotée de puissance. Un exemple ? L'Europe.

Là où les auteurs ont en revanche raison, c'est sur le capitalisme de perforation, celui des plus de 5000 ZES qui parsèment la carte des États westphaliens, même si cela tient plus du capitalisme anglais à Hong-Kong, ou de Tanger à l'époque coloniale que du rêve des nerds(***). Mais bien des gâteries consenties aux groupes étrangers investissant chez nous relèvent aussi de cela. Sans compter les arrangements juridiques inclus dans les traités de commerce. Tout cela n'est pas forcément très geek et ne permet pas d'aller chercher des poux dans la tignasse de Satoshi. Si presque tous les exiteurs sont bitcoineurs, l'immense majorité des bitcoineurs ne sont pas des exiteurs. Et les auteurs le savent fort bien.

Que dire des développements sur la SF ? Que ceux qui imaginent un autre avenir, quelqu'il soit, consomment voire produisent de la SF me paraît dans l'ordre des choses. Est-ce que  le fantasme d'une humanité à deux vitesses irrigue la science fiction d'obédience cyberlibertarienne  ? Est-ce que ça lui est propre ? On trouve cela chez Aldous Huxley, ou dans les BD de Bilal. Et la Bible elle-même ne commence-t-elle pas avec cette promesse diabolique :  Vous serez comme des dieux  ?

L'avenir aussi à une histoire : chacun connait les diverses prédictions, illustrées de façon fort amusante, sur le Paris de l'an 2000. Aucune, malgré quelques anticipations saisissantes ne s'approche de ce que nous avons connu il y a déjà un quart de siècle. Pour des raisons évidentes : erreurs  toutes choses égales par ailleurs  ; erreurs d'extrapolation ; erreurs surtout sur les usages sociaux. La SF est d'ailleurs un univers auto-référentiel et Asimov par exemple s'intéressait aux prédictions passées. Les délires SF des nerds, tout politiques qu'ils soient, doivent être réinscrits dans cette optique.

Les auteurs sont particulièrement intéressants dans leur exposé sur le  futur post humain  dont ils font une généalogie assez exhaustive. S'ils suivaient ce blog, ils l'auraient même fait remonter au bouillonnement précédant la Révolution, quand, dans un désordre comparable à l'actuel, certains hommes rêvaient parfois en même temps d'abattre la vieille société, de faire de l'or et de se rendre immortels.

Mon opinion personnelle est que, voyant aujourd'hui Bryan Johnson comme jadis Cagliostro, la plupart des gens considèrent cela comme un folklore initiatique douteux. Et que les auteurs sont bien hardis de dire que le courant extropien a  rendu crédible la quête utopique d'immortalité  et un peu confus quand ils concluent que  la longévité comme parabole du franchissement des limites corporelles et cognitives ne racontent au fond qu'une histoire millénaire, celle de la recherche de la transcendance . Pour moi on est ici beaucoup plus proche de fantasmes à la Dracula ; j'avais d'ailleurs déjà réfléchi ici sur le sang.

J'en arrive aux obsessions natalistes des magnats de la Silicon Valley. Faut-il préciser que le père de famille que je suis a lu ce chapitre comme mon grand-père devait lire la littérature des explorateurs sur les sorciers ? Je note que les fantasmes décrits frappent aussi (tiens donc)  une élite qui n'a rien à voir avec le rigorisme mormon et la ferveur catholique . Je n'en suis pas étonné pour ma part. L'altruisme efficace est tout sauf chrétien, quoi qu'en pensent ceux qui ont reçu leur culture chrétienne comme de l'eau bénite jetée sur la foule au goupillon. Il est aussi tout sauf moderne : l'eugénisme radin n'est pas une nouveauté.

Bitcoin or not Bitcoin? À ce niveau, le lecteur aimerait sans doute en savoir davantage sur l'historien Q. Slobodian qui a tracé  un trait d'union entre le retour des théories explicitement racistes et eugénistes et le réinvestissement de la hard money, c'est à dire de l'or (...) dont le pendant numérique serait, selon ses promoteurs, Bitcoin . À défaut d'une traduction française de cet ouvrage paru en 2025 on lira cet interview et surtout l'extrait ci-dessous, où il est bien dit qu'il ne traite pas de Bitcoin et qu'il considère le sujet comme accessoire. Les auteurs français auraient-ils, alors, réintroduit en loucedé leur fixette personnelle ?

Que puis-je dire pour conclure ?

Comme dans No Crypto je ne suis pas en opposition frontale (tant pis pour les amis que je perdrai éventuellement en écrivant ceci) ni en désaccord point par point avec tout. Mais j'éprouve le même sentiment de brouillon mêlant un peu tout, avec des condamnations implicites en tous sens. Par exemple  catholique fervent  ne signifie ici que  trop catho à mon goût  et bien sûr le mot Bitcoin fonctionne comme Satan, il porte en lui sa condamnation et celle de tout ce qui y conduit, selon l'expression liturgique consacrée.

Comme la plupart des autres lecteurs qui se sont exprimés, je termine en pensant (comme les célèbres vautours de Disney) :  What are we gonna do ? .

S'en prendre à tout ce qui est numérique, que ce soit avec des rhétoriques anciennes ou renouvelées, consiste à faire non le vautour mais l'autruche en oubliant ce que l'on sait depuis que Galilée l'a écrit en 1623, que la nature est écrite en langage mathématique et ce qu'avait dessiné Léonard de Vinci environ 130 ans plus tôt, que l'homme n'en est pas si différent.

Dénoncer des propos odieux, nihilistes, parfois antechristiques, souvent clownesques ne les réfute pas forcément, ne leur oppose pas de vision alternative convaincante et peut laisser penser que l'on préfère ne pas approfondir les failles et faiblesses du système que l'on souhaite sauver de leurs assauts. Les prendre au pied de la lettre est une autre faiblesse. L'accélérationnisme peut être vu comme un procédé  sadique  ; il peut aussi être décrit comme une pensée de bulle.

A cet égard, je vois une sorte d'aveu dans les mots suivants :  Ce sont eux, ces grands oligarques, ces codeurs renégats transformés en Raspoutine, ces théoriciens de la néo-réaction et des Lumières sombres, qui capturent aujourd'hui la fabrique des utopies, en subtilisant à une certaine gauche des idées – révolutionnaire, communaliste, anarchiste, socialiste libertaire, écosocialiste, féministre – son magistère en matière de poésie révolutionnaire, et surtout sa capacité à construire des utipies concrètes .

Pas mieux. La faute à qui ? On fait quoi ?

Pourtant (et sans doute est-ce la forme de relativisme propre aux historiens) il me semble qu'une bonne part de ce que décrivent les auteurs, n'est, sous des oripeaux technofascites, qu'une forme très ancienne de la pensée de l'inégalité, avec sa force (faut pas se gêner) et sa faiblesse (des gens de la première classe du Titanic sont morts aussi).

Même la  nécropolitique  citée à l'antépénultième page (j'ai fait mon boulot sérieusement) et définie comme  la capacité de dire qui pourra vivre et qui doit mourir  m'a fait immédiatement penser à ce passage glaçant du Dr Folamour, datant de 1964, soit sans doute de trop d'années avant la naissance des auteurs pour qu'ils y aient songé.

On doit pouvoir divulgacher un film vieux de 60 ans : d'une part il y a un personnage qui  envoie son coeur  et d'autre part... ça finit mal !

Quant au livre de Hadjadji et Tesquet, s'il a le mérite de dénoncer le chaos et ce qui conduit au chaos, il s'achève pratiquement sur un pont de bambou tendu au-dessus du chaos promis, avec un mix usé de luttes féministes et de refus de l'IA, mélange dont le plus complaisant des lecteurs pourra douter.

Pour ma part (j'ai prévenu que je jouerais perso) j'aurais imaginé la lutte finale de cette Apocalypse conduite sous l'égide de quelqu'un(e) inspiré(e) de John le Sauvage, le romantique et shakespearien personnage de Brave New World (1932), ou bien du Juwna de Noir Prophète (2004).

Ou pourquoi pas d'un dynamiteur comme Satoshi (2008) ?

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(*) La pensée de l’Apôtre est largement fondée sur l'idée de réconciliation avec Dieu par la Croix et sur l’inauguration d’une humanité nouvelle dans la résurrection du Christ. À ceux qui attendent les ascensions célestes promises par la littérature apocalyptique, Paul répond qu’ils possèdent déjà leur être ressuscité avec le Christ, qui trône bien au-dessus de tous les être célestes

(**) lire ici Les nombreuses vies de Jacob Taubes. On peut lire aussi cette note critique dans la Revue des Etudes juives en 1999

(***) À noter, puisque les auteurs (qui citent L'Île à hélices) ne l'ont pas fait, que le capitaine Nemo (1870) offre le modèle parfait de l'exiteur techno !

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153 - Ni dieu ni IA

By: Jacques Favier

L'ouvrage que Mathieu Corteel présente en sous-titre comme une philosophie sceptique de l'intelligence artificielle a attiré mon attention : un bitcoineur est forcément un peu anarchiste, et le titre faisait trop écho à la célèbre formule d'Auguste Blanqui pour que je passe outre. Plus techno-curieux qu'autre chose, j'ai moins peur de la τέχνη que des technophiles immatures. Assuré par un interview* de l'auteur que je ne risquais pas de m'y exposer, pas plus que de m'infliger des rengaines technophobes, j'ai lu son livre qui ne traite pourtant ni de Bitcoin (quoique...**) ni d'uchronie, mais qui pouvait m'intéresser à ces deux égards.

Il commence cependant par des oracles apocalyptiques du jour (prochain) où les machines auront  codé et transcodé la culture dans sa totalité , prophéties mâtinées de craintes inspirées des fantasmes transhumanistes de Nick Bostrom ou des singes dactylographes de Borel générant la bibliothèque-univers de Borgès et nous plantant là comme des idiots face à  l'horizon de la doctrine humaine  de Leibnitz.

Tout ceci en nous prévenant qu'il ne faudra pas trop compter sur la bonne volonté des marchands d'IA :  tout leur business model repose sur l'illusion .

Loin des parousies techno-solutionnistes, l'auteur, philosophe et historien des sciences, chercheur associé à Harvard, annonce de façon délibérement sceptique l'inquiétante couleur de l'avenir : l'association entre les IA et les humains  introduit une part de non-sens, d'absurde, d'illusion dans nos choix, jugements et agissements quotidiens sans qu'on s'en rende compte .

La fétichisation de la machine est sans limite. Ceci semble effrayer l'auteur. Pour ma part, après tant de films où des formes de consciences (pas toujours droites) émergent ex machina, je dois confesser que je me sens plus amusé qu'autre chose.

Dans ma jeunesse, seuls les (nombreux) idiots pensaient qu'il y avait une fille à l'autre bout du Minitel sur 3615. Vingt ans plus tard seuls des maris en rut pensaient qu'il y avaient des milliers de libertines sur Ashley Madisson. L'histoire se reproduira. Les idiots, les malins et les machines co-évolueront.

L'expérience de Blake Lemoine et de son LaMDA me fait l'effet d'un scénario. La machine lui fait miroiter sa  part spirituelle  : que ne dit-elle pas qu'elle est princesse aussi, et nigériane en prime ? En vérité (et c'est ce que j'ai senti moi-même dans des expériences que je rapporterai prochainement) l'IA parle au mieux comme un élève qui triche, au pire comme un escroc. Ceci m'empêche de sentir comme  un fantôme dans la machine  par  une sorte d'agencement paranoïaque . Sans doute n'ai-je pas été assez loin dans le jeu ?

L'épuisement des possibles traite du chaos psychique engendré et du  labyrinthe de discours stochastique  qui se referme sur le malheureux, aliéné par l'illusion d'entretenir une relation avec un être de pure information : l'effet mortel, en somme, de la pilule bleue. Le cerveau placé dans une cuve, dans l'expérience de Putman, ne pouvait déjà pas dire qu'il était placé dans une cuve. Et l'on était en 1984.

Quand Corteel évoque  le devenir machine de l'humain pris au piège de la combinatoire  je suis un peu troublé : pour moi, je penserais volontiers que c'est parce que nous ressemblions déjà (depuis les Temps modernes, en gros?) à des machines, que celles-ci ont décidé de nous parler comme cela, y compris dans le téléphone pour nous enjoindre de press one # press two. Je peux me tromper mais il me semble que cela fait longtemps que nous avons réussi le test de uring pour humains : faire croire que nous sommes des machines.

Autant prévenir, c'est rude à lire si l'on n'est pas philosophe et frotté de Wittgenstein, Deleuze et Bergson. Mon humble conclusion serait que l'on peut poser des questions à une IA, mais qu'il ne vaut mieux pas répondre aux siennes. Un peu comme certains regards qu'il vaut mieux ne pas tenter de soutenir.

 Laissez venir à moi les petits enfants  pourrait être le titre du 3ème chapitre : si les machines apprennent, alors autant leur faire commencer le parcours en enfance, ce que Turing proposait déjà en 1950. Encore faut-il s'entendre sur ce que learning veut dire. Tout savoir, est-ce savoir tout ou se noyer dans le détail ? Comment passe-t-on d'observations singulières et hétérogènes à des vérités générales ?

Il est troublant d'observer que certaines vues sur l'IA (l'IA germinale notamment) convergent de plus en plus avec le modèle d'apprentissage des enfants développé par la psychologie du développement . Mais peut-on se satisfaire d'une perspective dans laquelle,  en se complexifiant (en développant des règles et des métarègles) la machine tend vers l'autonomie de la conscience ? . Pour Corteel  ce que l'on appelle aujourd'hui l'autonomie de la machine apprenante, ce n'est rien d'autre qu'un programme, défini par des billons de paramètres, qui sonde un océan de données pour affiner ses fonctions (...) il ne s'agit pas d'un processus d'émergence libre qui s'affranchit de son programme mathématique pour accéder à la conscience, mais d'un système métamathématique qui affûte ses corrélations .

Le crime fongible dans les mathématiques ?

C'est l'espoir néo-positiviste de ceux qui n'ont pas d'états d'âme à prédire les crimes (qui se répètent) un peu comme les séismes (qui se dupliquent) ni à mathématiser le fait social dans une physique déterministe. Malgré l'évidence (faible précision des prédictions sismographiques) et les biais comme le cadrage auto-référentiel des zones a priori criminogènes où vivraient des populations a priori à risque, et où va prospérer un cauchemar kafkaïen (troublantes citations à l'appui).

En attendant, la police quantique peut considérer que, tel le célèbre chat, l'individu (ou plutôt le dividu : une masse de données) est à la fois coupable et non coupable.

Malgré l'échec cuisant de PredPol à Los Angelès, la loi JO 2024 a avalisé une série de très comparables expériences (selon l'éternel mensonge) : PAVED, ou le RTM notamment. Se profile un coded gaze façonnant l'image du bon sujet dans nos sociétés post-coloniales à la façon dont le male gaze a façonné celle de la femme dans les sociétés patriarcales.

Il suffit de songer aux normes qui régissent désormais les photos d'identité (et pas seulement celles des détenus ou des migrants) : des visages-choses destinés à la seule reconnaissance par une machine.

Corteel ne l'envisage pas, mais il m'est arrivé de songer au jour où il serait interdit de sourire aussi dans la rue, et obligatoire d'y parler dis-tinc-te-ment, comme avec les robots téléphoniques des banques.

Le joujou du pauvre

Les IA permettent l'apparition, après les capitalismes mercantiliste et industriel, d'un  capitalisme cognitif fondé sur l'accumulation du capital immatériel, la diffusion du savoir et le rôle moteur de l'économie de la connaissance  pour citer Yann Moulier-Boutang, mais dans une version 3.1. Le capitalisme cognitif avancé se caractérise par l'accumulation des biens immatériels, comme la codification et l'intégration de nos connaissances informelles.

L'IA vectorise cette accumulation  en expropriant la propriété intellectuelle des individus à partir des usages qu'elle offre "gratuitement" .

En écrivant avec l'IA, ce qui compte, ce n'est pas ce que j'écris, c'est l'activité cognitive que je génère dans l'échange avec l'IA ; c'est  la valeur d'échange immatérielle, dont on m'exproprie en analysant mon activité cognitive .

(OK boomer) : déjà Socrate se plaignait des livres, avec lesquels il était impossible de discuter. Mais il s'agit ici de bien plus dommageable que la fort modeste exploitation de l'auteur par son éditeur. Pour citer Alain Damasio, la relation avec l'IA vous entraîne à éduquer et à former malgré vous (...) les machines qui vont vous voler votre emploi . Il suffit de demander à une IA  que pense Jacques Favier, l'auteur de Bitcoin la monnaie acéphale, au sujet de Bitcoin ?  pour s'en convaincre : j'ai obtenu un mix de phrases recopiées... et de références inventées (L'Acéphale ne contient aucune référence au Zimbabwe, contrairement à ce que m'a soutenu Grok, cette tarte-à-la-crème pour conférencier n'apparaissant en tout et pour tout qu'une fois dans mon billet n°88 – et encore, entre guillemets – et en page 25 d'un autre livre, Métamorphoses). Comme le dit Corteel  la combinatoire c'est du vol  mais c'est aussi du bousillage.

Reprenant une remarque de David Graeber (dans Bullshit jobs) comme quoi la technologie a plutôt paradoxalement accru la part des activités a-signifiantes, Corteel pose l'hypothèse qu'il ne s'agit pas d'une stratégie du marché (invention d'emplois inutiles pour maintenir à flot le système) mais d'un effet de surface du capitalisme cognitif, la mobilisation de connaissances informelles par le salarié se ramenant de plus en plus à de la simple computation. Le salarié fait ce que fait l'ordinateur, il brasse des symboles selon des règles syntaxiques mais sans avoir à les comprendre ni en avoir le moyen. C'est la  chambre chinoise  décrite par J.R Searle.

A ce point, l'hypothèse d'un revenu universel rémunérant notre incessante activité de pollinisateurs cognitifs paraît une assez chiche consolation et même, puisqu'elle est supportée par quelques géants de la tech, comme un possible piège.

La machine de Lulle

C'est curieusement in fine qu'apparaît le chapitre pour historiens. L'Ars brevis du grand Raymond Lulle (v1232-1315) est une fascinante expérience de pensée où, à l'aide des règles de la logique aristotélicienne, une étrange machine permet de formuler l'ensemble des propositions nécessairement vraies et adéquatement morales et de répondre à 151.200 questions. Sa machine morale inspirera Leibniz ou le père Mersenne. Mais selon Corteel on la retrouve aussi, sécularisée, dans des tentatives de moral enhancement de l'IA.

Car l'effroi que génèrent les biais cognitifs des IA (dans un climat politique inflammable) pose évidemment des questions morales auxquelles on voudrait que l'IA elle-même réponde. L'IA pourrait aussi être socratique et nous faire accoucher d'un meilleur nous-même. Ne nous arrêtons pas en si bon chemin : d'autres IA, réécrivant Kant ou Nietzsche pourraient aussi nous proposer d'utiles exercices pédagogiques. La conviction de Corteel est qu'elles ne prolongeraient cependant pas leurs philosophies.  L'individuation axiologique et herméneutique de la pensée n'émerge pas de la computation .

Évoquant Deleuze pour qui la bêtise n'est pas un tissu d'erreur mais  une manière basse de penser , Corteel voit dans l'emprise culturelle des IA la lutte des valeurs réactives sur les valeurs actives. Il cite Chavalarias pour qui  c'est avant tout les réactions itératives des utilisateurs qui biaisent le système . Enfin, pour ceux qui se soucient encore de démocratie, pour les matheux inventeurs du meilleur des systèmes de vote possibles, Corteel achève par des excursions chez Asimov, Arrow ou Condorcet un voyage qui se termine verre en main, puisque les meilleurs modes de scrutin, pour y laisser un rôle à l'IA, sont peut-être ceux des concours œnologiques. Soit dit sans cynisme (Diogène ricane ici dans son tonneau).

L'auteur a-t-il réussi à montrer l'absurdité des croyances en l'IA, de l'aliénation qui en découle et du catéchisme néo-positiviste ? C'est la question qu'il se pose lui-même, non sans une dose de malice. Et oui, son livre a peut-être été écrit par une IA***, ou du moins ses (très) nombreuses citations. Mais on peut encore réfuter l'horizon assigné par Leibniz à la pensée humaine en philosophant sur la langue, et se moquer de l'IA qui, se déréglant à l'occasion, se trompant de temps ou prenant les choses pour ce qu'elles ne sont pas, semble condamnée au destin de Don Quichote.




NOTES

*   Compte-rendu publié par Usbek&Rica
**  Courage : vous sacherez tout au prochain billet ! 
*** Introduction au livre par ChatGPT lui-même
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152 - Le choc géopolitique

By: Jacques Favier

Voici un ouvrage co-signé par un spécialiste de géopolitique et un entrepreneur bien connu dans le monde crypto qui abordent Bitcoin selon un angle relativement nouveau, mais dont l'urgence pointe son nez dans le débat.

Ils semblent aussi viser un lectorat nouveau, peu en quête des débats passionnés qui secouaient le petit milieu coagulé autour de la genèse de Bitcoin et qui sont présentés sobrement mais rapidement. Il était sans doute temps.

Je remercie les auteurs, tous deux membres du Cercle du Coin, de m'avoir adressé ce nouveau livre orange !

On entre très vite dans le concret : le minage, qui est tout sauf virtuel et s'opère non dans le cloud mais sur le plancher des vaches, lequel n'est ni un terrain plat ni une table rase, mais plutôt un tapis de ce jeu d'argent et de hasard qu'est le minage, tapis sur lequel toutes les cases, principalement caractérisées par le coût local de l'électricité mais aussi par les diverses contraintes naturelles ou régulations publiques, ne se valent évidemment pas.

Il ne s'agit pas, comme au  Bitcoin Monopoly  d'un jeu entre cryptobros, ou d'un concours de shitcoins. C'est ici un jeu où les détenteurs des machines de minage, simples passagers sur telle ou telle case ne sont pas les seuls en lutte, mais où les autorités (politiques, énergétiques) régissant lesdites cases participent à une autre forme de compétition, avec une vaste gamme d'objectifs possibles.

L'ouvrage de Stachtchenko et Galli présente donc les rivalités internationales pour capter le minage, sa puissance de calcul, sa capacité de valoriser les surplus énergétiques. Il serait à souhaiter que les OG de Bitcoin ne soient pas les seuls à méditer ces intéressants éléments quand le  débat  public reste tellement englué (et hélas pas seulement sur les plateaux télé) dans une colle de sottises mal informées et mal intentionnées.

Citant opportunément ce monument qu'est Yves Lacoste, géographe et père de l'école française de géopolitique ( Le rôle des idées – même fausses – est capital en géopolitique car ce sont elles qui expliquent les projets et qui, autant que les données matérielles, déterminent le choix des stratégies ) les deux auteurs montrent comment la bataille du narratif autour de Bitcoin a évolué, de part et d'autre de la ligne de front qui — elle — n'a jamais cessé d'exister.

Passé le stade des joutes verbales, l'épisode de la  monnaie Facebook  et l'émergence des stablecoins, véritables relais d'influence du dollar américain, ont marqué la fin de l'ère de l'indifférence publique. On a vu se déployer une riposte réglementaire (Mica) et une manœuvre sur le terrain même avec l'arrivée des divers projets de monnaie numérique de banque centrale aux promesses ronflantes mais aux contours vagues, aux ambitions contradictoires et au caractère liberticide peu équivoque.

Tout ceci crée-t-il une situation propice à Bitcoin? Des tentatives d'adoption publique se font jour, par le Salvador notamment, dont l'expérience est décrite en détail et avec nuance. Mais c'est surtout sur les opportunités multiples qu'il peut représenter pour les États-Unis que se concentre l'analyse. Le cas de la Chine, avant et après le paradoxal tournant de 2021 et à l'aune de son ambition de constituer une monnaie numérique instrument évident de contrôle social, le double jeu tacite encouragé à Hong Kong, ou les contradictions de la Russie qui dispose de nombreux atouts et peut se servir de Bitcoin comme instrument de contournement des sanctions, mais ne le considère que comme un instrument asymétrique... bref le jeu mouvant et incertain des BRICS, tout est exposé de façon claire et convaincante, même si parfois au conditionnel (pour la Russie) avant d'en arriver au cas français.

La France, même si depuis quelques années il convient de l'appréhender dans un cadre d'ensemble qui est celui du décrochage européen, aurait de nombreux atouts. Mais le spectre du Minitel (symbole d'un retard plus culturel que technologique) qui hante toujours les lieux de pouvoir, l'hyper-centralisme hexagonal, l'aversion au risque sublimée en névrose régulatoire (l'expression est de moi!) composent un terreau peu propice alors même que Bitcoin, la monnaie énergie, est au carrefour des domaines d'excellence français, nucléaire, production de semi-conducteurs, industrie financière, couverture mobile. Elle offrirait de quoi se dégager de certaines mâchoires (on pense aux affaires Alsthom ou BNPParibas) qui ne semblent pas moins menaçantes que jadis.

L'ouvrage explore la diffusion de l'onde de choc suscitée par Bitcoin dans de nombreux pays, permettant ainsi de citer une large gamme d'écosystèmes fort divers, comme le sud-coréen (où Bitcoin bénéficie d'une surcote) ou la Royaume-Uni, où il pourrait être affranchi des lourdeurs du réglementent Mica.

Si aucun pays n'a, à ce jour, clairement sauté le pas, Bitcoin représente-t-il une opportunité stratégique pour les entreprises ? Celles-ci détiendraient plus de 10% de l'offre globale et certaines multiplient des prises de position (parfois imprudentes) qui apportent à Bitcoin la respectabilité (ou du moins la publicité) que les politiques lui refusent. Par souci de diversification, par ambition d'un rôle pionnier, elles le font à leurs risques et périls. Mais elles le font et certaines, notamment celles qui font la promotion d'ETF, jouent un rôle crucial.

Bitcoin est-il une valeur refuge face aux incertitudes géopolitiques ?

C'est l'objet de la troisième partie : à partir d'un examen des enseignements de la crise du Covid et de la guerre en Ukraine, et en se fondant sur une analyse des vertus particulières de l'or et des enseignements de son marché, les auteurs esquissent (seulement) la réponse. Il s'agit d'une  longue marche  même si sa longueur n'est sans doute que le reflet de notre impatience, car après tout  représenter plus du dixième de la valorisation de l'or, actif pluri-millénaire, en l'espace de 16 ans et face à la quasi-opposition des États et des banques centrales relève d'une performance extraordinaire . Je n'ai qu'un mot à ajouter : et d'une clairvoyance dont nous sommes quelques-uns qui pourrions être loués.

Souvent fatigué des pesants cantiques autrichiens que tant d'auteurs bitcoineurs récitent avant d'en venir au fait, je suis heureux de voir citer Henry Ford (seul vrai visionnaire de Bitcoin, selon moi) . Il est pertinent d'opposer Bitcoin, monnaie gagée par une dépense énergétique réelle et les fiat, fondées sur une promesse (tenable ou non) de tout ce que l'on voudra dans le discours, et sur une dépense énergétique future dans la réalité. Il est fort utile de présenter ici en détail le business model du minage et ses vertus (notamment sa flexibilité inégalée) dans le cadre de la transition énergétique, même si celles-ci commencent à être vantées par des industriels de l'énergie et lentement prises en compte par ceux-là même qui imputaient la fin du monde à Bitcoin il y a quelques années seulement.

Le livre n'est pas signé par deux  évangélistes  comme les chaînes Youtube en recèlent tant de spécimens. Il s'achève donc par un inventaire des risques, ceux qui ont été surmontés et ceux (techniques mais surtout légaux et politiques) qui pourraient advenir.

Il y a un côté très manuel, très scolaire même, qui fait de ce livre un utile compagnon de révision de bien des choses (c'est toujours mieux quand on sait de quoi l'on parle). Et si l'initiative visant à faire offrir un livre à nos parlementaires devait être reprise, c'est probablement cet ouvrage-là qui devrait être le bon agent orange : il pourrait ouvrir quelques fenêtres dans leur bâtisse à façade borgne.

(Grok refuse absolument d'enlever les fenêtres, autant les insérer dans le narratif !)

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151 - La liberté, une « bonne nouvelle » ?

By: Jacques Favier

La bibliothèque du bitcoineur ne cesse de s'enrichir. Ce nouvel opus tranche à bien des égards : son titre, son sous-titre : Spinoza, les Lumières et la philosophie des Cypherpunks et sa couverture sur laquelle le portrait du philosophe d'Amsterdam s'orne de laser eyes dont il aurait été lui-même fort étonné. Qu'aurait-il pensé du livre ?

J'ai reçu celui-ci, gentiment offert et dédicacé par son auteur. Ceci me met dans la situation difficile d'avoir à exprimer courtoisement mais nettement mes désaccords, tout en faisant ressortir ce qui fait l'originalité de sa publication.

Dès la première page, l'auteur abat une carte à laquelle ceux qui ne le connaissaient pas encore ou n'auraient pas vu sa keynote présentée à Biarritz en 2023 ne s'attendaient pas : c'est en ayant appris par la  rude tâche de faire rire  beaucoup de choses sur lui-même et sur les autres qu'il a abordé des sujets ardus, criblant son intérêt pour Bitcoin à la philosophie rationnelle et optimiste de Baruch de Spinoza . Mais aucune démarche, à mes yeux, n'est invalide : après tout, c'est moi-même en historien que j'avais profité de ma propre incursion dans ces Provinces-Unies du grand siècle Hollandais pour effeuiller la tulipe ! Et que l'auteur ait également été prestidigitateur avant d'être bitcoineur me ravit : j'ai toujours dit que la disruption apparaît d'abord aux voleurs, aux militaires et aux prestidigitateurs, bien avant les gendarmes, les représentants en cornichons ou les journalistes tech.

La question qui se pose est tout autre. Pierre Ginet décrit à raison ces Provinces-Unies de jadis comme la région la plus libre du monde dans laquelle, comme l'écrivait Spinoza lui-même,  tous tiennent la liberté pour le plus cher et le plus doux des biens . J'avais, de mon côté, en riant de la  bulle de la tulipe  admis que le bitcoineur avait  quelque chose en lui d'Amsterdam .

Cela fait-il de Spinoza un anarchiste et punk avant l'heure ? Et de quelle liberté nous parle-t-il ?

 Spinoza nous enseigne que les hommes ont naturellement une servile propension, presque mécanique et inconsciente à dire du mal d'un concept qu'ils ne connaissent pas et l'auteur a beau jeu de mettre ce jugement en face de quelques cas d'école, dont le fameux rapport Théry de 1974 reste le plus fameux, qui témoignent tous du mélange d'ignorance, de peur et de pessimisme qui anime les hommes si hauts placés soient-ils.

En tournant les premières pages du livre, j'ai d'abord eu le sentiment d'une certaine proximité avec la démarche qu'Adli Takkal Bataille et moi-même avions suivie pour L'Acéphale : une lasagne de technique et de politique, pour ne perdre le lecteur ni par excès de l'une ni par abus de l'autre. Spinoza est loin d'y être le seul guide : Camus, Descartes mais aussi Proudhon et même Keynes qui, dans cet ouvrage bien peu keynésien, est convoqué pour rappeler opportunément que  la difficulté n'est pas de comprendre les idées nouvelles mais d'échapper aux idées anciennes  chose dont celui qui prêche la bonne nouvelle de Bitcoin peut s'apercevoir à chaque occasion.

Et puis, au cinquième chapitre entrent soudain en scène les pères fondateurs Menger, von Mises et von Hayek. Le premier est présenté comme influencé (via Hobbes) par le matérialisme spinozien. Lui comme von Mises sont aussi irrigués de spinozisme via Bastiat. Enfin Hayek  en bon spinoziste  considère que la liberté (et non la planification autoritaire, pour faire simple) est le seul fondement sur lequel l'État de droit puisse espérer se maintenir.

Je rejoindrai volontiers l'auteur pour admettre que  pour les économistes autrichiens, comme pour les cypherpunks, les crypto-anarchistes et les libertariens qui reprendront cette idée à leur compte plus tard, aucun État ne dispose jamais des vraies informations pratiques et nécessaires pour gérer correctement une société . Le plus comique est que ces jours-ci, un dirgeant adulé des libertariens se plait à en donner une démonstration planétaire. Il est vrai que l'exemple sur lequel Ginet insiste (l'état désastreux du marché immobilier) ne prêche pas pour une très grande compétence des autorités. J'ai toutefois un peu de mal à suivre ensuite l'auteur qui, d'hyper-inflation allemande en famine maoïste, balise la route du socialisme (y compris dans sa version la plus ventre-mou) de tous les gibets et de tous les échafauds possibles.

Il est non moins vrai que certaines stupides déclarations de Madame Lagarde voyant l'inflation surgir pretty much from nowhere donnent bien de l'eau à son moulin, et cela devrait suffire. Car ce qui intéresse son lecteur, ce n'est pas le procès de Keynes, les attributions de prix dits Nobel à des économistes autrichiens (d'autres, hostiles à Bitcoin, n'ont d'ailleurs pas moins été nobelisés) mais le fait de disposer pour le long terme d'un placement sûr, inoxydable, imputrescible et non saisissable et, à court terme, d'un moyen de payer sans demander la permission à quiconque comme un gueux tournant sa casquette entre ses grosses mains devant le monsieur en haut de forme.

Appliquer à Bitcoin la dernière phrase de l'Éthique,  tout ce qui est beau est difficile autant que rare  est évidemment un trait dont il faut féliciter Pierre Ginet. J'ai repris mon exemplaire (trad. Roland Caillois, dernière scolie, édition de la Pléiade page 596) et je cite :  Comment serait-il possible, si le salut était là, à notre portée et qu'on pût le trouver sans grande peine, qu'il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est très précieux est aussi difficile que rare . C'est donc (plutôt) le fait de découvrir, comprendre et aimer Bitcoin qui serait rare, que l'objet lui-même ? Qu'importe, et qu'importe si Spinoza jette ici une ombre sur les perspectives de mass adoption que moi-même je ne vois pas arriver au trot.

Le chapitre 6, la trajectoire vers une abstraction de la monnaie est particulièrement intéressant, même si il porte sur des sujets (des dilemmes) que pour ma part j'estime un peu vain (ou un peu présomptueux) de vouloir trancher.

Le chapitre 8, malheureusement, me semble rater sa cible. Son titre laisse entendre que l'auteur va mettre le projecteur sur un aspect longtemps minoré (ou au contraire décrié, du fait de la consommation électrique) : le fait que Bitcoin soit une  monnaie fondée sur les vertus de l'énergie .

Mais durant au moins 5 pages il s'en prend à l'extrême-gauche ou aux décroissants (avec une acrimonie fort peu spinoziste et sans un mot pour dénoncer symétriquement les cornucopistes ou l'extrême-droite) avant d'expliquer ce que le minage peut apporter de positif au problème énergétique contemporain, sans pour autant selon moi aller au fond de la chose.

C'est une loi empirique que je retire de mes lectures sur Bitcoin : plus un auteur met en avant les saints patrons économistes (les siens, de rigoureux savants, pas comme les idéologues dogmatiques voire pervers du camp d'en face) plus il a tendance à oublier que Bitcoin n'a pas été inventé par eux.

Et à oublier, par exemple, ce qu'Henry Ford imaginait en 1921 : une monnaie intrinsèquement fondée sur l'énergie. Certains projets furent imaginés, où la calorie représentait l'unité de base. Cela aurait pu être rappelé, aussi.

Le livre de Pierre Ginet, où l'on croise des personnages inattendus, comme Benjamin Franklin, et parfois dans des emplois inattendus (comme Robespierre) fourmille néanmoins de détails stimulants pour l'imagination.

Revenons à Spinoza.

Je me souviens quant à moi d'un article (uchronique!) du Mouton Noir dans Usbek et Rica qui lui faisait dire  A présent, j’ai l’impression que les gens sont si ignorants d‘eux-mêmes, si tristes qu’ils ont renoncé à tout, sauf à la cupidité. Vous cherchez la gloire non pour elle-même mais pour gagner plus d’argent. Il est difficile de trouver plus absurde. Je n’aimerais pas vivre dans votre monde, malgré le « tout numérique » que vous vantez et qui n’augmente en rien votre joie de vivre .

Sa  Liberté  inspire évidemment de nombreuses déclinaisons philosophiques ou politiques de la liberté. Mais comment doit-on la comprendre et jusqu'où doit-on la prendre, si j'ose dire, pour monnaie comptant ?

La Libertad ? La Libertad Carajo ? La Libertay comme on dit chez certains de mes amis ? Le Free speech comme on dit chez certains qui sont moins de mes amis ? Il n'est que trop clair que le mot, chez Spinoza, n'a pas le sens illimité voire arbitraire que certains lui donnent aujourd'hui, qu'elle n’est pas l’absence de contraintes, y compris matérielles, mais la maîtrise de soi par la compréhension rationnelle de soi-même et du monde. Ce peut être un projet bitcoinesque, ce n'est pas le projet de tous les bitcoineurs.

Comme Nietzsche, qui le considéra un temps comme son prédécesseur et qui le précéda(*) en tout cas sur le chemin de la popularité philosophico-médiatique, Spinoza est moins que jamais aujourd'hui à l'abri des usages abusifs. Je n'ai pas dit que le livre de Pierre Ginet commet de tels abus, mais je crains qu'il ne les laisse commettre par certains.

Je pense d'ailleurs que Spinoza pourrait non seulement conforter les bitcoineurs, mais au besoin en soigner quelques-uns. Lorsqu'il écrit, dans la préface à la 3ème partie de l'Éthique, que  l'homme n'est pas un empire dans un empire  par exemple. En ce sens précis, sa diffusion dans notre communauté serait une  bonne nouvelle  ! Puisse donc le livre de Pierre Ginet y contribuer.

* * *

Le hasard (qui n'est pour Spinoza que le fait de notre manque de connaissance, sans toutefois exclure une causalité chaotique) fait qu'en même temps que le livre orné de son portrait, je recevais dans ma livraison mensuelle de PhiloMag un article suggérant ni plus ni moins que de nous débarrasser de sa statue.

Mes lecteurs, qui sont peu nombreux et au deureurant gens discrets ne le répèteront pas, mais ils pourront lire cela in extenso mais aussi free of charge ici. Il y aurait quelques raisons de prendre des distances critiques :

  • par principe, parce que ça commence à bien faire, saint Spinoza et sa  joie  partout, et notamment dans la blockchain comme en atteste une recension faite en 2022 par le professeur Pilkington (**) ;
  • parce que son déterminisme strict est une manière trop facile de fermer la porte au nez à une expérience humaine cruciale, largement partagée par les êtres humains et chérie par les bitcoineurs, celle de la liberté, justement !
  • parce qu'en outre ledit déterminisme condamne l'honnête littérature uchronique (voyez un excellent récit contre-factuel ici, must read, amazing). Pardon pour ce placement de produit !

Et blague mise à part, il y en aurait encore une autre :

  • parce que son refus de considérer le mal (et spécifiquement son refus d'appeler mauvais le méchant) rend difficile notre coupable mais principale occupation qui est de nous invectiver, notamment entre bitcoineurs. Et c'est là que j'en reviens à me demander si Pierre Ginet a, d'un strict point de vue spinoziste, raison de traiter de gauchistes pervers des gens qui simplement ne pensent pas comme lui et dont le seul crime serait de ronger ses petites économies (fiat) par l'inflation sans pour autant le mettre au supplice, car les temps ont changé et cela c'est une  bonne nouvelle .



* * *



(*) Lire ici une intéressante étude sur les rapports de ces deux philosophes très populaires en bitcoinie.
(**) En bibliographie d'un important article du professeur Pilkington de l'université de Dijon (Blockchain Technology and Spinoza publié en anglais en 2022) que l'on trouvera ici et dont j'offre aussi une traduction sauvage.

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150 - Bitcoinica

By: Jacques Favier

Ali Mitchell sait écrire, même s'il le fait trop rarement.

Avec Bitcoinica il nous livre un petit dictionnaire baba du Bticoin que j'ai trouvé assez envoûtant, on va vite comprendre pourquoi. Tournant le « ₿ » à 90 degrés comme une paire de lunettes, il le colle non devant le soleil royal comme l'avait fait mon ami Adli jadis pour doter la conférence Bitcoin pluribus impar d'un hiéroglyphe approprié, mais devant la tête d'un éléphant. Logique, puisqu'un éléphant ça trompe énormément.

Cet éléphant, baba sans en avoir l'R, n'a que la tête de l'emploi, car juché sur le corps d'un acéphale et chaîne fraîchement brisée en main, prêt à en débattre, il vient en fait libérer le lecteur et l'enchanter.

De quoi s'agit-il, en effet, dans ce court dictionnaire (26 lettres dans notre alphabet, 26 entrées, y compris l'énigmatique Ki ou l'amusant Qu'en-dira-t-on) qui rappelle avec Satoshi lui-même que  décrire cette chose pour le grand public est sacrément difficile  ? Bien sûr ce n'est pas un manuel technique, et il ne fait pas davantage miroiter la moindre martingale d'enrichissement.

Mais il offre beaucoup de bons mots et quelques explications décapantes, en se jouant habilement de l'ordre alphabétique : Argent puis Bitcoinie puis Cryptographie sont ainsi opportunément placés en tête.

Et au-delà, il s'agit aussi d'une chose autour de laquelle nous étions déjà quelques-uns – pas assez – à tourner : la beauté de Bitcoin, pour ceux qui, ayant longtemps tâché de comprendre la réalité de l'éléphant en le touchant de leurs cannes blanches, ont enfin atteint l'étape où  posséder devient connaître  et où l'on a mieux à faire que débattre : jouir.

L'ouvrage s'ouvre par une citation de Bergson mise en exergue : Partout où quelque chose vit, il y a , ouvert quelque part, un registre où le temps s'inscrit. Elle manquait à notre carquois, cette flèche-là.

Vient ensuite de quoi exciter : une extraordinaire série de métaphores, passant de la mythologie bitcoin (le terrier) à la mythologie classique (j'ai beaucoup aimé  le navire de Thésée maintenu par des codeurs ), revenant par le droit féodal (où Bitcoin serait un bien allodial) et ne refusant pas la route de la soie.

J'avoue que je suis resté perplexe devant la phrase  Tout est vrai, et en même temps il pourrait s'agir de bien autre chose . Le rusé Ali Mitchell n'avait pourtant pas (encore) en main lorsqu'il écrivait cette accroche narquoise ma propre uchronie. Il est vrai qu'il y a un article Utopie...

Ali Mitchell partage mon goût des citations bibliques.  Amassez-svous des trésors dans le ciel , c'est quelque chose que j'avais tôt trouvé chez le prophète de Guernesey et qu'il a retrouvé sur le bloc 666.666. J'ai souri de entrées Halal ou Immaculée Conception ; j'ai trouvé très pertinent l'article Jésus.

On voit passer bien du monde dans ce petit livre, Bitcoineurs connus ou improbables dont Emmanuel Kant mais aussi Baruch Spinoza lequel orne aussi, la couverture de la récente publication de Pierre Ginet Bitcoin, l'Évangile de la liberté avec des yeux laser, lesquels ont aussi leur article pour rappeler qu'il ne s'agit pas d'attendre béatement le million, comme dans certains jeux télévisés, mais de mettre en oeuvre un aptitude critique à séparer le signal du bruit.

Ali Mitchell fait ici énoncer au philosophe d'Amsterdam (il a hélas attribué la lettre T à Temps et non à Tulipe) la grande question de savoir ce qui pourrait déclencher en l'homme le désir de résister à ce qu'il y a d'illégitime dans l'autorité-machine, en étant lui-même le protecteur de sa liberté.

L'ouvrage s'achève par un épilogue plus politique, une utile liste des jours de fête des Bitcoineurs et une courte bibliographie qui me fait l'honneur de citer l'Acéphale comme la Voie du Bitcoin.

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149 - Les cinq piliers

By: Jacques Favier

L'article Cinq bonnes raisons de ne pas acheter de cryptomonnaie publié le 9 décembre 2024 dans Le Temps par Alexis Favre (présentateur de l'émission Infrarouge de la Radio Télévision Suisse) a été jugé comme simplement  provoquant  par certains de mes amis. Tout le monde, à Genève comme ailleurs, ne parlant plus que de Bitcoin depuis l'élection de M. Trump et le franchissement du seuil symbolique de  100 k, un journaliste un peu dandy avait bien le droit d'exprimer son overdose de cette  fiesta permanente  et son scepticisme face à  l'hybris technosolutionniste . Je mentirais en affirmant qu'il ne m'arrive pas de ressentir un peu de doute devant certains discours et certains comportements.

Cependant ce même article a été jugé sévèrement par d'autres amis, voire comme  le pire truc que je n'ai jamais lu sur bitcoin  par l'une des figures de la communauté. Je signale ici l'excellente réponse de mon ami (t éditeur) Lionel Jeannerat, également publié dans Le Temps, le 5 janvier.

Je trouve pour ma part que sa lecture, facile et plutôt amusante, sera moins utile au grand public qu'à nous-mêmes, si nous saisissons l'occasion pour réfléchir à ce que peut penser, intuitivement, quelqu'un que notre sujet ne passionne probablement pas, sans être un adversaire obsessionnel comme il y en a tant. Au fond, malgré un rien de narcissisme et le mépris de classe dont sa chute finale témoigne, un homme un peu superficiel, comme nous le sommes tous nous-mêmes sur un nombre immense de sujets. Notre voisin, notre frère.

D'une manière générale, nous nous sommes peut-être trop focalisés sur les invectives ou les grandes déclarations des hostiles (avec ou sans tulipes!) et pas assez sur le silence des indifférents, comme cette gentille convive du Repas du Coin qui m'écrivait récemment, tout en me remerciant de l'invitation  mon histoire d'amour avec bitcoin reste néanmoins timide .

Je pense donc que nous ne pouvons pas faire, avec l'article du dandy genevois, l'économie d'un moment d'introspection sur le retard (du moins par rapport à nos espérances) de la mass adoption. Pour préparer le fameux repas de Noël avec les boomers, plutôt que d'affuter des arguments tech ressassés ou des plaisanteries vaniteuses, autant faire le point avec nous-mêmes. On me dira que c'est un peu catho : ça tombe bien, c'est Noël!

Je résume ses arguments, laissant mon lecteur faire une lecture exhaustive de son article que j'ai sauvé au cas où :

  1. Le nouveau venu ne gagnera pas assez ;
  2. Il misera sur le mauvais cheval ;
  3. Il ne comprendra pas notre idiome ;
  4. Il est trop élégant pour nous fréquenter et surtout pour nous ressembler ;
  5. Il a une conscience morale qui l'empêchera de participer à notre péché.

Je ne vais pas entrer dans une réfutation point par point, plusieurs l'ont déjà fait, notamment un bitcoineur du Valais qui propose de  prendre le temps de corriger le Temps . Il est peu probable que Le Temps (qui m'interroge à l'occasion) en soit ébranlé, ni ses lecteurs.

Je proposerais volontiers, de façon ironique de  prendre le temps de nous corriger nous-mêmes  mais en suivant le même plan.

1 On pourrait admettre, sans faux-semblants, que les suivants ne gagneront pas autant que les premiers venus Au-delà du célèbre  on est là pour la tech ! que nul n'énonce plus sans un petit sourire, nous devrions être clairs sur un point. Tarde venientibus ossa dirait mon ami Adli. Le  fois cent mille  est fait, même si fort peu de nous ont réalisé le centième d'un exploit qui aurait supposé un rare alignement des planètes, des agendas, des neurones et de l'organe (masculin) dans lequel la langue vulgaire place à tort le courage.

Oui nous avons eu de la chance, même si ce ne fut pas tout à fait à la façon de Forrest Gump à qui son capitaine avait acheté la miraculeuse action d'une compagnie qui vendait des pommes. Nous sommes revenus, le plus souvent, sur un premier mouvement d'incrédulité, d'indifférence ou de conformisme. Nous avons fait ensuite l'effort d'apprendre, tout en supportant le gros comique de ceux qui ne faisaient aucun effort particulier, parce qu'ils étaient déjà bien installés. Nous avons, certes, eu la chance d'être ni trop jeunes ni trop vieux dans une décennie donnée, mais d'autres avaient le même âge et n'ont pas saisi cette chance. Pour autant, ne laissons pas croire aux suivants qu'ils n'ont qu'à nous singer (notamment avec le premier shitcoin venu) pour gagner autant.

Il faut dire clairement qu'on ne s'improvise pas capital-risqueur, surtout après la bataille. Ce n'est pas au moment où les États commencent à envisager de constituer des réserves stratégiques en Bitcoin qu'il faut en attendre les performances d'une start-up ou d'un billet de loterie. Si l'on parle de Bitcoin comme d'une réserve stratégique cela signifie qu'il a désormais atteint le statut d'or numérique. Certains diront qu'il l'a dépassé : en tout cas cette pépite a depuis longtemps dépassé le prix du lingot !

Les nouveaux bitcoineurs peuvent donc toujours venir pour la tech, pour l'indépendance et la liberté que Bitcoin procure, ainsi que pour la sécurité (de long terme) que cet or numérique apporte à leur épargne.

Ils ne gagneront pas assez ? Ceux qui n'y viendront pas perdront peut-être encore assez pour le comprendre un jour et regretter leur obstination. Mais il sera encore plus tard qu'aujourd'hui.

2 Se  tromper de cheval  est le destin de celui qui joue au plus fin parce qu'il ne sait pas ce qu'il fait. Mais s'il joue ainsi, ce n'est pas seulement la faute de sa mauvaise nature, c'est peut-être aussi que nos explications sont faibles, inaudibles, embrouillées et qu'elles laissent la place aux discours simples des marchands de camelote.

Le bitcoineur doit faire comprendre qu'on ne mettra pas de shitcoins dans les réserves stratégiques, pas plus que d'autres métaux ou de la pacotille à Fort-Knox. Comme l'a écrit une figure de la cryptosphère sur X,  Aucun pays, aucune entreprise, aucun milliardaire crédible ne parle aujourd'hui de créer une "réserve stratégique" d'Ethereum, de Ripple, d'Atom, ou de Link .

Mais – au risque de me fâcher avec certains compagnons – il n'est pas sûr que l'apologie du paiement en LN soit compatible (j'entends : durant le seul temps d'un repas en famille) avec l'exposé de la nature ontologique de notre or numérique. Or c'est cette dernière idée que nous devrions faire admettre prioritairement pour être cohérents avec le point précédent, quitte à prendre argument du cours actuel.

3 Le caractère ésotérique (et vaguement vulgaire) de notre langue est effectivement un obstacle imbécile que nous avons placé à l'adoption par nos parents, amis et concitoyens, sans autre raison que de se donner un air instruit pour les uns, ou un genre canaille pour les autres.

Ce qu'il y a à apprendre du côté de Bitcoin, ce n'est pas ce jargon. Comme M. Favre, je pense qu'il serait plus distingué et accessoirement plus dur, plus formateur et plus prometteur d'apprendre le chinois que le sabir communautaire. Cela n'empêche pas d'étudier aussi Bitcoin. Je me suis frotté aux hiéroglyphes et à l'arabe, je comprends ce que cela veut dire, ce que cela m'a appris ; mais je sais aussi ce que Bitcoin m'a apporté.

Convenons donc qu'il n'y a pas, dans notre façon de nous exprimer en public, dix mots étrangers, acronymes ou sigles ésotériques qui méritent d'être conservés s'ils sont jugés néfastes à l'adoption de masse (voyez : je m'adapte!). Gardons-en deux ou trois, comme l'Église l'a fait avec Amen et Alleluia et parlons la langue de nos familiers.

4 Le critère d'élégance, quoi qu'en pense M. Favre, ne nous est pas indifférent. C'est le mot choisi par notre ami Ludovic Lars pour donner un titre à son livre, et c'est peut-être l'une des raisons qui m'ont amené à préfacer avec plaisir son Élégance de Bitcoin dont par ailleurs je n'épouserais pas forcément (il le sait!) tous les postulats.

Non, les bitcoineurs ne roulent pas dans des fantasmes motorisés et ceux qui le feraient le feraient pareillement s'ils avaient fortune faite dans les bretelles et cornichons, comme disait le Grand Jacques. Ce sont, osons le mot, des Américains. Ceci déplait à M. Favre  journaliste aussi beau gosse que torturé  et pour être franc encore, ce n'est pas forcément non plus my cup of tea. La grande majorité de mes amis sont terriblement décents. Un enrichi récent m'a avoué que les principales conséquences de la flambée avaient été, pour lui, de devoir faire admettre, avec délicatesse, ce type de gains à des parents modestes, mais aussi la découverte de cette forme de luxe que sont un peu de temps libre et la lecture. Et nunc erudimini comme disait l'Aigle de Meaux !

Quand il pose comme une cocotte fin-de-siècle, M. Favre prend bien soin de faire préciser sous sa photographie que  d’habitude Alexis Favre ne porte pas de pyjama . Pourquoi dès lors ne perçoit-il pas que la plupart des Lamborghini qui ornent le fil X de certains bitcoineurs, sont, comme celle-ci (récemment et collectivement conçue) de l'ordre de la plaisanterie ? Et que, lorsqu'on croise ces geeks dans la  vraie vie , id est au bar, on voit bien plus de lambeaux (par négligence ou indifférence) que de lambos. Il y a en tout cela une forme d'ironie et de second degré.

Peut-être, cependant, devrions-nous réfléchir sur les limites de cette forme d'autodérision qui peut, mal perçue, nous rendre inutilement ridicules. Peut-être devrions-nous oublier le style trader et cultiver une élégance reflétant mieux celle de Bitcoin : la rigueur, la logique, l'efficacité. J'ai tenté de le dire l'été dernier à Biarritz, rappelant que trop souvent nous pouvions être collectivement perçus comme un  secteur d'ahuris , expression heureusement née au sein même de notre communauté !

5 La conscience, enfin ne saurait être pour nous ce à quoi elle est ramenée par M. Favre dans la partie la plus vaseuse de son exposé : une extension de la délicatesse esthétique et le  vague sentiment  que la marche du monde doit avoir un sens.

C'est à nous de démonter cette commode et paresseuse opposition entre investissement et spéculation, opposition le plus souvent moralisante, voire hypocrite, car ceux-là même qui nous reprochent notre supposée spéculation ne manquent pas d'expliquer l'utilité de cette activité quand et où cela les arrange. Voyez cette page admirable.

Après tout, investir n'est jamais qu'investir un excédent, et bien peu de gens s'interrogent sur la licéïté d'un excédent : rente sociale ? extraction d'une plus-value ? recyclage de bulle monétaire ? On pourrait dire comme Cyrano  bien des choses en somme . Si la marche du monde a un sens autre que de recycler les excédents extorqués à autrui, il faut découvrir ce sens, et cela c'est proprement spéculer. Peut-être faut-il le faire non seulement à la façon des spéculateurs, mais aussi en mode spéculatif ?

Or si le globish ésotérique des apprentis-traders comme le goût de l'invective des zélotes sont des repoussoirs, les lourdes certitudes puisées dans trois livres de la même école économique ou les rigides convictions politiques que ne nuance aucune culture historique profonde, c'est à dire critique, sont aux antipodes de la vraie attitude spéculative qui devrait être collectivement la nôtre.

Face aux 5 raisons de ne pas investir telles que le dandy genevois les énonce, je propose 5 piliers que nous pourrions élever sur le Forum Bitcoinicus :

  1. vérité sur les espérances et la nature des gains attendus.
  2. clarté sur la nature de Bitcoin et ce qui le rend incomparable.
  3. transparence de notre langue, qui devrait permettre de s'adresser à tous, puisque Bitcoin est pour tous.
  4. élégance, par la rigueur, la logique et l'efficacité.
  5. tact, sensibilité et responsabilité dans notre façon de vivre un statut de nouveau riche, qu'il soit réel ou supposé par notre entourage.
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148 - Ne sait quand reviendra

By: Jacques Favier

Je remercie de tout cœur mon ami Ryo (chaîne Youtube Memento Mori) pour cette belle lecture du premier chapitre de mon livre déjà évoqué dans le billet précédent, Aigle, crocodile & faucon à paraître le 21 novembre chez Michel de Maule.

On est le 26 février 1815 en fin de journée, sur le port principal de l'île d'Elbe. Tous les témoins sentent que Napoléon va se lancer dans l'aventure. Mais laquelle ? Ils l'ignorent, et si les lecteurs des livres d'histoire le savent, les lecteurs de mon récit ne seront pas plus malins que les témoins.

Voici donc le moment critique, quelques heures avant le point de divergence de mon récit. Pour le plaisir d'entendre Ryo, pour attendre l'arrivée du livre par la poste ou chez votre libraire et aussi pour ceux qui n'auront pas le courage de s'attaquer au volume tout de suite (voire qui n'ont pas eu le courage de lire le billet L'historien croco et le crypto saurien).

On peut aussi l'écouter sur Spotify.

Les livres audio lus par Ryo peuvent également être écoutés ici :

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147 - L'historien croco et le crypto saurien

By: Jacques Favier

Bien sûr mes amis bitcoineurs pourront être surpris de découvrir ma nouvelle production, même si le totem saurien en orne malicieusement le titre.

Ceux qui suivent ce blog savent cependant que Napoléon y apparaît dans plusieurs billets (en réalité dans plus de 25 et j’en ai été surpris moi-même en les comptant) et notamment dans Napoléon et nous et Un bon croquis, vraiment ? Comme l’a dit un de nos amis : « Jacques Favier, vous prononcez trois fois son nom devant une bibliothèque, il apparaît et il vous fait un cours sur Napoléon ».

Enfin, évidemment, j’ai prévu pour les crypto-curieux la possibilité d’acquérir Aigle, crocodile & faucon en bitcoin. Ce n’est pas chose facile, du fait de la loi sur le prix unique du livre, mais cela pourra se faire lors d’événements communautaires. Je ne me cache pas, et le mot  Bitcoin  apparaît même sur la page 4 de couverture, comme le nom de Tintin.


Mais venons-en à l'essentiel : pas plus qu'en écrivant sur Tintin, je n’ai pas rédigé ce livre sur Napoléon avec ma main gauche, ni avec d’autres lobes de mon cerveau que pour les livres consacrés à Bitcoin.

Ou, pour parler comme Satoshi, I had a few other things on my mind mais I’ve not moved on to other things.

Quinze ans avant le white paper, voyant mon père qui durant quelque congé s’agitait sur sa tondeuse autoportée au lieu de se reposer à l’ombre de son marronnier, je le taquinai en comparant cette frénésie jardinière à l’activité de Napoléon sur sa minuscule île d’Elbe et lui posai soudain la question : que se serait-il passé s’il y était resté tranquillement en février 1815 au lieu d’enchaîner un pari fou, une épopée jamais vue, un désastre sans précédent et un calvaire à l’autre bout du monde ? Nous en avions devisé : était-il forcé de s’agiter, pouvait-il ne rien faire ?

On reconnaît là mon fond de taoïsme, dont le nom La voie du Bitcoin atteste déjà. Lao-Tseu l'a dit : « la voie du Sage est d’agir sans lutter »…

Au-delà de l’anecdotique (le tracteur paternel à l’heure de la sieste) mon intérêt pour l’année 1815 a sa rationalité. C’est une année critique à tous égards, avec deux « alternances » spectaculaires (trois même, si l’on prend la période avril 1814-juin 1815) autour d’un épisode sans égal dans l’histoire, ces « Cent Jours » qui sont moins le dernier éclat de l’Empire que la première révolution du 19ème siècle. Des alternances dont les monnaies gardent la trace !

C’est aussi le moment de vérité pour le personnage politique de Napoléon, en attendant la terrible sanction qui attend le stratège. Après une longue décennie de dérive monarchique, il s’aperçoit sur l'île d'Elbe et vérifie à son retour qu’il n’a plus comme soutiens, en réalité, que l'armée, des vieux jacobins et quelques jeunes libéraux. Lesquels n’en sont pas moins surpris que lui. C'est cette double surprise qui me parait offrir un objet de réflexion.

Aujourd’hui les diatribes contre Napoléon viennent très majoritairement « de gauche » tout en reprenant – il faut le noter – la panoplie complète des calomnies forgées par les émigrés et surtout par le gouvernement tory de Londres, et tout en ignorant les jugements bien plus pertinents de Marx ou d’historiens marxistes comme Antoine Casanova. Il m’a paru intéressant, en contre-point, de saisir ce moment historique où le camp de gauche redécouvre un Bonaparte que ses ennemis de droite ont, eux, toujours considéré, selon le mot de l’autrichien réactionnaire Metternich, comme un « Robespierre à cheval ».

Voilà pour expliquer le choix de 1815 pour y placer mon point de divergence et y tester l’idée d’une non-action, d’une histoire alternative à développer dans un univers virtuel. Les nombreuses uchronies qui se fondent sur l’idée d’un triomphe en Russie ou d’une victoire à Waterloo ne m’intéressent pas, les hypothèses de base en étant (sauf improbable intervention divine !) historiquement irréalistes. Il m’a semblé que, le 26 février 1815, au contraire, Napoléon aurait pu décider (seul) de rester sur son île. La suite du récit m'appartenait-elle, pour autant, en toute liberté ? Cette rêverie m’a accompagné durant près de 30 ans.

Entre temps, j’avais rencontré Satoshi. Dans ma famille, on n’est pas assez formaté pour me pinailler sur les fonctions aristotemiques de la monnaie ou sur le fait que Bitcoin n’ait pas de « réalité tangible » : la formule canonique pour me charrier c’est « ta monnaie qui n’existe pas » et cette boutade me plait bien, parce que cela pose des questions bien plus vastes que de savoir si l’on peut mordiller une pièce ou froisser un bout de papier entre ses doigts. Qu'est-ce qui existe ?

Toutes les réflexions menées ou partagées sur cette monnaie gravée par une idée et battue par des calculs, cette monnaie céleste pour employer un mot de Mark Alizart, déployant son propre espace numérique dans lequel elle a bien toutes les propriétés d’un objet tangible et toutes les qualités d’une monnaie sui generis, je ne les ai pas cantonnées dans un coin hermétique de mon crâne quand, à partir du confinement – situation obsidionale très appropriée au sujet – j’ai entrepris de faire enfin vivre « mon » Napoléon dans son nouveau royaume.

A vrai dire, partant de Satoshi et de la grande question de sa « disparition » j’avais déjà, quatre ans plus tôt, évoqué un mot de Napoléon selon qui « les hommes de génie sont des météores destinées à brûler pour éclairer leur siècle ». J'y abordais surtout le personnage tel que l’imaginait Simon Leys en 1988, dans une autre uchronie où il montrait comment et pourquoi l’empereur évadé de Sainte-Hélène refusait ensuite de se manifester.

Partant, en sens inverse, de Napoléon, et même si je sais bien que le chiffre napoléonien était dans la pratique d'assez faible qualité, il y a des mots de lui qui m’ont fait penser à Satoshi. Ainsi de « je lis toujours utile » car j’ai toujours pensé que l’assembleur de Bitcoin avait dû beaucoup amasser de savoir avant de les assembler. De même pour « rien ne se fait que par calcul » et mieux encore « je calcule au pire » qui me semble convenir à l’inventeur d’un système qui tient non sur nos vices (toute l’économie le fait) mais sur une plus faible rémunération de l’action vicieuse que de l’action conforme.

J'ai souri aussi en lisant « Il n’y a pas nécessité de dire ce que l’on a l’intention de faire dans le moment même où on le fait » et me suis demandé si le jugement porté sur l'un par le général Bernard (le futur Vauban du nouveau monde) ne s'appliquerait pas aussi bien à l'autre : « C'est peut-être la meilleure tête du siècle, la mieux organisée. Il n'était étranger à rien, faisait tout par lui même, il ne s'était jamais confié à personne qu'au moment de l'exécution, ayant toujours lui seul délibéré et décidé de ce qui convenait le mieux ».

Au-delà de ces quelques clignotants (car il ne s’agit pas pour moi, évidemment, de comparer l’un des hommes les plus connus de l’histoire avec celui qui a effacé presque toute trace de son existence terrestre) j’ai poursuivi ma propre expérience de pensée. Le bitcoineur qui aura le courage de me suivre entre 1815 et 1827 (j’ai donné quelques années de vie supplémentaires à mon héros par vraisemblance et parce que c'était utile à mon récit) retrouvera au fil des pages bien des histoires déjà traitées ici : le thaler de Marie-Thérèse, la monnaie qui n’existait pas mais qui fit si peur au roi, la fantaisie obstinée de trois ou quatre faquins qui ont privé le Louvre de trésors d’art égyptien. Il y trouvera une pique concernant l'économie d'Aristote et des idées qui peuvent être les nôtres : le mépris des billets sans encaisse ou le financement communautaire par exemple.

Le lecteur trouvera surtout dans mon récit des réflexions qui peuvent être cruciales pour nous : sur la temporalité, sur la mass adoption et d'abord sur la souveraineté et les limites d’une souveraineté « personnelle » qui préoccupe tant de bitcoineurs à tendance féodale. Napoléon, d’après le Traité passé avec ses vainqueurs en avril 1814 restait « empereur » mais il ne s’agissait plus que d’un titre honorifique viager. Concrètement il n’était plus « souverain » et de manière pareillement viagère que de l’île d’Elbe. Petite robinsonnade : il « régnait » sur un territoire 30 fois plus grand que le Liberland mais presqu’aussi dépourvu des infrastructures concrètes qui permettent l’exercice efficace de la souveraineté.

Il se trouvait donc dans la situation inverse de celle qui faisait fantasmer Andrew Howard en décembre dernier quand il imaginait des bitcoiners tellement riches qu’ils en deviendraient souverains de larges étendues de terre. Napoléon restait souverain (et, même vaincu, il conservait selon les notes de police un poids politique considérable en France et en Italie) mais il n’avait plus sous les bottes qu’une sous-préfecture 16 fois plus pauvre que la Corse voisine et un pécule (4 millions de francs-or) qui lui filait entre les doigts.

Or la souveraineté ne consiste ni à se pavaner sur un trône qui « n'est qu'une planche garnie de velours » (mot apocryphe) ni à s’épargner les ingérences étrangères (en se faisant oublier sur l’île d’Elbe ou sur quelque île artificielle) mais à agir souverainement, concrètement, efficacement, sur le théâtre du monde. Il avait un exemple : le pape Pie VII, son ancien prisonnier, restauré dans ses États sans tirer un seul coup de feu et dont on disait, à Londres même, qu’aucun général ne l’avait combattu aussi efficacement que le pape à la tête de son Église.

Napoléon dira à Sainte-Hélène qu’il aurait pu sur l'île d'Elbe « inventer une souveraineté d’un genre nouveau » et je me suis longuement interrogé sur ce que ces mots pouvaient signifier. Il choisit finalement d’en revenir à la forme antérieure et en perdit en cent jours toute apparence.

Ayant décidé que, dans mon récit, il n’irait pas se faire écraser à Waterloo, je ne pensais pas qu’une courte sagesse consistant à jardiner tranquillement sur son île après l’avoir un peu mieux fortifiée fournirait une matière suffisante à mon livre. Il fallait d’abord que, sans rentrer en France, il pose un acte souverain de nature à desserrer les contraintes (financières) et les menaces (militaires) qui pesaient sur sa misérable principauté et puis ensuite qu’il continue d’agir à la mesure, jusque-là prodigieuse, de son imagination et de son activité.

Plus facile à dire qu’à écrire. Les historiens normaux, universitaires, méprisaient traditionnellement les « uchronies » jusqu’à ce que certains ne confessent que « l’histoire contrefactuelle » est aussi un puissant outil pour comprendre l’histoire tout court. Car tout, si l’on est honnête et factuel, ramène à la contrainte de réalité qui est incommensurable par rapport à ce que l’on appelle pompeusement le « volontarisme politique » et qui est bien plus proche de l’imagination romanesque que ne le croient les « dirigeants ».

Admettons donc que Napoléon ne bouge pas de sa « petite bicoque », toléré dans son coin de Méditerranée et qu’il trouve le moyen de s’y fortifier, de s’y défendre, d’y vivre en petit prince et d’y poursuivre ses rêves. Ce n’est pas donné (et tout le début de mon ouvrage vise en gros à tracer les manœuvres qui le lui ont permis dans mon univers virtuel) mais une fois ceci obtenu le reste du monde change-t-il ? Oui et non. Notez que la question se pose aussi pour Bitcoin : admettons qu’il arrive à un point où nul ne peut le détruire, l’interdire ou le contraindre, et qu’il soit reconnu comme une monnaie « comme les autres » : le reste du monde change-t-il radicalement ou seulement à la marge ?

Personne, donc, ne va mourir à Waterloo, ni même errer comme Fabrice Del Dongo sur ce champ de bataille qui va hanter durablement l'âme française. Il n’y aura ni « terreur blanche » ni « chambre introuvable » ; des centaines d’hommes politiques ne feront pas les girouettes, les anciens régicides ne seront pas exilés et Nathan Rothschild ne fera pas de bon coup en Bourse sur ce coup-là.

La France en restera au Traité de Paris signé en 1814, une paix entre rois qui sent encore l'ancien régime, et ne sera pas acculée au désastreux Traité de Paris de 1815 qui annonce bien davantage les paix des vainqueurs que connaîtra le siècle suivant ; elle ne versera pas 2 milliards de francs-or d’indemnité, Nice et la Savoie resteront françaises, comme quelques places fortes sur les frontières belge et allemande, que nous ne récupérerons jamais celles-là. Plus de 2000 tableaux resteront suspendus aux cimaises du Louvre et les Chevaux de Saint-Marc perchés sur l'Arc du Carrousel.

La légitimité du régime politique de la Restauration ne sera pas si sauvagement compromise ni la séculaire prétention française à la suprématie européenne si tragiquement enterrée. La démographie française ne plongera pas.

Pourtant la contrainte du réel restera forte et continuera de s’imposer à Napoléon sur son île méditerranéenne comme à l’auteur sur son clavier : Metternich et Castlereagh ont toujours un agenda réactionnaire, les Italiens veulent toujours chasser les Autrichiens, que les Prussiens regardent toujours comme un obstacle à leurs ambitions, les Américains et les Anglais sont toujours décidés à corriger les Barbaresques et ceux-ci sèment toujours la terreur en Méditerranée, l’Amérique du Sud veut toujours se libérer de l’Espagne. Et puis, bien sûr, le Tambora explose à la même minute dans l’histoire et dans mon récit, qui connaissent tous deux une année sans été.

Pour construire ce que j’ai appelé un « récit » plutôt qu’un roman, j’ai donc d’abord essayé d’imaginer le moins possible. J'ai voulu partir des faits, des situations, des coïncidences. J’ai moins relu les historiens (qui expliquent ce qui s’est passé tellement finement qu’on en conclut que cela ne pouvait que se passer) que les témoins : correspondances et mémoires livrent les « petits faits vrais » dont parlait Stendhal, des coïncidences, des traces d’événements oubliés. J’ai aussi passé des heures dans les catalogues de ventes publiques consacrées aux autographes ou aux reliques napoléoniennes. Mes lecteurs connaissent mon goût des reliques, ces objets fétiches.

Après cela (osons le dire) j'ai, comme Satoshi, moi-même agencé. Parce que le problème posé à Napoléon enfermé, appauvri et menacé sur son île évoque un peu un triangle d’incompatibilité.

Comme je le dis en introduction de mon livre, tous les faits précisément datés et antérieurs au 26 février 1815 à dix-huit heures sont exacts et de façon surprenante, bon nombre de faits ultérieurs le sont également. Tous les personnages nommés ou seulement désignés par un nom de lieu ont réellement existé, même si certains sont demeurés parfaitement inconnus. Enfin de nombreux propos et écrits, empruntés à des sources crédibles, sont littéralement reproduits même si je les ai réagencés dans le temps pour les besoins de mon récit.

Contrairement à tous les historiens qui accumulent les faits pour montrer que Napoléon était pris au piège – ou plutôt aux pièges – et que seul demeure encore obscur le point de savoir si ceux qui avaient tendu ces rets ne furent pas eux-mêmes un peu surpris de l’événement, j’ai montré qu’un certain agencement de faits et d’effets lui offrait l’occasion des « soudaines inspirations qui déconcertent par des ressources inespérées les plus savantes combinaisons de l’ennemi » comme on l’avait dit une vingtaine d’années plus tôt en Italie.

Une fois réussies la sortie de l’histoire et l’entré dans le récit, j’ai tenu à ce que celui-ci demeure historiquement crédible, donc sans odyssée conquérante à travers l'Orient, l'Asie et jusqu'à la Chine comme dans ce qui est considéré comme la première uchronie de l’histoire, celle de Geoffroy-Château en 1836). J'ai voulu aussi que mon récit s’inscrive dans une temporalité réaliste, dans une temporalité du post hoc ergo propter hoc que connaissent bien ceux qui comprennent la blockchain.

Le système de contraintes a été desserré, mais elles demeurent. Inversement le geste de Napoléon au point de divergence crée une première onde de choc, différente de celle suscitée par son retour, mais non négligeable : il ne fait pas rien, mais autre chose. Il agit sans lutter. L’onde de l’événement alternatif se propage dans le temps du récit, avec les réactions des divers acteurs. Elle est suivie d’autres initiatives de Napoléon, anticipant ou réagissant à d’autres faits historiques : la piraterie des barbaresques, l’insurrection de l’Amérique latine, la revendication dans de nombreux pays d'un gouvernement constitutionnel, etc.

Ce second temps du récit est, pour qui tente d’imaginer l’histoire, aussi difficile que pour qui tente de deviner le futur (chose que l’on demande toujours niaisement à l’historien). Comme je l’avais fait pour Bitcoin, j’ai réfléchi en termes de métamorphoses. Napoléon est un caméléon, les peintres l’ont bien montré et de son vivant même on a dit qu’il y avait plusieurs hommes, ou qu’un grenadier avait pris sa place après sa mort en Russie.

J’ai fait un choix. Saisissant Napoléon au moment où il est désarmé, les plus hauts faits que j’aborde sont ceux qui n’auront pas lieu. Parce que délibérément « mon » Napoléon est un être de raison qui renonce à l’aventure. Il l’avait dit à Caulaincourt en 1812, qu'il n'était pas « un Don Quichotte qui a besoin de quêter les aventures ». Il décide de revenir à son personnage, le seul qui puisse « dépasser Napoléon » : Bonaparte, le pacificateur et législateur. Mon Napoléon est donc conforme à ce que l’on disait de lui avant le Sacre, le « plus civil des généraux ». Et pour dire les choses crûment, il penche non seulement pour la paix mais aussi pour les « idées du siècle » et non vers les fastes et « les préjugés gothiques ».

Cette évolution n’est pas totalement un choix arbitraire ou complaisant de ma part. C’est celle que le prisonnier de Sainte-Hélène a réussi à suggérer, posant au Messie de la Révolution. Seulement, au lieu de dire ce qu’il « aurait pu » ou ce qu’il « voulait » faire, il le fait dans la mesure de ses moyens. Au lieu de céder à ce que l’historien contemporain Emmanuel de Waresquiel décrit comme « la tentation de l’impossible » en 1815, il tente ce qui est possible de 1815 à sa mort.

Évidemment, il y a la tâche du rétablissement de l’esclavage. S'intéresser à Napoléon est-il dès lors une faute morale ?

À Sainte-Hélène, peut-être du fait de la fréquentation de l'esclave Toby qu'il voulut racheter, comme dans mon récit, Napoléon est conscient de la tâche, et moi aussi, bien sûr. Insuffisamment évoquée jadis (on lui a bien plus reproché l’exécution du duc d’Enghien) elle obnubile aujourd’hui pratiquement toute l’épopée et condamne le héros au bannissement en 140 signes : on ne peut pas, on ne doit pas s’intéresser à quelqu’un qui a commis cela. L'acte est nul : le personnage doit l'être également.

Brisons l'idole... mais cela a déjà été fait, et pas qu'un peu. Et toujours en vain.

L’une de ses plus violentes ennemies, la reine de Sicile (sœur de Marie-Antoinette) le considérait pourtant à la fois comme « l’Attila, le fléau de l’Italie » et comme « le plus grand homme que les siècles aient jamais produit ». Nous ne semblons plus capables d’ambivalence : Ridley Scott le présente comme un minus, l’œil vide, dominé par sa femme ou par les événements. C'est peu crédible, mais un autoritaire belliqueux ne méritent guère d'égards posthumes. C’est ainsi l’opinion courante sur X, hors quelques chapelles bonapartistes dont les dévots caricaturaux ne perçoivent la lumière qu’au travers de vitraux trop chamarrés. Il faut échapper à ces courtes vues.

Je me demande souvent (et on a senti un petit frisson au moment du récent teasing de HBO) ce que les bitcoineurs diraient de Satoshi s’ils apprenaient qu’il battait sa femme, séquestrait sa domestique philippine ou avait violé son neveu ? Le Bitcoin fonctionnerait-il moins bien si Satoshi n'était pas un smart guy ou seulement s'il n'était pas adepte de l'économie autrichienne ?

Passant ainsi, par posture morale, à côté du « plus grand homme du plus grand peuple » comme l’écrivit plus tard son frère aîné, le risque est grand de passer aussi à côté de ces très grands hommes que furent ceux qui le servirent. Car presque tous le servirent, comme le remarqua tout de suite l’impertinent Rivarol (mort en 1801) : « ils le servent au lieu de s’en défaire ». Et pas seulement des sabreurs : depuis l’incroyable entreprise scientifique que fut l’expédition d’Égypte jusqu’aux dernières heures après Waterloo, il fut entouré de savants comme Monge, Conté, Laplace, Chaptal, Lacépède, Fourier.


Ce dernier joue un certain rôle dans mon récit. Imaginerait-on, aujourd’hui, un préfet capable d’inventer un outil mathématique, de travailler sur la théorie analytique de la chaleur, de formuler, le premier, l’hypothèse de l’effet de serre tout en recevant la belle société et en protégeant le jeune génie qui allait déchiffrer les hiéroglyphes ?

Oublier volontairement Napoléon, c’est oublier les Français durant 15 ans. Et même, puisqu’on ne va pas non plus célébrer les rois qui le suivirent, on en vient à se réveiller miraculeusement en 1848 (avec enfin l’abolition de l’esclavage) sans trop s’appesantir sur le destin qui conduit de nouveau la République et la France sous la coupe d’un Bonaparte. Décidément, mieux vaut lire l’histoire dans Marx que sur X. En arrêtant à Brumaire (voire à Thermidor) la marche de l’Histoire telle qu’on rêverait (aujourd’hui) qu’elle ait été, on fait passer à la trappe un demi-siècle de la vie des Français et l’aventure de la plus étonnante génération de nos ancêtres, ceux qui comme Napoléon Bonaparte avaient 20 ans en 1789.

Quel sens donner à l’aventure que j’imagine ?

La défaite de 1814 et la Restauration avaient débarrassé Napoléon de pas mal d’illusions et de la plus grande partie de la vermine d’Ancien Régime qu’il avait eu le grand tort de croire ralliée. Je ne pense donc pas avoir cédé à une passion personnelle en supposant que, dans la nouvelle ère que mon récit permet, Napoléon devait de nouveau s’appuyer sur les « bleus » contre la France « blanche » et la « Sainte-Alliance », sur des savants contre les notables, sur des jeunes ardents contre les fatigués.

Talleyrand le lui avait (peut-être) dit : on peut tout faire avec des baïonnettes, sauf s’asseoir dessus. Privé d’armements et donc de l’ultima ratio regum, il ne lui reste que ce que les plus intelligents de ses ennemis lui reconnaissent : sa prodigieuse capacité de calcul, son instinct stratégique, son coup d’œil tactique mais aussi ce que ses vrais vainqueurs, le tsar et le pape lui ont appris : reculer, user la force de l’ennemi ou même s’en servir, et souvent attendre. Pour me couler dans cela, j’ai aussi dû affronter l’une des grandes questions qui agitent les bitcoineurs, la « temporalité ».

Bonaparte, tout au long de sa carrière, gère une « mass adoption »

Il déclare après Brumaire que « la Révolution est fixée aux principes qui l'ont commencée : elle est finie ». Ce mot, qui a tant plu et rassuré alors, lui est aujourd'hui reproché par les belles âmes.

Quels qu’aient été ses choix ensuite, y compris la fâcheuse décision d’enlever les mots « République française » des monnaies 5 ans (quand même) après son sacre, il n’a jamais souhaité revenir sur la Révolution. Il disait seulement, à sa façon, en avoir clos ce que Lénine aurait peut-être appelé la maladie infantile : « J'ai refermé le gouffre de l'anarchie et débrouillé le chaos ». Quinze ans de consolidation, essentiellement juridique, des « immortels principes » grâce aux fameux Codes et puis la France se retrouve, sans lui et sans son despotisme, en monarchie certes constitutionnelle mais à forte tentation réactionnaire.


Encore faudrait-il mesurer la vitesse de percolation. Il y a une anecdote savoureuse, rapportée par un témoin occulaire (le trésorier Peyrusse) et collationnée par Thiers dont je colle ici l'extrait. C'est, lors du  vol de l'Aigle  (je n'ai donc évidemment pas pu la reprendre dans mon récit) la rencontre avec une gardienne de vaches, dans les Alpes, qui ne sait même pas qu'à Paris, le roi a, depuis dix mois, remplacé l'Empereur, qui se tient devant elle dans sa masure... et en sort « tout pensif » !

La « mass adoption » des idées nouvelles semble avoir été bien lente, en mettant le T=0 à la nuit du 4 août.

Qu'en sera-t-il pour celle que l'on ferait courir du 1er novembre 2008 ? J’ai cité l’an passé à Biarritz un texte de Aleksandar Svetski, fondateur du Bitcoin Times dans lequel il notait que les bitcoiners ont une tendance à surestimer la vitesse avec laquelle Bitcoin va envahir le monde et devenir une monnaie largement acceptée. Notamment parce que, considérant celui-ci sous l'angle pratique et technologique, ils établissent des comparaisons avec l'adoption de techniques disruptives antérieures. Il rappelait qu'avec Bitcoin, le jeu était aussi politique et culturel : on joue ici avec les plus grands enjeux, pour les plus grands gains, contre les plus grands ennemis - à la fois externes et internes; on se bat à la fois contre l'establishment et contre les cultures dans lesquelles nous avons nous-mêmes (encore pour bon nombre) été élevés.

Telle est probablement la situation de la société française en 1815. On verra qu'avec malice, j'ai fait en sorte que la « non-action » accélère la marche de l'Idée.

Si la vie m'en laisse le temps et si je trouve des éditeurs, mes prochaines publications ne concerneront toujours pas Bitcoin mais resteront virtuelles puisqu'il pourrait s'agir... de femmes qui, de toute leur vie, n'ont laissé qu'une seule trace, ou d'un homme qui en a laissé une, mais sans avoir jamais existé. Et il ne sera plus question de l'Empereur, c'est promis ! Je resterai tel que j'ai tenté de me définir un jour : un  historien local, rêveur et virtuel .

(suite)

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146 - Cocagne : plus on y dort plus on y gagne

By: Jacques Favier

J'avais annoncé ce billet en conclusion de celui qui traitait de la propriété et de la souveraineté, de certaines illusions politiques nées d'une soudaine prospérité, de fantasmes où la mémoire féodale offre à une classique revendication libertarienne le motif kitsch d'un fief ou d'un royaume .

Tout autre est le Pays de Cocagne, que nous croyons tous connaître et dans lequel s'emmêlent, dans une innocence un peu enfantine, paresse et gourmandise rêvées avec la semaine des quatre jeudis ou le Palais de Dame Tartine.

En nous penchant sur ce mythe d'abondance cher à nos ancêtres, je crois que nous pouvons apprendre à mettre en questions notre propre activité pour donner forme mythologique à nos formes modernes de prospérité ou d'abondance.

Il est vraiment amusant de remarquer que le Brueghel qui peignit en 1567 le pays de Cocagne qui sert d'illustration de couverture au livre dont je vais parler est le grand-père de celui qui illustra la tulipmania après la crise de 1637.

Cocagne, histoire d'un pays imaginaire de Hilário Franco Júnior, n'est pas un livre particulièrement récent. Publié au Brésil dix ans avant le white paper de Satoshi, il a été traduit du portugais au moment où je passais devant Bitcoin sans le voir. Pourquoi en traiter aujourd'hui ?

La préface du médiéviste Jacques Le Goff (1924-2014) donne quelques raisons :

  • « le thème de la Cocagne (…) est né à l’époque du grand développement de la société médiévale, du milieu du XIIe au milieu du XIIIe siècle, au moment où les réussites matérielles, sociales, politiques et culturelles aiguisèrent les appétits ».
  • « Contrairement au mythe antique de l’âge d’or, réapparu au XIIIe siècle, la Cocagne n’est pas une utopie tournée vers le passé, c’est une utopie qui se libère de cette prison des sociétés et des individus qu’est le temps sous sa forme de calendrier ».
  • « En ce siècle où l’on met de plus en plus le droit par écrit, lequel pèse toujours plus sur la société (droit romain renaissant, droit canonique en pleine expansion, droit coutumier mis par écrit), la Cocagne (...) est très certainement une unomie, un pays sans loi, mais cette caractéristique est contenue dans la notion d’utopie, c’est-à-dire un pays non seulement sans code, sans répression, mais aussi sans violence et sans désordre. Ne faut-il pas voir dans cela la libre floraison de lois naturelles ? »

Partons donc explorer l'imaginaire d'ancêtres si anciens, si peu boomers que nul ne leur imputera aucune de nos actuelles misères.

Certes, ce n'est pas chose aisée du fait de l'ignorance où nous nous trouvons (sauf quelques médiévistes) des réalités de ce temps. « Du côté de la société imaginaire » rappelle Hilário Franco Júnior « se cache fréquemment la forte présence d’une société concrète à travers l’exagération ou l’inversion de ses valeurs, la négation de ses peurs ou encore la projection de ses désirs ».

Cette mise en perspective de ce que l'on vit et de la façon dont on croit y échapper vaut aussi pour nous, si nous sommes capables d'un regard un tant soit peu réflexif : « L’imaginaire dépasse les imaginations. On n’imagine pas ce que l’on veut, mais ce qu’il est possible d’imaginer (…) le Moyen Âge a fréquemment imaginé des anges, des fantômes et des dragons, non des martiens, des êtres mutants ou des monstres fabriqués par l’homme ».

La définition mérite d'abord attention : « résultat de l’entrecroisement du rythme très lent de la mentalité et de celui plus souple de la culture, l’imaginaire établit des ponts entre les différentes temporalités ».

La terminologie proposée est également précieuse : « La modalité d’imaginaire qui cible son attention sur un passé indéfini pour expliquer le présent est un mythe. Celle qui projette sur l’avenir les expériences historiques – concrètes et idéalisées, passées et présentes – d’un groupe est l’idéologie. Celle qui part du présent pour tenter d’anticiper ou de préparer un futur qui récupère un passé idéalisé est l’utopie. Naturellement les frontières entre ces trois modalités d’imaginaires sont mouvantes ».

D’après Lewis Mumford (The story of utopias, 1922) la République de Platon serait ainsi une utopie de reconstruction, alors que Cocagne serait une utopie d’évasion.

Les premières se fondent sur le principe de réalité tel que défini par Freud : on y valorise l’ordre et la réglementation nécessaires au maintien de la civilisation, l’homme préférant la sécurité au bonheur. Dans les secondes, au contraire, prévaut le principe de plaisir et la quête de satisfactions plus instinctives.

Le mythe comme l’utopie sont, selon Hilário Franco Júnior, des produits du présent, lequel nécessite toujours de bâtir des ponts entre le passé et le futur, pour se penser et se projeter. En ce sens « l’utopie est un mythe projeté dans le futur ». Si tout discours mythique n’est pas une utopie, tout discours utopique repose sur un fonds mythique, bien que, du point de vue de ses défenseurs, il ait un potentiel de concrétisation qui le différencieraient du mythe.

L’important est dès lors de mettre en avant l’idée de projet qui est à l’œuvre dans une utopie.

Selon Raymond Ruyer (l’Utopie et les utopies, 1950) la pensée mythique réalise, dans le champ imaginaire, une dissolution des structures sociales grâce au trait ludique typique de toute utopie. C'est moi qui souligne ludique car j'y retrouve ma conviction que Bitcoin n'est pas une monnaie de casino mais qu'il intègre (entre bien d'autres choses !) une irréductible part de jeu, conviction maintes fois exprimées, dès 2014 dans Monnaie pour rire, pour jouer ou pour changer ? ou en 2020, quand j'écrivais que Bitcoin est à la fois argent du jeu et jeu de l'argent.

Venons-en au texte spécifiquement étudié par l'universitaire brésilien. Il en existe peu de manuscrits : trois en tout, dont le plus complet, en français et datant du dernier tiers du 13ème siècle, est conservé à la BnF :

Ce texte de 188 vers est tellement foisonnant, et le temps de mes lecteurs si chichement compté, que je vais ici me concentrer sur ce qui est proprement monétaire. Ainsi, au vers 108 : là personne n’achète ni ne vend (Nus n’i achate ne ne vent). En fait, là où un idéal de vie comme celui de l’auteur des Proverbes bibliques était de vieillir en travaillant, celui du poète médiéval de se maintenir jeune dans l’oisiveté.

Selon Hilário Franco Júnior, une double abondance, alimentaire et vestimentaire, rend complètement caduque la profusion de monnaie. Le Fabliau de Cocagne imagine une terre où l’offre serait bien supérieure à la demande, et cela malgré la consommation effrénée de ses habitants. Scenario peu crédible sauf sur quelque île paradisiaque, mais qui exprime les critiques de certaines couches sociales du temps à l’égard du productivisme corporatif et de la croissante monétarisation de l’économie occidentale.

Ce qui relève l’abondance de la Cocagne, c’est le fait qu’elle ne dépende pas du travail humain : l’oisiveté y est même la seule activité rémunérée :  plus on y dort, plus on y gagne  dit crânement le vers 28 (qui plus i dort, plus i gaaigne). Leur refus du travail transparaît clairement dans la relation que les habitants du pays béni entretiennent avec l’argent.

Au pays de Cocagne, les monnaies ne sont pas qu’abandonnées, elles sont mortes, définitivement superflues, nettement futiles.  Des bourses pleines de deniers gisent le long des champs . Au contraire de ce que défendait l’économie monétaire revigorée de l’époque, elles ne se reproduisent pas, elles ne sont pas des semences. Elles restent éparpillées, complètement stériles, sur les champs trop féconds. Tandis que l’économie occidentale au Moyen-Âge avait de plus en plus recours à la monnaie, celle de la Cocagne demeure naturelle et autosuffisante. La Cocagne est ce que les anthropologies définissent comme une culture de l’excès.

Et les précieux gneu gneus aristotéliques dans tout cela ?

Des trois fonctions classiquement attribuées à l’argent, aucune n’est valable en Cocagne. Ce qui prête à réfléchir.

  • La première (d'être un instrument de mesure de la valeur des biens et services proposés) n’y est pas applicable parce que les biens et services sont si nombreux qu’ils n’ont aucune valeur marchande, n’importe qui pouvant en jouir à n’importe quel moment. Question : n'est-ce pas ce que l'on a si longtemps et jusqu'ici en vain attendu du progrès ?
  • La deuxième fonction (d'être un instrument d’échange qui bénéficie du consentement général) n’a pas davantage de sens à Cocagne où tous les habitants sont propriétaires des richesses locales et où  chacun prend tout ce que son cœur souhaite , sorte de rêve à la fois collectiviste et consumériste bien éloigné de la sobriété heureuse aujourd'hui tant vantée (généralement pour les autres).
  • La troisième enfin (d'être une réserve de valeur) n’a pas d’utilité : comme les habitants savent que leurs pays sera toujours riche, ils ne se sentent pas encouragés à accumuler ou à épargner. Si l’argent reste par terre, si personne n’en veut, c'est que le futur n'effraye pas. On n'y est pas., ou tout du moins cette frousse du futur est un élément marquant (ou clivant) de notre temps.

La trilogie labor-dolor-sudor, propre à l’idéologie féodale, est remplacée dans le fabliau par abondance-jeunesse-oisiveté.

Parce que le travail implique une hiérarchie sociale, la soumission à des personnes et à des règles, l’inexistence du travail signifie liberté. Par conséquent le non-travail explique et articule d’une certaine manière la plupart des caractéristiques de cette terre, bénie par Dieu et tous ses saints plus que n’importe quelle autre, même si clairement, tout obtenir sans travail est le trait le plus antichrétien de la Cocagne pour un homme de jadis, comme il serait aussi le plus choquant pour les dirigeants de notre pays, avec leurs obsessions comptables et leurs hymnes abrutissants à la valeur travail.

Je ne dis pas que Cocagne soit forcément un exemple à proposer au bitcoineur. Mais, modèle médiéval pour modèle médiéval, utopie anachronique pour utopie irréaliste, il vaut bien le fantasme féodal.

Reste un point troublant dans ce beau livre : on n'y parle fort peu de politique, ni dans les termes du passé, ni dans les nôtres. Tout au plus certaines gloutonneries y paraissent-elles parodier la curie papale. Plus que des révolutionnaires, les habitants de Cocagne sont en réalité des anarchistes radicaux. Ils ne sont pas sujets, fût-ce d'une principauté privée établie par quelque baleine crypto ; ils ne sont pas concitoyens et le mince succès des votes sur la blockchain me semblent à cet égard significatifs.

Les bitcoineurs sont convives (avec un goût prononcé pour la viande!) et amis. Aristote (toujours lui!) le disait bien avant l'auteur anonyme et sans doute picard : si les hommes avaient les uns pour les autres de l'amitié (φιλία / philía) il n'y aurait nul besoin de politique. C'est décidément, pour moi, Bruegel l'Ancien qui les peint le mieux.

Pour aller plus loin, on pourra relire :

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145 - Influenceurs

By: Jacques Favier

J'ai suivi avec intérêt l'émission d'Élise Lucet consacrée aux influenceurs.

Disons tout de suite deux choses :

  1. qu'elle mérite d'être regardée jusqu'à son terme (peut-être moins clinquant et moins people que les accroches initiales mais plus intéressant et plus nuancé) ne serait-ce que pour éviter de juger abruptement un travail de deux heures et 45 minutes en butant sur tel ou tel détail dans les 5 premières minutes ou sur le logo Bitcoin
  2. que Bitcoin, justement, n'est cité ici que de manière anecdotique : un logo qui apparait subrepticement à 16:54, le mot crypto-monnaie à 18 :55 et à 43:25, le trader Laurent Billionnaire qui à 25 ans à peine investit sur le marché de la cryptomonnaie « de très grosses sommes ce qui lui permet de très gros gains »...

Autant donc avouer tout de suite que l'émission ne se focalise pas sur Bitcoin. En un sens, c'est fort bien : cela devrait permettre à tous de réfléchir sereinement, car chacun de mes lecteurs serait très à même d'appliquer à notre monde crypto, avec ses spécificités réelles, espérées ou fantasmées, ce qui est dit ici du monde qui se prétend sérieux, régulé, légitime.

La version intégrale est ici

La première chose qui parait évidente, c'est un problème de langage. Certains intervenants en viennent (non sans se tortiller sur leurs chaises) à cette conclusion. Ils constatent qu'ils sont inaudibles. Ils n'iront pas plus loin, de peur (je tremble moi-même) d'être accusés de mépris de classe : mais les jeunes gens montrés dans l'émission, les voleurs comme les volés, parlent une autre langue que les politiques, les régulateurs, les journalistes, les sociologues et les banquiers.

Une autre langue non seulement dans ses codes (« on est clairement dans une relation de confiance, elle nous tutoie c’est ma chérie c’est des surnoms, elle te conseille… ») ses métaphores ou ses trouvailles argotiques. J'avais déjà abordé cela lors d'un précédent billet consécutif à l'affaire Nabila, reprenant dans un film admirable le clivage entre ceux qui disent  pour ainsi dire  et ceux qui disent  genre .

C'est une autre langue parce qu'elle est mise en œuvre pour tenir un autre discours :  Aller travailler, c’est une douille  disent ces jeunes gens, là où toute la classe politique – ceux qui dénoncent au passage la pénibilité du travail comme ceux qui font mine de l'ignorer ou pire encore qui l'ignorent vraiment – se croit obligée d'insérer le petit couplet sur la  valeur travail dans leur chanson.

Il serait facile de moquer les tentations brandies par les influenceurs, si elles n'étaient pas rigoureusement les mêmes que celles des Lotos dans tous les pays du monde, avec la même équivoque, une disharmonie entre ce que l'on montre (les liasses jetées en l'air, purple money, jets, lambos) et les plaisirs finalement raisonnables que l'on énonce :  tout ce que vous allez maintenant pouvoir faire : nouvelle voiture, un voyage pour vos parents... . Un tradeur avoue que l'influenceur Tom se montre lui-même en vidéo plus riche qu’il n’est réellement. En réalité, pas un joueur sur 10.000 (au Forex comme au Loto) n'a une idée précise de ce qu'il ferait de 100 millions, même si tous le croient. Cet écart, entre la représentation du plaisir et ce qui peut humainement être assumé n'est pas sans rapport avec la pornographie.

Car quand on enlève les paillettes et les jingles, les promesses se résument concrètement à des choses assez modestes : souvent des 1500 à 3000 euros par mois. Une somme de cet ordre, cela s’appelait un salaire, il y a peu de temps encore et avec cela nul ne demandait de magie en prime.

Il y a un échange fort amusant :

  • Élise Lucet « J’essaie de comprendre ce que vous voulez dire »
  • « Je m’adresse à des gens qui cherchent l’indépendance financière et l’indépendance financière ils l’obtiendront pas en travaillant » .

En grattant à peine, on découvre partout un syndrome évident, palpable : l'insatisfaction voire la frustration (titre d'une revue qui s'attache à déconstruire le discours politico-médiatique de la bourgeoisie néo-libérale) devant ce qui est réellement offert à nos contemporains : travailler plus pour gagner des douilles. Oui c'est aussi, dans un argot vieilli, un mot désignant la monnaie.

 Avouez, vous y avez déjà pensé, l’inflation, cela fait presque deux ans qu’elle ne s’arrête plus : tout plaquer, fuir la banalité du quotidien, derrière vous les soucis, tout lâcher pour une autre vie, putain cette vie elle mérite d’être vécue pleinement . Il n'est pas risqué, puisqu'on parle de paris, de parier que 99 Français sur 100 se reconnaîtront plus aisément dans ces propos que dans les niaises romances du gouvernement qui nous dit (voir ici cet incroyable discours) que  quand tu vas sur une ligne de production, c'est pour ton pays, c'est pour la magie . Les victimes des influenceurs ne veulent pas vraiment vivre comme des Tuche toujours gauches quoique enrichis ; mais elles ne veulent vraiment plus retourner le lundi à leur ligne de production ou à leur banc de galérien.

L'influenceur sait tout cela. Il est plus malin que ses victimes mais n'en est pas génétiquement différent. Ce qu'il y a en lui de diabolique c'est qu'au milieu des mensonges classiques depuis ceux du Jardin d'Eden ( Vous serez comme des dieux ) il dit aussi la vérité : « perdre 30.000 euros dans du copitrading, oui c’est un idiot » et on pourra sourire de voir Élise Lucet s'en offusquer, puisqu'elle pense forcément de même. M. Blatat livre même exactement le fond de ma pensée « pourquoi il les a pas mis en apport dans un appartement ? ».

Les influenceurs sont peut-être à Dubaï, mais, malgré les nombreuses images de voyages mises en scène dans le reportage, ils ne sont pas sur une autre planète.

Je n'ai jamais posé ma semelle à Dubaï pour la crypto, mais j'ai visité Kuwaït avec l'état-major de Paribas après la privatisation de 1987, donc après le krach de la même année et les bons services rendus par cette poche profonde pour soutenir le cours autant que faire se pouvait et éviter le désastre de l'actionnariat populaire voulu par M. Balladur et vanté par des influenceuses socialement plus acceptables que Nabila, comme Catherine Deneuve au profit de Suez.

L'ombre protectrice des derricks (et des mosquées) sur les banques ne date pas d'hier (lisez cet intéressant historique de mon ancienne maison) et n'a fait que s'étendre. Dubaï et les autres citadelles du désert ne sont pas sorties du sable en se dressant contre notre monde bien régulé ; elles ont été édifiées pour lui.

Alors, on nous expliquera sans doute que Dubaï n'est pas Abou Dhabi, ni Doha, ni Riyad, ni Malte. Chacun choisit son émirat ou son île en fonction de son business. Entendons-nous bien : il ne s'agit pas de faire du relativisme moral ou de renvoyer dos-à-dos les deux mondes. Il s'agit plutôt de les montrer sinon comme en tous points similaires du moins comme largement complémentaires et parfois quelque peu siamois.

La plupart des victimes que montre l'émission d'Élise Lucet sont françaises. Je lui aurais bien suggéré de demander (à l'AMF, par exemple) ce que font les banques qui brident les virements vers des plateformes crypto même régulées mais laissent de pauvres gens envoyer vers des brokers market-makers de l'argent qui transite via les îles Caïman, les Seychelles ou les Bermudes. Apparemment : rien. « Ce type de business model est légal ». Alors pourquoi pleurnicher ?

Je ne remets pas en cause l'utilité de l'action légale, même s'il m'arrive de taquiner le député Stéphane Vojetta, présent dans l'émission. Mais une action ciblée sur les  influvoleurs  risque d'être comme cette grande lutte contre la drogue dont on nous rebat les oreilles et qui se fait dans les caves ou sur les trottoirs, au mieux dans les ports, mais jamais plus loin, plus haut, plus gros. Or la vérité on la connaît : « les influenceurs sont des instruments utilisés par les courtiers à leur profit » comme le dit l’avocat interrogé.

On préfère hélas, ici comme ailleurs et comme toujours, faire la morale aux petites gens et aux simples ouailles. Passage sidérant — on dirait que l'on évoque une épidémie : « l’influenceur, n’est pas toujours celui qu’on croit; dans ce nouveau monde il est partout il est tout le monde, il peut prendre le visage de votre tante bien aimé, de votre collègue de bureau, de votre voisine de palier, un proche auquel vous faites confiance ». Finalement, même si ce n'est pas dit : ne faites confiance qu'à votre banquier. Le banquier de quartier est le cousin propre de la famille financière, l'ami au Livret A entre les dents. Comment lui reprocher le reste de sa tribu ?

Le passage sur les paris en ligne m'a semblé un peu long mais il est aussi instructif.

Vincent dit qu’il a été ruiné par les opérateurs. Avant, il jouait dans les bars tabac, depuis ses 18 ans. Ces pratiques à la papa n'étaient pas assez rentables aux yeux de ceux qui veulent que la poule ponde ses œufs d'or en continu pour pouvoir la privatiser. Avec des petits bras comme Vincent, la FdJ et les vieux monopoles de jeux trouvaient le temps long ; on a changé de modèle avec des sociétés comme Winamax et Betclic.

« Les joueurs comme Vincent sont très rentables pour les opérateurs ». Le reportage chez Betclic montre bien à quel point le business model repose (même si cela gêne les salariés eux-mêmes) sur les addicted (cruellement titrés  VIP ). Mais la suite du reportage, avec le détour par l'Autorité nationale des Jeux montre aussi que la régulation (oripeau de puissance publique ne servant plus que de cache-sexe) n'a jamais gêné le big business.

Là aussi, une question me taraude : le pauvre Vincent a fini par piquer dans la caisse de son entreprise pour jouer. C'est affreux, on en conviendra. Mais personne, à la banque, ne profilait donc ses revenus et ses dépenses ? Je ne peux pas envoyer 10.000 euros (que j'ai) vers une plateforme réglementée sans recevoir mises en garde, menaces ou sanctions ; mais si je joue 1000 euros par semaine pendant 5 ou 10 ans il ne se passe rien ?

Quelques voix s'étaient élevées lors de la privatisation de la FdJ. Aurélie Filipetti mettait en garde Eric Woerth et dénonçait (voir à 1:34:35) la collusion de ce petit monde avec des proches du président de l’époque, lequel pourrait pratiquement être qualifié aujourd’hui d’influenceur, du moins auprès des chefs d’état africains.

On ne sache pas que la collusion des mondes du sport, des médias, de l'argent et du pouvoir ait sensiblement régressé depuis lors.

Quatrième et dernière occurrence : les cryptomonnaies apparaissent à 2:22:13 au milieu d’une liste d’arnaques possibles.

Les arnaques, en général, sont ici présentées comme le signe d’une défiance envers les institutions. C'est typiquement ce qui est reproché au bitcoineur et qu'il ne peut nier tout à fait sauf, et c'est le piège, à avouer qu'il n'est là que pour la spec. Mieux vaut (à mon avis) assumer sa défiance envers les institutions.

Ce qui est reproché aux institutions (de nouveau : politique, media, argent, sport etc!) est tellement profond, leur collusion derrière le rideau avec les intérêts dont les  influvoleurs  ne sont évidemment que le symptôme est tellement évidente que les chances de voir la morale-télé l'emporter dans l'opinion sont fort minces. D'autant qu'à l'occasion, les choses se ressemblent aussi devant le rideau.

Le scénariste de l'émission nous présente le recrutement du Multi Level Marketing comme une sorte de club toxique, avec des séquences oniriques à la Eyes wide shut. Mais ce que les séquences filmées dans le monde réel montrent, ce sont des grands-messes ambiancées et criardes comme les meetings de M. Macron en 2017. Mêmes discours (la métaphore de Kevin sur les rhinocéros et les vaches à 1:18:00 évoquant furieusement le distingo subtil entre  les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien ) et mêmes exhortations finalement très bourgeoises (« motivation, persévérance, travail, y a que ça qui paye, levez votre cul »). En conclusion mêmes cris, parce que c'est leurs projets.

Il faut féliciter Élise Lucet de pointer in fine le déterminisme social, le plafond de verre « double ou triple vitrage », et peut-être fatalité de l’exil pour ceux qui veulent s’enrichir et un possible aveuglement des pouvoirs publics.

Jérôme Fourquet note le mépris culturel et le fossé générationnel qui protège et isole nos élites de l’infra-monde. Ce sont deux choses que (indépendamment de leurs âges et de leurs positionnements sociaux qui peuvent par ailleurs être fort divers) les bitcoineurs ressentent parfois vivement.

La fin de l’émission pointe la fin du rêve français, et ce qu'il faudrait peut-être désigner un jour comme un désastre moral : les gosses de pauvres regardant vers Dubaï les gosses de riches vers la City. Les bitcoineurs, avec leurs problèmes spécifiques, ne sont pas moins partagés.

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144 - De la Propriété et de la Souveraineté

By: Jacques Favier

La nature (philosophique ou juridique) de la propriété est un thème qui suscite chez certains bitcoineurs, depuis le début, des positions que l'on peut juger  absolutistes  et parfois mal informées.

Pour un oui ou pour un non, certains invoquent les mots de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen : la propriété est aux termes de son article 2 un droit naturel et imprescriptible et aux termes de l'article 17 un droit inviolable et sacré. Qu'elle ne soit pas le seul droit cité à l'article 2, ou qu'il soit ajouté immédiatement à l'article 17 que  nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité  sont des détails trop facilement oubliés dans les controverses.

Disons-le d'emblée : je marque toujours un grand étonnement quand je vois tous ces grands mots de naturel ou de sacré employés pour tout et rien et surtout pour ne pas payer d'impôts. Parce que le droit de propriété a une histoire (avant, pendant et après 89) histoire dont il est utile de retrouver les sources et qui ne tient pas tout entier en deux ou trois mots. Et parce que les plaidoiries sont loin d'être toujours cohérentes.

Le livre de Rafe Blaufarb, professeur d'histoire à l'Université d'État de Floride (ce livre est la traduction française en 2019 de la publication originale The Great Demarcation: The French Revolution and the Invention of Modern Property datant de 2016) éclaire la rupture opérée par la Révolution dans l’histoire du droit des biens. Et permet de réfléchir à ce qu'est la propriété, et à ce qu'elle n'est pas, en se plaçant encore plus en amont.

Je veux être clair avec mon lecteur : sans remonter au droit romain, sans examiner l'apport essentiel du nominalisme d'Occam (il y aurait tant à dire) je pars ici très en amont de Bitcoin (2009) et même de l'instauration de l'impôt sur le revenu (1917 en France). Ce faisant, je pense néanmoins pouvoir approfondir le sens des mots, éclairer des questions de principe, poser des questions utiles.

Chacun sera d'accord avec l'auteur sur un point :  La Révolution française a reconstruit entièrement le système de propriété qui existait en France avant 1789 .

Sous l'Ancien Régime certains droits politiques (les seigneuries) s'entremêlaient aux réalités multiples quant à la possession, entre le seigneur qui concédait une terre tout en conservant certains droits sur elle et son tenancier possesseur et occupant mais astreint à de multiples servitudes, corvées et obligations envers le premier, sans compter d'innombrables situations d'indivisions, la multiplicité des droits locaux et des traditions. Ce seigneur était d'ailleurs, pour une propriété donnée, rarement unique tant la féodalité était dans les faits un empilement de seigneuries que nous traiterions aujourd'hui de mille-feuille).

Inversement, le système dit de la  vénalité des offices  tardivement et progressivement mis en place, officilisé sous François Ier et devenu presqu'impossible à éradiquer, faisait de certains agents administratifs royaux (justice, finance etc) les propriétaires héréditaires de leurs charges.

Au sommet  la Couronne incarnait la confusion de la puissance publique et de la propriété privée qui était la caractéristique de l'Ancien Régime .

Que voulaient faire les hommes de 89 ?

Pour changer la société et instaurer concrètement la Liberté et l'Égalité, il fallait à leurs yeux organiser deux choses : la famille et la propriété. Et pour re-fonder la propriété, il importait de faire sauter le séculaire édifice féodal : enlever tout caractère politique au droit de propriété (abolition des seigneuries et notamment de leurs droits de justice ou de chasse) et tout caractère patrimonial aux charges publiques pour conférer à la souveraineté (qui allait passer du roi-suzerain à la Nation-souveraine) son caractère indivisible et remplacer le vieux régime de tenure par un régime de propriété individuel et absolu.

  • (remarque pour les historiens) : dût l'orgueil français en souffrir, la chose avait déjà été initiée ailleurs (Angleterre, Etats-Unis, Toscane, Savoie et Piémont) certes de façon moins radicale, moins spectaculaire, et avec moins d'effet sur le cours des choses européen.
  • (remarque pour les bitcoineurs) : ce que nombre de mes amis ont en tête, en invoquant le caractère absolu de leur droit de propriété c'est justement l'inverse, à savoir réconcilier et réajuster la propriété à une forme de pouvoir politique. On y revient plus bas.

Cette propriété réinventée en 89 est-elle bourgeoise ? capitaliste ? Comment la situer historiquement et philosophiquement ?

Pour les historiens marxistes et le dogme qu'ils ont contribué à répandre, la féodalité était avant tout un mode de production et d'organisation sociale, qu'une révolution bourgeoise avait chamboulé pour inaugurer le système capitaliste.

Des historiens plus récents ont fait remarquer d'une part que la révolution n'avait guère aidé (du moins en son foyer) le capitalisme naissant et d'autre part que les hommes de 1789 étaient bien plus souvent avocats qu'entrepreneurs. On peut critiquer le premier point, c'est un débat complexe que l'on n'examinera pas ici. Quant au second point, même s'il faut rappeler le rôle de nombreux savants (mathématiciens, physiciens et ingénieurs) qui ne furent pas sans influence sur les fondements du capitalisme français au 19ème siècle, il est assez évident. l’Assemblée constituante comprenait 466 juristes pris au sens large : avocat au Parlement et en Parlement et plus généralement hommes de loi, soit les deux tiers de l’assemblée ! Ils représentent encore près de la moitié de la Convention en 1792.

La critique du système antérieur par les juristes réunis à Versailles en 1789, que l'on a trop réduite à une attaque inspirée de Locke (et de son Deuxième Traité sur le gouvernement civil, 1689) était largement enracinée dans  l'humanisme juridique  du 16ème siècle, qui voyait déjà dans la féodalité un fâcheux imbroglio de la propriété et du pouvoir.

Venu d'Italie où il est né un siècle plus tôt, cet humanisme juridique revisitait à la base bien des concepts, avec des débats peu compréhensibles aujourd'hui (l'origine des fiefs fut-elle romaine ou germaine?) sauf à dire qu'on y discutait implicitement de la répartition des terres et qu'on y dénonçait sans fard le démembrement de la puissance publique.

Un peu plus tard, leurs continuateurs (comme Jean Bodin, publiant en 1576 ses Six Livres de la République) ne furent pas des libéraux mais des gens qui, au milieu du tumulte des guerres de religion, entendaient tout au contraire construire les bases de l'État royal absolutiste. Notons dans la même veine que l'œuvre juridique des hommes de 1789, mise en forme par le conventionnel Cambacérès devenu second consul de Bonaparte et par quelques autres  ne suffira pas à créer une forme démocratique ni même libérale de gouvernement : le joug napoléonien en fit clairement la démonstration .

Bref on évacue pas le souverain comme cela. Mais pour Jean Bodin, et c'est un apport majeur, la souveraineté ne réside pas dans la position de juge de dernier ressort, mais dans la capacité absolue de faire la loi.

Plus proche de 1789, et toujours cité pour ses thèses libérales Montesquieu est subtilement revisité par Rafe Blaufarb. Car avec la séparation des pouvoirs, le baron de La Brède et de Montesquieu défendait aussi l'idée que la confusion de la puissance publique et de la propriété était tout aussi nécessaire pour limiter la tendance au despotisme de la monarchie (pour ce qui viendrait ensuite, il n'y songeait pas). La confusion féodale dénoncée par les jurisconsultes humanistes était au contraire à ses yeux un pilier de l'ordre constitutionnel. Voltaire s'en émut. On oublia plus tard que l'Esprit des Lois défendait en fait tout ce que la nuit du 4 août avait aboli.

Plus décisive, presque antithétique, fut l'influence des physiocrates et de leurs conceptions très opposées à la féodalité à savoir une souveraineté (royale) pleine et indivisible face à une société ayant désormais comme principal objet d'établir et de garantir le droit de propriété. Celui-ci n'était pas naturel mais nécessaire, les êtres humains n'ayant pu survivre qu'en devenant cultivateurs, donc en se divisant la terre entre eux. C'est bien chez les physiocrates que l'on trouve l'idée que la propriété est  l'essence de l'ordre naturel et essentiel de la société  pour citer Le Mercier (1767). Mais l'équilibre de cet échafaudage devait pour eux être assuré par un souverain héréditaire et copropriétaire de toutes les terres du royaume. Et surtout les conceptions physiocrates restaient très abstraites  : on y décrivait un univers de  propriétaires  et de  propriétés . On oublia un peu en chemin la place centrale qu'y occupait la  copropriété  du roi comme étant  le droit de la souveraineté même  et fondant son droit à taxer la propriété privée.

On part de l'abstraction...

Rafe Blaufarb le dit assez crûment dans son livre : le goût extrême des physiocrates pour l'abstraction est frustrant, mais  leur refus de l'historicisme, leur indifférence au droit, leur désintérêt volontaire pour les institutions réelles étaient autant de tactiques discursives nouvelles pour sortit du bourbier du précédent et se placer sur un terrain ouvert et vierge où un changement fondamental pouvait être envisagé . Quelles que soient les raisons (âprement discutées) qui ont conduit à réduire la propriété à une forme abstraite de  la terre  ils donnèrent, intentionnellement ou non, à la propriété l'apparence de la naturalité, la réduisant à une chose physique.

En 1789 on trancha, et plutôt en faveur des thèses physiocrates qu'en faveur de celles de Montesquieu. Puis on oublia les infinis détails de ces controverses. Si le livre de Rafe Blaufarb traite surtout des immenses difficultés qu'ont eu les hommes de 1789 à faire sauter un édifice absurde mais où tant de choses s'intriquaient, s'emmêlaient, avec tant d'intérêts croisés, il permet de déconstruire l'idée d'un droit de propriété, limpide, cristallin, qui serait comme on dit sur le réseau X  simple, basique  et abruptement opposable à toute critique, ou à toute suggestion (fût-elle de taxe nouvelle).

...et on en vient au bricolage

Car derrière la  nuit  des grands principes au 4 août, nuit qui avait en réalité été mûrie depuis l'annonce même de la réunion des États-Généraux, derrière le caractère en apparence limpide du premier article du décret du 11 août ( L'Assemblée nationale détruit entièrement le régime féodal ) il y eut des mois (des années, en fait) de tergiversations. Certains droits furent un temps déclarés  rachetables  : trois ans plus tard il fallut y renoncer ne serait-ce que parce que l'argent ne valait plus rien. Il y eut moult bricolage, examen de vieilles chartes, destruction d'archives et abandon devant les fureurs populaires. Il y eut aussi de (gros) profits : séparer la propriété et le pouvoir, c'est beau, mais régler le cas de la propriété ecclésiastique ou nobiliaire, devenue nationale (pour se la partager entre profiteurs payant de la bonne terre en mauvaise monnaie) c'est moins beau.

On pointe ici un vice du  droit de propriété  dans sa réalité concrète : c'est que s'il est exempt des crimes antiques, féodaux ou maffieux dont s'amusait Anatole France, il fut dans sa forme bourgeoise largement fondé sur du vol. Nul besoin de citer Proudhon et sa formule célèbre de 1840 : Balzac le savait fort bien qui écrivait six ans plus tôt que  le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié, parce qu'il a été proprement fait . Ce qui est vrai individuellement des profiteurs de 1790 et de tant d'autres l'est ainsi, également, et de manière collective de toute une classe sociale. Pour monter sur le trône, Napoléon comme Louis XVIII durent jurer de n'y point revenir.

Il est parfois dangereux de rappeler ce genre de choses, dans la Russie de V. Poutine par exemple, mais c'est toujours nécessaire, par exemple pour parler de la France des privatisations que Laurent Mauduit dans La caste décrivait plaisamment en 2018 comme une mise en œuvre du mot de B. Constant  Servons la bonne cause et servons-nous! Ce mot qui ne fait pas forcément honneur au saint patron des libéraux français fut énoncé lors de l'épisode non moins fâcheux de son ralliement à un homme qu'il avait traité de despote durant dix ans.

L'idée d'un droit absolu des propriétaires, si l'on oublie les conditions de l'élaboration du droit révolutionnaire, peut aussi venir d'une lecture superficielle du Code civil des Français.

On touche ici le débat (souvent superficiel) sur le rôle de Napoléon, continuateur et/ou liquidateur de la Révolution.

On peut citer ce que l'empereur lui-même exprimait lors d’une réunion du Conseil d’État le 19 juillet 1805, plaidant pour la continuité : « que les lois contre la féodalité reposent sur des principes justes ou injustes, ce n’est pas ce qu’il s’agit d’examiner : une Révolution est un jubilé qui déplace les propriétés particulières. Un tel bouleversement est sans doute un malheur qu’il importe de prévenir ; mais, quand il est arrivé, on ne pourrait détruire les effets qu’il a eus, sans opérer une Révolution nouvelle, sans rendre la propriété incertaine et flottante : aujourd’hui on reviendrait sur une chose, demain sur une autre : personne ne serait assuré de conserver ce qu’il possède ».

Cette phrase est à juste titre citée par Blaufarb comme par l'avocat Hubert de Vauplane, qui dans une étude fort érudite à paraître sur l'un des nombreux  rédacteurs oubliés  du Code Napoléon, Théodore Berlier, donne une formulation éclairante des choix qui furent faits alors :

 Le Premier Consul, mais avec lui tout un courant d’hommes politiques qui avaient vu les ravages de la Terreur, prône un retour à l’ordre, non seulement de la société mais dans les familles. Ainsi, la plupart des réformes du droit de la famille ont été édulcorées (divorce, adoption, droits des enfants illégitimes) voire supprimées (égalité dans les parages successoraux) pour répondre à cette attente d’ordre. Quant à la propriété individuelle, notamment celle touchant aux biens nationaux mais au-delà même de ceux-ci toutes les propriétés individuelles, il n’est pas question d’y revenir et encore moins de les remplacer par l’ordre ancien de la féodalité. L’ordre nouveau ne doit pas permettre la remise en cause des propriétés. La famille révolutionnaire a ainsi été sacrifiée sur l’autel de la stabilité de la propriété. Même Louis XVIII n’osera pas toucher à la propriété issue de la Révolution et dont il garantira le caractère inviolable dans la Charte en 1814, alors qu’il supprimera le divorce en 1816.

Si la propriété a pu être dite absolue par le rédacteurs du Code Napoléon, écrivant après l'orage et balayant quelques idéaux révolutionnaires pour ne conserver que ce qui était utile à l'ordre, ce n'est que par opposition aux statuts très complexes observés auparavant mais aussi par un choix politique, un arbitrage très thermidorien qui conviendra aux brumairiens puis à tous les nantis du siècle peint par Balzac et Zola.

On y voit certes les mêmes principes qu'au 4 août affirmés bien fort, parfois par des hommes déjà actifs cette fameuse nuit. Mais le décor et le coeur des hommes a changé. Même pour les propriétaires la liberté ne sera plus celle qui a effrayé ceux qui survécurent à la tourmente. La police veille. L'article 544 illustre la chose et définit la propriété comme :  le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements . Ce que Blauifarb appelle the great demarcation est ici nettement tracée : il y a eu modification de la propriété, purgée de ses attributs politiques, mais nul anéantissement des droits de la puissance souveraine sur les propriétés particulières. La loi du 8 mars 1810 sur les expropriations forcées pour cause d’utilité publique, texte d’une grande importance et dont la postérité fut grande ne peut être oubliée lorsqu'on invoque le caractère absolu voire sacré de la propriété.

Les choses ne sont guère plus simples aujourd'hui pour Bitcoin que pour les fiefs jadis.

Disons tout de suite que les idées de certains Bitcoineurs sur la propriété sont aussi simples que la nature du droit du détenteur de Bitcoin est complexe : est-il, par exemple, un objet fongible qui se caractériserait par son appartenance à un genre ou à une espèce et non par son identité propre ? Hubert de Vauplane, attentif depuis fort longtemps à ce qui se passe avec l'émergence des blockchains, et fondateur de groupes de travail sur ces sujets écrivait en 2018 , que  la nature juridique de Bitcoin en droit des biens est incertaine depuis ses débuts. La question du droit de propriété sur le Bitcoin fait débat, aussi bien dans les pays de common law que de droit civil. En droit de common law, la question de départ consiste à considérer si le Bitcoin peut être qualifié de droit de propriété incorporel. En droit civil, la question est relativement similaire : dans quelle mesure le Bitcoin s’apparente-t-il à un droit réel ou personnel ? . L'élaboration juridique au sujet de Bitcoin s'est faite pays par pays, sans faire ressortir aucun caractère naturel ou à plus forte raison sacré de ce droit.

Disons aussi qu'il est piquant de voir l'argument des physiocrates sorti de son contexte et retranscrit par des geeks pour des biens fort peu naturels. Quoi que l'on puisse dire de la blockchain comme espace numérique appropriable, son caractère naturel ne saute pas aux yeux et les métaphores agricoles y seraient incongrues.

Mais ce qui pourrait paraître encore plus étonnant, c'est qu'en réalité les arguments invoqués sont bien plus souvent, par imprécision (entre souveraineté et suzeraineté) ou opportunisme, ceux des défenseurs des seigneuries (comme Montesquieu) que ceux du fameux 4 août. En réalité, il n'y a guère lieu de s'en étonner : la charge de validateur est bien une fonction politique privée. Et si la nature de Bitcoin était féodale ?

Le Bitcoineur (petit) roi ?

On détecte aisément ce lancinant fantasme, avec une profonde équivoque sur le vocabulaire (entre propriété, pouvoir, seigneurie et même royaume) dans certaines publications.

Près d'un quart de million de vues pour ce post de Andrew Howard sur X suggérant ingénument qu'au-delà d'un certain niveau de richesse on pourrait s'acheter un terrain suffisamment grand pour avoir la dimension d'un petit pays et... en devenir le roi.

Il faut avoir la foi chevillée au wallet pour penser que l'établissement de l'étalon Bitcoin, voire la simple hausse du cours à des niveaux certes impensables aujourd'hui, redistribuerait à ce point non seulement les richesses mais aussi les concepts.

Par ailleurs, que l'on puisse mobiliser ce fantasme monarchiste et penser que sa réalisation serait une chose bonne et désirable en dit long sur une profonde immaturité politique.

Let's be serious

Ce fantasme peut avoir une apparence romanesque (une robinsonnade) mais elle recouvre des expériences ratées, douteuses, ou dangereuses. J'ai déjà écrit qu'une terra nullius est souvent une terra nulla. Pratiquement la  propriété  d'un bout de désert ou d'un îlot, même revendiqué par nulle puissance, même absent de toute carte, ne donnerait nulle  souveraineté  à ses détenteurs, ni concrètement ni légalement. A moins de se défendre, de se battre, vraiment, et fort longtemps (en se souvenant de ce que l'ultima ratio regum désignait) et d'installer le minimum vital de souveraineté que sont l'eau douce et l'électricité (boire ou miner il ne faut pas avoir à choisir) avec des frontières non pas hérissées de barbelés mais internationalement reconnues et donc ouvertes aux indispensables importations.

Plutôt que de rêver à ce qu'on a appelé, à l'époque des décolonisations, une  indépendance drapeau  les bitcoineurs qui ont un fond de pragmatisme devraient méditer sur le combat séculaire des princes de Monaco, depuis la récupération (un peu miraculeuse) de leur rocher en 1814 pour desserrer la tutelle (sarde puis française), se faire admettre d'abord avec un tabouret puis avec un fauteuil dans des dizaines d'instances internationales et n'obtenir la qualité d'État membre de l'ONU que 180 ans plus tard. Avec de vrais titres princiers d'Ancien Régime, de vrais Traités internationaux, les ressources palpables d'un casino et la maîtrise d'une manne fiscale non négligeable. Et Deo Juvante c'est à dire avec l'aide (ou la complicité) de la France pour l'électricité, l'eau et pas mal d'autres choses dont la police, la justice (Cour d'Appel de Nice) et la défense. Un livre de Frédéric Laurent, paru il y a une vingtaine d'année, racontait fort bien ce qu'est Un prince sur son rocher.

Le prince de Pontinha, sur son rocher plus petit encore que celui des Grimaldi, en bordure du port de Funchal, a encore bien du chemin à parcourir !

Même en oubliant tout ce qui vient d'être dit, ou en admettant qu'un Bitcoin vaille quelques (dizaines de ?) millions et permette à quelques (dizaines de ?) bitcoineurs d'acquérir une gated community, une cité portuaire, une île côtière, de l'équiper pour lui donner une autonomie réelle, la capacité de se défendre d'abord contre l'ancien percepteur du lieu et ensuite contre les requins, et enfin les moyens d'ouvrir des représentations diplomatiques dans quelques États complaisants, où verrait-on une  monarchie  même en définissant la chose comme le fait expéditivement Howard comme  a familly-owned free private city  ?

Que l'on agrée ou non à l'idée que la féodalité fut un mode de production, la monarchie a toujours été bien davantage : un ordre symbolique qui n'a rien à voir ni avec la finance classique ni avec la finance crypto.

La planète du financier n'est pas celle du roi, et les anarcho-capitalistes qui s'y voient déjà risquent de ne trouver pour séjour que celle du vaniteux.

Ce que révèle en revanche la lecture de chaque journal, c'est que les vrais milliardaires (old school, GAFAM et bébés requins comme SBF) ne perdent pas de temps à de telles songeries et préfèrent, après quelques usurpations et démembrements de la puissance publique, enserrer les États existants dans leurs tentacules (médias, donations, financement des partis, pantouflage, corruption) quitte à s'y ménager de belles féodalités, avec un vague suzerain et pleins de petits vassaux et arrière-vassaux. On lira avec profit l'analyse de Martinoslap sur cette réalité prophétisée depuis une génération et présentée en 2020 par l'économiste Cédric Durand

Quoi qu'il en soit, quand le Bitcoin vaudra un milliard, il n'aura nul besoin de faire sauter le système (qui probablement ira assez mal) : il sera devenu le système.

Quitte à chercher dans le passé, n'y a-t-il pas d'autres rêves à offrir aux Bitcoineurs ?

C'est sur quoi je reviendrai sous peu avec le compte-rendu rêveur de ma lecture actuelle : Cocagne, l'histoire d'un pays imaginaire.

à suivre

☐ ☆ ✇ La voie du ฿ITCOIN

79 - Rapport Landau, la tentation du Mur

By: Jacques Favier

théorie du port numériqueAprès le rapport de Mme Toledano pour France Stratégie, puis celui de l’Office d’Evaluation Parlementaire, et en attendant les autres travaux parlementaires en cours, celui de la Commission des Finances du Sénat et celui de la Commission des Finances de l’Assemblée Nationale dont le rapporteur est Pierre Person, le rapport commandé en janvier par Bruno Lemaire vient allonger la liste des textes où ceux qui veulent faire avancer les choses doivent scruter de (tout) petits signes encourageants.

Le « Rapport Landau » vise à répondre aux questions posées par Bruno Lemaire en janvier. Ses rédacteurs ont dû s’adapter à partir de mars lorsque le même ministre a énoncé l’ambition de faire de la France la championne des ICO, mais aussi, on peut le supposer, en voyant la tournure plus ouverte que prenaient les auditions devant les missions parlementaires.

Dans ce cadre, ce texte a des mérites, limités mais non négligeables. Tout en sacrifiant à «la technologie blockchain… dont les crypto-monnaies ne sont qu’une des applications possibles», il cible bien l’usage monétaire de la chose, sans trop s’embourber comme le font certaines institutions dans un fatiguant déni ou sans trop contourner cet usage. Certains « blockchain enthousiastes » le lui ont d’ailleurs déjà reproché !

On peut certes le reprendre sur certains points, de vocabulaire ou de technique. On pourrait aisément aller plus loin que ce texte : souligner que si les crypto monnaies sont, comme le dit l’introduction, « sans véritable précédent dans l’histoire » cela ne vient pas de ce qu’elles « circulent indépendamment de toute banque et sont détachées de tout compte bancaire ». Nos vieux Nap en faisaient autant.

Inversement, on pourrait soutenir qu’elles sont bien davantage que « l’expression d’un mouvement de société, d’inspiration libertaire » rendu plus offensif par le discrédit du système. En rester là c’est prendre le risque de les confondre avec les monnaies locales complémentaires, dont le rapport note lui-même qu’elles sont gentiment tolérées par le système qu’elles entendent remettre en cause. Le rapport voit bien qu’il y a quelque chose d’essentiel qui se joue autour des procédures de consensus (qui « permettent aux participants au réseau de valider collectivement les transactions ») mais cela est évacué aussi vite que cité parce que cela nécessiterait d’étendre le discrédit dont souffre le système bancaire à l’ensemble du système, institutions politiques comprises.

la guérison

On voit bien qu’il y a, chez les rédacteurs, de la considération pour le mouvement des cryptos (notamment « pour l’engouement qu’elles suscitent ») qui fait écrire que « il serait imprudent pour les pouvoirs publics, quand ils décideront de leur réponse réglementaire, de négliger ces aspirations et ces soutiens ». Il y a une forme de respect, puisque le bitcoineur ne se voit pas traité de terroriste, de trafiquant de drogue ou de proxénète. Il y a parfois de la sympathie : « l’ambition des crypto-monnaies est belle »… mais aussi une petite dose d’hypocrisie quand la phrase enchaîne avec « mais difficile à satisfaire : neuf ans après le lancement du Bitcoin, elles sont très peu acceptées et utilisées pour les paiements » alors qu’une bonne part des recommandations du rapport vont viser à ce que perdure l’inconfort de l’utilisateur, et que cette durée de 9 ans n’est pas forcément significative à l’échelle du déploiement d’une technologie aussi innovante.

Il y a même de troublants aveux. Autour du seigneuriage, par exemple, quand on lit que « le seigneuriage peut être affecté au fonctionnement du système. C’est le cas du Bitcoin, de ce point de vue totalement transparent et intègre ».

Mais fondamentalement, et comme l’audition de Jean-Pierre Landau devant la mission Person nous en avait donné l’avant-projet, tout ce qui, à tort ou à raison, est perçu comme indice ou preuve de l’inefficacité des monnaies crypto est imputé à ce qui en est le cœur même : la décentralisation. Comme si les plus grandes faillites de l’histoire (monétaires ou autres) n’avaient point été parfaitement centralisées. Non, non : un peu de recentralisation ferait le plus grand bien aux crypto-monnaies, et « les autorités publiques doivent prendre le leadership et se muer en véritables développeurs de nouvelles applications permises par la blockchain ». En deçà de toute expertise, au delà de tout biais identitaire, on est ici en réalité dans le dur d’un conflit politique : il y a peut-être, d’un côté, les « idéaux libertaires » sur lequel le rapport insiste, mais il y a de l’autre une panoplie d’ « idéaux régaliens » qui ne sont pas moins idéologiques même s’ils ne sont jamais questionnés.

Curieusement le rapport concède cependant un avantage, là où l’État, il est vrai, n’a guère d’intérêts à défendre, savoir pour les paiements transfrontaliers. Est-ce à comprendre qu’un système inefficace sera toujours assez bon pour les malheureux émigrés ? Ou bien est-ce l’aveu implicite (JP Landau l’avait dit devant la mission Person) que le système officiel est tellement alourdi de compliance formelle et tatillonne qu’il en devient inefficace, et que la religion du KYC a tué le correspondant banking, accélérant la situation de non-bancarisation de la majorité de la population terrestre ? Mais même là, ce sont des choses comme Ripple (voire Corda !) qui se voient désignées comme solution possible… No comment.

Je n’entends pas tout reprendre : ni critiquer les espoirs mis dans les blockchains privées (il suffit de regarder la liste des personnes consultées), ni finasser sur les limites d’une digitalisation de tout et de n’importe quoi, ni insister sur la confusion persistante entre la simple représentation digitale de la valeur qu’envisagent tous les suiveurs et la cristallisation numérique d’une valeur endogène qu’a réalisée le protocole Bitcoin, ni pinailler les chiffres douteux sur la consommation électrique de la Hongrie ou la comparaison avec les performances de Visa (merveilleusement centralisées, mais aux Etats-Unis, bien que l’invention de la carte à puce ait eu lieu en France).

Les lecteurs qui partagent mes préoccupations iront donc plutôt voir dans la troisième partie du rapport ce qui a trait aux politiques publiques. Citons : « Malgré les interrogations qu’elles suscitent, il n’est pas proposé de réguler directement les crypto-monnaies. Ce n’est aujourd’hui ni souhaitable, ni nécessaire. Une règlementation directe n’est pas souhaitable, car elle obligerait à définir, à classer et donc à rigidifier des objets essentiellement mouvants et encore non identifiés. Le danger est triple : celui de figer dans les textes une évolution rapide de la technologie; celui de se tromper sur la nature véritable de l’objet que l’on réglemente; celui d’orienter l’innovation vers l’évasion règlementaire. Au contraire, la réglementation doit être technologiquement neutre et, pour ce faire, s’adresser aux acteurs et non aux produits eux-mêmes. » C’est plutôt de bon sens, et cela aurait gagné à être mis en œuvre par bien des intervenants depuis des années.

Après quoi, on sombre un peu dans le vœu pieux (« la coopération internationale doit permettre d’éviter que la concurrence règlementaire ne conduise à des abus ») ou dans la baliverne («il faut dissocier l’innovation technologique, qu’il faut encourager et stimuler, de l’innovation monétaire et financière, qui doit être considérée avec prudence»).

Ce que le rapport, et c’est sa plus grande faiblesse à mes yeux, n’aborde pas, c’est comment nos autorités pourraient s’y prendre pour faire de la France la championne des ICO tout en laissant les monnaies crypto dans leur espace virtuel, en évitant « toute contagion » et en verrouillant au maximum les points de contact, quand je proposais au contraire d’aménager ceux-ci pour être le plus avenants, commodes et équipés possible. Il y a même un paradoxe fondamental, dans toute l’ambition politique de la Championne des ICO, qui est de faire les yeux doux à ces opérations (souvent magnifiquement centralisées, j’en conviens, mais souvent aussi vaines, creuses, décevantes voire crapuleuses) tout en accusant de bien des maux les seuls use-cases prouvés à ce jour des protocoles d’échanges décentralisés, au premier rang desquels se trouve toujours, que cela plaise ou non, Bitcoin. L’assertion, pour lui refuser la nature d’étalon, selon laquelle « aucun exemple de contrats (de vente ou de prêt) libellés en crypto-monnaies n’est recensé à ce jour » montre l’étendue de l’illusion sur les ICO : une belle majorité des ICO « ethereum » sont faites avec des contrats autonomes libellant le prix des jetons en ethers. Il faudrait aussi rappeler aux auteurs qui ne connaissent la crypto que de l’extérieur que Bitcoin est l’étalon sur la plupart des exchanges. Clairement, on a ici un problème de biais identitaire : Bitcoin est un étalon pour un groupe de personnes pour l’instant essentiellement actives dans le cyberespace.

Il y a aussi un passage qui peut laisser rêveur, en ce qu’on ne sait s’il est extrait tel quel d’un vieux rapport concernant l’Internet, ou s’il admet implicitement que Bitcoin a enfin créé l’Internet de la valeur. Je le livre à la méditation du lecteur : « Internet conduira à une profonde transformation des modes de financement de l’innovation et des entreprises. Les émissions et levées de fonds transfrontières sur le réseau vont se développer rapidement. Tirer les bénéfices de cette technologie en protégeant les épargnants représente un immense défi ». Si l’on entend bénéficier d’ICO en euros organisées par des banques centralisatrices chargées du KYC, alors effectivement, « tirer les bénéfices » de la « profonde transformation » qui s’annonce risque d’être un peu dur.

le déploiement d'un réseau

Malgré quelques interventions courageuses des uns et des autres, le rapport en reste aussi à la désastreuse posture d’interdire aux banques (françaises ? leurs succursales luxembourgeoises s’apprêtent à le faire ou le font déjà !) toute implication, voire à une recommandation selon laquelle « les banques pourraient également être soutenues et encouragées dans leur refus de financer les achats de crypto-monnaies par leurs clients ». Lesquels clients pourront céder aux sollicitations des arnaqueurs : cela permettra d’entretenir le moulin à invectives. C’est exactement le contraire du message diffusé par la Gendarmerie Nationale qui recommandait il y a quelques semaines de « demander toujours conseil à votre banquier ».

Demander ensuite mollement à ces mêmes banques un peu de bienveillance pour les entrepreneurs ou les détenteurs de cryptos (ce que le rapport appelle « la bancarisation des acteurs de la chaîne de valeur de la crypto-finance ») sera évidemment voué à l’échec. Très accessoirement, et comme je l’ai déjà noté, cela rend tout à fait utopique la fiscalisation des bitcoineurs dont on parle par ailleurs si imperturbablement : si les banques n’acceptent pas les flux de cash-out des crypto, avec quel argent les bitcoineurs payeront-ils les impôts qu’on leur demande ? Il faudrait parfois toucher le sol. Malgré les remarques formulées par quelques gestionnaires d’actifs, qui connaissent quand même leur métier, quant à l’amélioration qu’une goute de Bitcoin apporterait à leur gestion, le rapport va jusqu’à exclure la chose (là aussi, en France seule ?) sous le prétexte presque inconvenant que cela fournirait de la liquidité à la crypto-sphère, et avec une mauvaise foi à couper le souffle : après avoir expliqué que Bitcoin était trop jeune pour que l’on puisse induire de ses performances qu’il constituera à terme une réserve de valeur, on nous dit sans ciller et comme s’il s’agissait d’un fait historique qu’il baisse quand tout va mal. Faut-il rappeler qu’il est né après 2008 ?

C’est donc un état de siège (solution propice à la création d’innovations monétaires…) qui est instauré, isolant les crypto-monnaies des banques et des investisseurs institutionnels. Prendre en modèle la désastreuse Bitlicence dont les effets ont pu être concrètement mesurés à New-York est une indication claire de l’effet recherché.

le tour de Gaule

Mais pendant le siège show must go on, le divertissement continue avec ses magiciens et ses jongleurs : tokéniser les récompenses aux ramasseurs d’ordures volontaires (sans en parler aux urssaf ?) pour leur permettre de payer ce qui servira de remplaçant aux Vélib’ ou échanger, comme l’a fait la Banque de France, des éléments de secrétariat administratif sur une DLT tout ce qu’il y a de classique, voilà qui va faire de la France (laquelle bien sûr « se doit de tracer une voie originale ») un objet d’universelle admiration.

Il va falloir un peu de sérieux. Si l’on veut tokéniser les billets des JO 2014, sans que cela ne se termine par une commande publique à IBM (ou à Consensys, que l’on aura prise pour une société française) et si cela doit participer à l’image de modernité de notre pays autant concevoir autre chose qu’un gadget, et si possible le faire avec des savants français.

Reste un tabou. L’idée du jeton crypto-fiduciaire (de la CBeM si on veut) hante des milieux fort différents. Dans le cadre que j’avais tracé, celui d’un port numérique dont la monnaie légale, elle-même numérique, pourrait s’interfacer aisément avec les monnaies numériques libres et communes, il me semble que cela faisait sens. Ici on ne sait trop que croire. Aborder les choses sous l’angle du symbolique politique (« politiquement, la disparition du souverain en tant que signe monétaire visible ne serait pas neutre ») fera sourire tant l’eurosceptique que celui qui regarde l’objet matériel qu’est le billet de la BCE, conçu pour évoquer le moins possible « le souverain ». Aborder cela sous l’angle de la sécurité (« si des catastrophes humaines ou naturelles venaient à perturber ou détruire les systèmes informatiques sous-tendant la monnaie digitale… ») sonne aussi assez comiquement aux oreilles du bitcoineur, décentralisateur par nature et qui sourit de voir le rapport n’envisager comme alternative au centralisme d’Etat que le centralisme d’un GAFA.

Aborder franchement le sujet d’une crypto-fiduciaire consisterait à examiner si les banques centrales sont prêtes à se mettre face aux banques commerciales qu’elles sont censées régir et non servir, et à leur reprendre une part du gâteau. A la Banque de France, le sujet provoque des discours pour le moins embarrassés et sinueux. Reste donc seulement une vague frayeur à l’idée que ce ne soit un GAFA (le sigle n’apparaît pas une fois) ou un « conglomérat financier » qui s’empare de la technologie et n’impose son token. De ce risque, en réalité, rien n’est dit de la façon dont on le contournera. Nous avons, pour notre part, déjà demandé ce que la « souveraineté française » gagnerait à cette sujétion supplémentaire, quand les monnaies libres, communes et ouvertes du cyberespace pourraient offrir l’instrument d’un ré-aplatissement du monde. L’obstination que le rapport met à traiter Bitcoin de « monnaie privée » est ici une entrave au jugement.

En ce qui concerne la mise au clair de quelques notions essentielles, le rapport demande en gros que l’on s’inspire du régime des devises (eh oui) mais hélas ne fait aucune proposition quant à la fiscalité des particuliers, se contentant de citer la récente décision du Conseil d’Etat, sans souligner ni les coûts divers qu’ont représenté, pour l’écosystème français, 4 années de quasi-vide juridique laissé au bon plaisir de la seule administration fiscale, ni les bénéfices somme toutes limités (et pas universels) du nouveau régime, ni son caractère totalement non compétitif. Comme dans le même temps l’Office Parlementaire d’Evaluation produit un rapport de 200 pages, par ailleurs remarquable, mais où le sujet fiscal fait l’objet d’une ligne (page 95) pour nous révéler que le statut fiscal de Bitcoin et autres « n’est pas clair », il ne reste plus qu’un espoir tenu : que le rapport Person en suggère un, clair, logique et compétitif et qu’il plaise à la sagesse du Prince de lui donner son accord avant la prochaine loi de finances.

montagnes

Au risque de répéter ce que j'ai dit lorsque j'ai été auditionné par la mission Person, puis par la mission Landau, et que j'ai déjà écrit ici et : consacrer plusieurs pages à la thématique fiscale des ICO fera certainement les délices des avocats fiscalistes (qui ont dû en fournir une bonne part) mais c’est une perte de temps si la fiscalité des particuliers détenteurs de crypto-monnaies reste un non sujet. A croire que ces thématiques ne sont pas abordées pour construire une fiscalité adaptée, légitime et raisonnable, mais juste pour inciter à l’exode. Sous cet angle, malheureusement, ça marche.

Le rapport a un mérite : il n’insulte jamais l’avenir des crypto-monnaies (ainsi « on ne peut exclure qu’une crypto-monnaie existante ou à venir s’impose un jour dans les paiements et donc, comme réserve de valeur, présentant une concurrence et un défi pour les monnaies officielles »). Depuis Adolphe Thiers assurant que le train ne transporterait jamais ni marchandises ni voyageurs, la liste est longue des prévisions aussi hautaines que malencontreuses. Mais le spectre du fâcheux rapport Théry, malgré quelques tentations aisément décelables quand le rapport aborde « l’impossible montée en puissance », rend aujourd’hui prudents les Cassandre numériques ou les satisfaits de l’ordre existant. Dans ces conditions on aurait pu souhaiter que le rapport soit aussi prudent avec l’avenir de la France qu’avec l’avenir de la technologie. Etouffer Bitcoin n’est pas à la portée des autorités. Le chasser de leur pré-carré et faire de la France une Albanie crypto, peut-être.

isoler

C’est l’éternelle tentation du mur, et son inévitable ambiguité : qui isole-t-on ?

Monsieur Landau souhaite «contenir» les cryptomonnaies, et non pas permettre leur développement. Or cela fait des années que l’on « contient » ! La France était très en avance en 2011. Le plus ancien exchange européen est Français. Pourtant après avoir rencontré de nombreuses difficultés (notamment avec les banques) il ne pèse pratiquement rien aujourd’hui et les plateformes américaines dominent d'ores et déjà le marché Européen. Ajouter des contraintes supplémentaires c'est renoncer totalement à ce que des plateformes «crypto-crypto » se développent en France (ou en Europe). Tout l’écosystème sera ailleurs, avec ses ressources humaines, physiques et financières. On ira les voir en Californie une fois par an.

Commandé, il est vrai, à un moment où le ministre n’avait pas encore embrassé l’ambition de faire de la France la « Championne des ICO », la lecture du rapport Landau n’inquiète guère, mais ne laisse que fort peu de chances de voir notre pays devenir le « port numérique » que j’appelais de mes vœux.

Ici encore, et sauf initiative venue des plus jeunes et des digital natives dans l’Administration, au Parlement ou... à l’Elysée, nous serons marginalisés là aussi.

sur le mur

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78 - Le rapport de France Stratégie

By: Jacques Favier

A l’heure où plusieurs institutions n’ont pas encore lâché prise, que ce soit la BRI qui vient de publier tout un chapitre à charge contre les cryptomonnaies ou la Banque de France qui a multiplié durant tout le printemps des imprécations assez creuses, le rapport intitulé Les enjeux des Blockchains et publié par France Stratégie ouvre peut-être la saison des textes plus équilibrés et des propositions, même timides, qui pourraient engager la France dans autre chose qu'une impasse. Les mêmes experts, en gros, ayant ensuite « planché » devant les missions parlementaires ou l'équipe de Jean-Pierre Landau, on peut du moins l'espérer.

Publié sous la signature de la Professeur Joëlle Toledano (qui n’est pourtant pas à titre personnel une bitcoineuse fanatique !) avec le concours de plusieurs personnes, ce document mérite d’être d’abord salué pour son équilibre, quelles que soient les critiques que nous pouvons lui adresser à la marge.

le rapport toledanoDès les premières phrases, on sent que le texte est habile. Il fait, aux pudeurs encore de mise face au « sulfureux bitcoin », les concessions nécessaires pour être lisible même par les effarouchés. Sans leur celer cependant l’arbitraire des distinctions éculées entre la technologie et le jeton qui lui donne accès et la finance. Ni l’inanité de la réduction à « la blockchain » de ce qui est d’abord une technologie de consensus. Ni l’impasse où aboutissent très vite ceux qui se prennent à leurs propres mots. Ni le fait que les disruptions viennent rarement de l’intérieur des systèmes, financiers ou autres. Il reste cependant à nos yeux des points douteux qui auraient pu être critiqués, par exemple que la décentralisation et la désintermédiation soit vraiment et automatiquement facteur de baisse de coûts.

Le titre du second chapitre « Que faire du Bitcoin ? » est donc ironiquement ionescien (d’autant que Bitcoin, comme Amédée, grandit géométriquement). Le rapport ne cache ni que Bitcoin est « un petit peu l’argent liquide d’Internet » ni qu’il incarne « ce vieux rêve de l’internet, une monnaie électronique ».

Amédée

Notre ouvrage La Monnaie Acéphale y est abondamment cité, et pratiquement présenté comme une référence. Même si, comme les auteurs en sont présentés comme des propagandistes de Bitcoin, on suggère dans une note en page 21 que la présentation faite en dix pages la même année par Arvind Narayanan (assistant à Princeton) et Jeremy Clark (assistant à la Concordia Institute) est « plus académique ». Ce qui n’empêche pas dans la note placée juste en dessous de citer les Echos et même Vanity Fair

Mais ne refusons pas notre plaisir : le « sulfureux Bitcoin », comme le « grand méchant loup » est désormais intégré au récit dans une place centrale et n’est plus l’apanage des criminels mais le sujet d’étude d’une « communauté de passionnés d’origine diverse, où les spécialistes de l’informatique, de la cryptographie et de l’algorithmique côtoient ceux de la finance, de l’économie, du droit, de l’histoire ». Le Cercle du Coin, d’ailleurs bien représenté durant les auditions de France Stratégie, est décrit comme « probablement le plus emblématique » de cette passion.

A noter que la controverse écologique a le mérite de ne pas se centrer sur les chiffres extravagants de Digiconomist et que les dénonciations de la « bulle », quand bien même elles viennent de sommités, sont mises en regard de la valeur d’utilité (actuelle ou à terme) des jetons, même si on aurait pu souhaiter une réflexion plus profonde sur ce qui constitue leur valeur.

Le Chapitre 3 aborde la « trust machine », sans que le caractère infalsifiable de la blockchain soit réellement questionné. De ce fait la rubrique des usages « notariaux » laisse un peu sur le lecteur sur sa faim, celui sur « l’Internet de la valeur » paraissant plus séduisant, malgré la revue des difficultés qui n’en élude qu’une, celle qu’induit le frottement fiscal tant que les transactions entre deux jetons cryptos restent susceptibles de taxation même s’ils ne font pas apparaître de liquidité en monnaie légale. Et soudain, au détour d’un intertitre surgit « le retour au galop du bitcoin » certes assorti d’un point d’interrogation. Le lecteur se voit rappeler qu’en définitive, le jeton (précieux) est la clé de voûte du bâtiment où l’on longe tous ces rêves. Avec une mise en garde que nous pourrions signer des deux mains : « pour séparer le bon grain de l’ivraie et bénéficier des seuls effets souhaités des Blockchains, il ne suffira pas d’essayer d’interdire ou de contrôler le bitcoin » d’autant que, pour filer la métaphore, peu de bon grain monte vraiment en épi malgré l’enthousiasme des entrepreneurs et de leurs sponsors, pour un nombre de raisons assez élevé que le rapport liste opportunément.

Ayant pointé les difficultés qu’ont encore les cryptomonnaies à s’interfacer avec le monde réel (sans ajouter, comme nous nous le permettons ici, qu’une part de ces difficultés pourraient être aplanies par ceux-là mêmes qui les désignent comme des faiblesses) l’étude en vient au chapitre 4 à l’hésitation qui saisit les pouvoirs publics. Le cas de la Banque de France est une illustration saisissante et pour qui sait lire entre les lignes, la citation d’un texte de son Chief Economist donne une idée des contorsions et du vertige de l’institution : « Même dans le cas extrême et très improbable où de la monnaie digitale de banque centrale avec des attributs de dépôt serait émise et où le public l’adopterait massivement, le rôle des banques dans la distribution de crédit, bien que s’exerçant dans des conditions plus difficiles en raison d’une moindre information directe sur leur clientèle, ne devrait pas être gravement compromis ». Plus concrètement, la note pointe la convergence qui se fait jour autour d’une régulation raisonnable, qui donnerait notamment un cadre à ce qui doit en avoir un : la fiscalité (on regrettera que l’échantillon soit établi de manière à suggérer un taux de l’ordre de 25%, ce qui paraît douteusement compétitif) ou la comptabilité. Le rapport n’hésite pas même à souligner que « la relation avec les banques et le manque d’expertise des pouvoirs publics deviennent néfastes ». Dont acte.

La conclusion pointe un dilemme : « Deux scénarios sont envisageables : ou bien encadrer suffisamment les Blockchains existantes ; ou bien favoriser le développement de nouvelles infrastructures plus sécurisées. À ce jour, il est difficile de trancher le dilemme : le rapport recommande donc de mener de front les deux stratégies de ‘’maîtrise’’ des blockchains existantes et d’accompagnement de l’émergence de nouvelles solutions. ». On pourra regretter que, malgré la présence de nombreux scientifiques lors des auditions, le choix ne soit pas fait plus résolument en faveur de cette deuxième solution, surtout quand il existe des solutions françaises et des avantages compétitifs à la clé.

Les 7 recommandations qui forment le 5ème chapitre sont assez sensées même si certaines risquent (mais c’est la loi du genre) d’apparaître comme des vœux pieux. Quand on lit que l’on va « développer les usages des blockchains en s’appuyant sur un groupe à compétences transversales, à l’intérieur de l’État » on se dit qu’un inventaire de ce qui existe « à l’intérieur de l’Etat » pourrait amener quelques doutes, d’autant que le problème est cruellement mis en relief 3 pages plus loin. Quand on lit qu’il faut « définir et contrôler les règles de reporting applicables aux places de marché » on ne peut s’empêcher de songer que la surveillance des acteurs français ou opérant en France ne sera pas une tâche harassante. 
Au delà, c’est la légitimité même de l’Etat pour faire le job qui peut paraître relever d’un biais identitaire chez les rédacteurs du rapport, et d’un tropisme culturel proprement français. Que le laboratoire de réflexion sur les échanges centralisés soit structuré autour de la Caisse des Dépôts (fondée en 1816) et que la cellule d’accueil des startups soit logée chez un régulateur paraît tout naturel à nos élites. Nous pensons que ça ne l’est pas, du moins pas sans examen ni sans un profond aggiornamento numérique de l’Etat et de l’administration.

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77 - Ce qui est sérieux et ce qui l'est moins

By: Jacques Favier

J'ai déjà traité à plusieurs reprises du jeu, univers natif des premières monnaies qui furent décrites comme virtuelles. J'avais abordé l'an passé dans Enjeux la réflexion du médiéviste Jean-Michel Mehl (« il est exceptionnel que le jeu soit gratuit (...) même dans le jeu enfantin, il est facile de déceler, sous les apparences de la gratuité, l’espérance d’une victoire comme la crainte d’une perte ou d’une défaite, définitive et humiliante ») et bien plus tôt dans Monnaie pour rire l'idée d'un rapport que tous les enfants connaissent bien entre la monnaie et l'univers où l'on fait semblant, voire la fête des fous.

Podcast

Je reviens sur ce thème en diffusant ici le podcast réalisée en mars par Jeanne Dussueil (Globaliz) et au cours duquel Madame Laure de Laraudière, députée représentant « le présent » et moi-même parlant pour « le passé » commentions une dystopie future présentée par le conteur Thomas Guyon.

Dans un futur pas si lointain, nous suivions dans ses tribulations et ses angoisses un individu qui avait tout d'un travailleur acharné sauf que.. pour lui travail n'existait plus si ce n'est dans l'univers d'un jeu video. Gamification la chose est déjà partout présente. Jeanne Dussueil demandait donc à Madame de la Raudière ce qu'en diraient les politiques (le jour où... plus tard ? trop tard?) et à moi ce qui pourrait bien, alors, d'après les enseignements du passé, servir de monnaie.

On pourra écouter le podcast ici (après avoir lu ce billet ... et avec nos interventions à partir de la sixième minute pour ceux que le genre dystopique ennuie...)

Les points d'accord ou de convergence entre la « députée geek » et « l'historien provocateur » ont été assez nombreux. Quant à la gamification de l'économie j'en ai d'abord cité quelques exemples dans le passé :

  • la construction des pyramides, sans doute mue par des considérations sacrées ou politiques, peut quand même être perçue comme un emploi donné à la population pour lui éviter l'oisiveté, mère de tous les vices ; quelque chose de parfaitement inutile par rapport à nos besoins naturels, mais que chacun accomplit avec un grand sérieux (pour rappel les coups de fouets c'est seulement dans Asterix !)
  • l'économie des « messes pour le salut des âmes » qui, elle, est à la jonction de ce monde (les prêtres sont bien payés en espèces sonnantes et trébuchantes, en monnaie réelle comme diraient nos autorités) et d'un autre monde, l'au-delà si bien nommé dans lequel ils accomplissent, avec un honnête niveau de sérieux, des tâches précises visant à procurer à des tiers défunts mais parfaitement identifiés des avantages virtuels pour continuer de parler comme nos régulateurs.

un jeu antique et inutile

Là où j'ai pu me montrer réellement provocateur, c'est en ajoutant que l'économie du KYC et de la compliance (qui représente désormais une part substantielle des recrutements dans le secteur financier et une cause non négligeable de la hausse des coûts refacturés) est en tout point comparable. Arrêterait-on demain toutes les diligences (les demandes de facture EDF, les appels pour demander à mes 4 enfants le nom de jeune fille de leur mère etc) il ne se passerait rien de tangible, si ce n'est - comme l'arrêt de la construction des pyramides - un chômage technique pénible pour les travailleurs concernés.

J'ai d'ailleurs repris cela sur un billet publié sur LinkedIn et que l'on pourra lire ici :

La vérité, c'est que l'on assiste autant à une gamification de certaines choses sérieuses qu'à une workification de choses futiles, inutiles et tristes.

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76 - Nolite te auctoritates...

By: Jacques Favier

dame de coeur d'après une création d'EstarisBitcoin serait toujours un truc de geek et dans la pratique un truc de mec. Si bien des évidences factuelles tendent à le faire croire, je suis de ceux qui pensent depuis longtemps que la présence féminine doit être recherchée et valorisée, et que l'excuse commode selon laquelle il y a traditionnellement peu de copines passionnées par la technologie est fausse et dangereuse à plus d'un titre.

Au-delà d'un point de principe - la techno comme la monnaie sont affaires de tous - je pense qu'une démarche spécifiquement féminine doit être mise en valeur en ce qui concerne l'usage des monnaies décentralisées, ou plutôt que la réflexion menée depuis plus de deux siècles par les femmes pour construire leur émancipation est potentiellement riche d'enseignements pour ceux qui veulent inventer une monnaie sans sujétion.

Commençons par ce qui est un peu trivial. Même si les choses s'améliorent (oh combien lentement) il y a encore bien trop peu de jeunes femmes dans les hackatons, dans les amphis ou dans les auditoires de nos conférences, dans nos forums et dans les meet-up de notre Communauté.

Au début de certains repas du Coin il m'arrive de préciser que notre but n'a jamais été de former un gentlemen's club. Malgré des invitations largement lancées en direction des amies ou des profils féminins rencontrés au cours de nos diverses activités, il n'est pas toujours possible d'avoir une convive par table. Pourtant, les attitudes justement dénoncées par un article récent du NYT n'ont pas cours dans nos événements et celles qui nous fréquentent semblent apprécier ces rencontres.

Je ne crois pas que les femmes soient moins intéressées par la technologie. Serait-ce pourtant le cas qu'il resterait le point de savoir si elles sont moins intéressées par la monnaie et le paiement.

Une étude déjà ancienne de CoinDesk cherchant qui étaient, en juin 2015, les utilisateurs de bitcoin répondait qu’ils étaient jeunes (25 à 34 ans), pale, techie and male (à 90%). Malgré l'explosion du nombre de bitcoineurs au niveau mondial, les (rares) études sur ce thème ne permettent pas de percevoir une réelle amélioration, certaines affichant un taux extrêmement inquiétant de 4% de femmes seulement. Une chronique canadienne sur CBC s'en est récemment émue, souligant que cela pouvait réellement constituer un signe inquiétant.

Le poids des femmes (courses alimentaires quotidiennes et « shopping » festif) est énorme dans les actes d’achats, surtout en transactions unitaires. Avec ou sans Lightning Network, Bitcoin ne sera pas une monnaie sans les femmes.

Venons-en à ce qui touche au changement paradigmatique que constitue Bitcoin. Il y a un rapport profond, aussi ancien que l'Humanité, entre la monnaie et la langue. Or certains linguistes, comme Gretchen McCulloch, l'écrivait en 2015, pensent que ce sont les filles (jeunes) qui inventent et renouvèlent la langue, créant jusqu'à 90% des innovations. Parce que, comme l'avancent Deborah Cameron et d'autres, elles auraient une plus grande sensibilité sociale, des réseaux plus étendus, voire un avantage neurobiologique en la matière. Si tout cela est vrai, sans jeunes femmes parmi nous, Bitcoin pourrait se retrouver un jour vieux sans avoir jamais été adulte.

Marie Laurencin

Il y a cependant des relations bien plus profondes entre celles et ceux qui supportent Bitcoin et pensent que les monnaies décentralisées sont une part de leur liberté, et les femmes qui ont lutté pour leur émancipation et savent que cette lutte ne s'est point achevée en un glorieux jour de proclamation.

Nous avons tous entendu cent fois que les femmes ont dû attendre jusqu'en 1965 pour avoir un compte en banque (sans l'autorisation de leur mari) et à dire vrai cela me fait toujours sourire. Parce que ce poncif suggère qu'elles attendaient cela depuis des siècles. Il y a fort à parier qu'elles n'ont attendu que quelques années, et qu'en 1965 bien des maris n'avaient pas eux-mêmes de chéquier : la bancarisation massive débute plutôt vers 1967. D'autre part (et même si la loi de 1965 donne aux femmes d'autres libertés) cela assimile le fait d'avoir un compte en banque (et non des espèces dans sa poche) à une forme de liberté. Ce qui mériterait examen. Et il pourrait y avoir bien plus grave !

The Handmaid's taleEn 1985, la romancière et universitaire canadienne Margaret Atwood écrivait son roman The Handmaid's Tale qui met en scène un futur dystopique épouvantable dans lequel les Etats-Unis vivent un cauchemar théocratique de type wahhabite mâtiné d'enfer policier façon URSS. Avec un petit avant-goût prophétique de Patriot Act. Le sort des femmes y est particulièrement horrible.

Ce livre d'anticipation qui ignore les téléphones mobiles ou Internet est pourtant devenu un roman-culte de la cause féministe et a été récemment brandi dans de nombreuses manifestations hostiles à la remise en cause des droits des femmes par le président Trump, puis porté à l'écran en 2017 dans une série télévisée (en français La servante écarlate).

Voici un court extrait montrant comment, concrètement, un piège peut se refermer sur les femmes, mais aussi sur les ennemis, sur les autres. Ou sur vous.

Et la formule latine qui sert de titre à mon billet ? Les curieux liront (note en bas de page) ce que signifient, ou ne signifient pas, les quelques mots latins que l'héroïne trouve dans un recoin de sa geôle, inscrits comme un message secret. Ceux qui ont déjà suivi la série comprendront ce que je veux dire : Ne laissez pas les autorités vous ...

Une formule de Simone de Beauvoir devrait être méditée par tous ceux (hommes et femmes) qui refusent la forme spécifique de sujétion quotidienne et de censure potentielle que représente la monnaie administrée et centralisée : « N'oubliez jamais qu'il suffira d'une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. »

Ce que les femmes nous rappellent, c'est que nos droits ne sont jamais acquis. Une autre figure « féministe », Léon Blum, était également un grand inquiet sur le chapitre de la pérennité de nos libertés. Comme la grenouille dans l'eau qui chauffe, nous nous endormons bercés par les discours sur nos valeurs républicaines, notre civilisation et notre état de droit. Nolite te auctoritates...

Blum

Pour aller plus loin, sur le mock latin de Margaret Atwood :

même pas latiniste

  • voir ici en anglais l'histoire de cette étrange formule, avec une interview d'un universitaire de Cornell University par Vanity Fair...
  • et là en français un article de haute linguistique d'une universitaire lilloise !
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75 - La confiance par décret ?

By: Jacques Favier

On parle maintenant de Bitcoin, au sommet même de l'État, comme d'un facteur de risque systémique (face à des trillions de monnaies légales et des ploutillons d'actifs régulés ou non, mais gérés par des gens du système). Façon de dire que cette expérience menacerait le système financier mondial. Mais l'essentiel de la littérature sur ce fâcheux bitcoin émane encore, du moins pour celle qui est prise en compte par les régulateurs, les politiques et les journalistes, de ce système financier lui-même. Et ceci ne choque personne. C'est comme cela : quand une banque s'estime victime d'un de ses employés, le juge choisit cette même banque comme experte, et il faut des années pour que cela pose des cas de conscience à certains.

La fonction de régulation appartient en théorie à la puissance publique. Ce qui la fonde en droit, c'est à la fois la sécurité de l'État, celle de la population, et la nécessaire confiance de celle-ci dans celui-là. On régule donc largement (et sous des vocables divers : régulation, supervision, contrôle, normalisation, homologation...) les produits financiers comme les médicaments, les communications électroniques, les jeux en ligne ou les voitures à moteurs. Mais toujours avec les mêmes mots: confiance et sécurité.

Or si la sécurité est un fait que l'on peut cerner par des mesures objectives (quand elles ne sont pas manipulées) la confiance est un sentiment humain. A priori on ne peut pas la décréter, pas davantage que l'amour ou le respect, par exemple.

le vaccin monétaireDans une double page publiée en janvier par le Monde diplomatique, la journaliste Leïla Shahshahani a abordé à travers les vaccinations obligatoires, le débat confisqué sur un sujet qui me parait nous concerner de façon patente.

Je m'empresse de dire que je n'ai pas trop d'idées sur la question, parce qu'en soi les histoires médicales m'ennuient. Mes enfants ont été vaccinés.

Ce qui m'intéresse ici, ce sont la confiscation d'un débat, l'instauration d'une prétendue « confiance » par la coercition, les erreurs et les dérives qu'un tel système rend fatales.

En quoi cette vaccination obligatoire peut-elle intéresser ceux qui suivent l'actualité de Bitcoin ?

  • En ce qu'il s'agit d'un système (la santé publique) auquel il est pour notre sécurité pratiquement impossible d'échapper comme il est pratiquement obligatoire d'avoir un compte en banque.
  • Mais aussi en ce qu'il s'agit d'un secteur qui, comme le système monétaire, n'est régulé finalement que par lui-même, c'est à dire par personne en fait.

Ce qui m'a frappé, dès la fin du premier alinéa de l'article, c'est le sentence presque comique par laquelle la ministre des Solidarités et de la Santé, la docteur Agnès Buzyn assume pleinement une posture proprement ubuesque : « La contrainte vise à rendre la confiance ».

Quand on a fini d'en sourire, on peut se demander s'il ne faut pas en trembler. Évidemment le propos est tenu par une scientifique, ministre d'un Etat de droit. Serait-il proféré par l'un de ces dictateurs grotesques que la télévision exhibe toujours à bon escient pour nous faire sentir la chance que nous avons de sommeiller en paix dans un semblant de social-démocratie, on en ferait presque un motif d'intervention humanitaire.

confianceSur le fond, on notera que le Conseil d'Etat ayant fait injonction au Ministère de faire en sorte que les parents qui le souhaitaient puissent vacciner leur progéniture avec un vaccin simple (DTP) sans adjonction de 3 souches non obligatoires, on a préféré changer la loi et décider qu'on mettrait 11 souches. On aurait aussi bien pu changer la Constitution, puisque, selon une autre parole forte d'une grande démocrate (Madame Touraine) « La vaccination, ça ne se discute pas ». On sait depuis Monsieur Valls que la liste des sujets exclus des champs de la réflexion, de la discussion, voire de la simple curiosité, a tendance à s'élargir.

Comme, hélas, il reste des esprits retors prêts à discuter de tout au vain prétexte que nous serions nés libres et égaux et vivrions dans une démocratie où la souveraineté émane du peuple délibérant, les mensonges d'Etat tiendront lieu d'argument. « Des enfants meurent de la rougeole aujourd'hui en France » déclare ainsi tout en finesse le premier ministre, oubliant de préciser que ce seraient justement ceux que leur déficit immunitaire rendrait non vaccinables.

En fait de sécurité, c'est la peur que l'on instille, jusque dans les couloirs du métro, avec des images où l'on ne sait s'il s'agit d'un labo ou du siège de la Stasi...

la stasi médicale

En l'absence de tout débat réel (en demander un c'est déjà se faire mal voir), seuls des médecins généralistes auront estimé totalement disproportionnée la privation de collectivité pour les enfants non vaccinés au regard de risques « inexistants ou infinitésimaux ». Mais un ministre ne va tout de même pas échanger avec des toubibs de quartier...

une petite piquereLe problème d'une confiance imposée par la coercition, même emballée en grande cause et ficelée de mensonges, c'est qu'elle est peu efficace, et que son inefficacité la mine régulièrement : la frénésie de vaccin contre l'hépatite B dans les années 1990 a débouché sur le feuilleton de sa responsabilité dans des cas de sclérose en plaque ; la médiocre efficacité de la mobilisation de 2009-2010 contre la grippe H1N1 (6 millions de doses utilisées sur les 94 millions de doses payées aux labos) a mis en lumière des contrats que le Sénat lui même considéra comme d'une légalité douteuse ; l'utilisation du Pandemrix fut ensuite officiellement mise en cause comme coupable de cas de narcolepsie...

Une part notable de la population continue donc à ne ressentir qu'une médiocre confiance, malgré des non-lieux jugés suspects et les débats trop clairement faussés. Mais les laboratoires prospèrent et il n'est pas interdit de penser que ce soit là l'essentiel.

Sur la forme, de mauvais esprits noteront justement l'imbroglio de conflits d'intérêts, chez des membres médecins voire chez le président du Comité d'Orientation, et même chez certains ministres. La journaliste du Monde diplomatique ne s'étend pas sur ce qu'on désigne communément comme un mécanisme de capture du régulateur. Je n'en dirai donc pas davantage, ce qui m'évitera de paraître indélicat, ou d'être poursuivi en diffamation.

Ce que l'on appelle en anglais la regulatory capture est une théorie économique qui a un gros mérite : elle se vérifie empiriquement pratiquement chaque année à une occasion ou une autre. (j'ajoute quelques semaines après la rédaction de cet article une amusante démonstration empirique, à lire ici)

unregulatedC'est un Prix "Nobel" d'économie appartenant à l'école de Chicago, Georges Stigler (1911-1991) qui l'a théorisée. Mais ceux que la langue anglaise ou la théorie économique rebutent n'ont qu'à suivre les grands procès qui suivent les grands dérapages...

Les mots de réguler, régulation, régulateurs reviennent comme un mantra dans tous les discours publics. Cependant, de scandale du Mediator en scandale Volkswagen, on voit toujours les mêmes ficelles. Il est prudent d'aller prendre chez Stigler la vraie mesure de ce qu'est la régulation.

Concluons en revenant explicitement à Bitcoin.

Il est fort douteux que la régulation, confiée à des autorités très proches à tous égards du secteur bancaire et financier classique, ne produise autre chose qu'une défense tatillonne du secteur bénéficiant déjà de la plus forte protection imaginable (au même niveau que l'industrie nucléaire) contre les nouveaux entrants.

Il est donc frustrant que les autorités politiques n'imaginent guère d'autres voies d'action politique sur une innovation majeure que la régulation, qu'elles n'organisent pas de rencontre ou de concertation sans que les représentants des autorités de régulation ne représentent la majorité du tour de table.

Enfin il est inquiétant de voir que les médias participent de la même confusion, en présentant sans distance critique les régulateurs comme des experts, quand bien même il s'agit d'une innovation qu'ils sont bien moins soucieux de comprendre que de combattre.

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74 - Blockchain, un passé monumental

By: Jacques Favier

Pour Laurent

Il en a été le premier émerveillé, le chercheur qui un soir de ce début d'année a posté sur la messagerie privée de notre Cercle du Coin les mots suivants « Je ne m'attendais pas vraiment à ça, mais là je ne vois pas d'autre moyen que de dédier à Jacques Favier la dataviz que je suis en train de faire sur le PoW de Bitcoin ».

Guizeh, ce paysage qui m'est évidemment si cher, surgissant ainsi dans une nuit d'études sur la preuve de travail et la cryptographie. Une merveille du monde numérique !

gizeh

le mining shield original en échelle linéaireIl y a évidemment un effet artistique dans cette présentation égyptienne. Le graphique original est carré. On lui a fait faire une rotation de 45°. L'axe des abscisses commençant en janvier 2009 et s'achevant en décembre 2017 est donc sur la pente gauche, l'axe des ordonnées remontant le temps entre ces mêmes bornes se retrouve sur la pente droite.

temps en secondes pour miner un bloc passé

La couleur indique le temps en secondes correspondant pour miner l'ancien bloc. Plus la couleur est chaude plus cela prend de temps: ainsi le jaune correspond aux 10 minutes traditionnelles de bitcoin.

Je cite les explications de Laurent Salat : « Cette visualisation essaie de répondre à la question : combien de temps cela prendrait-il à un mineur possédant 100% du hashrate à une date donnée (identifiée sur le côté gauche) pour reminer un block créé dans le passé (identifié sur le côté droit) ? » Question toute orwellienne, en somme...

Le chercheur nous fait visiter son graphe comme un vrai guide touristique : les petites pyramides vertes, qui évoquent si bien les pyramides des reines, correspondent dit-il « à des périodes où la croissance du hasrate a stagné avant de brutalement augmenter. Le point rouge n'est pas la chambre mortuaire cachée de Pharaon mais une rare période où le hashrate a diminué (les blocks passés avaient reçus plus de PoW que les blocks plus récents). On voit aussi sur la gauche un point où le bleu nuit atteint quasiment la base. Cela correspond à un autre évènement de l'histoire de Bitcoin, à savoir la publication le 11 juillet 2010 d'un article qui a entrainé un influx massif de nouveaux utilisateurs, multipliant le hashrate par 4 et augmentant le nombre de blocks minés durant quelques jours, et c'est cette augmentation brutale du hashrate qui explique la baisse soudaine du niveau de sécurité des blocks précédents ».

Evidemment, l'effet pyramide provient aussi d'une seconde option graphique : la forme triangulaire elle-même tient à ce que la question de départ portait sur la sécurité de la blockchain, sur l'impossibilité de réécrire les blocks passés. Cela étant, note le chercheur, il pourrait être amusant de faire le calcul inverse et de chercher à connaître le temps nécessaire pour réécrire des blocs dans le futur.

« En gros, ce que dit ce graphe, c'est que dans un mode de croissance continue du hashrate, la sécurité de bitcoin repose principalement sur la Preuve de Travail des blocks les plus récents. Une fois cette couche percée, les blocks plus anciens offrent peu de résistance».

Tout en remerciant le chercheur de la dédicace qu'il me faisait de son étrange paysage, je l'interrogeai pour savoir si ma compréhension était exacte : la plupart du temps, en effet, on présente la connaissance du passé comme utile pour comprendre le présent et préparer le futur. Avec citation de Churchill à l'appui. Or il présentait ici, me semblait-il, un modèle où c'est le présent qui défend l'intégrité du passé.

Et c'était exactement cela. Dans un mode de croissance ininterrompu du hashrate, la preuve de travail du présent sert de bouclier aux blocks du passé. Un bloc miné en 2009 présenterait individuellement peu de résistance à un ASIC de 2017. Rien de vraiment nouveau dans cette constatation, si ce n'est que l'image en donne une illustration concrète.

Tandis que je commençais de rêver après ce test de Rorschach imprévu, d'autres membres du Cercle présents à ce moment sur la messagerie notaient que si la conclusion suggérait des fondations « fragiles », la représentation en pyramide donnait l’impression d’une base solide ; que l'image montrait aussi clairement que la présence de nombreux full nodes était effectivement la seule protection contre une réecriture profonde de l’histoire ; et aussi que, malgré tout, à terme, le passé finirait bien par devenir plus fort que le présent, parce que sans doute il y aurait un jour le moment historique où pâlirait la loi de Moore avec les 20% de hashrate supplémentaires par mois... ce qui faisait évidemment polémique.

Ce que Laurent Salat avait fait surgir par accident, Pierre Noizat l'avait déjà évoqué explicitement : l'idée que les grands monuments du passé avaient pu constituer en leur temps des formes de preuve de travail : « Le réseau Bitcoin héberge une preuve de travail monumentale dont la fonction de salle des coffres numérique justifie le coût de construction. Avant elle, beaucoup d’institutions politiques ou religieuses ont utilisé des preuves de travail physiques, parfois inutiles, souvent majestueuses, comme les pyramides des Pharaons ou les cathédrales, pour témoigner de leur capacité phénoménale à mobiliser les énergies des sujets et des croyants ». La comparaison a d'ailleurs été reprise par Andreas Antonopouos : « Les pyramides se dressent aujourd’hui comme un témoignage de la preuve de travail de la civilisation égyptienne. Bitcoin est le premier monument digital de preuve de travail de dimension planétaire ».

La Blockchain est trop souvent présentée comme une sorte de grand livre de comptes ou d'enregistrement. Cette présentation un peu plate est particulièrement en usage chez ceux qui ne veulent ni de bitcoin ni d'aucun jeton précieux, et doivent donc s'épargner la coûteuse dépense du hash. Mais en vérité rapporter la dépense énergétique aux transactions, comme cela est fait de façon polémique, est un non-sens. En vérité la Blockchain n'est ni une technologie, ni un registre. C'est un monument.

La Blockchain est un monument numérique, non matériel. J'avais montré, à partir d'une promenade dans la cathédrale d'Amiens, comment un labyrinthe tracé au sol pouvait aussi avoir fonctionné, jadis, comme preuve de travail spirituel autant que physique et comment, ironie du sort, c'était aujourd'hui un monument virtuel (le labyrinthe de Reims) qui fournissait le logo de tous les monuments historiques de France.

La Blockchain est un monument que l'on visite, en dataviz, en imagerie 3D, et même en imagerie musicale. Un monument, c'est quoi ?

virtuel

En latin monumentum vient de monere. On trouve cela dans les dictionnaires étymologiques qui précisent aussitôt que le verbe monere signifie d'abord remémorer. Le monument par excellent c'est le tombeau, la pyramide de Guizeh, le mausolée d'Halicarnasse... mais aussi le monument aux morts d'un village, aussi humble soit-il. Le monument est tourné vers le passé.

MonetaCe qu'il y a d'amusant c'est que le même verbe monere signifie aussi (c'est son second sens dans l'ordre donné par Felix Gaffiot) avertir. Sens qui donne le nom de Moneta, la déesse qui a pour symbole l'oie et dont le temple abritait les volailles qui sauvèrent Rome en caquetant pour prévenir de l'approche du danger. C'est dans ce temple que furent frappées les premières pièces qui en prirent le nom de monnaie. La Monnaie, par ce passé enfoui, est tournée vers le présent immédiat, celui du danger qui rode. Lien étrange : le trésor du présent est toujours conservé enfoui sous un monument : temple de Moneta à Rome, Hôtel de Toulouse (Banque de France) à Paris. Et quand on veut représenter la force de la Blockchain, surgit soudain une pyramide !

Ce monument est à la fois historique (du passé) et dynamique (du présent).

Deux chercheurs du Laboratoire d'Humanités numériques de l'EPFL, Frédéric Kaplan et Isabella di Lenardo, viennent de publier un article sur le négoce des ancêtres. La passion généalogique est aussi vieille que l'histoire. Mais la mise en réseau des rameaux que chaque généalogiste peut reconstituer a fait surgir une forêt. Dans les Archives, généralement publiques et pratiquement gratuites, certains minent bénévolement, par passion de l'histoire familiale, ou par passion religieuse comme le font les Mormons. Mais des entreprises ont vite saisi l'émergence d'une nouvelle forme de capital, que les deux chercheurs désignent comme capital généalogique et dont ils expliquent que sa spécificité vient de ce que « la valeur de chaque arbre est d'autant plus grande qu'il peut être mis en relation avec d'autres arbres ». Ainsi le groupe MyHeritage, en rachetant des entreprises qui possédaient chacune des petites bases de données en a construit une dont la valeur excède de beaucoup le total des bases achetées. Jolie illustration de la loi de Metcalfe ! Le « grand arbre de l'humanité » se retrouve approprié par quelques entreprises, qui peuvent tout aussi bien l'exploiter auprès des généalogistes... que de le revendre (cela s'est vu) à des laboratoires pharmaceutiques.

Gideon Kiefer. – « Reconstructing a Memory » (Reconstruire un souvenir), 2014

Voici qui recoupe bien des réalités que nous connaissons, mais aussi bien des interrogations que nous avons. Notez que cette œuvre illustrant l'article de Kaplan et Lenardo aurait pu servir à illustrer un article sur « la technologie Blockchain » ! Bien sûr il s'agit ici de centraliser une information disséminée, mais on y voit aussi le travail présent augmenter la valeur du patrimoine passé. À partir de bouts d'informations éparses dans des centaines de milliers de registres (rien que pour la France) on a construit un monument, « l'arbre de l'humanité ». Comment aurait-on su en un instant, sans cet énorme travail du temps présent protégeant le passé, que Jean d'Ormesson et Jean-Philippe Smet descendaient tous deux de Jean de La Malaize et de son épouse Marie Smaele de Broesberghe, qui vivaient quelque part vers Namur au 15ème siècle ? Voici nos ancêtres infiniment traçables désormais dans ce grand livre de l'humanité. Naturellement, ils sont faux, et quelques tests ADN amèneraient à relativiser la chose, mais juridiquement ils sont parfaits. De toute façon, quelle valeur auraient ces pauvres morts sans notre vivant désir ? Là aussi le présent défend le passé.

C'est peut-être la raison qui a provoqué un récent et quelque peu dérisoire scandale en Allemagne. La radio a répété en boucle durant 2 jours qu'une église romane venait d'être détruite à pour permettre à RWE, propriétaire du plus gros parc de centrales à charbon d'Europe, d'extraire plus de lignite et à Madame Merkle de continuer à crever ses quotas en maintenant l'emploi d'un bassin minier où sont ses électeurs. Un drame du minage, en somme ! On pense bien que la chose m'a inquiété...

Erkelenz-Immerath

Or l'église d' Erkelenz-Immerath était un monument sans grande valeur, datant du 19ème siècle et déconsacré selon les formes requises par l'église catholique. Que, dans un temps aussi laïque que le nôtre, la destruction d'une banale église de village suscite des commentaires horrifiés jusque hors des frontières, que des jounraux français, anglais, italiens aient rivalisé d'erreurs de style, passant du néo-roman au roman, évocant une église historic pour un journal anglais, voire antica dans Il Messagero, et confondent finalement le 19ème siècle avec le 12ème (soit la reine Victoria et Richard Coeur de Lion, pour faire simple...) me suggère que c'est moins la destruction d'un lieu saint que celle d'un monument chargé de sens, quelqu'il soit, qui suscite la réprobation.

Il y a en réalité une relation milénaire entre les monuments, le sacré et l'argent.
Les premiers trésors sont logés dans les temples des dieux (dont celui de Moneta) et les temples sont une garantie monumentale. Est-ce pour cela que le subtil mais pessimiste Bilal a fait évoluer ses propres Immortels dans une pyramide où, se laissant corrompre par le goût tout humain du jeu, ils se livrent à de sordides transactions ?

la Pyramide des Immortels de Bilal

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73 - Genre Venus

By: Jacques Favier

L'épisode suscité par la célèbre Nabilla Benattia met en perspective divers enjeux qui sont apparus, avec un air de plaisanterie, dans une lumière finalement assez déplaisante.

Au départ, un petit film, que tout le monde a vu et dont je transcris quelques phrases.

Danae par Chantron 1891« Les chéris, je sais pas si vous avez entendu parler du bitcoin, genre cette sorte de nouvelle monnaie virtuelle… Et en fait je connais l'une des filles qui travaillent avec un trader qui sont à fond dans le bitcoin. C'est un peu la nouvelle monnaie, genre la monnaie du futur. Et donc en fait je trouve que c'est assez bien. Et comme en ce moment genre c'est grave en train de se développer, ils ont créé un site (..) ça vous permet d'apprendre à utiliser le bitcoin. Voilà, je crois que c'est le bon moment, ça commence à peine à se développer, et je pense que c'est le moment de s'y intéresser un petit peu. En fait, même si vous y connaissez rien ça vous permet de gagner de l'argent, sans y investir beaucoup, genre vous y investissez des petites sommes, genre moi j'ai dû mettre à peu près 1000 euros j'ai déjà gagné 800 euros, mais vous pouvez faire beaucoup moins ».

Y avait-il vraiment de quoi faire entrer en ébullition la cryptosphère, l'Internet, puis l'AMF, maladroitement relayée par Libération, le journal des jeunes de 77 ans?
On a un peu envie de remarquer qu'elle dit plutôt moins de sottises que bien des journalistes spécialisés, et que son incitation à un investissement pédagogique est assez prudent. Comme l'a courageusement noté le directeur de l’hebdomadaire du Point, jeudi sur France Inter, cela signifie que le phénomène commence à toucher le grand public et qu'on doit se réjouir que quelq'un porte enfin la chose sur la place publique. « En revanche, vous entendez souvent des politiques en parler, du bitcoin ? Jamais, ou presque. Est-ce qu'ils comprennent ? à mon avis, pas souvent (...) Eh bien celle qui porte le sujet sur la place publique, c’est Nabilla Benattia. Puissent les politiques l’écouter, et se saisir enfin, de ce phénomène tout sauf anecdotique ».

Alors d'où vient le scandale ?

Parlons d'abord de la forme : une publicité à peine déguisée sur une cible douteuse?

Certes Nabilla Benattia s'exprime ici sur un réseau social ouvert aux tout jeunes adolescents qui ne sont pas une cible appropriée pour des placements risqués ou non, même si les enfants peuvent voir les publicités automobiles diffusées par la télévision sans précaution particulière à l'égard de ceux qui n'ont pas l'âge de rouler.

Certes elle fait la promotion d'un site Internet qui vend une formation pour les personnes intéressées par la cryptomonnaie, formation qui nécessite de souscrire un abonnement alors qu'elle assure que « c'est gratuit ». Mais si l'on doit compter tous les liens prétendant mener vers des téléchargements gratuits et qui en trois clics amènent l'internaute à la page payante, on va remplir un Bottin. Les internautes, même jeunes, connaissent la vie...

Certes, la justice pourrait entamer une procédure pour publicité déguisée contre celle qui, dans sa vidéo, ne mentionne pas explicitement le caractère publicitaire de son message. Là encore, il y aurait un fort risque de paraître vouloir « faire un exemple » quand des centaines d'autres « influenceurs » oublient allègrement les recommandations de l'ARPP sur la communication publicitaire numérique malgré les foudres brandies depuis longtemps par la Répression des Fraudes. Est-ce propre au numérique ou à Nabilla ? Je n'ai jamais entendu un journaliste rappeler que tel ou tel grand expert économiste présenté à l'antenne comme professeur à Paris I ou à Paris II siège aussi, en toute indépendance et pour rendre service, sans doute, chez David de Rothschild ou chez son cousin Edmond,

Maintenant, redescendons sur terre. Quand Nabilla Benattia s'enlise dans ses explications (« Ils ont un site qui est sûr (...) honnêtement ils ont plus de 85% de taux de réussite, donc en gros, ils ne se trompent pas, quoi ») quel est l'adolescent d'aujourd'hui, même benêt, qui n'a pas compris qu'elle fait de la pub ? Même les pré-ados savent bien que si Norman et Cyprien gravitent aujourd'hui dans l'orbite de Webedia (Monsieur Ladreit de Lacharrière, qui ne possède pas que la Revue des Deux Mondes et qui s'y connait en « relations ») cela n'est pas étranger à des considérations de monétisation de l'influence qu'ils exercent. Je ne dis pas qu'ils approuvent. L'opération de rachat de Mixicom par Wabadia avait au printemps 2016 suscité de vifs débats. Mais ils savent !

Genre ?

Il y a dans La Vénus à la fourrure de Polanski (oui, je sais...) une scène où le metteur en scène (Mathieu Amalric) qui n'en peut plus d'entendre Wanda ( Emmanuelle Seigner) balancer de manière compulsive le mot « genre » pris fautivement ici comme un adverbe à chaque phrase, se fait moquer par elle. Parce que, lui, il égrène des « pour ainsi dire » légèrement désuets. Il s'enquiert donc de ce qu'il faut dire aujourd'hui à la place de « pour ainsi dire ».

Personne ne s'est gêné pour signifier à Nabilla qu'elle n'était pas à sa place. L'opinion de dizaines d'experts qui n'ont pas lu le quart de l'article Bitcoin sur Wikipedia, les rires de ceux qui pouffent sur les plateaux en assurant que l'on n'y comprend rien, coupant au besoin la parole de celui qui semblent savoir avec des « oh là là on n'y comprend rien! », l'arrogante paresse de ceux qui tranchent que « c'est une folie complète ce truc », les comparaisons absurdes, les invectives, les bidouillages de ceux qui ne savent plus s'ils détachent Bitcoin de la Blockchain ou la Blockchain du Schmilblick ... tout est légitime, tout à droit à l'antenne. Mais pas la parole de Nabilla assurant que c'est genre la monnaie du futur.

Si elle le dit, c'est forcément du grand n'importe quoi nous assure (dans un français, à tout prendre, guère différent de celui de la jeune personne) un vieux briscard de syndicat bancaire. « La vulgarité et la bêtise en cadeaux additionnels » relance un banquier pourtant populaire. Ces gens là ne peuvent rien dire quand Bill Gates, Richard Branson, Marc Andreesen ou Al Gore leur expliquent que Bitcoin c’est révolutionnaire, et que c'est beaucoup mieux qu’une monnaie. En général ils n'en sont pas informés, parce que les propos positifs ne sont pas relayés. Et si par hasard ils le sont, ça ne les convainc en rien. Mais un vieux fonds de servilité les maintient dans leur bouderie. Alors que si une jeune femme si différente des critères de leur monde à eux dit à peu près la même chose dans sa langue à elle, ils peuvent se lâcher.

Et l'illégitimité de cette jeune personne rebondit immédiatement sur Bitcoin. Comme il s'agit de coller à la phase ultime de la bulle, qui serait celle de l'arrivée des idiots (alors même que tout annonce l'arrivée des fonds d'investissemens) Nabilla devient la preuve vivante de l'effondrement conceptuel et financier de « ce truc ». C'est définitivement le moment de vendre. Qu'elle conseille d'acheter permet à tout un tas de couillons de conseiller de vendre. A croire que des cartes de CIF ont été distribuées au petit matin dans leurs boites aux lettres. Nabilla c'est mieux que le cireur de chaussure de Rockefeller (ou de Joe Kennedy plus personne ne sait), mieux que le chauffeur de Joe Kennedy (ou de Rockefeller, tout le monde s'en fiche) mieux que le barbier (cette version existe aussi), mieux que toutes les petites gens qui, en se contenant au fond de répéter ce qu'ont dit la veille les demi-instruits, offrent à ces derniers l'occasion de rire un bon coup à la santé des travailleurs manuels et des classes populaires.

Tous les journaux se sont crus obligés de citer le twitte de l'AMF. Nabilla vivement critiquée, recadrée, taclée, j'en passe. Notez bien que le message de l'AMF n'étant pas destinée @nabilla (elle a un compte public) et ne faisant que citer #nabilla (j'imagine que celui qui a la main sur le compte twitter de l'institution comprend la différence) doit être destiné aux ados accros à Snapschat. Ils sont certainement très nombreux à suivre l'AMF.

Venus au miroir à Anvers, Rubens d apres TitienAu demeurant, au « Y'a pas besoin de s’y connaître » de Nabilla, l'AMF en répondant par un « restez à l’écart » aussi puissamment argumenté, se met à peu près au même niveau, celui de gens qui usent de l'argument d'autorité que confère notoriété ou position sociale mais qui n'ont pas le courage d'approfondir la question.

Depuis Monsieur Valls, on sait que nos élites ne souhaitent pas trop que les gens essayent de comprendre.

Venus

Sur les réseaux et messageries, la goujaterie vient renforcer le mépris de classe. En pleines séquelles de l'affaire Weinstein, on reste confondu de ce que l'on peut lire sur LinkedIn, dans le déluge d'articles et de commentaires que des responsables encravatés ont consacrés à ces 3 minutes de Snapschat. Il y en a qui comprennent certaines choses tellement lentement qu'ils feraient mieux de ne pas moquer Melle Benattia. Les riches assonances du mot bitcoin font merveille chez des consultants informatiques dignes de personnages de Houellebecq. Les plus délicats des cadres outragés par cette jeune femme sont ceux qui se contentent de demander si elle se croit dans un cabaret.

La Vénus à la fourrure

On sent quand même vite une sourde saloperie de mâles rancuniers derrière tout cela. Bien sûr, on a compris que Nabilla, cette femme sans éducation, annonçait le jugement dernier d'un Bitcoin « qui n'en finit pas de mourir » (j'ai lu ça tel quel). Cela n'en fait pas la femme perdue du 17ème chapitre de l'Apocalypse. Ce que révèlent les références plus ou moins discrètes aux usages que cette jeune femme pourrait faire de son corps, c'est, au-delà d'une frustration charnelle un peu pathétique, la risible frustration du monsieur qui se dit qu'il est trop tard pour profiter de l'aventure. Il n'y a que ceux qui n'ont pas acheté un bitcoin en 2014 ou 2015 pour calculer sordidement ce qu'ils auraient dans leurs poches s'ils en avaient acheté mille en 2012. Comme s'ils avaient l'once de courage pour cela !

Pour ainsi dire

En conseillant à ses fans l'achat de 1000 euros de bitcoin, elle mettrait donc la société française au bord du gouffre. C'est la moitié de la mise moyenne annuelle d'un français sur deux dans des jeux de hasard qui ne font pas honneur à l'esprit humain, même s'ils sont sous la coupe de l'Inspection des Finances. Est-ce qu'il n'y a ni drame social lié au jeu d'argent, ni publicité pour y inciter ? C'est ce que semble soutenir un rapport d'enquête parlementaire (de 2005) : « votre rapporteur est parvenu à la conclusion que jamais l'Etat ne pousse à développer le jeu pour alimenter ses caisses, au terme de ses recherches et de ses recoupements dans ce domaine qui relève de l'éthique. L'Etat semble tenir, au moins dans ce secteur, un langage assez pondéré et se placer en promoteur sincère d'un développement compétitif, certes, mais responsable ». Rien à voir, donc, avec le grossier tapinage (le mot n'est jamais employé innocemment) de Melle Benattia.

Celle-ci n'aurait aucune capacité intellectuelle ? Est-on bien sûr que la personne qui débite des conseils dans les agences bancaires de quartier s'exprime dans une langue plus recherchée ou avec des arguments mieux étayés ? Aucune importance me dira-t-on,puisque c'est pour placer des produits maison, offrant toute garantie.

Quand il s'agit de séduire les petits bourgeois, la grande finance se prive-t-elle d'user du charme plus que du raisonnement ? Ceux qui ont vécu la fin des années 1980 se souviendront des procédés utilisés pour draguer « l'actionnariat populaire». Paribas exhibait l'Orangerie de la rue d'Antin sur fond de prouesses vocales de Barbara Hendricks : toutes choses mieux assorties aux goûts de la classe dirigeante que le peignoir rose de Nabilla, mais sans guère plus de rapport avec l'étude d'une opportunité d'investissement. Suez voulut alors montrer qu'il s'agissait de réfléchir. En faisant appel à une vraie star, pas à une starlette:

En quoi, mais en quoi, ce message est-il différent de celui de Melle Benattia?

Les actionnaires de Suez ont bu le bouillon. Un bide devenu un cas d'école. Le slogan « réfléchissez » revint comme un boomerang sur les stratèges de l'argent et de la communication. Madame Deneuve, elle, alla jusqu'à se dire « choquée par la méchanceté des journaux, et surprise que les dirigeants de Suez ne réagissent pas pour la protéger ».

En 1993 (seconde vague de privatisation) les sociétés en quête de pigeons corrigeaient le tir, les experts en communication ayant le cuisant souvenir des dérapages antérieurs, comme le notait le journal les Echos eux-mêmes. On n'avait pas encore songé à parler de « Blue Chips Nation », mais on n'allait pas tarder à inventer le « placement de père de famille ». Aider les grands patrons, ça c'est du bon risque ! Financer les découverts de fin de mois de l'Etat en collaboration avec des banquiers «Spécialistes en Valeur du Trésor », ça ce sont des choses nobles auxquelles on peut penser en se réveillant le matin.

Les propos de la classe dirigeante sur Bitcoin ne constituent pas un apport à un débat d'idées mais des sarcasmes de concurrents auxquels il convient peut-être parfois de répondre comme tel. Genre Vénus...

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72 - Pipeau

By: Jacques Favier

pour Adli

Le temps de Noël est celui où l'on raconte aux enfants des histoires, notamment des histoires de marchandises arrivées jusqu'à eux sans qu'ils aient la moindre conscience d'un paiement, ce qui est aujourd'hui l'ambition ultime de tout le commerce. Comme je l'ai noté récemment, les économistes aussi racontent facilement des histoires, moins pour illustrer leurs théories sur la monnaie, l'investissement ou la dette que pour asseoir dans l'esprit du citoyen des fragments d'un discours de domination. Les tulipes, et les autres histoires des économistes sont des paraboles issues d'un fait historique mineur ou incertain, voire faux, mais qui est passé de livre en livre en changeant de signification selon les besoins des siècles, avec cependant une constante : ces histoires servent toujours à faire la leçon.

des histoires pour les enfants

En ce sens, elles sont exactement comme les contes et les légendes que de siècle en siècle on a racontés aux enfants. Il y en a une que j'ai toujours adorée, et que je me suis amusé à décortiquer ici, c'est celle du Joueur de flûte de Hamelin. Une histoire de promesses non tenues, d'incertitude sur la monnaie, de séduction et de mensonge.

S'agit-il vraiment d'une vieille légende ? Avant d'aborder le fait historique précis qui serait intervenu un jour il y a fort longtemps dans une petite ville de Basse-Saxe, puis d'en venir en fin de texte à Bitcoin, j'ai songé que le délicieux Père Castor rappellerait à nombre de mes lecteurs leur petite enfance, et aux plus âgés leurs joies de jeunes parents. Autant replonger un instant dans les joies de l'enfance, même s'il ne s'agit pas forcément d'enfants ici.

Revenons à l'histoire, car c'en est une, en ce sens qu'il y a quelque chose qui est vraiment arrivé.

d'après un vitrail de l'église d'Hamelin, gravure de 1592Un manuscrit du milieu du 15ème siècle le rapporte sans fioriture:  en 1284 le jour des saints Pierre et Paul, le 26 juin, 130 enfants nés à Hamelin furent emmenés par un joueur de flûte au vêtement multicolore jusqu'au Calvaire près de la Colline et ils furent perdus . Un vitrail disparu de l'église d'Hamelin figurait la scène, dont une copie fut heureusement dessinée vers la fin du 16ème siècle.

Au 16ème on émit l'hypothèse que ce flutiste pouvait être Pan, ou le Diable. Les rats enrichirent ce qui devenait une légende. Mais l'humanisme critique était également à l'œuvre : on vit plus tard émettre l'idée que les enfants seraient en réalité des pauvres, sans doute émigrés en Transylvanie. Telle sera l'opinion des frères Grimm, qui compilèrent une bonne dizaine de sources.

L'antique légende telle qu'on la rapporte aux enfants ne date donc pour l'essentiel que du 19ème siècle ! Sur ce que peuvent symboliser les costumes du mystérieux musicien (vert puis rouge), les rats, les enfants ou la colline, il existe une littérature interprétative trop importante pour que je puisse seulement tenter de la résumer. Le mythe s'avère bien plus fécond que celui des tulipes, forgé en gros à la même époque. Les histoires d'économistes sont finalement bien... pauvres !

Voici ce qui attire mon attention. Le musicien d'Hamelin n'est pas un joueur de flûte pour faire danser les villageois, c'est un joueur de pipeau, on dit aussi d'appeau. Son savoir-faire est de piper, c'est à dire tromper les oiseaux comme on dit aussi piper les cartes au jeu. En anglais on l'appelle d'ailleurs the pied piper, le pipeur bigarré. Pour autant, peut-on dire qu'il triche ?

Le joueur d'Hamelin ne triche pas. Il séduit. C'est le bourgmestre (l'autorité) qui triche et ment. En matière de monnaie, ce n'est pas une première...

Ce qui m'a mis la puce à l'oreille c'est la subsititution des kreutzers aux florins initialement promis. Je me promettais de faire un peu de numismatique. Seulement... on ne trouve rien sur ce point dans les chroniques qui ont fondé la légende !

  • Dans le plus ancien récit anglais, celui du flamand Verstegan (1605) il est dit que l'accord se fit, mais qu'ensuite on argua de ce que nul ne croyait alors la chose possible, et qu'après coup on lui donna farre lesse.
  • Un autre récite anglais, celui de Nathaniel Wanley (1687) ne donne aucune précision : la promesse a été faite upon a certain rate et ensuite quand le ''piper" demande ses gages il se les voit refuser.
  • Dans le texte des frères Grimm, qui fait aujourd'hui figure de texte canonique, la chose n'est pas mieux précisée.
  • florins de Florence et StrasbourgC'est finalement chez le romantique anglais Robert Browning que les premières précisions apparraissent. Dans son Pied Piper of Hamelin, le joueur demande 1000 guilders (au vers 95) mais on lui dit ensuite que c'était in joke et on ne lui propose après coup que 50 (aux vers 155 à 173). Mais on ne roule encore le malheureux joueur que sur la quantité de monnaie, non sur sa qualité. Ces guilders, en allemand gulden, sont le nom générique de pièces d'or qu'on appelle "florins du Rhin", depuis que la ville de Florence en a initié la frappe en 1252. On voit ici un de ces florins à fleur de lys de Florence, et en dessous un "florin" de Strabourg, que j'ai choisi pour plaire à Jean-Luc, histoire qu'il continue à relayer mes petits délires. Revenons à Browning : il a considérablement étoffé le récit, et c'est de lui que vont partir au 20ème siècle les auteurs pour la jeunesse.
  • Dans la Librairie rose de 1913Dans un petit album de la Librairie rose de Larousse, publié en 1913, avec un texte  adapté de l'anglais  par un professeur de l'école normale d'Amiens, MF Gillard, le récit se fonde clairement sur le poème de Browning. Mais les 1000 gulden promis deviennent 1000 couronnes, et ce qu'on offre au joueur ce sont 100 marcs. Ces indications n'ont pas grand sens : la couronne ne peut faire référence à aucune monnaie médiévale précise (et surtout pas d'or!). Quant au marc, c'est une mesure de poids dont l'adoption comme nom de monnaie est très postérieure à l'époque des faits narrés. Couronnes et marcs sont en 1913 des mots "contemporains". Ceci indique qu'ils ont au moins un sens pour les contemporains.


florin de Lubeck, milieu 14ème siècleCurieusement donc, c'est dans le récit que Paul Gayet-Tancrède alias Samivel (1907-1992), rédige et illustre en 1948 pour la série des Albums du Père Castor que l'on trouve reprise l'idée d'un parjure du bourgmestre jouant sur deux monnaies différentes de l'époque... à condition de ne pas être trop exigeant sur les dates. Si l'épisode de Hamelin se situe en 1284, il peut y avoir des florins en circulation. En voici un émis à Lubeck, ville hanséatique comme Hamelin, au milieu du 14ème siècle. Pour le Kreuzer, la vérité oblige à dire qu'il ne circule guère avant le 16ème.

Quel est le rapport de l'une à l'autre pièce ? Difficile à dire. A Strasbourg, quand les deux monnaies circuleront, soit sensiblement plus tard (disons vers le 18ème siècle) le rapport est de 1 à 60. Au fait, la ville de Hamelin a bien émis sa monnaie. En voici un thaler d'argent frappé vers 1555.

le thaler dee Hamelin en 1555

C'est donc Samivel, juste après Bretton Woods, qui introduit cette tension monnaie forte / monnaie faible et la met en rapport de façon très graphique avec le couple que forment les enfants et les rats.

illustrations Samivel 1948

Et Bitcoin, dans tout ça ? A mon tour de faire comme Jean-Marc Daniel et consorts, de faire servir le mythe à mon propos !

Après la crise de 2008 comme en 1948 après guerre, il y a à la fois trop de peurs (les rats) et trop de monnaie douteuse en circulation. La planche à billet ou le QE, c'est toujours un mensonge pour soigner d'autres plaies. Le bourgmestre triche. Non qu'il ne possède pas d'or, mais qu'il veut le garder. Il y a de la monnaie d'or pour les uns (la monnaie banque centrale réservée aux banques elles-mêmes et à laquelle nous avons de moins en moins accès) et la monnaie en métal moins précieux (la parole des banquiers) pour les petites gens...

Passons au Pipeur. Son métier, je l'ai dit, c'est de séduire. Les gens ont un problème, et lui a la solution. On appelle cela un consultant, de nos jours. Le consultant a deux enjeux : proposer une solution qui plaise (fût-ce en ne touchant surtout pas au problème) et ... se faire payer. Mes amis se reconnaitront aisément.

J'avoue donc qu'il m'est arrivé de songer à Hamelin du temps où l'on vantait à toute heure la  technologie Blockchain ... Tous ces banquiers assis sur leur monnaie, mais incapables d'en céder trois rondelles pour entendre la vérité sur Bitcoin, furent si prompts à suivre n'importe quelle petite musique promettant, grâce à  la technologie qui est derrière  encore des économies, encore des bénéfices.

Et on ne les revit jamais, jamais dit le petit dessin animé. Pas sûr. Samivel après d'autres laisse supposer qu'ils sont arrivés quelque part sous la montagne (on dirait aujourd'hui just in the middle of nowhere) où ils se repaissent de la petite musique. La Blockchain sans jeton et sans ouverture s'est avérée être une grotte où les POC tournent, tournent, tournent...

samivel 5

Pour aller plus loin :

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71- Un texte original

By: Jacques Favier

S'il faut reconnaitre des mérites à la note intitulée Les implications macroéconomiques du Bitcoin et rédigée par M. Paul Mortimer-Lee, chef économiste pour le marché américain chez BNP Paribas Securities, on commencera par se réjouir de lire enfin un texte issu de l'intérieur du système, non de ses retraités, fournisseurs, obligés et stipendiés, et dont l'argumentation est conduite avec raison, sans tulipes ni ponzi. On y trouvera quelques phrases au contraire bien réjouissantes !

Mortimer Lee

Le second succès à souligner est d'avoir, pour un texte de deux pages, fait déjà tellement tourner le moulin à paroles chez des dizaines de journalistes dont rien n'indique qu'ils aient eu accès au document original et des centaines de commentateurs qui auraient souhaité une lecture directe et non celle de l'article du Telegraph et des innombrables copier-coller de celui-ci dans la presse généraliste comme spécialisée.

On peut s'interroger sur la confidentialité intentionnelle ou non d'un document qui n'est apparemment ni tout à fait secret ni réellement accessible. Plusieurs lecteurs ont assuré l'avoir cherché en vain. J'en ai demandé par mail, dès lecture de l'article du Telegraph, une copie à la chargée presse de la Banque, mardi 21 novembre à 7 heures du matin. A cette heure je n'ai pas eu de réponse. Mais comme je le rappelle souvent, le mot grec historia signifie enquête, et l'on ne se forme son opinion que sur des documents originaux...

J'espère donc satisfaire la curiosité de nombreux amis et au delà en mettant ici en ligne le document original débarassé de ses legal notices et de la liste des numéros de téléphone de la direction des études (seule chose qui m'ont paru de nature à nuire à nos amis banquiers).

Si le Telegraph citait bien le mot « la seule conclusion qu'il s'agisse d'une bulle ne dit pas qu'elle doit éclater prochainement » mon impression est que son analyse (pour ne pas parler de celles qui ne citaitent que l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'Ours) tendait quand même à tirer les concluions de Mortimer-Lee du côté anxiogène.

D'abord le chief economist le dit d'entrée de jeu : « les bulles, comme la précédente bulle technologique, ont souvent de solides fondements, et dans le cas présent c'est la technologie blockchain. Les cryptodevises sont probablement là pour demeurer ». Quant à l'inflation du cours, il le renvoie dès l'introduction de sa note à l'inflation du QE.

Plaisamment aussi, et pour nous reposer des sornettes pompeuses sur la nature de la monnaie (le monopole régalien magnifié par la signature de Monsieur Trichet sur chaque billet) Mortimer-Lee rappelle que money is what money does, un point qu'il est parfois opportun de rappeler et sur lequel les historiens pragmatiques ne contrediront pas les économistes pratiques. Le système de fiat money se voit, dans sa note, étonnement introduit par le mot « but » et souligné par le mot « currently ». On ne saurait mieux rappeler que ce que certains veulent faire passer pour le dessein du Ciel n'est qu'un état de fait assez récent et sans fondement particulier.

Venons-en au montant limité du nombre de jetons Bitcoin. Là aussi les avant-goûts de la note me paraissent avoir été tirés vers la critique : monnaie limitée, risque déflationiste etc. Ceci appela une réponse au demeurant très fine du polytechnicien Alexis Toulet défendant le Bitcoin, monnaie pour un monde fini, défense à laquelle je souscris largement. Mais le texte original me paraît bien plus ouvert, ne serait-ce que parce que ce montant limité n'est pas présenté comme une erreur ou un complot, mais comme « a brilliant feature by the designers » sans compter le rappel des délires du QE ou des expropriations à l'arrache pratiquées à Chypre.

le telegraphTant et si bien que le paragraphe sur les conséquences monétaires n'occupe guère qu'un petit tiers de la note. Et que l'absence de prêteur en dernier ressort qui faisait le titre du Telegraph n'y apparait que bien discrètement.

Je laisse chacun supputer les raisons de l'attitude de la presse financière. L'opération me semble avoir, les historiens me comprendront, un petit côté dépêche d'Ems !

La note de Mortimer-Lee révèle, notamment sur les conséquences de Bitcoin pour la politique monétaire, des analyses bien plus proches des réponses critiques exprimées par divers bitcoineurs par exemple sur Bitcoin.fr, que des avertissements catastrophiques (serious concerns) par lesquelles on avait voulu la résumer. Les forks sont métaphoriquement comparés à de nouveaux gisements, ce qui n'est pas mal vu.

Ce texte qui s'achève fort philosophiquement par une promesse sibbyline : « a controversial and volatile future looks assured» gagne décidément à être lu en version originale !

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70 - In excelsis (les lauriers et les tulipes)

By: Jacques Favier

Aujourd'hui un bitcoin vaut un peu moins de 200 grammes d'or. Quels grammes d'or, alors, peuvent bien valoir près de 8 bitcoins chacun ?

La dernière feuille de laurier de 1804

Les derniers jours ont été riches (c'est le mot) en révélations de trésors.

A Cluny, la découverte de 2.300 deniers et oboles en argent, en majorité émises par l'abbaye de Cluny, mais aussi de 21 dinars musulmans en or, rappelle opportunément quelques faits qui viennent rogner les éternelles prétentions régaliennes : l'abbé de Cluny bat monnaie dans une première moitié du XIIème qui est pourtant celle de Philipe Auguste, non du roi Dagobert. Et les moines thésauriseurs ne dédaignent point l'or que les Almoravides frappent bien avant que saint Louis ne puisse reprendre la frappe de l'or, interrompue en Occident durant plus de 2 siècles. Même si ces dinars proclament que Muhammad est le Prophète de Dieu, ce qui n'était pas spécifiquement dans ce qu'on appellerait aujourd'hui "nos valeurs".

le dinar et l'écu

En revanche c'est la figure du Christ, Sauveur du Monde, qui vient de pulvériser toutes les estimations et toutes les enchères antérieures. Un thème assez commun en ce début du XVIème siècle, et que Van Eyck et Dürer ont déjà exploité. Mais c'est le seul tableau du maître de Florence encore en mains privées. Qui peut jurer que ce petit tiers de mètre-carré peint il y a un peu plus d'un demi millénaire ne vaut pas le double?

Jésus devant ses juges ?

Enfin le dernier laurier rescapé de la couronne d'un demi-dieu vaut donc depuis ce dimanche 1500 fois son poids d'or, et je n'en suis pas étonné encore que l'objet ait dépassé 3 fois la fourche haute de l'estimation. No limit...

On connait l'épisode. Essayant le chef d'oeuvre de l'orfèvre Biennais, le jeune empereur la trouve trop lourde. " C'est le poids des victoires de votre Majesté" lui répond l'habile homme, qui enlèvera tout de même quelques feuilles, les sauvant ainsi, au passage, de la destruction par les autorités officielles, quelques années plus tard.

Que nous disent ces anecdotes, sur la rareté, la beauté, la valeur... mais aussi sur la valeur des expertises ? Depuis qu'au mois de mai l'envol des cours de Bitcoin a pris un nouvel essor, on a fort naturellement assisté à de nouvelles imprécations d'experts. Cela va de Monsieur Trichet qui estime dans Le Temps qu'une monnaie doit porter sa signature ("J’ai signé tous les billets de banque en euros, j’ai tendance à considérer que cela veut dire quelque chose de garantir la crédibilité d’une monnaie") à tous ceux qui ont mérité un "prix Tulipe" pour avoir brandi ce lieu commun de l'histoire financière sans la moindre compétence historique ni le moindre scrupule financier : d'autres princes d'Ancien-Régime comme Jamie Dimon ou Cyril de Mont-Marin (Rothschild & Cie) sur Les Echos, et puis leurs mousquetaires comme Marc Rousset sur Boulevard Voltaire où il estime que Bitcoin est "un exemple type de la folie spéculative contemporaine", Marc Touati qui tranche sur acdefi.com qu'on "nage en plein délire", Jean-François Faure sur Challenges,... Sans compter le fécond Pascal Ordonneau qui répète tous les 8 jours et dans tous les sens ses trois ou quatre lazzi.

"Ça ne repose sur rien": tout est dit. Même si cela se résume vite à : "ce n'est pas mon système, je ne l'ai pas signé, il n'y a pas de gens comme nous derrière tout cela, vous n'avez même pas la Légion d'Honneur". On peut imaginer que ce sont les mêmes, des hommes d'Ancien Régime, qui ont fondu de rage la couronne de l'enfant prodigue de la gloire.

Et si Bitcoin devenait un objet de collection ? J'ai déjà écrit que l'art est dans la nature de Bitcoin... Celui qui aurait 21 bitcoins ( un peu moins que le prix du laurier napoléonien!) possèderait un millionième d'une chose qu'il peut (dans un régime de liberté d'opinion) considérer comme un trésor inestimable né de l'esprit d'un demi-dieu.

C'est cher ? Oui. C'est le poids des victoires...

la racine de 2Victoires sur qui? Sur les généraux byzantins, la nature réplicable des objets numériques, les centralisateurs, les puissants...

Victoire de qui ? D'un inconnu, certes.

Mais... Qui a calculé la racine de 2 ? Qui a écrit a Bible? Qui a fondé Rome ?

Le Louvre n'est-il pas rempli de trésors anonymes : qui a sculpté la Vénus de Milo ? qui a peint vers 1350 le portrait de Jean II (créateur du "franc")? Qui a peint un siècle plus tard la Crucifixion du Parlement de Paris ? Et encore 150 ans plus tard, qui a peint la troublante Gabrielle d'Estrées ?

Quand les descendants de Trichet, Dimon & Cie auront accumulé des bitcoins, peut-être la valeur de ceux encore "en mains privées (et pseudonymes)" sera-t-elle propulsée à des sommets ? La petite peinture de Vinci a vu son cours multiplié par 3,5 en 4 ans, et par plus de 1300 en 17 ans. Qui peut jurer que le petit laurier s'il repasse en vente ne vaudra pas un million ?

Quel "expert" veut écrire encore une bêtise ? Il reste certainement des prix à attribuer à ceux qui confondront les tulipes et les lauriers...

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69 - Une soupe de 0 et de 1 ?

By: Jacques Favier

Pour Laurent
Ce billet est inspiré par plusieurs échanges entre mon ami Laurent Benichou et moi. Je l'en remercie grandement.

Au début, il y a eu un grand éclat de rire. L'un des plus obstinés contempteurs du bitcoin venait de se livrer à l'une des saillies dont il a le secret en écrivant que le bitcoin « ne doit son existence qu'à une soupe informatique de 0 et de 1 ». A vrai dire, comme l'individu répète en moyenne tous les 15 jours depuis deux ans le même article, nous savions fort bien qu'il nous avait déjà infligé trois ou quatre fois cette image. Pourquoi avons-nous songé cette fois-ci qu'il convenait de l'encadrer ?

Ce Monsieur n'aime pas Bitcoin, soit ! On avait compris. Mais je réalisais que la vraie question, que je posai immédiatement à divers amis, c'était : « est-ce qu'il déteste davantage la soupe ou l'informatique? ». Un fin connaisseur du bitcoin m'a immédiatement répondu. Comme moi, la "soupe" inspirait Laurent Benichou. Nous avons donc réfléchi ensemble...

la e-Sopa de Goya

Nous pensons tous deux que c'est en explorant les images que l'on découvre ce que cachent les raisonnements.

Disons d'abord quelques mots de l'informatique, parce que c'est ici la partie émergée, triviale, de sa haine. Comme toutes les inventions avant elle, la révolution dans l'art de numériser l'information pour la traiter de façon automatisée a laissé sur le bas-côté des visionnaires qui ne l'avaient pas vu venir, des concurrents qui n'ont pu lutter, des rentiers ruinés, des experts dépossédés du prestige que leur valaient leurs savoir-faire antiques. On nous dira que c'est vieux ? Pas pour ceux qui ont commencé une carrière bancaire dans les années 70... En 1984, celui qui entrait à l'Inspection d'une grande banque n'avait pas d'ordinateur personnel ; on auditait les comptes à fin de mois sur des microfiches photographiques. Les PC ne sont pas apparus dans les bureaux pour les patrons, mais d'abord pour les petites mains, ou dans les services techniques, pour faire des moyennes, non pour aider à réfléchir.

Vint Internet. Là aussi, les plus âgés s'en souviennent, il est arrivé dans les bureaux des jeunes avant de parvenir au sommet des hiérarchies. Et encore, en rusant, sous prétexte d'intranet, cerné de firewalls. Même aujourd'hui, des amis banquiers avouent ne pas avoir accès à telle ou telle information parce qu'elle circule sur un réseau social. Et là aussi, il y a eu des cadavres. Des banquiers d'affaires qui tiraient leurs connaissances d'un voyage annuel à New-York, leur aura de trois ou quatre secrets échangés à la chasse ou au golf, leurs inspirations de quelques dîners... Sans compter la rancune devant les fortunes inouïes que se sont construites les vainqueurs.

La meilleure description de ces révolutions profondes, sans lesquelles il n'y aurait jamais eu de Bitcoin, date en fait de ... 1848.

Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée texto : « Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d'idées antiques et vénérables, se dissolvent; ceux qui les remplacent vieillissent avant d'avoir pu s'ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d'envisager leurs conditions d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. »

C'est dire si la haine des 0 et des 1 vient de loin !

Maintenant, qu'est ce que la soupe nous apprend ?
(de quoi est-elle le nom ? comme diraient les penseurs-poseurs).

l'enfance« Mange ta soupe ! » Cette injonction, le Contempteur du bitcoin l'a entendue, comme vous et nous, et elle est restée enfouie dans les terreurs de l'enfance. Le lait maternel a cessé de couler tout seul, et son premier substitut, la bouillie, s'est vite muée en une chose dont ni l'aspect ni le goût ne sont bien réjouissants pour le tout-petit. Avant l'école ou le service militaire, la soupe est la première épreuve de l'entrée dans l'âge adulte. La plupart l'ont dignement surmontée. Mais pour le Contempteur, la Banque était une mère : elle l'a nourrie de l'argent qu'elle fabriquait elle-même, et qui lui paraissait si naturel que tout changement de régime le dégoûte. Bref notre homme est comme le vieux de la publicité qui dit « je n aime pas la soupe et ce n est pas à mon âge que cela va changer ».

On aurait ici un cas navrant de blocage au stade oral, au sein d'une profession financière dont la majorité des membres ne restent pourtant bloqués qu'au stade suivant. Pardon de cette soupe-osition, c'est le billet 69 !

Soupe d'hiver à Paris, Robert GoeneutteExplorons toutefois une autre piste. La soupe est populaire, on le sait. Les personnes bien nées ne trempent pas leur soupe (qui est à l'origine le nom du bout de pain) dans le bouillon, le consommé ou le potage. Elles y vont avec l'argenterie de famille. En outre, le potage c'est ce qui a cuit dans un pot, dans lequel il entre idéalement autant de viande que financièrement possible, selon le principe de la la poule au pot que le bon roi Henri IV nous souhaitait à tous, gueux que nous sommes. La soupe c'est donc le veloute des pauvres, des non-bancarisés, de ceux que la Banque Hervet ou le groupe HSBC laissaient sur la touche... D'ailleurs que vendait-il jadis aux gens du tout-venant, le Contempteur du bitcoin, sinon la soupe bancaire habituelle, celle qui ne change jamais, servie identique à elle-même par les éternels défenseurs de la banque de détail à la grand-papa, ces grosses légumes ?

La « soupe de 0 et de 1 » pour ce bel esprit, c'est du rata pour codeurs, une sous-humanité à la Houellebecq, des gens qui ignorent les beautés d'Aristote et n'ont peut-être lu ni Minc ni Attali, deux penseurs qui pourtant savent bien servir la soupe.

Au vrai, le spectacle de tous les spéculateurs encore plus ignorants que lui de Bitcoin et qui se ruent maintenant à la soupe est trop commun pour cet homme élégant, qui fait mine de les mettre en garde mais doit leur souhaiter secrètement de boire le bouillon. Ce n'est pas un mauvais homme, mais Bitcoin l'énerve, et cette histoire le rend un peu soupe-au-lait.

Mais s'il avait raison, néanmoins ?
Si Bitcoin était effectivement une soupe de 0 et de 1 ?

Sur les 0 et les 1, cela va sans dire, c'est là notre univers. On a déjà commenté sur "La Voie du Bitcoin" ce que dit Mark Alizart sur le caractère philosophique de l'informatique.

Mais sur la soupe ? A ce niveau d'élévation, on ne peut que songer à la soupe primitive, la soupe primordiale de l'expérience réalisée en 1953 par Stanley Miller qui, en mélangeant gaz, réactions chimiques et décharges électriques, se rendit compte qu'il avait fait apparaître des acides aminés primitifs. Autrement dit, une forme de vie ! De la même façon, Satoshi Nakamoto assembla un peu de hashcash, un soupçon de SHA-256, un arbre de Merkle et une généreuse rasade de proof-of-work et vit apparaître un nouveau système de paiement, la pulsation d'un coeur battant toutes les dix minutes...

Prosaïquement, la soupe montre comment un mélange bien dosé peut transformer de nobles saveurs individuelles en délice culinaire. La soupe est un assemblage, en somme, plus qu'une technologie. De sorte que serait immédiatement jugé ballot le premier qui parlerait d'une technologie légume derrière la soupe, ou prétendrait que l'idée géniale c'est seulement l'assiette creuse.

De plus, la soupe est un plat dont seuls les créateurs et les initiés peuvent détecter tous les éléments. Celui qui songe à cela éprouve une illumination en se souvenant des métaphores sur les fonctions mathématiques irréversibles, illustrées par le mélange (réitéré) des couleurs.

Le mélange des saveurs nous indique clairement que le hashage est un potage ! Rappelez-vous : dans notre enfance, la seule soupe amusante, c'était celle à l'alphabet, avec ses messages si riches en entropie ! Et, à la suite d'Andy Warhol, les artistes du bitcoin ne s'y sont pas trompés...

Andy Crypto Soup

Au total, en explorant un mot stupide, nous trouvons bien des choses en somme. Il faut fouiller. On ne trouve pas la vérité en restant à la surface. Le Contempteur qui se répand de billet en billet en répétant invariablement les mêmes imprécations n'est pas forcément démuni d'esprit, mais il manque terriblement d'humilité. C'est ce qui le fait denigrer sans vraiment essayer de comprendre. On trouve dans les débats des développeurs et des usagers cent critiques plus pertinentes que ses moqueries. Et cela permet à tous d'avancer.

Quelques jugements hautains et pompeux, égayés de boutades éculées, ne remplacent pas un peu de savoir-faire. C'est ce que dit Chrysale aux Femmes Savantes de Molière :

« Je vis de bonne soupe, et non de beau langage.
Vaugelas n'apprend point à bien faire un potage,
Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots,
En cuisine peut-être auraient été des sots. »

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68 - La Banque de France et le Moulin du Louvre

By: Jacques Favier

La publication il y a quelques semaines, sous la plume de M. Christian Pfister, haut responsable de la Banque de France et professeur associé à l'IEP, d'un document de travail consacré aux monnaies numériques est en soi un événement important. Si son titre, Much ado about nothing, est adroitement inspiré de William Shakespeare, le lecteur français pourra regretter qu'une institution fondée par Napoléon communique ses pensées en langue anglaise. Qu'on me pardonne ce patriotisme.

Cependant, après un coup de chapeau initial au fonctionnement de la chose - qu'on l'appelle DL (citée 6 fois) ou Blockchain (8 occurrences du mot) - c'est bien Bitcoin (16 apparitions) qui est le sujet de la note, et surtout, malgré de prudentes protestations, l'hypothèse de l'émission d'un jeton numérique fiduciaire par une institution publique. Je ne m'en étonnerai certainement pas, ayant déjà noté il y a bien des mois que « la Banque a les jetons ».

La Galerie dorée revisitée

Le document de travail de Christian Pfister mérite donc une lecture attentive de sa version complète en anglais , lecture que j'ai faite en ayant à l'esprit un précédent historique non sans quelque rapport.

Notons d'abord que la compréhension de la nature du bitcoin (jeton numérique, unité de compte endogène et incentive indispensable dans son système) marque un heureux progrès sur le genre de littérature qui était encore courant il y a peu. Tou cela, pourrait-on dit, est de bon aloi.

Partant de la supposition honnête que l'usage d'une monnaie numérique peut se justifier de bien des points de vue (pas tous malhonnêtes ou imbéciles!) l'auteur examine plusieurs scénarios, tant du point de vue des individus que de celui de diverses sortes d'institutions, pour une adoption croissante de ces monnaies, selon divers degrés d'adoption.

Bien sûr les petits bonbons au cyanure ne sont pas absents du texte : l'existence d'un incentive par jetons y est ainsi décrite comme «un élément inhérent de bulle» tandis que l'absence de rémunération dans les DL semble ne pas poser de problème de sécurité, et que le coût de la distribution, aussi restreinte soit-elle, n'est guère évoqué. Il est toujours amusant de voir des gens de finance ne pas s'inquiéter des coûts.

Mais la privacy est correctement abordée, tant par sa finalité légitime que par la possibilité déjà offerte de la préserver avec les petits bouts de papiers de la Banque Centrale. Ce détail, dira-t-on, pouvait difficilement être éludé.

Ces remarques faites, on en vient aux hypothèses d'adoption et à leurs conséquences sur la politique monétaire.


  • Le scenario "A", restreint, repose sur un usage par les seules institutions financières de diverses DL les amenant à éprouver un moindre besoin de monnaie Banque Centrale.
  • Le scenario "B" voit s'instaurer une cohabitation-convergence entre la monnaie fiat et des jetons numériques régis par des institutions centralisatrices (et si on appelait cela des banques commerciales ?) qui, selon le degré de sophistication de leur jeton, pourraient les faire servir à la gestion des comptes courant ou des dépôts à terme. Encore qu'on puisse supposer comme le remarque l'auteur finement (ou plaidant pour sa paroisse) que les particuliers préfèreront la privacy offerte par le bon vieux cash.
  • Le scenario "C" est celui de l'émission de ce qu'un jargon nouveau désigne comme de la CBDC et que je préfère appeler un jeton cryptographique fiducaire, libellé naturellement dans l'unité de compte légale.

En lisant les sous-variantes du scénario "C" on en vient à se dire qu'il y a une vraie tentation à la Banque de France, qui pourrait penser à cette monnaie crypto-fiduciaire pour rémunérer les dépôts, ou imposer des taux négatifs. Comme le savent toux ceux qui réfléchissent à la chose, une banque centrale est en position... centrale, justement, sur ce sujet d'une (vraie) monnaie numérique. Il reste à gérer avec diplomatie les conséquences d'une telle décision pour les banques commerciales, en soulignant par exemple que cette monnaie crypto-fiduciaire serait une meilleur monnaie de règlement de leurs blockchains consortiales que tous les USC privés dont on nous bat les oreilles (on en conviendra!) tout en niant l'évidente préférence que devrait manifester le public pour ce jeton fiduciaire au détriment des jetons scripturaires privés. A défaut de le démontrer, l'auteur affirme qu'il «ne voit pas de claire raison pour laquelle le public préfèrerait utiliser une CBDC émise par une agence gouvernementale plutôt que celle des banques privées (...) avec lesquelles ils ont des relations de long terme». Government agency pour désigner une banque centrale, je n'aurais pas osé.

Mais la suite de la note (abordant les conséquences quant aux relations entre la Banque Centrale et les banques de la place) tend à laisser penser que le scénario d'une préférence du public pourrait être d'ores et déjà dans les cartons.

En ce qui concerne les conséquences de la montée en puissance de Bitcoin pour la politique monétaire, l'auteur en revient au risque de déflation que son offre limitée ferait peser, tout en notant qu'en réalité son usage restera modeste, sans rappeler (comme je dois le faire vicieusement) que le cours haussier du bitcoin reflète diverses choses qui augmentent, dont justement le nombre de transactions (1) et la taille de son réseau (2).

Au niveau de la cohabitation des monnaies, plusieurs choses me chagrinent :

  • Le document de travail ne semble envisager la cohabitation entre Bitcoin et la monnaie légale (papier, numérique ou en compte) que sous forme de lutte et de volonté de substitution (pour dire que Bitcoin gène - quitte à exagérer ce qui s'est réellement passé à Chypre - mais qu'il ne pourra pas l'emporter). C'est nier la possibilité que Bitcoin se fasse sa « niche » dans le système mondial.
  • Plus profondément encore, l'auteur semble penser que Bitcoin et les monnaies légales jouent sur le même terrain physique (avec des gens, des acteurs, des établissements tous plus ou moins hérités du passé) alors que Bitcoin a son propre terrain de jeu - immense au demeurant : le cyber-espace. J'ai souvent souri de la rage qui prend en France de réguler le bitcoin : y régule-t-on le dollar, la livre, le franc suisse, le rouble ? Ils circulent pourtant (via Visa ou dans des valises) et leur circulation ne concerne éventuellement que la police, au titre de méfaits commis, non de l'instrument avec lequel ces méfaits sont commis. Et si l'on considérait une bonne fois pour toute le bitcoin comme la monnaie de la Lune ?
  • Il n'est nulle part fait mention du rôle qu'une monnaie légale numérique pourrait jouer, sur le territoire où elle circulerait, comme interface avec Bitcoin, son univers et ses richesses. Sans doute ceci est-il une autre histoire, et cette histoire concerne-t-elle les responsables politiques et non la Banque, mais il me paraît vraiment important de la mentionner.

Je vais donc conclure en historien (avant qu'on se charge de me rappeler que je ne suis pas économiste!) et ma conclusion sera résolument optimiste. Quand je lis que «même dans le cas extrême et très improbable où la Banque Centrale émettrait des jetons numériques fiduciaires ayant les attributs de dépôt bancaire, et où le public les adopterait massivement...» ces clauses de style me font penser au Moulin du Louvre !

La monnaie a une histoire qui est financière, politique mais aussi technique. Pendant des siècles, la frappe au marteau régna, bien qu'elle présentât le grave inconvénient de produire des pièces qui n’étaient pas parfaitement rondes, et dont les dessins et inscriptions n’étaient pas toujours identiques.

Au milieu du 16ème siècle, à Augsbourg, on inventa la frappe au balancier, avec une presse à vis inspirée par la presse d’imprimerie. En France, le roi Henri II fit installer une de ces machines dans la maison dite du Moulin du Louvre, à l'emplacement de l’actuelle place Dauphine. Malgré l’opposition des maîtres monnayeurs, attachés à leur routine, il créa la Monnaie du Moulin du Louvre, distincte de la Monnaie de Paris, avec les mêmes attributions que les autres ateliers monétaires royaux.

Monnaies au balancier de Pau frappées par Henri II de Navarre puis sa fille Jeanne d'AlbretCette expérience parisienne fut interrompue par sa mort en 1559. En 1563, un arrêt de la Cour des Monnaies interdisait le monnayage au balancier : le Moulin du Louvre ne pourrait plus fabriquer que des médailles. Un grand classique du genre dans la guerre des Anciens et des Modernes. Mais une simple pause dans la marche de l'histoire.

Dans le petit royaume de Navarre encore indépendant, un autre Henri II, frappait aussi au balancier, et sa fille, la reine Jeanne (mère de notre Henri IV) continua. Comme quoi le progrès peut venir de l'étranger, des marges et ... des femmes ! Que la reine de Navarre soit ici proclamée ancêtre des bitcoineuses !

En 1640, la France (dont les échanges commerciaux étaient alors en excédent...) était inondée d'or espagnol. Louis XIII ordonna la fonte de toutes les espèces d’or et leur conversion en écus du titre et poids de l’écu français de 3,37 grammes à 23 carats. Une simple opération de refonte, pour faire disparaître les pièces usées ou rognées.

frappée au marteau

Mais, insistant sur le besoin d’une monnaie de qualité, le roi ré-ouvrit en douce le Moulin du Louvre, en laissant subsister la frappe au marteau dans les autres ateliers du royaume. En réalité, il s’agissait de rendre opérationnel l’instrument technique de la réforme que l’on préparait discrètement, en veillant à ne pas alerter les monnayeurs traditionnels.

Enfin, trois mois plus tard, et comme s’il s’agissait d’un simple aménagement technique, le roi se déclara résolu à convertir les grosses pistoles espagnoles qui avaient cours dans son royaume, en d’autres pièces d’or du poids mais aussi du titre (22 carats) des pistoles d’Espagne « pour ne pas charger (incommoder) ses sujets », mais sous son nom à lui, et en confiant la tâche à la Monnaie au Moulin...

Certes le roi fit passer cette mesure comme une dérogation exceptionnelle au système monétaire de la France qui était formellement maintenu avec son vieil écu. Le « louis » fut présenté comme un instrument monétaire accessoire, strictement destiné à franciser des pièces espagnoles, pesant le poids de deux écus de France, mais contenant un peu moins d’or pur. En fait Louis XIII venait de créer une zone monétaire franco-espagnole. Le « louis », cette pièce de circonstance, connut un succès et une longévité qui en firent, pour longtemps, le symbole même de la monnaie de France. La fabrication des vieux écus, formellement maintenue en 1640 comme monnayage principal, fut abandonnée dès 1656, et c’est le louis d’or qui resta, jusqu’à la Révolution, la pièce d’or étalon.

frappée au balancier

Il y a dans cette vieille anecdote, me semble-t-il, bien des enseignements. La monnaie doit êtrede qualité, n'en déplaise aux monnayeurs à l'ancienne. Elle doit être techniquement adaptée à l'époque. Elle doit être à même de créer des zones d'échange aisés avec ceux qui apportent ... l'or des Amériques jadis, le bitcoin aujourd'hui.

Un clin d'œil à l'histoire ? Pourquoi ne pas baptiser l'Euro-Crypto-Unit... écu ?

Jean Varin et Louis XIV Jean Varin, chef du Moulin du Louvre, enseigne la numismatique au jeune Louis XIV




Notes: (1) De la fin 2015 jusqu'en mai 2017 le cours du bitcoin en dollar évolue de façon assez étroitement corrélé avec le carré du nombre de transaction (il tourne autour d'un cent-millionième de ce carré).
(2) Coinbase annonce 50.000 ouvertures de compte par jour. A terme, la loi de Metcalfe s'applique aussi à l'extension d'usage que ces nouveaux comptes annoncent. Bitcoin a ensuite connu l'effet de nouveaux moteurs d'accélération, notamment l'arrivée d'acteurs institutionnels et l'intérêt des marchés à terme.

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67 - Les histoires des économistes

By: Jacques Favier

Pour Jean-Luc

Les économistes, quand ils s'adressent à un auditoire auquel ils supposent une intelligence limitée, aiment à invoquer l'Histoire. En soi, il n'y aurait rien à redire. J'ai même tendance à souscrire à l'assertion du regretté Bernard Maris, selon qui il n'y avait dans l'économie que la vérification par l'histoire qui soit sujette à certitude.

Le problème c'est qu'ils racontent bien plutôt des histoires que de l'histoire. Sur une remarque de mon ami Jean-Luc qui tient sur Bitcoin.fr une précieuse chronologie de Bitcoin, j'ai décidé de recenser ici quelques événements historiques fort souvent cités, mais hélas pas comme le passage du Père Noël ou l'apparition de la première dent d'un gallinacé. Ces histoires sont invoquées comme arguments en béton étayants des raisonnements péremptoires. Mais faux... car ces événements n'ont jamais eu lieu. On pourrait leur inventer un calendrier, et selon l'idée du Mad Hatter de Lewis Carroll, célébrer leur non-anniversaire.

Bitcoin  choisi comme monnaie étalon international

Voici donc une leçon d'histoire illustrée comme on le faisait jadis pour les enfants. J'y joins quelques événements qui auraient dû avoir lieu, et dont l'évocation n'est pas sans saveur... Et pour ne pas être en reste, j'en ajoute un : l'avènement de Bitcoin comme standard monétaire en 2050, événement prévu dès 2017 dans l'excellent livre "Bitcoin la Monnaie Acéphale" (double prix Nobel de Littérature et d'Economie en 2018, must read, it's amazing !)

Commençons par le jour fantastique où "ON" a remplacé le troc par la monnaie

images d'un mythe"Progrès de l'échange : La forme primitive de l'échange, c'est le troc" (Evangile selon Frédéric, Les Harmonies Économiques, Sourate IV). Donc "on" invente la monnaie, entre hommes préhistoriques ayant déjà des soucis de traders, comme échanger toute la journée, et des conditions de vie rêvées par un économiste libéral : ni Etat, ni souverain, ni contraintes, ni générations passées (ou futures)... Seulement aucun historien, aucun anthropologue, aucun voyageur ne peut donner un exemple réel de situation de troc antérieur à la monnaie. Nulle part dans le monde il n'a été possible de trouver une économie qui fonctionnerait sur les bases postulées par Adam Smith et pas mal d'autres autres qui extrapolaient en fait ce qu'ils imaginaient être les pratiques des "sauvages" d'Amérique. Mais au travers l'exemple des sociétés amérindiennes, il a au contraire été possible de prouver que le troc et l'échange marchand n'y étaient pas présents avant l'arrivée des Européens.

Tout cela n'empêche ni les manuels scolaires, ni les sites gouvernementaux de propager le mythe du troc primitif, qui permet d'introduire la monnaie comme un instrument neutre, suscité par un besoin spontané de la société elle-même, une pure commodité permettant de fluidifier les échanges.

Sur l'origine de ce mythe, on lira avec intérêt l'article de JM. Servet Le troc primitif, un mythe fondateur d'une approche économiste de la monnaie

Le jour où l'or n'a rien valu

le veau d'orQuand on a suffisamment ferraillé avec un économiste sur le statut du bitcoin pour lui faire admettre la métaphore d'un "or numérique", il se cabre et vous assène ceci : si un jour ni l'or ni le bitcoin n'ont plus la moindre valeur, vous pourrez au moins vous faire des bijoux avec votre or. Les bitcoins, eux, ne vous serviront à rien.

Outre qu'il n'en sait rien, le problème c'est qu'il n'y a jamais eu un seul jour où l'or n'ait rien valu. Souvenez-vous, même en plein désert, dès que Moïse a le dos tourné (il s'entretient avec son dieu virtuel, "sans réalité tangible", sans sous-jacent) le peuple se dépêche de se faire une idole en or et de l'adorer. Donc, justement, puisqu'on peut en faire une idole ou des bijoux, l'or ne vaudra jamais rien. Ça ne prouve sans doute rien en ce qui concerne Bitcoin, mais ça montre la légèreté des dogmes économiques, et l'aplomb effarant des grands-prêtres en charge desdits dogmes...

Le jour où Luther a emménagé à Genève

LutherCelt événement peu connu est une révélation faite en juillet 2019 par l'ineffable Jean-Marc Sylvestre expliquant avec un aplomb inimitable les raisons pour lesquelles Facebook (dont il n'est sans doute qu'usager comme vous et moi) avait choisi Genève pour y installer le Libra, comme Luther y avait fondé la Réforme. Ce n'est pas une simple bourde : les économistes aiment à expliquer, en se fondant sur des souvenirs très approximatifs de Max Weber, que l'Allemagne réussi à cause de ses racines protestantes.

Or l'Allemagne a les mêmes racines catholiques médiévales que la France, et du temps de la RFA les catholiques y étaient même majoritaires. Luther est resté vivre et mourir dans sa Thuringe. En revanche les pères de la réforme genevoise furent largement français : Jean Calvin, Théodore de Bèze et Guillaume Farel. La France n'est catholique que quand cela permet des analyses au lance-pierre...

Il y a donc lieu d'y regarder à deux fois avant de penser que l'Histoire, bonne fille, nous sert "des coïncidences d’événements intéressantes pour comprendre les mutations de l’humanité" pour parler comme JM Sylvestre, qui concluait son article sur de pitoyables divagations assurant que "l’église protestante, c’était le Uber de la chrétienté pour s’affranchir du pouvoir du clergé".

Le jour où une tulipe a atteint le prix d'une maison

le grand diable d'argentJ'ai déjà abordé le mythe de la tulipe sur ce blog, je rappelle seulement qu'il n'y a jamais eu une seule tulipe échangée au prix d'une maison : il s'agissait d'un marché d'options, certes immature, mais tenu par et pour des professionnels aguerris. L'exemple même de ceux qui n'hésitent pas à pontifier aujourd'hui en citant les tulipes.

Pour nous mettre en garde, avec leur bienveillance coutumière, contre notre tendance de petites gens écervelées à spéculer sur du vent, les grands économistes rappellent aussi que nos ancêtres ont donné leurs économies à l'aventurier John Law, dandy débauché et joueur. Au passage, le gaillard fut quand même Surintendant général des Finances. Comme Madoff le maitre nageur... qui fut aussi président du Nasdaq. Bref les crises (et les escroqueries) semblent naître assez souvent au coeur du système pour qu'on ne les impute pas sans examen ni aux marges, ni aux simples.

Le jour où l'on a reconstruit les Tuileries

Les Tuileries avant l'incendie de 1871Dans la vie d'un investisseur, il y a immanquablement un jour où l'on vous présente un produit astucieux (rapportant 5 à 10 fois le taux sans risque) et au demeurant parfaitement légal. Un truc bien clair, genre panneaux photo-voltaïques, résidences d'étudiants, économie sociale et sodidaire... avec quelque part LA PAROLE DE L'ETAT. Sa parole que la chose restera déductible, que la loi ne l'interdira pas, que le sens des mots ne changera pas, etc.

Dans ces cas là, je rappelle placidement que le Parlement français n'a autorisé le gouvernement à détruire les Tuileries en 1882, soit 11 ans après leur incendie, et alors que 5,1 millions des francs (or) avaient été mis en réserve pour leur reconstruction (techniquement possible, les dégâts ayant été fort limités) que parce que Jules Ferry avait présenté la mesure comme la ‘‘seule manière de hâter la reconstruction et de la rendre indispensable’’ et fait la promesse de reconstruire à neuf. Inversement, la tour Eiffel devait être une installation provisoire, on le jura à tous ses opposants. On discuta de sa démolition mollement en 1903, et encore en 1934 quand fut entreprise la démolition de l'ancien Trocadero. La Tour et la CSG (provisoire à sa création en décembre 1990) sont là pour longtemps.

Le dernier jour des "réparations allemandes"

Farce  triste à VersaillesLa désinvolture de la puissance publique n'est pas, consolons-nous une tare franchouillarde. L'État allemand, condamné en 1919 à payer des réparations pour avoir détruit une partie de l'Europe, a obtenu une première renégociation (plan Dawes, 1925) puis une seconde (plan Young, 1929) puis un moratoire (1931) puis tout re-cassé. Le 37ème et dernier versement du plan Young (en 1988) n'a évidemment jamais eu lieu, et on n'en a peu parlé alors... L'Allemagne a tout de même payé le 3 octobre 2010 la dernière tranche du remboursement des emprunts souscrits dans les années 20 pour payer quelques annuités. Depuis, comme on sait, les ministres allemands sont devenus beaucoup plus rigoureux sur le remboursement des dettes d'Etat. Grec surtout.

Le jour où l'inflation a atteint un tel niveau que Hitler est arrivé au pouvoir

propagandeRestons en Allemagne pour ce poncif absolu, cette erreur assidument enseignée dans nos écoles : l'inflation c'est terrible. En Allemagne, il fallait une brouette de billets pour payer le pain, les gens étaient écœurés, désespérés, alors du coup ils ont voté nazi. Je pense que c'est Fritz Lang qui a bricolé ce mythe, entre son premier Docteur Mabuse, le joueur de 1922 (que personne ne regarde mais que tout le monde cite) et le Testament du Docteur Mabuse de 1933, où il ré-interprète le personnage, tout en l'assimilant visuellement au Führer. La période d'hyperinflation allemande (juin 1921 - janvier 1924) correspond au premier film. L'arrivée de Hitler au pouvoir (30 janvier 1933) est concomitante du second. Entre temps il y a eu bien des choses sans rapport évident avec l'épisode précédent. Notamment une crise d'origine boursière en 1929, un substantiel soutien du patronat et une lourde compromission de la droite avec cet aventurier répugnant. On comprend pourquoi tant de gens préfèrent raconter l'histoire comme on le fait !

Le jour où le Général du Gaulle a pris peur d'une monnaie locale

De GaulleIl n'y a pas que les économistes des banques pour inventer des mythes historiques. Les prophètes des monnaies locales complémentaires sont gros producteurs de gentilles histoires à raconter pour émerveiller l'auditoire... ou leur enrober les raisons des échecs. La première MLC de France fut créée en 1956 à Lignières-en-Berry. En tout et pour tout 50.000 francs de l'époque (largement thésaurisés par des collectionneurs). Quand on en parle à un gars du coin (je l'ai fait, au Salon de l'Agriculture) il vous rit au nez : c'était un grosse vantardise du maire-bistrotier local. Mais dans la littérature des MLC on va lire (ici entre autres) que " l’expérience s’est arrêtée, sous pression de l’Etat semble-t-il, qui vraisemblablement a eu peur que le système fasse des émules. Il y a assez peu d’information disponible sur cette expérience, le plus complet étant un article de la revue Silence, qui reprend un article de 1979." On se recopie joyeusement les uns les autres, c'est moins fatiguant que d'enquêter...

Bref la Banque de France aurait tremblé, le Général de Gaulle se serait fâché. La vérité, c'est que les MLC ont droit à toutes les complaisances de la DGFP, à tous les aménagements du CMF et à la bienveillance de tous les députés-maires de France. Mais l'histoire est si belle ! Je l'ai entendue maintes fois, avec des variantes (selon les pays) pour expliquer toujours la même chose : ça aurait dû marcher, c'était trop beau, "ils" l'ont tuée...

Le jour où un investisseur a acheté un bitcoin à un centime

Celui qui a acheté pour une poignée de dollars de bitcoin en 2009 est aujourd'hui multi-millionnaire. On a lu cela vingt fois pour dénoncer cette finance casino, si dissemblable de la bonne finance du système. Le problème, c'est qu'il n'y a pas eu de cours du bitcoin en 2009 et que si les premiers exchanges datent de 2010, même à la fin de 2010 (où l'on avait dépassé le cours à un centime) la plupart des gens qui souhaitaient obtenir des bitcoins en France le faisaient encore de la main à la main. Sans doute le type qui raconte cette histoire n'a pas une idée précise de ce dont il parle ...

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66 - Tulipes

By: Jacques Favier

La spéculation sur la tulipe en 1637 est sans doute le morceau choisi d'histoire le plus souvent invoqué par ceux qui veulent montrer la profondeur de leur ignorance concernant Bitcoin.

Tulipe Mania

De Nout Wellink, ancien patron de la Banque Centrale des Pays-Bas, déclarant en 2013 que « au moins à l'époque on avait une tulipe, là vous n'aurez rien» au patron de Morgan, Jamie Dimon, répétant il y a quelques jours que le Bitcoin était « pire que les bulbes de tulipes » ils sont des centaines de pontifes à avoir assené la chose, complaisamment reprise par tous les faux profonds : il y aurait un demi-million de pages comportant les mots Bitcoin et Tulip sur Internet.

Dès que le cours bondit (en anglais: to leap) cette sottise fleurit. Cela doit bien dire quelque chose du monde comme il va.

La réfutation a déjà été faite d'une comparaison trop savante pour être honnête : car qui se soucie vraiment de ce qui se passait à Amsterdam du temps des moulins et de la Compagnie des Indes Orientales?

Dès 2013, un article de Bitcoin Magazine a critiqué formellement le parallèle. Depuis lors, celui-ci étant réitéré par l'establishment à chaque record ou à chaque hausse sensible de Bitcoin, il devient risible: la crise de la tulipe est un événement non réitéré. Elle ne peut expliquer Bitcoin à la fois en 2013, en 2015, en 2016, en 2017. Bloomberg vient de publier un article expliquant comment Dimon se trompe.

Quoique infiniment hasardeuses, des superpositions de courbes grossièrement effectuées par certaines publications ratent le point essentiel : la courbe de Bitcoin peut, elle, être rendue significative sur long terme une fois tracée sur une échelle semi-logarithmique où la crise actuelle n'apparaît pas forcément comme la plus profonde. La loi de Metcalfe s'applique en tendance à Bitcoin, non aux tulipes. Accessoirement donc la courbe du prix des tulipes n'a jamais connu de nouveau pic. S'il est vrai que celui de Bitcoin peut dévisser de 25% et bien plus en quelques jours (des crises d'adolescence d'un objet encore jeune ?) tous les précédents krachs ont été gommés en quelques mois. Voyez le tableau qui pourra effrayer les coeurs mal accrochés mais qui ne ressemble pas à l'affaire des tulipes.

Venons-en à la comparaison historique et inscrivons la dans sa propre histoire.
Dès 2006 (avant Bitcoin!) un économiste de l'UCLA avait rappelé, dans un article publié par la revue Public Choice The tulipmania: Fact or artifact? qu'il s'agissait, en fait de fleur, d'un marronnier toujours fleuri. Le premier apport de Earl A. Thompson (1938-2010) dans cet article est de reprendre le récit mythologique qui fonde cette histoire de tulipe, et d'en revenir à la réalité historique, sur fond de Guerre de Trente Ans, et à son contexte juridique, qui tient de la manœuvre maladroite sur un marché immature.

L'histoire de la tulipe telle qu'on la raconte avec une assurance hautaine, n'est en réalité pas même une fable d'économiste. Elle provient d'un certain Charles Mackay (1787-1857) journaliste, écrivain et poète écossais, principalement connu pour quelques chansons et pour son livre Extraordinary Popular Delusions and the Madness of Crowds publié en 1841.

Popular delusions and the madness of crowds

Un livre qui vise la folie de la foule (thème typique du siècle qui suit la révolution française! ) et qui sollicite largement les anecdotes utilisées. Car il ne semble pas qu'il y ait eu «folie» et moins encore « foule » dans l'affaire qui secoua un peu Amsterdam en 1637. Seulement, réputer que l'homme de la rue est idiot et dénoncer l'aveuglement des foules, c'était si élégant au 19ème siècle...

Mackay n'a pas fait ce qui pourrait être qualifié de recherche historique critique. Il a recopié des pamphlets de religieux calvinistes qui, au 17ème siècle, voyaient d'un fort méchant oeil le développement de l'économie de marché. Au passage, cela va à l'encontre d'un autre poncif, celui qui oppose le protestantisme capitaliste au catholicisme ennemi de l'argent. Le discours moral contre cette spéculation inspira Breughel le Jeune qui dans sa Satire de la Tulipomania peinte en 1640 représenta les acheteurs de tulipes comme des singes. Une métaphore que les bitcoineurs n'ont pas encore eue à endurer...

Brueghel le Jeune, Satire de la Tulipomanie, 1640

Que s'est-il réellement passé ? La spéculation fut loin de ne porter que sur la tulipe. Si c'est celle-ci que les prédicateurs calvinistes, et Mackay à leur suite, ont cru devoir immortaliser, c'est que la focalisation sur cet objet marginal leur permettait de ne pas dénoncer la spéculation en soi, qui portait tout aussi bien sur le blé. On retrouve cela aujourd'hui dans un discours dénonçant la spéculation sur Bitcoin tenu fort doctement par des gens qui trafiquent de tout du soir au matin.

De même l'emballement de 1637 fut loin d'être le fait de « la foule » comme le dit Mackay en suivant son idée et non les faits. Il fut tout au contraire bien circonscrit dans un milieu de marchands avisés. A partir de 1634, les Français s'étaient mis à aimer les tulipes et à en commander beaucoup. Plantées à l'automne, les fleurs n'étaient livrables qu'au printemps. Ceci favorisa fort naturellement l'apparition d'un marché d'options, lesquelles étaient à l'époque fort simples : versement d'une prime donnant le droit (non l'obligation) d'acheter à terme à prix fixé. C'est ce marché qui s'est emballé, avec une hausse du sous-jacent de l'ordre de 5900%, jusqu'à son éclatement le 6 février 1637.

Il n'y a pas eu de « crise financière » contrairement à ce qui se répète par copier-coller. Personne n'était tenu de lever les options. Je cite l'étude de Thompson : la crise fut «an artifact created by an implicit conversion of ordinary futures contracts into option contracts in an imperfectly successful attempt by Dutch futures buyers and public officials to bail themselves out of previously incurred speculative losses in the impressively price-efficient, fundamentally driven, market for Dutch tulip contracts (...). The “tulipmania” was simply a period during which the prices in futures contracts had been legally, albeit temporarily, converted into options exercise prices».

Le plus drôle, c'est qu'il revint en effet au pouvoir politique de clore l'incident. Une chose que nul n'aime évoquer, mais qui ne fut pas une exception dans la riche histoire des marchés officiels.

Allez... une petite scène culte bien française pour oublier Amsterdam et ses tulipes : Le sucre (1978) avec ici Claude Piéplu, Gérard Depardieu et Jean Carmet. Une histoire vraie (1974) sans le moindre soupçon de cryptographie, mais avec des cours multipliés par 50 sur un marché réglementé...

Malséant de rappeler cette vieille histoire ? Si Bitcoin s'effondrait, l'État ne paierait rien. Pas de « risque systémique ». Voilà une différence notable avec toutes les tulipes, sucres, subprimes et autres spéculations nées au cœur du système et non en ses marges ou dans des cercles alternatifs.

Je ne voudrais pas en rester là. Quelque comiques que soient les menaces du patron de Morgan promettant de virer ses traders s'ils touchent à Bitcoin alors même que sa banque s'affiche parmi les plus gros acheteurs d'Exchange Traded Notes sur Bitcoin (lire ici) et dépose demande sur demande pour breveter par petits bouts la blockchain (qui ne lui appartient point) et forger un bitcoin-privé, ses gesticulations ne disent rien de plus que ce que chacun sait déjà de ces gens-là.

Sans doute ont-ils lu l'étude de Earl Thompson, suivi sa démonstration historique, compris les explications mathématiques sur l'évolution du prix des options de tulipes. Ils ne sont pas (tous) grossièrement incultes. Là n'est pas le problème.

Ce qui est bien plus écoeurant, c'est que leur « Sermon sur la Tulipe » devrait viser au cœur le capitalisme contemporain bien davantage que Bitcoin.

Dans son livre publié en 2013 Le trésor Perdu de la Finance Folle, Jean-Joseph Goux revient sur ce qu'il avait préalablement appelé « l'esthétisation de l'économie politique », ou la « frivolité de la valeur » au siècle des Lumières, annonçant selon lui le capitalisme post-moderne où la subjectivité du consommateur est la source prédominante du prix.

Goux et VoltaireConte pour conte, celui de Voltaire intitulé justement Le monde comme il va est bien plus digne d'intérêt que celui forgé par Mackay sous des oripeaux d'histoire économique. On y voit comment, dans une ville imaginaire qui ne peut être que Paris, le visiteur achète tout ce qu'il lui plait « beaucoup plus cher que ce qu'il valait » à un marchand parfaitement honnête, cependant, puisqu'il lui rend plus tard la bourse qu'il avait oublié par mégarde. Écoutons donc plutôt le marchand de colifichets du conte de Voltaire: « Si dans six mois vous voulez le revendre, vous n'en aurez pas même ce dixième. Mais rien n'est plus juste ; c'est la fantaisie des hommes qui met le prix à ces choses frivoles ».

aliénéDe sorte que la grande question, en matière de tulipes, pourrait bien s'énoncer de la façon suivante : l'iPhone X, même doté de 256 Go, vaut-il réellement 0,42 bitcoin ? La Rolex Oyster Perpetual Date en acier vaut-elle bien 1 bitcoin ? Le sac Hermès Kelly de 30 cm vaut-il vraiment 1,34 bitcoin ?

Non, bien sûr? Eh bien les prix vont baisser. En bitcoin.

De qui se moque-t-on ici ? De nous tous, même de ceux qui ont « raté leur vie » comme disait Monsieur Séguela et n'ont pas accès à ce demi-luxe. Nous sommes maintenant dans un monde où les pâtes à tartiner sont en édition limitée, où les bouteilles de soda ont des séries collectors, de façon à ce que rien ne soit relié à une valeur d'usage mesurable, mais que tout soit tulipe dans nos supermarchés de périphérie urbaine.

J'ai évité jusqu'ici le jeu de mots sur bulle et bulbe, je ne résite pas au plaisir de suggérer cette réponse aux prophètes à tulipes: « mêlez vous de vos oignons, nous prenons soin des nôtres ».

Pour aller plus loin sur les tulipes et sur Bitcoin :

Quelques choses amusantes sur la spéculation (hors tulipes) :

Le récit de la Tulipe le plus indécent : On le doit à l'indécrottable Jean-Marc Daniel, qui avait déjà usé d'une référence historique au Monneron de façon tout à fait grotesque et qui se transforme lentement en historien de bistrot. Le coup de la salade : on dirait du vécu ! En revanche le pauvre Newton , récupéré dans un dictionnaire de citation j'imagine, n'a pas perdu un kopeck sur la tulipe en 1637, mais sur la South Sea en 1720. Bref un placement boursier. Et encore semble-t-il que cette histoire aussi soit largement "sur-vendue", comme je le suggère dans mon commentaire en bas du billet suivant, consacré aux histoires des économistes...

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65 - L' Immortel

By: Jacques Favier

Pour Karl, qui voit l'avenir et fait de l'or



B comme... C'était une de ces périodes où les esprits, amenés par les philosophes vers le vrai, c'est à dire vers le désenchantement, se lassent de cette limpidité du possible qui laisse voir le fond de toutes choses, et, par un pas en avant, essaient de franchir les bornes du monde réel pour entrer dans le monde des rêves et des fictions. 

S'agit-il de notre époque, désenchantée pour les uns, pleine de promesses pour les autres ?

Non, ces lignes ne sont ni de Max Weber, ni de Marcel Gauchet mais... d'Alexandre Dumas, dans Le Collier de la reine.

Après une séance consacrée à l'imaginaire de la blockchain dans les locaux de France Stratégies, organisme dépendant du Premier Ministre, un participant me confiait « je ne pensais pas que l'on allait passer deux heures dans une instance publique à imaginer ou rêver des bienfaits pour le bon peuple de la blockchain ». De mon côté j'y avais surtout entendu les éternelles promesses de disruption. J'aurais donc, au contraire, voulu aller plus loin : non pas imaginer ce qu'une blockchain ou une autre pourra changer dans nos organisations, mais voir ce qui est en train de changer en nous pour que nous imaginions de tels changements.

Pour bien placer l'enjeu au plan de l'imagination, j'avais d'ailleurs proposé de traiter aussi de l'imaginaire du camp d'en face. Car faire l'impasse dessus c'est accepter le postulat que nous qui œuvrons à concevoir des échanges décentralisés sommes des idéologues poursuivant rêves ou chimères, tandis que ceux qui gèrent les échanges centralisés et les contrôles autoritaires sont juste mus par un pragmatisme de bon aloi et une paternelle bienveillance. Or le vocabulaire de bien des conférences, études ou livres blancs trahit clairement une condamnation morale parfois viscérale d'une démarche hors institution, immédiatement cataloguée comme libertaire, anarchiste et propice aux trafics et aux révoltes. La figure inavouée de Satoshi Nakamoto est perçue comme inavouable, signant la dimension complotiste de son invention. Quant aux instruments de nos échanges, fondés sur rien et ne bénéficiant d'aucune garantie, ils seraient à classer quelque part entre la fausse monnaie, l'or des fous et l'or du diable.

Je me surprends parfois à reconnaître, dans certains fantasmes sur les monnaies virtuelles, de grandes similarités avec les discours qui faisaient jadis de la révolution française le résultat d'un complot maçonnique ourdi par des sociétés secrètes. C'est en suivant cette comparaison que je me suis replongé dans le cycle romanesque qu'Alexandre Dumas tira de cette antique "théorie du complot", en faisant du magicien Joseph Balsamo le grand maniganceur de l'effondrement moral de la monarchie française.

les couvertures de Nelson ou de Calman-Levy ont marqué des générations

Bien sûr Joseph Balsamo, qui se faisait appeler comte de Cagliostro, n'a pas provoqué la révolution. Mais le personnage, ses rêves et ceux qu'il flattait dans le public - fabriquer de l'or, prévoir l'avenir, se rendre immortel - témoignent d'une fermentation des esprits.

1 rue Saint Claude, ParisNous, nous savons que Joseph Balsamo ne faisait point d'or et surtout qu'il ne pouvait pas en faire. Et Alexandre Dumas, 170 ans avant nous, 60 ans après les aventures de son héros, s'en doutait. L'important est que les contemporains aient été ébranlés, même si au fond du creuset de la rue Saint-Claude, ne luisait sans doute que l'or de la pièce que Cagliostro y avait d'abord cachée. Mais faire de l'or avec de l'or, est-ce une escroquerie? ou est-ce faire rêver ?

le buste de Cagliostro par HoudonChacun sent bien que l'irruption de la cryptographie, de ses monnaies et de ses échanges décentralisés s'inscrit autant dans un impetus technologique un peu prométhéen que dans un bouillonnement moral, politique et parfois religieux qu'il est plus difficile de cerner.

Davantage que dans la bimbloterie des use cases "très au-delà du paiement" avec leur charme de vitrine de Noël, c'est dans ce bouillonnement d'idées qu'il faut percevoir les premiers signes d'une révolution à venir.

Il y a deux marqueurs révolutionnaires d'autrefois que l'on retrouve dans notre époque : la volonté de créer un or numérique et un élan renouvelé vers l'immortalité. Imputrescible comme l'or, Bitcoin est une monnaie immortelle dans le cybermonde. A côté de l'aspect prométhéen que j'ai déjà abordé, il ne faut pas ignorer l'aspect faustien de certaines recherches actuelles.

Si la falsification de la monnaie est une crapulerie (souvent symétrique à la désinvolture des pouvoirs publics) la transmutation du plomb en or est un "grand œuvre" qui historiquement côtoie fort souvent la recherche d'immortalité. La poudre de projection, la pierre philosophale et l'élixir de longue vie participent d'une même recherche. Celle d'un monde plus jeune, plus vrai, plus beau. Aujourd'hui, la transformation du bit en or et les recherches du transhumanisme participent de ce rêve séculaire.

En suivant sur divers forums les conversations de mes amis bitcoineurs, je suis frappé par la récurrence de thèmes liés à la jeunesse (voire à la vie) éternelle. C'est souvent savant (la télomérase) parfois philosophique (quel sera le sens d'une mort violente quand l'homme syntéthisera la télomérase ?) mais toujours symptomatique. L'homme pourrait rester mortel (et sujet à l'inflation monétaire) en ce monde, mais atteindre via ses avatars du cyberespace une forme d'immortalité. L'irréversibilité des écritures dans la blockchain est bien plus chevillée à ce rêve qu'à la réalité.

d'après le portrait du comte de Saint Germain  peint par Jean Joseph Taillasson, en 1777Si Balsamo hésita le plus souvent à se dire immortel, Paris avait déjà accueilli, une génération plus tôt, un homme qu'on présentait bien comme tel, le comte de Saint-Germain. Né à une date inconnue dans une famille inconnue (mais bien sûr princière), polyglotte, cultivé, menant grand train et naturellement à l'aise avec les grands, il arrive en France en 1758, se fait présenter à la Pompadour puis à Louis XV à qui il promet contre sa protection "la plus riche et la plus rare découverte qu'on ait faite".

L'homme est certainement un savant chimiste. Il est aussi musicien (admiré par Rameau) et peintre (loué par Latour). Il prédit l'avenir à plusieurs occasions, et peut-être à Marie-Antoinette.

Mais annoncer que la monarchie allait à sa perte n'était peut-être pas sorcier ! Cagliostro, juste avant la révolution, refit les mêmes prophéties, en se servant d'un vase empli d'eau et sans doute d'une certaine dose de sens politique. Prévoir l'avenir peut tenir de la divination ou de la lucidité, de l'escroquerie ou de la spéculation, c'est selon...

On laissa entendre que son train de vie provenait de ce que Saint-Germain faisait de l'or. Mais à la différence de Cagliostro qui fut ou se présenta comme son élève, il ne semble pas avoir usé de prestidigitation pour le laisser croire. Les sources qui en parlent sont tardives, apocryphes et romancées. La rencontre en 1763 à Tournai avec Casanova, au cours de la quelle il aurait changé une pièce de cuivre en or, est elle-même très douteuse.

On le dit immortel. Il laissait dire. Il mourut officiellement le 27 février 1784 à Eckernförde, dans le Schleswig. Mais des témoins (pas tous idiots) le croiseront encore durant des décennies...
le temps qui passe

le vrai (?) portraitIl est temps, pour finir, de confesser un petit péché. Le portrait plus haut n'est pas celui de l'Immortel, mais d'un homonyme, Claude-Louis-Robert, comte de Saint-Germain (1707-1778) qui fut maréchal de camp et ministre de la Guerre. Ce portrait, conservé au Musée de Versailles, est pourtant largement utilisé, sur Internet pour illustrer ce qui a trait à l'Immortel, y compris sur des sites de médias reconnus qui ne se donnent pas le mal de vérifier leurs sources. Pour moi, le large cordon bleu m'avait immédiatement paru suspect sur la poitrine d'un aventurier.

De toute façon il n'y a pas de portrait certain de l'Immortel, sinon une gravure allemande postérieure et inspirée d'un tableau désormais introuvable !

Alors pourquoi publier l'autre ? Parce que, ayant récemment reconnu l'Immortel, j'ai mes raisons de trouver ce portrait-là plus crédible...

Pour ailler plus loin :

  • Un article un peu "premier degré", mais avec d'intéressantes citations, sur le comte de Saint-Germain. Le témoignage de Casanova est sans doute apocryphe.
  • Un autre article recensant de nombreux témoignages postérieurs à 1784, sans vraiment trier les ragots des faits avérés, ni les faux témoignages (par exemple tout ce qui vient des "faiseurs de mémoires" du 19ème siècle, comme le célèbre faussaire Lamothe-Langon) de ce qui peut être réputé sinon vrai du moins de bonne foi.

Quelques jugements amusants sur les personnages cités :

  • Napoléon (en 1806) : " Je ne vois pas dans la religion le mystère de l’incarnation, mais le mystère de l’ordre social (...) La religion est encore une sorte d’inoculation ou de vaccine qui, en satisfaisant notre amour du merveilleux, nous garantit des charlatans et des sorciers ; les prêtres valent mieux que les Cagliostro, les Kant et tous les rêveurs de l’Allemagne". Détail amusant, et qui prouve que la confusion dans l'art des citations ne date point d'Internet, la plupart des sources placent ce mot savoureux en 1800 ou 1801, peu avant ou peu après le Concordat, tout en renvoyant aux mémoires de Pelet de la Lozère, qui lui place ces mots à la séance du Conseil d'État du 4 mars 1806 pendant une discussion sur les sépultures... Napoléon est régulièrement invoqué quand on parle du philosophe Hegel, plus rarement pour son raccourci au sujet de Kant !
  • Mérimée, (4 mars 1857) : "Si l'on compare les farceurs du siècle dernier, le comte de Saint-Germain et Cagliostro avec ce M. Hume, il y a la même différence qu'entre le XVIIIe siècle et le nôtre. Cagliostro faisait de l'or, à ce qu'il disait, prêchait la philosophie et la révolution, devinait les secrets d'Etat. M. Hume fait tourner les tables. Hélas ! Les esprits de notre temps sont bien médiocres."
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64 - Terra nullius, ou terra nulla ?

By: Jacques Favier

pour Adrian, sur son île

un pays pour Bitcoin?Les bitcoineurs, qui s'entendent souvent objecter que le bitcoin n'étant la monnaie d'aucun État ne sera jamais que rien et moins que rien, ne peuvent d'empêcher de spéculer sur ce qu'il adviendrait si le bitcoin était adopté en bonne et due forme quelque part dans le vaste monde.

On a parlé de la Grèce, mais c'était une erreur de raisonnement, de l'île de Man, ou de celle d'Aurigny, mais si ce sont de vrais territoires, ils ne sont pas vraiment souverains et ne songent guère qu'à faciliter les opérations en bitcoin, pas davantage.

Alors si battre monnaie est un privilège souverain, et si la monnaie, comme on nous le rabâche, nécessite le bras puissant d'un Etat, pourquoi ne pas explorer, avec la possibilité d'une monnaie d'un type nouveau, celle d'un Etat construit pour l'occasion ?

Les époques héroïques permettaient aux audacieux, s'ils n'étaient pas alourdis de scrupules, de se bâtir un empire ; les aventures coloniales offrirent quelques opportunités de se tailler un royaume à coup de machette, d'y faire régner son ordre, brutal ou idéaliste (les deux ensemble, parfois). Mais la planète semble désormais entièrement lotie entre États, que ce soit pour leurs territoires, colonies, dépendances ou bases militaires.

Aux marges, dans les coins isolés, dans les plis de la carte pourrait-on dire, demeurent des minuscules bouts de terre que des rêveurs s'obstinent à revendiquer pour eux-mêmes. Dans certains cas il y a une revendication fondée sur des droits historiques à l'indépendance (Seborga ne serait pas moins légitime que Monaco) dans d'autres - innombrables- une déclaration d'indépendance purement politique (pour ne pas dire psychotique) portant sur un domaine privé, île, atoll, ranch, ferme ou simple jardin.

Plus fécond est le projet de terra nullius. Non pas une île inconnue devenue refuge cauchemardesque de naufragés (Tromelin, Pitcairn, ou Clipperton), mais une terre vierge d'histoire et de politique, que l'on choisit comme asile d'un rêve.

Il y a eu, par le passé, des territoires négligés, oubliés voire "abandonnés" par les Etats : le fort Sao-José devant Funchal (Madère) aurait fait l'objet d'un abandon en 1903 par le Portugal qui entendait alors le donner à l'Angleterre. Il y a bien eu, aussi, un tribunal de l’Essex pour juger le 25 novembre 1968 que le Fort Rough, dans l'embouchure de la Tamise, se situait en dehors de sa juridiction dans les eaux internationales, et donc que ce territoire n'était pas britannique.

En achetant le premier, un artiste un peu fou y proclama la principauté de Pontinha. En s'emparant du second, franchement moins glamour, des aventuriers douteux y créèrent Sealand.

Pontinha et Sealand

L'une comme l'autre ont été citées au sujet du bitcoin, sans que l'idée ne dépasse le statut de brève sur des sites spécialisés.

L'affaire du Liberland, porté par une sorte d'entrepreneur politique d'inspiration libérale, est plus complexe juridiquement, parce que ni la Croatie ni la Serbie n'admettent le point de vue du fondateur selon lequel les territoires contestés seraient terra nullius, chacune considérant ces territoires comme appartenant à l'autre ! Le Liberland a indiqué plusieurs fois son intérêt pour le bitcoin mais sa volonté trop manifeste de s'ériger en paradis fiscal lui donne bien peu de chances à terme. De toute façon peut-on entretenir avec quelques militants un Etat souverain dans un palud perdu du Danube ?

le iberland

De par le monde, des imaginatifs animés par une passion de Robinson revisitée à la mode écolo ou mus par les convictions mystiques que suscitent (chez certains) la lecture d'Ayn Rand ont donc clamé qu'ils allaient construire de toutes pièces des kibboutz libertaires ou des îles égoïstes, et qu'ils se proposeraient d'y adopter Bitcoin. A ce jour, là encore, on ne dépasse guère l'effet d'annonce.

l'île au trésor

Il y a des spécialistes de ces micro-nations, monarchies privées et autres républiques pirates, comme Bruno Fuligni. Cet homme semble avoir recensé tous les arpents de neige, de sable, de corail ou de rocher où un illuminé pourrait un jour décréter, peut-être, que bitcoin (ou une autre devise décentralisée) est sa monnaie officielle.

une riche littérature sur les territoires oubliés

Mais plus riche et plus philosophique encore me semble être le concept de terra nulla que j'ai effleuré en poursuivant la piste de la terra nullius, et qui me parait fournir une clé pour comprendre ce qui est en train de changer dans le monde et dans le cyberespace.

Le même Bruno Fuligni a écrit en 2003 un livre que les Éditions du CNRS ont récemment réimprimé et qui est consacré à l'île Julia dont je trouve la merveilleuse histoire bien plus inspirante que les autres.

Cette île, située au Sud de la Sicile, avait déjà été mentionnée par les Romains; elle était disparue depuis des siècles quand elle fut aperçue en 1701, puis de nouveau en 1831.

Journal de Constant Prévost 831Elle fut explorée alors par un français qui y planta nos couleurs, mais également revendiquée par les Anglais (qui affirmèrent sans preuve y avoir débarqué) et par les Italiens qui la réclamèrent paresseusement de loin. Aussi s'appelle-t-elle Julia, Graham ou Ferdinandea selon les cartes. Son histoire n'est pas la même selon que l'on regarde Wikipedia dans une langue ou dans une autre.

Jusque là, Julia n'est pourtant pas exceptionnelle. Bien d'autres îles sont l'objet de telles chicanes.

La particularité de Julia, disparue dès 1832 alors que sa récente apparition avait suscité une crise diplomatique, puis réapparue en 1863, visitée par Walter Scott, mentionnée par Alexandre Dumas puis par Jules Verne, ayant même inspiré Terry Pratchett (Va-t-en-guerre) c'est... qu'elle n'est peut-être pas la même île à chaque fois. La mer "efface" pour ainsi dire les sols meubles que les éruptions font apparaître. Juridiquement, cela n'est pas sans conséquence.

Ferdinandea à 8 mètres sous l'eau

Fuligni en tire une conclusion en forme de méditation que (avec son accord dont je le remercie) je reproduis ici in extenso. Pourquoi ? Parce que tout ce qui touche à la possibilité d'un espace aux structures différentes du nôtre me parait pouvoir contenir un enseignement sur la structure de ce cyberespace que tant de politiques à gros sabots souhaitent soumettre à leur "souveraineté" comme s'il s'agissait d'un territoire physique, cartographié, permanent.

Quant à Bitcoin, il est pour moi moneta nullae terrae, la monnaie d'aucune terre, fût-elle à découvrir ou à façonner. Mais peut-être de projets apparaissant à la surface des flots du cyberespace ?

Je laisse ici chacun rêver.

"On n'y songe pas assez, mais c'est peut-être dans la permanence des territoires habités que réside la cause de tous les mots dont souffre l'humanité. L'injustice et l'arbitraire, la bêtise et la violence, pourraient-ils prospérer aussi bien sur un socle instable, changeant, qui obligerait la société à se remettre en question périodiquement ? La propriété, l'héritage, la coutume, sont conceptions de terriens bien assis. Rien de tel sur l'île Julia. Qu'elle sorte des eaux, la société qui viendrait à s'y établir aurait une claire conscience de sa précarité. Elle ne bâtirait rien de pondéreux ni de matériel, que de la fantaisie et de la légèreté, prête à prendre le large au premier séisme. Quand bien même la vanité humaine ferait éclore de ces obscurs groupements d'intérêts politiques et économiques qui dominent partout ailleurs, l'île en laverait son sol par une nouvelle plongée dont elle ressortirait plus pure encore. A Julia, pas de notables installés sur leurs terres, pas d'institutions surannées, pas de fortunes garanties, pas d'usure, pas de marchands, pas de stocks, rien de vil. Richesse naturelle : le temps qui passe. Activité principale : indolence et farniente. Son sous-développement irrémédiable fait d'elle l'ultime réuit de l'idéal. C'est tout le charme de l'île Julia."

L'île à éclipses"Les grandes utopies ont échoué parce qu'elles demandaient trop à la faiblesse humaine, parce qu'il s'agissait d'utopies pour convaincus, militantes et arrogantes, qui ont voulu nier la nature essentiellement dubitatives de l'homme. Julia, au contraire, est une utopie pour sceptique, une utopie pour ceux qui ne croient en rien. Jules Verne neurasthénique, Walter Scott au seuil de la mort l'ont aimée pour son nihilisme absolu. Julia n'est ni socialiste ni capitaliste, ni fédéraliste ni nationaliste, ni européenne ni africaine : elle est la thébaïde du monde où l'esprit seul a droit de résidence. Au moment où les prophètes de malheur annoncent le "choc des civilisations", il faut donc attendre comme un signe d'espoir le retour de l'île Julia, au milieu de la Méditerranée, à équidistance entre l'Islam et la Chrétienté. Les mécréants n'ont ni église ni mosquée; les sceptiques n'ont pas de parti, pas de milice, pas d'armée pour les défendre. A tous ceux qui doutent, qui hésitent, qui s'interrogent, aux rêveurs et aux jouisseurs, aux inconstants et aux inconséquents, il reste au moins l'île Julia. Son émergence n'est même pas nécessaire à leur contentement. L'île est pour eux une terre d'élection. Pas besoin de s'y installer. Il suffit qu'il soit possible d'y songer".

Promenade à Julia et ailleurs :

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63- L'Alternative

By: Jacques Favier

L'ouvrage de Kariappa Bheemaiah qui n'est pas encore traduit en français n'est donc pas celui qui a fait le plus de bruit chez nous. Il est cependant le plus solide et sans être d'accord sur tout je suis admiratif de cette alternative différente de toutes les métaphores pétaradantes dont on a orné la Blockchain.

AlternativeDès les premières pages, l'auteur annonce un plan ambitieux :

  • un retour sur les notions fondamentales touchant à la monnaie et à la dette ;
  • le rôle que peuvent jouer les blockchains dans un monde financier fragmenté, et notamment via les fintech ;
  • les conséquences sociétales, et notamment l'apparition de nouveaux paradigmes dans le capitalisme, et les conséquences sur le système monétaire, en y comprenant d'abord les banque centrales ;
  • les perspectives offertes, notamment de nouveaux instruments de politique monétaire et de politique tout court.

Mon compte-rendu est assez long, mais l'ouvrage le mérite. Les illustrations, dues à des associations d'idées parfois intimes, n'engagent évidemment que moi.

Un mot d'abord sur l'auteur, et son parcours improbable et attachant. Il a quitté l'Inde à 20 ans pour gagner la France, et d'abord pour servir au sein de la Légion étrangère, dans le célèbre 2ème REP de 2006 à 2011. C'est en Afghanistan et sur d'autres fronts, alors que certains cherchent et trouvent Bitcoin à l'autre bout du monde, que celui que ses amis appellent "Kary'' se pose la question du financement de la guerre, puis de l'origine des incroyables sommes dépensées dans sa conduite.

Kary et la pluie de fiat

Dès son introduction, Kariapppa Bheemaiah déplore "l'exclusion croissante" de Bitcoin de tous les propos concernant la blockchain, une erreur (en voie de guérison ?) répétant tristement les errances des grands groupes promoteurs d'intranets aux débuts de l'aventure Internet, une diversion qui cause un fossé au milieu d'un monde qu'il s'agirait de transformer, en s'assignant une transformation majeure d'un système monétaire intoxiqué à la dette.

How "money makes the world go round"

De même déplore-t-il que, alors même que la pensée utilitariste conduit à une prise d'ascendant de la monnaie sur la société, les études universitaires (pour ne pas parler des études secondaires) ne donnent que bien peu de place au sujet de la création monétaire et de son lien au crédit.

Sans surprise, son court récit de l'évolution historique de la monnaie depuis le troupeau (pecunia) jusqu'à la fiat monnaie me laisse sur ma faim, en ce qu'il élude (comme presque tous les autres) la nature de dommage collatéral de guerre (avec les libertés individuelles...) qui est celle du billet de banque puis de la monnaie scripturaire, et qu'il s'obstine à parler de trust sans même évoquer (à ce point) le rôle structurant de la contrainte fiscale dans l'universelle acceptation du signe monétaire légal. Mais Kary disserte de façon opportune sur la différence entre monnaie de base (banque centrale) et monnaie commune (scripturaire), sur les réserves fractionnaires et leurs conséquences quant à l'offre de monnaie. On ne comprend pas la crise de 2008 si l'on ne voit que, de longue date, l'expansion sans fin du crédit (à tout faire, et même des sottises) a été une excellente affaire pour les banques avec des impacts sur les marchés, dans les affaires, dans les foyers...

Les problèmes posés par la dette sont innombrables et pour certains peu susceptibles de solution (surtout à long terme). De plus ils échappent aux politiques et à leur prétendue régulation, phagocytée par le système bancaire et impuissante face au shadow banking. Etrillant au passage les hypothèses d'efficience des marchés et de rationalité des anticipations, Kary se propose de repenser le capitalisme fondé sur la dette avec une analyse introspective de notre rapport à celle-ci.

La Finance entre flou et loup

Si la monnaie n'est qu'un instrument tellement neutre que l'on peut n'en parler si peu, comment a-t-on, demande Kary, laissé les banques et leur système prendre à ce point le contrôle de nos vies ? Il dénonce d'abord ce qu'on appelle le "consensus de Washington" qu'il décrit comme une kidnapping idéologique, et aussi le laxisme qui a conduit au too big to fail moralement crapuleux et pratiquement dangereux : les grandes banques font de trop grandes erreurs. Or, dit-il, remédier au TBTF autrement que par des vœux pieux réglementaires (et donc centralisateurs) est une affaire où les fintechs et l'utilisation de la blockchain (des échanges décentralisés) peuvent s'avérer décisives parce que cela augmenterait la diversité, et donc la résilience globale. Mais aussi parce que les échanges décentralisés réduiraient l'asymétrie d'information : la fragmentation est ainsi un antidote au malaise actuel.

Passionnantes sont à cet égard les citations d'un discours du 120ème gouverneur de la BoE, lors du prestigieux dîner offert par le Lord-Maire de Londres. Les Fintech ne vont pas, dit le gouverneur, améliorer l'expérience utilisateur (qui en a bien besoin, entre nous) : elles vont changer la nature de la monnaie.

De l'historique long de la blockchain, Kary donne une vue profonde, sur laquelle je ne m'étendrai pas car cela recoupe évidemment bien des aspects de notre propre Monnaie acéphale mais qui est remarquable, comme l'est sa présentation des smart contracts.

Cool it with the Blockchain nous dit Kary. des idéesC'est un instrument, entre autres, dans la boîte à outil qui doit servir à la transformation de la finance, c'est à dire à sa fragmentation et non à sa consolidation comme on l'entend clamer dans tant de conférences. Et à la transformation de l'audit, de la régulation, du contrôle. Le tout non sans frottement parce que la macro-économie s'intéressant peu aux impacts du système monétaire, il faut aller chercher vers d'autres sources, comme la biologie de l'évolution ou la science de la complexité, de quoi stimuler nos imaginations. Et ensuite (tout bêtement, pourrait-on dire) parce que la numérisation des activités financières est encore bien incomplète, ce dont les clients s'aperçoivent chaque jour.

un passeport du temps de la révolutionL'identité digitale est encore dans les limbes alors que foisonnent déjà les avatars.

En regard, on se demande parfois si les fonctionnaires obsédés du KYC se rendent compte de l'inadaptation (de l'archaïsme courtelisnesque) de leurs procédures.

Kary fait à ce sujet des commentaires dont la méditation pourrait être féconde, allant jusqu'à la reconstruction de la notion de "trust" (le lien qui unit l'état mouvant de nos identités à la face changeante de la monnaie) et à la tokenisation de l'identité.

Repenser le capitalisme

Le capitalisme, nous dit Kary, est passé d'un type de société qui utilisait des marchés pour atteindre certains objectifs partagés en matière de prospérité, à un état de la société dans lequel tout est à vendre, y compris le risque. Kary passe ici en revue les trois leviers dont on a fait un usage intensif : marchés, régulations et politiques. Il souligne au passage que la régulation dans sa forme courante a concouru à l'instauration d'oligopoles bancaires et entravé le développement de technologies comme celles des blockchains. L'avenir du capitalisme ne peut se construire sur des abstractions universitaires, sans compréhension de la complexité et des dynamiques de la société qui advient, fragmentée et numérisée. Beaucoup parlent de l'économie de l'innovation, sans innover dans le discours sur l'économie elle-même.

La régulation (croissante) des marchés reste rigide, peu capable d'une supervision holistique, ce qui en retour entrave l'innovation. Or la technologie pourrait être mise en oeuvre pour réguler l'innovation technologique elle-même, comme le suggèrent par exemple le cas d'une blockchain appliquée au lending ou celui du trade finance avec des projets comme Corda (R3CEV).

Réguler la régulation

la régulation et les méchantes petites banquesAu delà des cris de whipping boys des financiers et des lamentations sur le frein que la régulation oppose à l'innovation, Kary lie ces problématiques à la grande question, celle de la reine Elizabeth, citée dès la première page de notre propre livre, "why did no one see it coming ?" question qu'il citera d'ailleurs expressément, lui aussi, un peu plus loin, au début de son 4ème chapitre. Question à laquelle, selon lui, il faudrait répondre en se penchant essentiellement sur l'asymétrie de l'information, une thématique chère aux tenants de la crypto et que l'usage des blockchains renouvèle, quelque soit la seconde asymétrie, entre code légal extrinsèque et code technique intrinsèque.

Des politiques pour un futur sans cash

Partant du constat que le crédit n'est plus un moyen d'atteindre une prospérité future (avec la valeur sociale que le crédit avait alors) mais une matière première qui se vend à un prix fixé par le marché, alors même que la monnaie et le crédit, loin de susciter une augmentation de pouvoir d'achat à terme, représentent du pouvoir d'achat du seul fait de leur création, avec un impact macroéconomique, Kary réclame un réexamen de la façon dont sera créée la monnaie. Et au besoin un retour à un rôle exclusif de la puissance publique, ou - si cela paraît trop régalien- la concurrence de diverses monnaies en circulation et concurrence libre. Avec un marketing de la monnaie !

Assez peu dissert au chapitre du respect de la vie privée, Kary attribue le paradoxal maintien du cash, par des banques centrales qui en annoncent rituellement la fin, au droit de seigneurage.

C'est ici que la "Blockchain souveraine" se révèle cruciale dans "l'Alternative Blockchain". Un point sur lequel je rejoins évidemment Kariappa Bheemaiah, ayant moi-même écrit de longue date que la banque "avait les jetons" même si je ne souscrirais pas à tous les bénéfices qu'il suppose à l'instauration d'une e-currency émise par les Banques centrales, d'autant qu'il en expose avec beaucoup de détails (pages 123 sqq) les multiples hypothèses en s'appuyant surtout sur l'étude de Barrdear et Kumhof.

On entre ici dans ce qui est le coeur de l'Alternative

La dizaine de bénéfices potentiels de l'instauration d'une blockchain souveraine émettant des e-fiat à hauteur de 30% du PNB trace une véritable révolution, non pas très au delà du paiement, mais bien au coeur même de la monnaie et du paiement.

Ce qui est clair c'est qu'une introduction de e-fiat ne signalerait pas l'apparition d'un simple nouveau signe fiduciaire mais bel et bien la mise en concurrence directe de la monnaie banque centrale et de la monnaie de dette des banques, et probablement pas, c'est le moins qu'on puisse dire, à l'avantage de ces dernières. Que les particuliers puissent avoir accès à l'argent "de base" était encore une chose possible il y a seulement quelques années, mais les derniers clients privés de la Banque de France ont été, dans les premières années de ce siècle, priés de rendre leur chéquier rose et d'aller prêter leur argent aux banques commerciales qui avaient dénoncé l'odieuse distorsion de concurrence.

le chéquier rose qui a marqué des générations de banquiers

La place laissée à l'activité des banques commerciales (et à la monnaie de dette) dans un système où la Banque Centrale mettrait à la disposition de la population, directement ou indirectement, un token e-fiat, peut faire l'objet de variantes. La liberté de circulation des monnaies, dans un modèle fondé sur la confiance et non par la contrainte, poserait le problème de la compétition entre deux séries de e-tokens dont les émissions suivraient des lois différentes (maximisation du profit via la rareté pour les tokens privés ou communs, politique monétaire pour les tokens publics) et ceci est évoqué en se fondant sur le papier américain de Jesús Fernández-Villaverde et Daniel Sanches publié avril 2016 Can Currency Competition Work ? - un papier passionnant mais qui me semble pêcher sur un point, la coexistence étant supposée s'établir sur un seul et même territoire peuplé de païens, et non avec une cryptosphère dont la population est pour une part différente.

coexistence ou rivalité

Or, comme le note juste à la suite Kary, l'apparition de la blockchain a mis crument en lumière que tout l'appareil tant de création que de politique monétaires a été construit à l'âge préinternaute. Se servir de cet instrument sans une profonde redéfinition de la monnaie n'a que peu de valeur. De nouveau, nul n'est obligé de suivre ici Kary dans toutes les directions qu'il trace (peu de bitcoineurs éprouveront de l'enthousiasme pour les monnaies à taux négatifs, et cette possibilité devrait plutôt augmenter le charme de Bitcoin à leurs yeux) mais il a le mérite d'ouvrir la réflexion autrement que par des promesses de disruptions aussi creuses que vagues comme on nous en inflige tant. En parlant de fiscalité (le sujet n'est abordé en général que de façon superficielle et pour accuser Bitcoin d'être un trou noir à ce sujet) l'auteur fait une proposition intéressante : si l'argent est de nouveau émis en fiat par le gouvernement (et non issu de dettes bancaires) et que les contribuables doivent payer des impôts en e-fiat gouvernemental, alors le gouvernement doit bien les distribuer (en faisant des dépenses) dans la population avant de taxer celle-ci.

Se fondant sur les thèses de Randal Wray et Yeva Neisisyan, Understanding Money and Macroeconomic Policy (2016) Kary suggère combien la blockchain peut conduire à une re-nationalisation de la monnaie, ou à un QE profitant à d'autres qu'au système bancaire commercial, et n'exposant pas le système au risque perpétuel d'explosion d'une bulle de dettes. Et au delà, à une pratique d'helicopter money et de revenu universel ( une innovation... proposée par Thomas Paine en 1795 ! ) qu'il faudra bien se résoudre à envisager sérieusement quand on aura enfin fini de croire que l'innovation va résoudre les problèmes du chômage de masse.

une invention méconnue : l'helicopter money

la Blockchain, vers la monnaie hélicoptère

La Blockchain peut aider à renverser le paradigme dominant qui voit la richesse créée par l'activité privée et appréhendée par l'État pour sa politique sociale. Kary souligne que si elle est appréhendée de manière privée, elle est bel et bien créée par des machines et des programmes qui ont été construits de manière collective. L'exemple de la blockchain elle-même le souligne (que l'économie capitaliste ne cesse de vouloir s'approprier, voire en la brevetant, tout en en dénonçant l'origine obscure et anarchiste). Certes le revenu de base universel pourrait être distribué via le réseau de banques commerciales, mais avec un effet pervers : l'accroissement de leur capacité de distribution de crédit. Kary en conclut donc qu'une blockchain circulant des e-fiat est techniquement la meilleure solution, y compris d'un point de vue politique et fiscal.

Oublier l'équilibre

Revenant à la Queen's question, Kary remarque que la notion d'équilibre, au singulier ou au pluriel, qu'il s'agisse de l'atteindre ou de le restaurer, n'est pas adaptée à la croissante complexité de notre économie. S'appuyant sur W. Brian Arthur ( Complexity and the Economy, 2014) il rappelle que l'équilibre ne laisse nulle place à l'amélioration, l'exploration, la création, bref la vie. Comme pour Faust c'est, ai-je envie de dire, le moment de satisfaction mortifère auquel Méphisto peut enfin lui demander son âme. Mieux vaudrait, dit fort justement Kary, regarder les enseignements pragmatiques de l'histoire de la technologie que les dogmes des équilibres mathématiques voire comptables. Il se penche donc longuement sur les 5 traits saillants (spécialisation, diversification, ubiquité, socialisation et complexité) de l'évolution technologique, avec un focus particulier sur les fintechs et sur la Blockchain en leur sein. La notion d'équilibre, dont il explore les fondements ontologiques, est peu compatible (sauf pour des états temporaires et multiples) avec ce qu'enseigne les modernes théories de la complexité, que les big data et la capacité de calcul dont on dispose aujourd'hui viennent étayer.

mathinessOr, si le monde de la finance investit des millions dans diverses expériences de blockchain, les modèles mathématiques utilisés par les banques centrales (essentiellement le modèle DSGE, qui est une extension de la théorie de l'équilibre général, et ses variantes) sont historiquement datés, gonflés de mauvaise mathématique et finalement peu à même de modéliser et d'inclure l'effet des marchés (dont on postule l'efficacité) eux-mêmes. Aujourd'hui, cela commence à crever les yeux, même à la Banque Mondiale (lire page 177) comme on le voit dans l'article publié en 2015 par son Chef Économiste et où il dénonce une aberration à laquelle il a donné le nom de mathiness. Paul Romer n'est évidemment pas le seul (ni le premier) à avoir pensé cela. Paul Pfeiderer, un prof de Standord, avait ainsi signé la même année 2014 son savoureux article intitulé Chameleons, the Misuse of Theoretical Models in Finance and Economics dans lequel il offre une théorie adéquate pour soutenir quelque politique que l'on voudra.

Au contraire l'Agent based modelling (qui ne réduit pas des millions de gens à un consommateur efficient et des milliers d'entreprise à un modèle simplet) permet d'exploiter la transparence de cette mine de data que va offrir la blockchain.

le tombeau de LaplaceSi les modèles courants sont déterministes et axiomatiques, la réalité économique dérive de mécanismes qui ne le sont pas. Si les modèles sont réductionnistes, négligent les interconnexions et les influences, les nouvelles technologies les augmentent considérablement. L'économie de la complexité, c'est celle d'une information croissante, et l'on voit comment la Blockchain transparente s'insère ici. Car l'information dont chacun dispose dépend de la structure des réseaux, de sa propre place et hiérarchie dans ceux-ci, et l'on voit ce qu'une blockchain vraiment décentralisée peut changer à cela...

Si la Blockchain disparait un peu de la surface des dernières pages, on a compris qu'en forgeant nos outils, nous nous forgeons nous-mêmes et que ce nouvel outil peut jouer, selon Kary, un rôle essentiel dans une nouvelle politique fondée sur l'ABM et non plus sur les modèles de type DSGE.

Dans ce livre dense, riche en références, Kary n'entend pas "vendre" de la Blockchain, mais l'utiliser sérieusement pour réfléchir avant d'en proposer l'usage pour transformer la finance de manière radicale. Non pas chiffrer les économies que le vieux système en tirera(it) tout en amusant la galerie avec des jouets plus ou moins automatiques ou "intelligents".

Les Trophées, José Maria de Herredia, 1893Ce n'est donc qu'en apparence que Bitcoin, dont le livre commence en dénonçant l'expulsion du champ des propos convenables, semble disparaître ensuite du texte.

J'ai déjà noté qu'au lieu de décrire une blockchain allant très au delà du paiement, l'Alternative restait obstinément sur l'argent et sur le paiement, non en nous emmenant de plus en plus loin mais en creusant de plus en plus profondément la mine découverte par Satoshi Nakamoto, mine métaphorique qui se révèle elle-même profonde : la raison doit renoncer à battre la campagne et se mettre à creuser, même s'il faut pour cela se laisser embarquer sur un continent "alternatif".

Nous sommes bien aux bords mystérieux du monde d'hier.






(*) Pour aller plus loin : (et c'est tout en anglais !)

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62 - Céleste Monnaie ?

By: Jacques Favier

Parler à la fois d'informatique et de philosophie est une chose. L'informatique, nous dit le philosophe Mark Alizart, n'est jamais en effet, que l'aboutissement de tout le travail de formalisation de la pensée que la philosophie a entrepris dès l'aube de son histoire, de L'Oragnon d'Aristote à la Logique de Hegel.

Mêler le Cloud et le Ciel (celui des Idées en l'occurrence, ou celui de l'Esprit) en est une autre, qui n'est pas pour me déplaire. J'avais jadis trouvé dans la maison de Victor Hugo des mots latins sur lesquels je reviendrai (in libro / ad cælum) et qui me paraissaient établir un lien.

L'informatique est la philosophie faite science, ou plutôt la preuve que la philosophie contient un élément décisif d'effectivité. La méfiance qu'entretiennent pourtant les acteurs de ces deux disciplines ne n'expliquerait que par des éléments de conjoncture historique aujourd'hui dépassés. Alizart explore le moment où refait surface la présentation de l'ordinateur (le mot désigne une qualité que les théologiens médiévaux attribuaient à Dieu) comme image, voire réalité de Dieu - une idée présente aux débuts de l'informatique. Il est temps, dit-il, qu'une philosophie qu'il appelle une ontologie digitale vienne soutenir cette vieille intuition.

la Pascaline

Partant de la Pascaline (ci-dessus) et passant par la double invention (anglaise) de l'ordinateur par Babbage et Turin, Alizart en extrait l'idée que l'informatique s'est justement développée contre la mécanisation de la pensée, que l'ordinateur n'est pas une machine à calculer, ou alors que c'est une machine à calculer réflexive non-linéaire, et, en ce sens, que ce n'est pas du tout une machine, c'est un organisme. C'est pourquoi l'ordinateur ne cesse d'aller vers la nature.

Le célèbre test de Turing s'inscrit ici, souvent mal compris. Le problème n'est pas de savoir si la machine pense. Il s'agit de comprendre que le Soi est une propriété générique de l'Être. C'est la vie qui imite l'informatique, laquelle n'est pas une invention de l'homme mais une propriété du vivant. Il y a des lignes de code dans la nature.

Aussi l'informatique confirme-t-elle ce dont on a toujours eu la prescience : il y a de la pensée dans l'Être, ce qui nous met bien plus près des présocratiques comme Parménide que des hyper-cartésiens.

Mais plus important encore - à mes yeux du moins - loin d'être un outil à notre disposition, une chose, une machine, l'informatique est un milieu, notre milieu, l'informatique céleste qui donne le titre à l'ouvrage d'Alizart. Comme dans les romans d'Isaac Asimov ou d'autres, l'informatique est une sorte de Verbe fait chair qui préside à une fusion de l'organique et de l'inorganique dans le numérique.

Si l'ontologie inachevée de Whitehead a exercé une influence notable sur Deleuze, un philosophe qui a lui-même influencé la cyberculture, Alizart nous propose un arrêt préliminaire chez Hegel : Il ne doit rien au hasard si c'est la même année 1830, alors que Babbage inventait ce qui deviendrait le premier ordinateur, que le philosophe allemand a tiré sa révérence, satisfait d'avoir élaboré une nouvelle «science de la raison» (...) Ce sont les limites de la pensée mécaniste qui les ont tous deux mis en mouvement.

le monde est constitué d'information

Hegel fut moqué pour avoir dit que la réalité était constituée d'idées. Alizart traduit : elle est constituée d'informations. Ainsi, dit-il, comprendre que Hegel parle d'informatique, c'est comprendre et l'informatique, et Hegel. Après Coperninc, avant Darwin et Freud, Hegl inflige une blessure narcissique à l'Homme : il est remplacé au centre du monde par un Système qui n'a pour seule activité que de se reproduire et se penser. Au commencement, pour le philosophe allemand, il y a une brique d'information mais cette brique est aussi bien la machine qui traite l'information.

C'est à cet endroit, page 80 (et je n'exclus pas que mon idée soit idiote ou démente) que je me suis dit qu'au commencement, c'était Genesis et que cela renvoyait exactement à ce que nous écrivons, Adli Takkal Bataille et moi dans notre Bitcoin, la monnaie acéphale (page 55) :

GenesisSans vouloir s’embourber dans un débat digne de celui de l’œuf et de la poule, il faut absolument intégrer que c’est l’action de générer des jetons qui a provoqué l’apparition du genesis block, le premier de la blockchain, mais que le protocole et le code exécuté existaient avant même la première écriture. Cela permet de comprendre que la blockchain est une production du protocole Bitcoin, et qu’après seulement ce dernier s’en est aussi servi de support à ses unités de compte, les bitcoins.

Bref, voilà une monnaie qui décidément ne se décrit que platoniquement (une monnaie in libro mais aussi ad cœlum) et dont on pourrait presque dire, en empruntant les mots de Mark Alizart que tout le Système va consister à voir cette machine, qui est à la fois forme et contenu, machine et programme, nombre et traitement de nombres, bref contradiction vivante, réflexivité pure, croître jusqu'à rendre raison de sa contradiction native.

Un peu plus loin Alizart abordant le Concept chez Hegel se demande soudain pourquoi user du mot Concept pour traiter de ce qui est le plus réel, le moins abstrait ? Là aussi, je songe à Bitcoin, saisi par la pensée comme unité de compte (virtuelle bien loin de l'usage que fait Deleuze de ce mot) quand le bon sens veut sentir la monnaie entre le pouce et l'index. Cette étrangeté tombe sitôt qu'on se rappelle que la plus haute réalité, c'est l'unité de la pensée et de l'Être, autrement dit, l'information.

Nombreux sont les moments où l'hypothétique lecteur-bitcoineur lèvera le nez en songeant à de possibles rapprochements. Ainsi du bruit qui préside au développement des formes, à la création d'information. Nombreuses aussi les figures mythiques (Ulysse) ou historiques (Vinci) qui m'ont servi dans ce blog ou dans mes conférences et que je retrouve chez Alizart.

une horloge bitcoinLa «fin de l'histoire» qui préoccupe un peu les philosophes et les historiens procure également l'occasion d'un rapprochement.

Je cite Alizart : le temps ne cesse pas de couler, simplement il n'est plus un temps subi, imposé de l'extérieur, il n'est plus la marque du désordre et de l'entropie, il est un temps voulu, créé, qui inverse l'entropie : le temps produit par le calcul; nécessaire à la synchronisation des opérations du Système... et je renvoie mon propre lecteur à ce que j'ai écrit dans mon billet précédent.

Pour qui réfléchit à ce qu'annonce l'IoT, certaines pages consacrées à la deuxième cybernétique et à l'écologie synthétique sont du plus vif intérêt, même si elles décevront (peut-être!) les tenants de la cyberculture, les adeptes du Ghost. Alizart nous le dit : parce que le Système tend à se rapprocher de l'essence de toute personne en général c'est à dire du «trou» qui la fonde, «le Système n'a pas vocation à remplacer l'homme, mais l'homme et le Système ont vocation à faire ensemble "Événement" à l'horizon de leur vérité».

Et soudain, en page 153, après que sur le terreau géologique du tas de ferraille et de silicium, Alizart a abordé la phase végétale de développement du réseau, surgit le mot que j'attendais (seule raison, peut-être, de ma tenacité) : « le contenu du réseau est identique au réseau. Aussi bien, cette information est réellement vie. Elle prend la forme de ces virus et de ces automates cellulaires qui prolifèrent sur Internet. Le protocole blockchain peut aussi être compris comme une sorte de colonie symbiotique».

Que voilà une chose dont les thuriféraires de la «technologie blockchain» n'ont pas eu le quart de l'intuition !

algues symbiotiques

Dans la phase animale, enfin, surgit le robot, avec qui notre hybridation a déjà commencé de telle sorte que l'homme est cette synthèse même sans qu'il y ait à imaginer un transhumanisme. Que deviennent l'homme et le monde ? L'informatisation permet d'amélirer la projection horizontale des esprits vers d'autres esprits. Pour décrire l'effet de l'informatisation, Alizart emploie deux mots dont les bitcoineurs usent eux-mêmes souvent : fluidifier, horizontaliser. Enfin elle fait muter le langage lui-même, le monde symbolique qu'il constitue et dans lequel l'Esprit a trouvé sa demeure, ces fictions où il vagabonde, enfin délivré de tout. Ce monde devient effectivement un monde : le virtuel. On peut regretter le dernier mot, il n'empêche que la description d'Alizart colle à notre perception et appelle furieusement la monnaie réglant les échanges de ce monde-là.

La réalité qu'Alizart appelle donc virtuelle est, selon lui, proprement le monde de l'Esprit.

Alors enfin, en page 166, apparait le mot Bitcoin. Mark Alizart m'a prétendu n'en avoir pas une connaissance approfondie. Je trouve pourtant qu'il le situe à la place qui lui revient : Au milieu de ces Esprits, mixtes de machines, de cerveaux et d'Êtres, apparaitraient les idées, mais comme des formes concrètes, comme des idées vivantes, des idées virus, des idées machines, à l'instar de ce qui se passe dans le végétal. Le bitcoin, cette monnaie à la fois réelle et virtuelle, enchâssée dans la colonie symbiotique du protocole Blockchain, est déjà une des formes vivantes du symbolique.

Un pas plus loin : la collection de ces idées serait l'Idée elle-même, faite effective, le Soi du Système. Est-ce délire de ma part, ou bien n'y at-til pas quelque chose qui évoque «l'Internet de la monnaie», pour parler comme Antonopoulos, par opposition à une simple monnaie de l'Internet ?

J'arrête sur cette question mon compte-rendu, à quelques pages seulement de la fin de cet ouvrage passionnant qui s'achève, je n'en dirai pas davantage, par un retour à Hegel mais aussi à Teilhard et à Paul. Il faut, pour avancer dans le monde qui nous attend, vivre selon l'Esprit.

Mark Alizart

Pour aller plus loin :

  • Un entretien publié sur le site Un Philosophe : l'informatique est notre nouvelle ontologie.
  • Un article traitant d'art, et sur lequel Alizart appelle l'attention : L'ordre des lucioles qui interroge «la manière dont les objets qui constituent notre monde se connectent, se synchronisent, s’influencent réciproquement».
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61 - Sans l'ombre d'un clocher (le temps c'est de l'argent 2)

By: Jacques Favier

La Grosse Cloche de BordeauxOn connaît la chanson : la monnaie, jadis frappée dans du métal précieux et ornée de l’effigie du souverain local, aurait connu de fabuleux progrès en se débarrassant du métal pour ne conserver que l’auguste visage, progressivement remplacé par le nom de son banquier sur un bout de papier, puis par une ligne de donnée dans un fichier de ce dernier. Sans souverain et sans banquier, le bitcoin serait donc « en réalité très archaïque » aux yeux des sages en cravate qui savent bien qu’il ne suffit pas qu’un coquillage soit digital numérique pour qu'il soit moderne.

Il y a pourtant un élément aussi mystérieux que la monnaie et qui suggère que la modernité consiste bien à s'affranchir du pouvoir local, de ses tours, de ses cloches et de ses blasons : c’est le temps.

J'ai écrit il y a un mois un article intitulé la boucle, en partant du mot fameux assurant que le temps c'est de l'argent. Je poursuis ici, en voyant ce que l'évolution de la mesure du temps me suggère au sujet de celle de la fabrique de la monnaie.

Pour marquer le passage du temps, la femme de ma vie m’a offert un petit livre bien passionnant, très accessible pour les non-historiens et qui creuse un peu un problème que la plupart des chroniqueurs laissent dans le flou : à quelle heure précise de quel jour précis de quelle année... tel ou tel événement s’est-il précisément produit ?

le 30 févrierLe 30 février d’Olivier Marchon est riche en anecdotes amusantes, mais simples à élucider, comme celle de sainte Thérèse mourant dans la nuit du 4 au 15 octobre 1582 ou celle de Shakespeare et de Cervantes mourant tous deux le 23 avril 1616 avec cependant dix jours d’écart. D'autres faits sont plus étonnants, comme la découverte dans la cathédrale de Salisbury de la tombe d'un enfant qui naquit le 13 mai de l’année du Seigneur 1683 et mourut le 19 février de la même année.

L’heure elle-même est sujet à de peu compréhensibles variations : avant la révolution, lorsqu’il était 0 heure à Prague (c’est dire, à l’heure bohémienne, que le soleil venait de s’y lever) il était déjà 3 heures du matin à Paris (où l’on se réglait sur les milieux du jour et de la nuit) et 4 heures du matin à Bâle (où l’on comptait une heure de plus qu’à l’heure française pour rappeler une ruse de guerre datant de 1444) et même 8 heures à Venise où l’on suivait l’heure italienne commençant chaque jour 30 minutes (le temps de dire la prière de l’Angélus) après le coucher du soleil.

En somme chaque pays avait son heure comme il avait sa monnaie, et depuis César donnant son nom au calendrier julien, la mesure du temps était une prérogative "souveraine".

deux pontifes romains qui ont fixé le calendrier

Comme la monnaie n'est pas un poids d'or ou d'argent immuable, le temps n’est pas fait de quelque élément naturel objectif (le temps d’écoulement d’un volume de sable ou d’eau fixe) mais porte la marque du pouvoir politique. Et comme pour la monnaie, cette marque n'est pas un simple poinçon mais bien l'empreinte d'une intention que le prince y imprime, s'il le veut, quand il le veut.

Le passage au calendrier réformé par le pape Grégoire en 1582 va ainsi s’étaler, pays par pays, jusqu’au 20ème siècle. Du coup, le nombre de jours à rattraper variera aussi. Si prompte à s’afficher moderne, la volonté politique peut s’arc-bouter dans des postures absurdes comme celles des protestants décrits par Kepler comme aimant mieux être en désaccord avec le Soleil qu’en accord avec le pape.

La plus vieille horloge de Paris fut installée en 1371 sous Charles V, sur le mur du Palais royal de la Cité. Notons que dans le même bâtiment, on battit longtemps monnaie...

au 14 ème siècle

Mais insensiblement la technique et la science imposent leurs logiques.

La mécanique de l'horloge impose l’heure à durée constante : les antiques heures du cadran solaire qui variaient du simple au double entre jour et nuit et d’une saison à l’autre vont progressivement disparaître.

Les mathématiques remplacent lentement l’observation des astres, libèrent de l'observation des signaux naturels, imposent l’heure française contre ses rivales (même si l’heure italienne persiste jusqu’au milieu du 19ème) puis l’heure moyenne (la même à Brest et à Strasbourg mais surtout la même quelle que soit l’heure précise du zénith) plutôt que l’heure réglée sur le midi « vrai ».

Vient ensuite l’influence des réseaux. Sur les toiles de plus en plus subtiles qu'ils construisent, les hommes apprennent à se mouvoir mieux qu’à l’état de nature. Marcel Proust dit à sa façon que c’est le train qui apprit à l’homme la valeur de la minute.

La priorité politique n’est plus d’affirmer le prestige d’une métropole mais de lui permettre d’être un nœud sur une toile globale et de vivre à l'heure de cette toile. Même à l’échelle d’un continent il ne saurait persister une centaine d’heures légales. L'harmonisation des horaires ferroviaires américains (1883) est une décision qui émane, notons-le au passage, du secteur privé.

Au siècle du train, l’horloge de la gare (privée) remplace, pour ainsi dire celles des beffrois et des cathédrales de jadis. Tout un symbole !

au 19 ème siècle

Certes, le vieux monde ne disparait pas par magie. La population peut résister, comme en France où l’heure de la gare c’est à dire celle de Paris ne remplace pas forcément l’heure usuelle des diverses provinces. En Amérique ce sont les bourgades, souvent les plus rurales, qui multiplient durant tout le 20ème siècle, les zones horaires, notamment pour refuser l'heure d'été.

Leurs défenseurs ornaient-ils ces heures locales des vertus sociales dont on pare aujourd’hui les monnaies locales ? Il me semble qu’il y aurait un parallèle à faire.

Quand ce n’est pas la population qui fait de la résistance, ce sont les pouvoirs publics. C’est en France que se manifesta le plus comiquement ce besoin de « souveraineté » : nous fumes, jusqu'en 1911, le dernier pays à refuser le temps de Greenwich adopté un quart de siècle plus tôt et à faire des 9’21’’ qui nous séparaient du reste du monde un précieux élément de notre identité. Ce souverainisme intempestif semble décidément une constante !

Mais le pouvoir de l'Etat est désormais celui des "affaires" ou du moins il se confond trop bien avec elles.

30 avril 1916L'histoire de l'heure d'été, que la radio rabâche assez régulièrement (et j'écris durant le week-end de changement d'heure) est à cet égard assez emblématique. Ce fut d'abord, en 1916, une mesure de guerre, la vraie, celle que l'on fait avec des canons. Après les "chocs pétroliers", elle fut rétablie comme utile à la guerre au gaspi, aujourd'hui elle est simplement maintenue parce qu'elle est réputée bonne pour les affaires. Un glissement que l'on comparera avec la désinvolture croissante des pouvoirs publics vis-à-vis de la monnaie, décrochée de l'or pour fait de guerre, dépourvue de sens pour cause de crise, puis créée ex nihilo parce que cela donne de l'air aux affaires.

Entre l'apologie du easing et celle des longues soirées d'été, suis-je le seul à voir un parallélisme ? En tout cas il est amusant de noter que c'est à Benjamin Franklin, l'homme de time is money) que l'on doit d'avoir le premier énoncé, dans le "Journal de Paris" de 1784, l'idée de bouger l'heure pour bouger les gens.

La vérité serait (depuis Eschyle?) la première victime des guerres. Suivent la monnaie et... l'heure. La guerre est la matrice du calendrier. En été ou en hiver, la France vit à l'heure allemande depuis le 15 juin 1940. Cette persistance de l'heure allemande semble un vrai tabou. Comme le franc, né en 1360 de la défaite de Poitiers, notre heure actuelle est un leg de la déroute de 40. Troublant. Disons donc que c'est l'heure continentale, et passons...

On a dit du train qu'il aplatissait le monde, on le dit aujourd'hui de l'Internet. Cela ne peut pas être sans conséquence sur la mesure du temps, d'autant que si le train se réglait à la minute, les algorithmes fonctionnent aujourd'hui à la nanoseconde.

1955

Comme l'avait fait l'horloge mécanique, l'horloge atomique (1955) représente un vrai changement de cadre.

L'internet est un continent plat et non sphérique, sans rotation quotidienne ni révolution annuelle. Comme son absence de frontière et de distance le mettait en quête d'une monnaie propre, comme son absence de trust demandait que cette nouvelle monnaie fût un cash, les caractéristiques que je viens d'indiquer excluent un repérage sur des astres qui continuent de tourner en rond (et encore) mais dont les mouvements ne sont plus aussi immuables que jadis. Pensez donc : la rotation de la terre dure 2,75 ms de plus qu'en 1820 !

Les chevaux du Soleil s'essoufflent. Qu'en auraient dit grecs et romains ? Qu'en aurait pensé le Roi Soleil de Versailles ?

le char du soleil, à Rome et à Versailles

Nous vivons déjà sans le savoir un œil sur chaque horloge. Depuis que la seconde a été définie (en 1967) par rapport aux tribulations d'un électron tournant autour d'un noyau de celsium ( pour parler comme O.Marchon) il faut réintroduire de temps à autre une 86.401ème seconde à certaines années, la dernière en date ayant été 2015. Et ceci juste pour maintenir une concordance entre l'année atomique et l'année "vraie", concordance dont le cyberespace n'a pas forcément besoin ! Voire qui le gène, quand cette fichue seconde intercalaire cloue au sol des avions, perturbe moteurs de recherche et navigateurs et oblige à fermer par précaution les places boursières.

Supprimer la seconde intercalaire reste cependant une décision difficile à prendre, car revenant à couper un nouveau lien à la nature. O. Marchon la décrit comme un fragile rempart devant cette lame de fond qui tend à plonger l'homme vers toujours plus de virtualité.

Bitcoin (dont j'ai déjà évoqué la temporalité propre, puisqu'il a créé la première chronologie intrinsèque à l'Internet) vit dans cette virtualité là. Peut-être difficile à appréhender intimement, mais résolument du côté du futur quoi qu'en disent ceux qui ne le comprennent pas. Vires in numeris

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60 - Instantanés et métaphores d'un rêve décentralisé

By: Jacques Favier

SnapshotJe dois commencer par renouveler des remerciements à celui qui m’a offert l’un des 200 exemplaires numérotés de Snapshot, unsurpassable blockchain solution édité par notre ami Ludom. Je suis un rien vieille France, je l’avoue volontiers, et donc c’est le genre de chose qui me touche !

Ce recueil de témoignages et de récits est un peu à l’image de ce que montre sa couverture : décentralisé, parfois redondant dans les cheminements qu’il offre aux lecteurs. Mais quel que soit l’ordre dans lequel on l’abordera, il offre d'intéressantes leçons.

Je reviendrai en fin de texte sur le choix d'illustration, qui n'engage strictement que moi.

L’introduction, en forme d'historique (mais la maison de Ludom ne s’appelle-t-elle pas « Plaisir d’Histoire » ?) rappelle d’abord cette évidence, que sans communauté aucune crypto n’a d’avenir ; à force d’entendre parler de « technologie blockchain » du soir au matin, cette dimension essentielle finirait par passer à la trappe. Il faut une communauté, et constituée de gens passionnés s’ils ne sont pas riches.

angeComme Satoshi, le fondateur BCNext a disparu (mais sans doute est-il ensuite toujours là sous un autre nom) et comme celle de Bitcoin, la mise en œuvre, la « genèse » de NXT, fut un peu chahutée : rumeurs complotistes, ratés, trafics sur le prix. Certes, le cours de NXT part très fort : celui qui aurait investi 1 bitcoin (250$) le jour d’Halloween 2013 pour le changer en NXT aurait eu 3900 BTC le jour de Noël, soit, avec le cadeau supplémentaire de la hausse du bitcoin, plus de 2 millions de dollars. Un exploit jamais vu dans la crypto depuis Bitcoin, et plus rapide encore.

Outre les traits immédiatement saillants (programmation en Java, système de brainwallet qui fait que les clés sont dans la data base de tout un chacun, 100% PoS, 100% minés dans le genesis block) les divers récits soulignent le contexte historique : la fin 2013, le bitcoin à 1000 $, l’effervescence d’alt-coins plus ou moins inspirés et ne remettant pas en cause la position monopolistique de bitcoin. NXT se présente non comme un fork mais comme un héritier, non comme une alternative monétaire mais comme une plateforme financière.

le dénombrement 1566On voit la communauté migrer de bitcointalk vers son propre forum, y gagner au passage en sérieux des échanges. En 2014 cependant, plusieurs membres ne sont encore là, à l’image de ce qui se passe chez Bitcoin, que pour spéculer. Un des développeurs qui est sans doute un financier expérimenté, visionnaire, crée alors un grand nombre d’actifs. Ce jl777 a l’idée de développer un écosystème de type Keiretsu (conglomérat à participations croisées), une démarche qui a pu avoir un côté « apprenti sorcier » .

Dans la seconde partie de 2014, l’enthousiasme et les opportunités de profit rapide se calment progressivement. Le temps des décisions graves est venu. Un vol de 50 millions de NXT sur bter.com, qui était alors la principale plateforme, donna à la communauté l’occasion d’envisager un roll-back. Très peu adoptèrent l’alternative et la communauté resta ferme sur sa morale originelle. On jugea que bter.com n’avait qu’à blâmer sa propre incompétence, qui lui vaudra d’ailleurs un nouveau hack par la suite. La solution, développée par jl777, était à trouver dans une solution d’échange décentralisée, comme NXT MultiGateWay. Avec Supernet, le même développeur proposa aussi un système qui permettrait aux différentes communautés crypto de collaborer.

L’année 2015 fut un hiver pour les cryptos, et plus dur encore pour NXT dont le token sortit de la liste des 10 premières capitalisations. NXT n’était plus la seule crypto 2.0 et ses concurrents étaient bien mieux dotés en fonds. Plus significative que la chute du cours, celle du nombre de transactions (divisé par 4) était largement due à la baisse du nombre de transactions sur le marché des actifs, mais aussi à la baisse sensible du day-trading des spéculateurs. Bref on patinait !

Patineurs 1566

Mais à en croire les auteurs, à l’issue de cette traversée, NXT offre aux particuliers, aux professionnels et au développeurs un ensemble complet de solutions de gestion décentralisées. Ce qui lui manque encore, disent-ils, c’est la notoriété, minuscule comparée à celle de Bitcoin. A défaut d’attirer des spéculateurs, NXT doit attirer des porteurs de projets, pour lesquels il s’avérerait la meilleur si ce n’est la seule offre de service. L’aventure n’en serait donc qu’au début, et … moins onéreuse à tenter qu’à l’origine !

Le livre présente une vue kaléidoscopique de l’écosystème NXT. Ainsi du système NRS (NXT Référence Software), c’est à dire du client officiel permettant connexion et transaction, ou de la présentation du media NXT.org par son fondateur (pseudonyme) qui souligne l’abnégation de celui qui écrit pratiquement seul sur son sujet, parce que les « intérêts » sont ailleurs, et l’émergence d’une solution de rémunération des contributeurs. La conviction qu’il s’agit de porter ? Que chacun, vraiment, maintenant, peut utiliser NXT, un « outil disruptif pour les gens ordinaires » et sur lequel chacun peut construire gratuitement.

Pour une bonne part le livre doit se lire comme une sorte de manifeste politique de la décentralisation : une chose est de la faire vivre dans une communauté de militants, une autre de développer sur cette base un système qui doit interagir avec d’autres mondes, dont celui du business. Bref il faut créer une tête de pont, et cela se met en place dès la seconde partie de 2014, à l’abri du droit néerlandais. La fondation NXT permet de donner une interface convenable aux interlocuteurs fonctionnant encore selon les vieilles règles, tout en laissant la communauté suivre son propre mode d’être. Elle n’est pas là pour diriger, mais pour faciliter

Mais les auteurs ne dissimulent pas que la décentralisation se heurte à bien davantage qu’un simple trait de caractère ou une habitude commode de l’humanité : la délégation des pouvoirs a aussi rendu de fiers services à l'humanité ! Là encore, décentraliser un network est une chose, le faire d’une communauté est toute autre chose. Les développeurs ont une importance vitale, mais pour autant ils ne guident pas la communauté. Celle-ci fonctionne sur la base d’initiatives individuelles diverses qui rencontrent, ou non, un écho concret. De l’extérieur, cela peut paraître un grand, long et souvent bruyant désordre. Mais en réalité, disent-ils, le cercle du possible n’est pas prédéfini à l’origine par un leader, il est en construction permanente par la communauté. Un leader mènerait de A à B, prédéfinis. Des négociateurs permettent qu’in fine, du travail soit accompli, et que le point B ne soit pas perdu de vue.

Danse, 1566

Je n’entrerai pas dans le détail de la présentation de nombreux projets permis par le protocole, développés puis portés par la communauté : l’Alias, l’Arbitrary Message, l’Asset Exchange décentralisé et non régulé (sinon par la réputation) et sur lequel sont échangés près de 700 assets forgés comme des colored coins, la plateforme de crowdfunding MS (Monetary System) où chacun peut créer sa devise, ou le NXT Market Place, encore très confidentiel. Tout en en détaillant les caractéristiques, les auteurs avouent que ces aventures se déroulent encore dans un monde tout petit monde assez fragile, pour lequel le bitcoin reste la principale passerelle vers le monde traditionnel.

NXT se présente pourtant comme a revolutionary tool for business dans un monde du business pour lequel blockchain fut d’abord un buzzword fort creux. Le récit de Roberto Capodieci figure sans doute là pour suggérer ce que des solutions d'échange décentralisées peuvent concrètement apporter dans les affaires. En même temps, les chapitres présentant les possibilités de vote ou de mélange des transactions (coin shuffling) sur NXT ne paraissent pas cibler en priorité le business en priorité !

Portement de croix 1564Plus sincère que bien des ouvrages écrits par des utopistes ou autres "faiseurs de systèmes" Snapshot ne cache ni les limites, ni les erreurs. Le rêve parfois vire au cauchemar.

Cette nouvelle technologie n'est pas seulement une expérience sociétale, c'est aussi le développement d'un projet à plusieurs millions de dollars, et qui pourrait un jour se peser en milliards. Il a connu ses trolls, ses scams, mais aussi ses conflits.

Cependant comme Bitcoin repose sur les mathématiques, NXT prétend reposer sur la coopération sans laquelle il ne vaudrait plus rien. Le chapitre "The fork" est à cet égard instructif quant aux grands débats (et aux petits travers) qui ont pu animer la communauté : la blockchain est-elle faite pour stocker de l'information plutôt que pour distribuer des messages et permettre une vérification future (et sans tiers) des données ? comment rendre acceptable par tous l'introduction de changement rendant incompatibles deux versions du protocole ? Comment faire évoluer une blockchain constamment exposée aux feedback du business, bien davantage encore que celle de Bitcoin ?

Enfin le dernier chapitre concerne Ardor, NXT 2.0, non pas un fork mais une innovation que son promoteur présente avec la nette distinction de ses deux jetons, l’un utile à la validation, l’autre à la transaction. On gagne évidemment en scalability. On y gagne surtout (qui donc ?) en chacun chez soi. Chaque chaîne fille a son propre jeton représentatif de son propre objet, et fait payer ses fees de transactions (lesquelles peuvent avoir leurs règles propres) avec ce jeton. Ardor, c’est Blockchain as a Service, présentée implicitement comme le sens de l’histoire

Mais en contrepoint des questions de ces deux derniers chapitres, questions qui ne sont pas sans écho dans l’actualité du bitcoin ces jours-ci, surgissent d’autres questions : le lead developer est-il un leader ? et sinon, est-il un esclave ? En terme moins politique, on se demandera comment peut-on être sûr de ce que l’on mange en salle quand on entend les gens s’engueuler dans la cuisine ? Enfin on notera que du forum au slack puis à la mailing list, l’instrument choisi pour communiquer en dit bien long sur une communauté.

Comme le note en conclusion Robert Bold, l’univers crypto paraît encore à ce jour davantage préoccupé par sa guerre civile permanente (et infantile) que par une mise en ordre de bataille face aux fiat, lesquelles ont toutes les armes (lois d’exception) pour survivre à toutes les crises que leurs défauts mêmes engendrent. Il plaide pour des attitudes plus diplomatiques, entre cryptos, vis à vis des institutions financières et de la part de celles-ci. On ne peut qu’approuver !

                       ***

Quelle conclusion tirer, pour ma part ? Il y a dans toute cette aventure un incontestable côté Jeux d'enfants ou pour le dire comme l’un des auteurs a glamorous tale of geeks changing the world with Java code quitte à le faire comme des apprentis sorciers un rien psychorigides.

Jeux d'enfants 1560

Pourtant, parfois, sous l’ambition d’être unsurpassable, il sourd comme une sorte d'amertume, qui n'est pas sans évoquer ceux qui se voyaient déjà en haut de l'affiche:
d'autres ont réussi avec peu de voix et beaucoup d'argent
moi j'étais trop pur, ou trop en avance...

Si les « bitcoin evangelists » n’ont manifestement rien à envier, pour l’ardeur, à ceux de NXT, on se demande parfois, à la lecture de cet ouvrage, si les développeurs NXT font lire tout cela tel quel à leurs clients… et quand on lit bien des anecdotes, on s’étonne un peu de voir les prudents banquiers adopter NXT tellement plus facilement que Bitcoin comme support de leurs expériences.

J'ai donc lu ce livre avec curiosité, parfois un peu d'étonnement. En y trouvant davantage de politique que de technique. Je ne sais pourquoi, c'est à l'évocation de la Fondation logée aux Pays-Bas (comme on disait jadis) que j'ai commencé à songer à l'illustrer comme je l'ai fait.

Carnaval et Careme 1559

On lira ici une interprétation marxiste de la peinture de Brueghel insistant sur l'absence d'autorité centrale, en l'espèce, de l'église catholique. Ce qui m'a frappé, tandis que je menais mon travail, c'est que si dans certaines scènes de Brueghel le peuple est ordonné par une activité, spécifique et temporaire (le repas, la danse) il est, à l'état ordinaire, représenté sans ordre perceptible. Et que pourtant cela semble faire sens. Je trouve que certaines toiles offrent d'assez belles métaphores d'un système décentralisé. Voici une chose sur laquelle je reviendrais volontiers !

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59- La Blockchain d'un monde qui change

By: Jacques Favier

couvertureLa publication de La Révolution Blockchain de Philippe Rodriguez donne, par son sujet, par sa date de publication et malgré son titre un signal intéressant.

Certes le titre (on reviendra sur le sous-titre) est un peu galvaudé depuis que Don Tapscott a utilisé l'expression : le caractère révolutionnaire de la blockchain a eu tendance à se fondre dans la fureur de mots qui emporte aussi les fintechs, les bigdata et tant d'autres choses, parce qu'ici comme ailleurs s'applique la trop fameuse sentence de Tancrède Falconeri dans le Guépard, réplique culte que cite d'ailleurs Rodriguez.

Mais le brin d'audace est à l'intérieur du livre, qui traite d'abord du Bitcoin, en cette année 2017 où il y a fort à parier que bien des gens vont redécouvrir le bitcoin que des gourous désinvoltes leur avaient jadis conseillé d'oublier.

En UkraineEn commençant son récit par Bitcoin, non pour l'évacuer comme le font les opportunistes mais pour le montrer au coeur même des révolutions du siècle, avec notamment l'image célèbre des QR Codes brandis place Maidan, Rodriguez montre que pour lui, la révolution c'est d'abord une monnaie sans banque et sans Etat, sans censure et sans surveillance.

Au-delà de Bitcoin, nous dit Rodriguez, la révolution blockchain n’est pas un simple épiphénomène technique ou technologique de l’évolution de nos économies et de nos sociétés. Elle s’inscrit, au contraire, dans de grandes révolutions de notre temps, qui sont autant de défis pour nos modes de consommation et de vie. Le monde change autour de nous et la technologie ne fait que s’adapter aux nouvelles réalités qui nous entourent.

En clair l'auteur délaisse le chemin des contrebandiers qu'empruntent ceux pour qui la blockchain doit juste faire gagner une (généreuse mais hypothétique) poignée de milliards aux banques et automatiser leurs services titres, au détriment de la petite-bourgeoisie du middle-office. Certains consultants abondent dans le sens de leurs clients note d'ailleurs Rodriguez.

L'auteur n'élude pas l'arrière-fond de crise politique globale. Là où les juristes et économistes officiels brandissent encore leur confiance jamais expérimentalement vérifiée dans nos institutions, Rodriguez note que crises bancaires et monétaires ont non seulement montré l’essoufflement de notre modèle économique général, mais elles ont aussi interrogé la véritable souveraineté des États et de nos gouvernements face aux pouvoirs de l’argent et de la finance. Au fond, sur le modèle de la théorie du cygne noir de Nassim Taieb, ces crises à répétition nous ont fait envisager l’idée que notre modèle économique pouvait avoir une fin en soi et qu’il fallait, en conséquence, savoir envisager sa mutation à moyen terme.

surgit un cygne noir...

De tout ce qui crée le malaise actuel, société de surveillance et dérive autoritaire, des crispations de l'ancien monde, le livre fait un exposé assez complet.

Il voit dans la blockchain le rouage essentiel d'une nouvelle économie qui re-développerait les communs de jadis, voire les re-sacraliserait. A côté de la technologie, il y a donc une communauté, essentielle. Les développeurs, les hackers, les informaticiens, les mathématiciens, mais aussi les économistes, les entrepreneurs et les politiques auront tous un rôle à jouer dans cette évolution de notre communauté, car le pari n’est pas seulement économique et politique, il est aussi technologique et social. Plus loin, l'auteur, qui donne un aperçu assez large de la culture (romanesque, cinématographique...) qui a vu naître Bitcoin, ajoute qu'au fond, la révolution blockchain a d’abord été une affaire de culture, de littérature et d’esprit avant d’être mise sur pied par des ingénieurs et des techniciens. Je ne sais si l'on peut dire avant, ou si en même temps ne conviendrait pas mieux : c'est un point de détail. Il est clair en tout cas qu'il n'y a pas, en tout cas, de "technologie blockchain" qui viendrait avant, à côté ou derrière le bitcoin.

Les puristes regretteront donc l'assertion selon laquelle Blockchain et bitcoin sont ainsi deux frères jumeaux, longtemps confondus, aujourd’hui reconnus dans toutes leurs différences. Pour moi, on le sait, le débat est du type oeuf-poule. On peut donc certains jours en faire l'économie...

La seconde partie ("Que nous apprend l'économie sur la Blockchain ? ") remet aussi le phare, dès les premières pages, sur le bitcoin.

Certes qualifié (prudence de banquier?) de "quasi-monnaie", Bitcoin permet de changer de monnaie, et Rodriguez a le mérite de ne pas nous emmener illico très au-delà du paiement comme le font tant de charlatans qui se gardent bien ainsi de parler de paiement. Pourquoi vouloir changer la monnaie ? demande-t-il. Parce qu’elle est, pour ainsi dire, le pouls d’une économie, le sang coulant dans ses veines et alimentant chacun des organes de la société, et que les récentes crises économiques ont montré que du sang neuf était plus qu’essentiel à la revitalisation du corps sociétal.

au coeur de la revitalisation du corps social ?

L'histoire de la monnaie est peut-être exposée trop longuement par rapport au sujet du livre. De plus, je ne peux souscrire à la présentation (très libérale) de la naissance de la monnaie à partir du troc, mais la moitié de mes amis bitcoineurs au moins adhèrent à ce mythe...

Une invention vraiment admirablePas davantage je ne partagerai l'enthousiasme que l'apparition du billet de banque en Chine est censé provoquer : l'auteur passe sous silence la dévaluation de 80% que représente le Zhiyuan chao de Kubilai Khan en 1287, la suspension de convertibilité en 1374 et finalement l'interdiction de ces billets par l'empereur Ming Renzong sous peine de mort au début du 15ème siècle.

Ce sont là des critiques bien marginales. Je suis plus embarrassé quand Rodriguez semble cautionner l'OPA de Menger, Mises et Hayek sur Bitcoin. OPA posthume, évidemment, et opérée par John Matonis. Il ne s'agit pas de nier une filiation évidente, mais l'idée de dénationalisation de la monnaie remonte bien avant l'école autrichienne (disons jusqu'au 14ème siècle qui fut celui d'Oresme), et la volonté de créer un "or numérique" suggère aussi d'autres filiations. Enfin le Bancor de Keynes aurait pu être mentionné.

Les explications techniques sont très accessibles, évidemment au prix d'une réelle simplification, et de l'oubli de certaines finesses qui font la beauté de l'édifice. Mais elles tendent vers une conclusion plutôt exigeante : si l’on remplace les mineurs par des entreprises qui sont autorisées à miner, si l’on remplace la multitude des apports en puissance informatique, ces systèmes diminuent d’autant leur crédibilité en termes de sécurité et d’indépendance. Ça a le goût de la blockchain, la couleur de la blockchain mais ce n’est pas de la blockchain

pendant qu'on y est ...

Enfin la dernière partie aborde les usages futurs possibles de la blockchain au regard de la double modification de l'identité et de la propriété, ce qui est un angle intéressant, de la mutation énergétique, de l'exigence sans cesse accrue de transparence dans toutes les relations et transactions, de l'évolution (annoncée par Bersini) vers une société assurantielle. Bien sûr, dans ce catalogue de promesses de haut vol, les considérations de mise à l'échelle ou d'interopérabilité restent un peu sous les nuages. Et, en dépit d'un morceau sur la "titrisation blockchain", le rapport entre actifs digitaux et actifs numériques est parfois un peu flou.

Pour finir, la politique n'est pas oubliée, et c'est là que le sous-titre prend vraiment son sens: Algorithmes ou institutions, à qui donnerez-vous votre confiance?

L'ironie perce parfois, comme lorsque Rodriguez met en face à face l'explosion du nombre de gens employés à réglementer ou surveiller la finance et le peu de résultat en terme de confiance suscitée. Même si l'on voit mal par quel moyen notre Etat sclérosé accoucherait à court terme d'une démocratie liquide (un coup d'état informatique pour nous libérer de règlements contraignants, d’usages dépassés, de relations desséchées ?) ni inversement en quoi l'organisation sur une blockchain nantaise du référendum sur l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes rendrait les points de vues des uns et des autres mieux réconciliables, il faut bien dire que l'enthousiasme de l'auteur, sourcé chez Don Tapscott, est sympathique.

Oui la blockchain est un chantier de pionniers civiques engagés dans de grandes transitions.

Le principal mérite, à mes yeux, de cet ouvrage touffu est de finir, comme il a commencé, sans éluder la monnaie comme point nodal des visées du protocole d'échange qu'est Bitcoin.

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58 - Sacré labyrinthe

By: Jacques Favier

Avec quelques membres du Cercle, visite au Labyrinthe d'AmiensJ'avais été amusé, en octobre 2016, en lisant un papier où Pierre Noizat comparait les pyramides (elles ne me laissent jamais indifférentes) et les cathédrales à des preuves de travail monumentales destinées, pour le citer, à témoigner d'une capacité phénoménale à mobiliser les énergies des sujets et des croyants. Sans la moindre concertation, j'avais publié la veille un papier sur la preuve de travail de Penelope qui m'a, depuis, valu quelques allusions caustiques que je ne pouvais pas imaginer alors.

Je n'avais évidemment rien de cela en tête quand il fut décidé en janvier que notre prochain repas du Coin aurait lieu à Amiens, occasion de nouer des liens avec la Tech Amiénoise. Mais je ne me projette jamais dans l'avenir qu'avec un oeil vers ce que le passé nous lègue de beau, de grand ou d'instructif.

La cathédrale d'Amiens n'est pas seulement la plus vaste de France (dût l'orgueil des parisiens en souffrir) c'est aussi... celle qui m'impressionne le plus. En songeant à retourner y faire visite, j'ai eu une illumination : le "labyrinthe" tracé sur le dallage de la nef, parce qu'il a rapport à quelque chose de compliqué, contient un message qui nous concerne.

J'ai invité quelques amis à venir le voir, avant de livrer ici mes réflexions.

Le labyrinthe d'Amiens surveillé par un ange

Le sujet du labyrinthe est immense. D'abord parce que cette figure, présente dès le paléolithique, date de bien avant que les Grecs ou les Crétois ne lui aient donné son nom de laburinthos (λαβύρινθος), terme dont l'étymologie est d'ailleurs un peu mystérieuse.

Logo MH, le labyrinthe de Reims styliséNotons juste que la racine du mot se retrouvant dans la labrus (λάϐρυς), sorte de double-hache utilisée dans les cultes minoens, mais aussi dans le mot anatolien pour roi (labarna) le labyrinthe a sans doute affaire dès l'origine avec le monument, la puissance et la force.

Est-ce pour cela que l'on a adopté le tracé de celui de la cathédrale de Reims comme logo des Monuments historiques ? Je l'ignore, mais cela me parait significatif.

Je ne vais donc pas reprendre tout ce qui a été écrit à ce sujet, notamment par l'ineffable Jacques Attali pour qui le labyrinthe apparaît entre autres comme un langage avant l'écriture, chose que j'ai tendance à penser de la monnaie. Je veux, pour moi, me concentrer ici sur les seuls "labyrinthes de cathédrales" en mettant en perspective le "travail" qu'ils induisent avec le "travail" qui intéresse Bitcoin.

Le thème du labyrinthe n'est pas biblique, et la culture chrétienne ne s'en est saisi que tardivement pour s'imposer véritablement au 12ème et surtout au 13ème qui est le grand siècle des cathédrales. Des labyrinthes sont figurés sur le dallage de nombreuses cathédrales, particulièrement en France, à Amiens ou comme ici à Chartres.

À Chartres, un labyrinthe du 12ème siècle

Parcourir, à genoux bien sur, cet ultime trajet était proposé comme un travail physique et spirituel à ceux qui arrivaient à pieds, parfois d'assez loin, et pour qui la cathédrale était le but d'un petit pèlerinage. Pèlerinage modeste certes, le seul cependant que les gens les plus simples pouvaient accomplir et auquel il convenait que l'Eglise donnât du sens.

Si le labyrinthe des cathédrales s'appelait parfois chemin de Jérusalem voire chemin du Paradis c'est qu'en le parcourant ainsi dans un réel effort, ceux qui n'iraient jamais en Terre Sainte pouvaient arriver au centre de la figure, symbole de la Jérusalem céleste.

de ht en bas : Ravenne, Bayeux, Cologne, Saint-Quentin, Reims, Amiens et Saint-Omer

Ces étranges figures, qui ont parfois des petits airs de circuit imprimé ou de QR Code, sont riches d'enseignement.

Un premier détail me frappe. Ces "labyrinthes" ne sont que de simples anneaux ou octogones concentriques (thématique religieuse sur laquelle je ne m'étendrai pas ici) et jamais des "dédales", même si le motif central de celui de Chartres, détruit en 1792, semble avoir représenté l'architecte Dédale, le héros Thésée et le terrible Minotaure.

Si le labyrinthe antique amenait à combattre un monstre, ceux des cathédrales sont faits pour se prouver quelque chose à soi-même. Du premier il était difficile de ressortir, dans ceux-ci inversement, il est difficile de pénétrer. Bref, voici peut-être une image du paradigme hard to find, easy to check...

D'autant, second détail, que dans presque tous les labyrinthes, on se retrouve fort vite près du but. Comme si l'oeuvre à accomplir était en soi assez simple. À Amiens, le pèlerin qui se tient à l'entrée de la figure n'est qu'à 6 mètres seulement du Paradis. L'essentiel est de valider ce court voyage par un travail bien plus long.

Troisième détail : avec 234 mètres à parcourir, le labyrinthe d'Amiens est relativement court : celui de la basilique de Saint-Quentin, dans l'Aisne voisine, représente un trajet de 260 mètres et celui de la cathédrale de Chartres atteint les 261,55 mètres. On note cependant que l'ordre de grandeur est constant. Pourquoi ?

Parce que le labyrinthe est moins affaire d'espace que de temps, ou que les deux notions sont ici réunies. On trouve parfois l'expression de chemin d'une lieue. Le trajet à genoux sur le labyrinthe est censé prendre le même temps qu'un trajet d'une lieue à pieds. Or la lieue, cette vieille mesure dont l'étymologie est peut-ête gauloise et dont la mesure exacte variait jadis d'une province à l'autre (en tournant toujours autour de 4 de nos kilomètres) représentait pour nos anciens... la distance qu'un homme parcourt à pied en une heure.

Autrement dit l'effort est sensiblement le même pour tous, d'un labyrinthe à l'autre, et il se mesure en temps.

Enfin, dernier détail, plus subtil : les labyrinthes ont toujours leur entrée vers l'Ouest, côté du soleil couchant et de la mort, côté par lequel risquent de pénétrer fantômes et démons. Leur imposer l'épreuve du labyrinthe est donc d'abord une mesure renforçant la sécurité du saint monument ! Le diable reste piégé dans un tel parcours soit parce que sa nature (διάβολος, dia-bolos, celui qui s'insinue, qui passe par une faille) le lui interdit soit encore parce que, dit-on, il ne se déplace qu'en ligne droite. Il n'a pas la capacité d'effort du pèlerin.

Par cet effort, que gagnait, justement, le pèlerin ? L'erreur serait ici de projeter au 13ème siècle les abus les plus criants du 16ème siècle et d'oublier que par définition ceux qui effectuaient ce pèlerinage un peu dérisoire n'avaient guère d'argent à donner, mais seulement de la valeur à créer par leur travail et leurs efforts.

Ce qu'on gagnait ici n'avait pas de valeur intrinsèque, n'était pas gagé par la monnaie légale, n'avait pas la garantie de l'Etat. Mais aux yeux des pèlerins du labyrinthe, que cela diminuât la dette de leurs péchés ou que cela augmentât à l'actif leurs richesses dans un autre monde, c'était précieux !

L'institution, qui avait d'abord toléré cet instrument de foi naïve trouvait sans doute que ce moyen de gagner le Ciel manquait de régulation. Au 17ème siècle un chanoine de Chartres râlait contre un amuse-foi auquel ceux qui n'ont guère à faire perdent leur temps à courir et tourner. Au 18ème siècle, on les effaça ou on les détruisit un peu partout, à Sens, Poitiers, Arras. Même celui d'Amiens fut sacrifié : celui que nous admirons aujourd'hui n'est plus celui de 1288, déposé en 1825, mais celui que l'on reconstitua quelques années plus tard.

À Reims il avait été enlevé dès 1775, parce que les rires des chenapans sautant à pieds joints sur le dallage où l'on sacrait nos rois gênaient les chanoines. Le symbolisme et le graphisme de ces monuments parlent sans doute davantage à notre époque. Le labyrinthe de Reims fut recréé, depuis 2009, par un jeu d'éclairage.

virtuel

De sorte que tous les monuments historiques de France ont comme emblème ... un monument virtuel !

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57 - La Boucle (le temps, c'est de l'argent)

By: Jacques Favier

Time is money. Le mot célèbre de Benjamin Franklin courait semble-t-il les rues depuis le grec Antiphon, qui aurait dit le même chose avant de mourir exécuté en -410, ce qui est en somme une façon de faire faillite.

Le problème c'est que chacun formule cette analogie dans un contexte et un propos bien différents. Le libertaire hédoniste antique trouvait sans doute stupide de perdre un temps compté à travailler dans une vaine quête de fortune ou d'honneurs. Mais son mot (*) est rapporté par un historien dissertant cinq siècles plus tard au sujet d'une perte de temps fatale à l'action. Enfin l'américain modeste, tôt mis au travail, trouvait impie de perdre à ne rien faire une heure qui pouvait être consacrée au négoce. Aucun des trois ne parlait évidemment du travail de l'argent, travail qui consiste essentiellement, au grand scandale des moralistes, à attendre l'échéance en regardant passer le temps.

la clepsydre de karnakOn évoque classiquement ce que l'on doit à nos ancêtres babyloniens, qui conçurent en regardant le ciel le temps cyclique, celui que l'on retrouverait. Les Égyptiens, eux, regardaient couler dans leurs clepsydres le temps que l'on perd. Et ce n'est pas pour rien que l'on parle d'argent liquide. Il file entre les doigts comme le temps dans la clepsydre.

Mais depuis les Grecs, et même depuis les Lumières, le temps et l'argent ont tous deux changé de nature. Que faire aujourd'hui du lieu commun métaphorique de Franklin?

Au commencement, l'argent, valeur intrinsèque et concrète qu'en français on désigne par le nom d'un métal précieux mais par essence stérile, ne pouvait guère croître en faisant travailler le temps, qui n'appartient qu'à Dieu. Il pouvait cependant s'amasser avec le temps de travail de l'homme. Ainsi accumulé il devenait une potentialité dans le temps à venir, la célèbre liberté frappée de Dostoïevski.

Certes, dans leurs échoppes, de vils usuriers le prêtaient contre d'impies intérêts. Au bout de quelques générations ils furent nobles, fournissant aux rois crédits et maitresses puis, au prix de quelques victimes collatérales, survécurent aux révolutions et s'installèrent au pouvoir. Au bout du compte, l'argent aujourd'hui n'est plus que ce qu'on leur doit à eux.

Le voleur de tempsUn économiste espagnol, spécialiste de l'innovation, et qui est aussi romancier, Fernando Trias de Bes, a publié en 2006 une satire amusante à ce sujet. Le héros ne travaille essentiellement que pour payer les intérêts de ses emprunts. Il a un jour l'idée de vendre du temps. Son entreprise devient florissante, mais si les gens achètent du temps c'est pour ne rien faire... et l'économie ne tourne plus. Il faut légiférer...

Sans me vanter, j'y avais songé moi-même 20 ans plus tôt (*) dans un scenario où c'était l'État lui-même qui prenait cette initiative. Pour le reste, je renvoie à mon billet sur le livre de Maurizio Lazzarato Gouverner par la Dette.

Et le temps ?

time machineEn assénant régulièrement que le temps n'existe pas ou que son écoulement est une illusion, le physicien Thibault Damour provoque des polémiques diverses (*). Le temps, tel qu'en parle Etienne Klein (*) échappe au langage, à la philosophie et à la mathématique. Mais il ne semble pas perturber les financiers.

À ma connaissance, nul débiteur ne l'a invoqué pour contester le bien-fondé des intérêts dus. Au demeurant le temps des banques est spécifique, purement conventionnel. Ses unités sont contractuelles, les années n'y ont que 360 jours et le mot jour fait l'objet de longues dispositions.

Personne n'a réussi à remonter dans le temps ( j'y reviens dans un instant) pour rembourser moins que le nominal.

Le bitcoin est une monnaie qui entretient une relation bien plus complexe avec une temporalité elle-même spécifique.

C'était par une réflexion proprement « chronologique » que Bayer, Haber et Stornetta en étaient arrivés en 1993 à construire un horodatage numérique intrinsèque : « pour établir qu’un document a été créé après un moment donné, il est nécessaire de rapporter des événements qui n’auraient pu être prédits avant qu’ils ne soient arrivés. Pour établir qu’un document a été créé après un moment donné, il est nécessaire de provoquer un événement suscité par ce document et qui puisse être constaté par des tiers. » Le vieux sophisme post hoc ergo propter hoc trouvait enfin un fondement technique.

La succession linéaire des blocs a suscité le premier temps universel propre au cyberespace, ou du moins sa première chronologie. L'historique de la Blockchain est en effet certain et irréversible, mais surtout il est autonome. Même si l'on trouve un peu partout qu'un nouveau bloc est validé toutes les 10 minutes environ, le tic-tac de cette montre n'est pas ajusté sur la rotation de la terre ou les oscillations de l'atome de cesium.

out of time

De plus ce tic-tac irrégulier ne suit pas ce que les mathématiciens appellent une loi normale mais une loi exponentielle, comme celle qui régit les passages du bus. C’est une loi qui modélise la durée de vie d'un phénomène sans mémoire, sans vieillissement et sans usure, d’un phénomène pour lequel le fait qu’il ait déjà duré un certain temps jusqu’au temps t ne change rien à son espérance de durée à partir du temps t.

Le temps de la blockchain sous le principe d'incertitude

Dans une étude (*) réservée aux lecteurs férus de science, le mathématicien Ricardo Perez-Marco commence par rappeler le statut du temps dans la mécanique quantique, et la part de mystère ou de controverse qui l'entoure encore. Ensuite il note que le temps de la blockchain est un temps spécifique (toute référence à un temps exogène violerait en effet le principe de décentralisation) mais qu'il est fonction d'une donnée exogène : l'énergie consacrée au hash. À tout moment on a une incertitude sur ∆E, et finalement une équation ∆E = k.H (où H est le hashrate). Par là, c'est le principe d'incertitude de Heisenberg qui pointe le bout de son nez. Car on a un système de type ∆E.∆t∼ħ0 où la constante de Planck réduite, ħ0, est fonction de la difficulté du moment.

bitcoin et le tempsNous voilà bien! Comme dit l'ami Cyril Grunspan, ça laisse songeur...

Ce que ne dit par le mathématicien, c'est que quelque part il doit y avoir une corrélation, voire une équation que je suis bien incapable de proposer (d'autant que la difficulté et la récompense sont deux valeurs discrètes) entre la difficulté, donc le temps, et la valeur de la récompense, donc le cours du bitcoin. Le temps c'est de l'argent.

Comment l'argent lui-même voyagerait-il dans le temps ?

Les gestionnaires de (grosses) fortunes peuvent parfois envisager des placements sur des échéances dépassant sensiblement l'espérance de vie humaine. Ils ne devraient pas tarder à venir à Bitcoin.

Il y a eu une expérience concrète de voyage dans le temps : lorsque les pays de l'Est ont entrepris dans les années 90 de restituer les biens confisqués à la fin des années 40. Ceux qui retrouvèrent des forets ou des immeubles s'en trouvèrent mieux que ceux qui avaient perdu des actions ou des comptes en banque. Cela a-t-il fait l'objet d'études ?

Un film de science-fiction très malin et considéré comme un modèle, Looper livre une réponse très simple (et bien peu techno !) à la question de savoir en quel argent un être du futur pourrait nous payer aujourd'hui : en lingots d'argent. Sans banque et sans État.

l'argent des loopers

Dans Looper, des tueurs à gage reçoivent, d'un futur dans lequel la surveillance électronique a rendu le meurtre un peu difficile, des victimes ligotées portant quelques lingots d'argent cousus dans leur camisole. S'ils trouvent des lingots d'or, c'est que ...

Le mot looper vient du mot anglais qui désigne une boucle. Les boucles s'imposent fatalement aux scénaristes de voyages dans le temps. Souvent, un rien de quantique et un soupçon d'univers jumeaux ou parallèles permettent de trouver des solutions cosmétiques. Évidemment la boucle concerne ici d'abord le destin du tueur lui-même. Mais la circulation de l'argent y forme aussi une curieuse figure.

Je renvoie en revanche à un commentaire savant (en anglais) sur les raisons du choix de l'instrument de paiement. Cela nécessiterait un billet entier.

vers le futurAu grand désespoir du geek adepte du Bitcoin et de la SF, et même si Bitcoin est beaucoup plus proche d'un métal précieux que d'un bout de papier fiduciaire ou d'une écriture dans une banque, il est clair que la chronologie intrinsèque de la blockchain interdirait un tel paiement vers le passé et que la solution de Looper est bien plus crédible !

Consolons-nous de cette frustration sans grande conséquence pratique :

Bitcoin, qui permet des paiements aisés vers le futur lointain, est une monnaie d'à-venir !






Pour aller plus loin :

  • Tous les sites américains renvoient de Franklin (in Advice to a young tradesman) à Antiphon. Ensuite, c'est une autre histoire. Le mot du sophiste devait déjà être un lieu commun dans l'antiquité, car on ne le trouve que de seconde main, dans le chapitre 28 de la vie d'Antoine par Plutarque, dans lequel l'historien trouve navrant que le héros à la tête de linotte se soit laissé entraîner par Cléopâtre à Alexandrie, où il dépensa, dans l’oisiveté, dans les plaisirs et dans des voluptés indignes de son âge, la chose la plus précieuse à l’homme au jugement d’Antiphon, le temps. Pour mon ami Adli Takkal Bataille : οἴχεσθαι φερόμενον ὑπ' αὐτῆς εἰς Ἀλεξάνδρειαν ἐκεῖ δὲ μειρακίου σχολὴν ἄγοντος διατριβαῖς καὶ παιδιαῖς χρώμενον, ἀναλίσκειν καὶ καθηδυπαθεῖν τὸ πολυτελέστατον ὡς Ἀντιφῶν εἶπεν ἀνάλωμα,τὸν χρόνον. Le mot ἀνάλωμα signifie "dépense, perte" et il est explicité par πολυτελέστατον, qui signifie "très coûteuse".
  • Le bon temps, ma petite nouvelle datant de 1986 sur le principe de la vente de temps.
  • Un article sur Thaibault Damour et une polémique riche en invectives dans les commentaires
  • L'article cité de Ricardo Perez-Marco sur le temps de la Blockchain et le principe d'incertitude d'Heisenberg
  • J'ajoute après publication la présentation filmée d'un cours d'Etienne Klein suggérée par un de mes lecteurs : le temps entre le piège du philosophe pour qui le problème aurait été résolu par tel ou tel philosophe et l'illusion du taupin pour qui le temps est la variable t.
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56 - Bitcoin et Big Brother

By: Jacques Favier

bigbrotherProfesseur à l'Université libre de Bruxelles, Hugues Bersini vient de publier un petit ouvrage intitulé Big Brother is driving you qu'il présente comme de brèves réflexions d'un informaticien obtus sur la société à venir.

Alors que la réflexion sur la blockchain s'articule de plus en plus sur son rôle d'administrateur de confiance, et sur les avantages ou inconvénients d'une confiance de nature algorithmique, il est intéressant d'écouter ce qu'ont à dire les meilleurs connaisseurs des algorithmes.

Après celui de Cardon (déjà cité dans mon billet sur Fouché) le livre de Bersini est donc une lecture à recommander.

Ce scientifique fécond (plus de 300 articles), spécialiste reconnu de l'IA et des algos, de la logique floue et du comportement de systèmes complexes, pionnier dans l'exploitation des métaphores biologiques etc... nous dit que seule l'informatique sera capable d'apporter les solutions qui s'imposent avec la complexification du monde et la multiplication des menaces écologiques, économiques et sociétales. La virtualisation de toute information, la multiplication des modes de connexion, la transformation de tout objet en ordinateur rendent, écrit-il, possible la prise en charge totalement automatisée des biens publics. Bientôt des transports en commun impossibles à frauder optimiseront le trafic pour un coût écologique minimum, tandis que des senseurs intelligents s'assureront d'une consommation énergétique sobre, que les contrats financiers et autres ne souffriront plus d'aucune défection et que les algorithmes prédictifs préviendront toute activité criminelle. big eye Voilà pour le constat, assorti d'une prédiction : nous y consentirons.

''Face à l'urgence, nous accepterons de confier notre société aux mains d'un big brother "bienveillant". L'interdit le deviendra vraiment et la privation remplacera la punition. Mais le souhaitons-nous vraiment ?''

A cette question, je ne pense pas qu'il réponde vraiment, et d'une certaine façon la question est plutôt de savoir si nous avons vraiment intérêt à pousser jusqu'aux dernières conséquences cette logique.

faites au mieuxUne équivoque qu'il explicite de façon amusante : En Sicile, il est d’usage courant de transformer les feux de signalisation en de simples recommandations. Si de telles actions illégales sont rendues impossibles par la rigidité coercitive de nos algorithmes, il devient quasiment impossible de parvenir à en détecter les bugs. Et nos sociétés, dès lors, de se scléroser dans une intemporalité glaçante. L'algorithmique est-elle un autoritarisme comme un autre ?

c'est pour votre bienCes critiques sont recevables et méritent toutes l’attention. Elles plaident pour un compromis subtil entre une algorithmique toujours souple et des espaces de délibération morale uniquement réservés aux humains.

Parfois, le lecteur pourra trouver que la morale de l'auteur ne manque pas non plus de souplesse, ou aura du mal à approuver, au chapitre 11, l'idée qu'il est sans doute grand temps de reconsidérer quelque peu notre obsession de la vie privée.

Certes il écrit dans un pays qui n'est pas en état d'urgence, mais il me semble que le professeur Bersini ne perçoit qu'un possible processus vertueux (et, oui, pourquoi protéger les secrets des coupables?) et non l'évident processus totalitaire (à la fin tout le monde étant coupable, tout le monde craint, se censure et rase les murs). Je crains, pour ma part, que l'État post-démocratique n'ait retrouvé le postulat médiéval (tout homme est marqué par le Mal) sans garantir ni le secret de la confession ni le pardon des péchés...

si vous n'avez rien à à craindre, vous n'êtes pas des nôtres

Mais l'ouvrage se lit assez facilement et donne le plaisir que procure toujours la conversation stimulante d'un être non seulement savant mais cultivé. Pas si obtus que cela, le professseur bruxellois, certes un chouïa technocrate, mais philosophe souvent.

Le bitcoin, dans ce livre qui ne lui est pas consacré, n'arrive qu'au chapitre 8, avec une présentation fort classique, même si elle met bien en valeur sa nature de "bien commun", parfois oubliée. Mais c'est un peu partout, au détour de considérations qui ne le concernent pas au premier chef, que le bitcoineur trouvera de quoi alimenter sa propre réflexion.

Sur un point, Hugues Bersini est proche d'Andreas Antonopoulos. L'américain d'origine grecque parle d'inversion des infrastructures : comme les premiers automobilistes mal à l'aise sur des routes conçues pour le transport à cheval, le bitcoineur doit commencer son chemin dans un monde encore régi par le système financier du 20ème siècle.

infrastructures partagées

Les photos du début du 20ème siècle suggèrent en effet que la cohabitation a dû être rude !

Le bruxellois d'origine italienne dit cela à sa façon, notant que les trains connaissent encore des collisions frontales qu'ignore le métro : la destruction créatrice de Schumpeter a beaucoup de mal à s’attaquer aux infrastructures publiques de la dimension d’un chemin de fer. Il est par exemple évident que les modes plus récents furent bien plus simples à automatiser que leurs prédécesseurs, car pensés et conçus alors que les automatismes et l’intelligence artificielle pointaient leur nez dans les laboratoires. Il en est ainsi des lignes de métro modernes et de l’automatisation de l’avion au regard du train.

On peut ici songer aux impératifs et problématiques de sécurité, si radicalement différents concernant les avoirs en bitcoin et en monnaie fiat.

On ne peut non plus s'empêcher de songer aux possibilités qu'offre Bitcoin en lisant le chapitre 4 « Qui paye la casse ? ». On y trouve d'abord une réflexion classique sur le problème de la responsabilité d’un logiciel et de la conclusion d’une société de plus en plus « assurantielle » où toute notion de responsabilité humaine s’évanouit au profit de la seule solidarité et du dédommagement.

Puis Bersini livre une intéressante piste de réflexion : si on ne peut juger une machine (qui n’a pas de responsabilité car pas de personnalité juridique) c’est aussi qu’on ne peut juger un « calcul inconscient » comme le sont ceux qu'effectue l'intelligence artificielle : le responsable ne peut rendre compte de son méfait car toute introspection lui est devenue impossible , ni lui, ni aucun de ses nombreux programmeurs. L’ingénieur est hors circuit, incapable même d’expliquer la défaillance. Autant dire, me semble-t-il, que de telles décisions ont intérêt à s'inscrire dans un univers propre, doté, certes, d'un filet assurantiel... mais aussi d'un système transactionnel de type cryptographique, indépendant de la détention par les parties d'une personnalité juridique.

Je l'ai dit, le chapitre 11 ("Si vous n'avez rien à cacher") me parait pour le moins discutable. Le suivant ("les braves Internautes n'aiment pas qu'on suivent une autre route qu'eux") consacré à la police par réputation et aux lépreux du Web, réintroduit le bitcoin donné comme exemple de la robustesse d'un système décentralisé, auquel n'ont pas (encore?) accédé les systèmes de notation désintermédiés mis en place par les Airbnb et autres sites de mise en relation.

Personnellement, je n'aurais pas écrit que le bitcoin existe par la désintermédiation des banques en établissant un strict parallélisme avec les sites de partage de voitures qui existent par la désintermédiation des taxis d'antan. Car c'est peut-être ne voir dans Bitcoin qu'un protocole d'échange, sans prêter attention à ce que son token a de spécifique.

le paradoxe de l'oeufJe ne suis pas certain non plus de partager l'opinion selon laquelle on a égalemnt vu avec le bitcoin comment son composant stratégique le plus important, la "chaine de blocs", rend cet édifice monétaire pratiquement incorruptible.

Est-ce la blockchain qui rend le bitcoin incorruptible, ou le coût du minage (et ainsi la préciosité du bitcoin) qui rend la blockchain incorruptible? Vertige de poule et d'oeuf...

Sans entrer en débat sur les thèses principales du livre, il reste à l'historien un regret : le livre ne dit rien de la façon dont ce nouveau monde va (lui aussi) vieillir, du destin de ces archives sur le temps long. Les papiers jaunissaient, les films aussi. Les langues, les graphies évoluaient. Qu'en sera-t-il ? Les lois et les moeurs changent (les unes de façon discrète, les autres de façon continue, me semble-t-il), comment les algos épouseront-ils la dérive des unes et des autres ? Les big data conserveront-elles la trace de comportement et de transactions devenues illicites, dans un monde où chaque matin apportera son lot d'interdits nouveaux?

cherchez l erreur

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55 - Enjeux

By: Jacques Favier

Le bitcoin, qui avait vu sa volatilité se réduire doucement, vient de vivre un nouvel épisode de "yo-yo", assez largement compréhensible mais qui a permis le retour des imprécations : la finance casino, ce serait nous !

finance casino

Inversement, en suggérant, dans un récent billet, que certaines expériences de bases de données distribuées, présentées comme des blockchains-maison, consistaient sans doute à faire joujou avec l’argent, j’ai pu me montrer un peu dur tant vis à vis des banquiers, qui ne peuvent évidemment pas entrer sans combinaison dans le bassin des piranhas du bitcoin (même quand à titre individuel ils partagent la conviction que c’est ce grand bassin qui seul convient aux vrais sportifs) comme vis à vis des consultants qui sont bien obligés de passer par le pédiluve pour entrer dans la piscine.

le grand bain

Qu’y a-t-il de mal à faire joujou ? Cela fait grandir, dit-on.

En fait cela dépend du jeu. Le train électrique jamais ne remplacera le TGV, ni n’apprendra à le conduire ou à le vendre : il n’en est qu’un modèle réduit, comme on dit, une figurine.

Mais par ailleurs il y a des jeux vraiment initiatiques : l'amour (dont je ne parlerai pas ici), la guerre, l'argent. Du jeune Buonaparte dirigeant une bataille de boules de neige aux exploits de la Guerre des boutons on sait bien que jouer à la guerre, cela peut être la guerre, déjà. Et, comme je le suggérais, il n’ y a guère de différence entre une roulette vendue comme jouet et celle d’un casino (en cas de besoin, la première peut remplacer la seconde, surtout dans un clandé) ni entre un jeton de poker pour enfant (voire un haricot) et un jeton de cercle.

Disant cela, je rappelle toujours que le bitcoin tient énormément, à sa naissance, de la monnaie de jeu, et d'abord de celle que l'on fabrique soi-même pour jouer, de celle qui ne sert qu'à un cercle de complices ou d'initiés, puis de celle qui sert à jouer "presque" de l'argent au cours d'un subtil glissement qui a à voir avec la fin de l'enfance.

premiers billets

Durant des mois le bitcoin n’a guère eu plus de valeur qu’un billet de banque comme ceux que l'on imprimait jadis à l'encre et à l'alcool pour jouer à la marchande.

Avec Bitcoin, un miracle (un événement historique assez rare, si l'on veut) s'est produit : la monnaie ludique a muté en monnaie solide. Mais je suis toujours très étonné que cette période infantile de Bitcoin occupe si peu de place dans les récits et les analyses qui lui sont consacrés.

MehlJe songeais à cela quand je me suis plongé vers le Nouvel An dans un gros livre un peu ancien déjà : Les jeux au royaume de France du XIIIe au début du XVIe siècle de Jean–Michel Mehl.

Son 13ème chapitre, consacré aux « Enjeux » est tout à fait éclairant : il est exceptionnel, écrit-il d’emblée, que le jeu soit gratuit. Et pour évacuer l’hypothèse niaise de l’innocence enfantine : même dans le jeu enfantin, il est facile de déceler, sous les apparences de la gratuité, l’espérance d’une victoire comme la crainte d’une perte ou d’une défaite, définitive et humiliante.

Ce qui ne contredit point mon hypothèse d’une période infantile de Bitcoin. In utero, Bitcoin était déjà une monnaie, bien fol qui dirait le contraire.

Le jeu révèle l'existence de frontière de part et d’autre desquelles on se comprend mal : Si l’adulte ne comprend pas le jeu de l’enfant, c’est parce que ce dernier n’est pas à même d’expliquer quel est l’enjeu , ou alors que cet enjeu n’exerce pas la même séduction pour l’un et pour l’autre. Cela me fait songer à quelques face-à-face presqu’impossibles, comme celui dont j'avais été témoin le 16 novembre dernier à l'IHP entre le professeur Pierre-Charles Pradier et quelques jeunes bitcoineurs.

Il y a un monde dans lequel des gens de bonne foi (non obsédés par la drogue ou le terrorisme, conscients même de ce que ceux-ci sont très à l’aise avec le système officiel) ne voient réellement pas ce que l’anonymat, la décentralisation, l’absence de banque centrale peuvent bien apporter de si enthousiasmant aux sympathiques mais peu compréhensibles jeunes gens …

L'enjeu pour l'écosystème Bitcoin, c'est Bitcoin : pour les mineurs, pour les développeurs, pour les simples usagers, pour les "compagnons de route". C'est un système qui apparait purement spéculatif à des économistes (certainement désintéressés, par ailleurs) qui n'en voient pas l'usage pratique, et qui admettent le parallèle avec l'or mais en ajoutant immédiatement que l'or peut servir à la bijouterie alors que le bitcoin ne servirait à rien. Mais, outre qu'on voit mal pourquoi les bitcoineurs seraient les seuls à faire vœu de pauvreté, ceux qui comprennent les usages pratiques, industriels, ludiques même du bitcoin récusent évidemment l'idée qu'il soit une monnaie qui inévitablement va devenir une monnaie de pure spéculation comme me l'a asséné Madame Benssy-Quéré sur France Culture le 7 janvier.

Cette critique un peu moralisatrice élude la dimension de Bitcoin comme enjeu d'un jeu dont j'ai déjà eu l'occasion de rappeler qu'il n'était pas simplement intéressant mais qu'il est passionnant.

Autant dire que l’enjeu est le fondement du jeu ? Au regard de la linguistique, il est ce qui fait pénétrer au cœur du jeu. La question n’est pas de savoir s’il en est corruption du jeu ou non. Sans lui le jeu ne serait point.

Remplacez donc jeu par blockchain et enjeu par bitcoin dans certaines phrases de Jean-Michel Mehl, comme dans la précédente, ou bien encore dans celle-ci : Si le jeu n’est pas totalment réductible à l’enjeu, l’enjeu est tout le jeu en même temps qu’il le dépasse. Tout enjeu étant valeur, il faut que, misé, cette valeur demeure telle, le jeu terminé.

La notion d’enjeu fait par ailleurs entrevoir combien les frontières de l’univers ludique sont mal tracées. Avec elle, « l’univers du jeu acquiert même objectif et même moyen que celui du sérieux ». Plus l’enjeu est important, plus l’univers du jeu se confond ave celui du sérieux. L'historien a même ici une remarque que je trouve assez vertigineuse. Si les joueurs de jadis, dit-il en substance, avaient joué des haricots, nous n'en saurions rien aujourd'hui.

haricot

Quand on sait que la blockchain est (entre autres choses) un livre d'histoire, on ne peut que convenir de la justesse de l'observation. C’est l’enjeu qui justifie la trace écrite et par là permet l’histoire.

monnaie d'argent du duc de Bourgogne  Philipe le HardiSi c’est pour jouer, faut-il jouer gros ? L’examen de la comptabilité domestique des princes (comme le duc de Bourgogne Philippe le Hardi, qui bat monnaie et perd au jeu) montre bien que jouer gros est preuve de générosité, de noblesse.

Comme le note l'auteur, le véritable joueur n’est pas celui qui joue souvent des petites sommes, mais celui qui n’hésite pas à en engager quelquefois de très grosses. C'est exactement ce que nous apprend le paradoxe de Saint-Petersbourg...

En dépit du rituel « Bitcoin est une expérience, n’y investissez que ce que vous estimez pouvoir perdre », il est clair que l’on retrouve cette tension chez un certain nombre de traders en cryptodevises…

Significativement, le chapitre qui suit immédiatement celui des enjeux porte sur les tricheries et les violences qui accompagnent le jeu. L'historien rapporte bien des tours savoureux ou des épisodes croustillants de jadis. Mais surtout il montre comment le Parlement de Paris fait aisément le lien entre les jeux et les délits de tous pipeurs, jureurs et hasardeux.

Il y a là aussi, dans le ton sentencieux de l'autorité, un riche enseignement.

Si l'on se souvient du fil qui court d'un joueur impénitent, le chevalier de Méré, à un mathématicien philosophe comme Blaise Pascal, de ce dernier à Fermat puis à Bernoulli... on se dit que les joueurs (et les savants) ont autant rendu service à l'humanité que le Parlement de Paris.

A bon entendeur...

d'après Youl (et pardon à Youl pour la petite retouche)

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54- La monnaie de Marie-Thérèse défie toutes les règles

By: Jacques Favier

Bitcoin est une monnaie sans Etat, ce qui fait l'admiration des uns et clôt la discussion pour les autres, ceux qui ajoutent aux fonctions de la monnaie une essence politique qui ne saurait être que nationale, la nature supra-nationale de l'euro ne permettant même pas de rouvrir le champ des possibles. Sans essence régalienne et sans régulation politique Bitcoin ne sera jamais, disent-ils, et quelque soit son succès, qu'un actif spéculatif couplé à un processeur de paiement, pas une monnaie dans toute la majesté de la chose.

effigie r1780L'étrange destin international, et même méta-national, d'une grosse pièce d'argent, bien que portant l'effigie et le nom d'une grande souveraine, nous offre l'occasion de bousculer bien des dogmes régaliens qui encombrent encore les analyses.

Ce thaler aurait pourtant pu n'être que l'une des centaines de pièces frappées en Europe à partir du moment où d'énormes quantités d'argent furent extraites des mines de Bohême. Avant d'aborder son destin incroyable, il faut dire un mot du thaler et de Marie-Thérèse.

Le thaler

JáchymovIl y a en République tchèque une petite ville d’eau qui s’appelle aujourd’hui Jáchymov et qui s’appelait jadis Sankt-Joachimsthal, le val (thal) de Saint Joachim. Des mines d'argent y furent découvertes à partir du milieu du Moyen Âge. Dès 1518 on appela les pièces de 26 grammes d'argent produites sous l'égide du seigneur local les Joachimsthaler. Avec l'usage, le mot thaler s'appliqua à toutes les pièces peu ou prou de ce même format.

thaler de 1525 du comte Stephan Schlick (1487-1526)

Le territoire d'expansion du thaler fut d’abord l'Allemagne, qui servait de passerelle entre le Nord (et l'Angleterre) et le sud de l'Europe et ses ports vers l'Orient et l'Afrique. Cette position lui permit de rayonner, de circuler et d’être copié, d’autant qu’il devint aussi la monnaie des Etats de la famille de Habsbourg, qui depuis 1438 occupait sans interruption le trône pourtant électif du Saint-Empire. Il circula donc dans ces pays dits "héréditaires", Pays Bas, Espagne et aussi dans le nouveau monde. Le thaler de 26 g d'argent fut l'unité de compte de l'empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais.

Il change un peu et il s'allège de quelques grammes avec le temps. Aux Pays-bas, le reichsthaler allemand se dit rijksdaalder et donne le rixdale, monnaie frappée jusqu'en 1938. Le mot daalder donnera comme on sait le mot dollar.

Marie-Thérèse

En 1740 meurt Charles VI, 22ème Habsbourg à avoir occupé le trône impérial depuis 1273, et 14 ème consécutivement depuis 1438. Problème : il n'a comme héritier qu'une fille! Certes, de longue date, il a fait admettre, d'abord par sa famille, puis par ses États héréditaires, que cette fille lui succéderait. Mais en 1740 la nouvelle "reine de Bohème et de Hongrie" a 23 ans, 3 enfants et elle est enceinte. Fréderic de Prusse est le premier à l'attaquer, contestant les droits d'une femme à l'empire d'Allemagne ; il est suivi par le roi de France. La "Guerre de Succession d'Autriche" a commencé.

Cette guerre va durer 8 ans. Car dans les États héréditaires, on a fait le serment : Moriamur pro Maria-Theresia rege nostro, mourrons pour Marie-Thérèse notre roi.

En 1745 elle fait finalement élire son époux le duc François de Lorraine au trône impérial. Elle est officiellement impératrice-consort, et, trés amoureuse de son Franz, elle lui donne 5 fils et 11 filles, dont notre Marie-Antoinette.

double portrait

Sa statue devant la Hofburg à VienneIl y a bien eu ce thaler (ci-dessus) dit "au double portrait" où figura l'empereur en titre (avec pour ceux qui savent en lire les inscriptions presque cryptées de savantes variations de titulature entre les deux faces). Il suffit de dire que cet exemplaire, rarissimme, vaut environ 300 fois le prix d'un thaler ordinaire de l'impératrice, et que cette émission ne fut pas renouvelée.

Sa personnalité et sa pugnacité en imposent et pour tout le monde Marie-Thérèse sera simplement l'Impératrice, celle qui exerce la réalité du pouvoir. Et qui le garde à la mort de son mari, condamnant son fils à partager le trône impérial durant 15 ans...

Les thalers de Marie-Thérèse

Depuis qu'avec la Renaissance est revenu l'usage romain de l'effigie sur la monnaie, on a déjà vu des profils de reine : celui d'Elizabeth (reine d'Angleterre de 1558 à 1603) de Christine (reine de Suède de 1632 à 1654) ou d'Anne (reine d'Angleterre de 1702 à 1714).

Elizabeth Christina Anne

Malgré les circonstances un peu spéciales de son avènement, l'apparition de l'effigie féminine de la nouvelle reine puis impératrice n'est donc pas un fait absolument nouveau, et ne peut expliquer à elle seule le succès sans précédent de ses émissions.

1741 reine de HongrieEn 1741 le premier thaler de Marie-Thérèse (28,82 grammes à 875‰) est frappé à Kremnica au nom de MARIE-THÉRÈSE PAR LA GRÂCE DIEU REINE DE HONGRIE ET DE BOHÈME.

Le succès est immédiat, la demande est étonnamment forte. On frappe massivement dans les ateliers de Hall, Günzburg, Kremnica, Karlsburg, Milan, Prague et Vienne. Ce qui est frappant, c'est l'énorme succès de ces pièces dans l’empire ottoman, proche voisin (et ennemi séculaire) chez qui la frappe de numéraire a de tous temps été trop limitée et qui avait longtemps préféré la "piastre à colonne" des espagnols. Dès 1752, l'exportation des thalers, confiée à un financier viennois, est réglementée. C'est une ressource fiscale. Rançon du succès, il y a des faussaires.

Cette industrie assez primitive va de pair avec un relatif retard industriel sur d'autres puissances européennes qui ont trouvé mieux à faire. Le thaler n'est même pas frappé sur de l'argent local, l'Autriche étant depuis longtemps importatrice : rien à voir, donc, avec la situation qui avait été jadis celle de l'Espagne. Sa frappe tient plus de l'orgueil politique que d'autre chose. Au demeurant bien des thalers n'arrivent en Turquie, au Levant ou en Egypte que sur des navires de commerçants français qui en font provision pour ces marchés .

recto 1755Sur les émissions plus tardives (une émission praguoise en 1751 à 28,08 grammes, ou ici une frappe viennoise de 1756 à 27,20 grammes mais pratiquement identique) l'autorité de l'impératrice-reine s'est affermie.

L'inscription se lit ainsi : MARIE-THÉRÈSE PAR LA GRÂCE DE DIEU IMPÉRATRICE DES ROMAINS, REINE D'ALLEMAGNE DE HONGRIE ET DE BOHÈME.

Dès son règne, le thaler de Marie-Thérèse, à l'exclusion de tout autre thaler de même poids issus par d'autres princes, est diffusé le long de la mer Rouge et jusqu'en Éthiopie.

Refrappes posthumes

À partir de la mort de l'impératrice, chose sans exemple, parallèlement aux thalers à usage interne désormais ornés de l'effigie de Joseph II, les émissions de Marie-Thérèse continuent de plus belle, à 28 grammes mais à 833‰. Ces refrappes vont désormais porter la date de « 1780 », comme si on avait arrêté la pendule dans la chambre mortuaire. Et désormais le type est fixé et ne bougera plus. Veuve depuis 1765, l'impératrice porte le voile, mais montre sa poitrine. Deux détails qui laissent penser à plusieurs historiens que c'est le goût oriental que l'on a clairement voulu satisfaire.

posthume

L'inscription se lit (au recto) MARIE-THÉRÈSE PAR LA GRÂCE DE DIEU IMPÉRATRICE DES ROMAINS, REINE DE HONGRIE ET DE BOHÊME, et au verso orné des armoiries et des 3 couronnes impériale, hongroise et bohemienne, ARCHIDUCHESSE D'AUTRICHE, DUCHESSE DE BOURGOGNE, COMTESSE DU TYROL 1780.

la couronne de Rodolphe IIBref une monnaie toute "politique", celle d'un empire plus politique lui-même que commercial. Une sorte d'anti-euro. Une monnaie au décorum régalien à souhait, saturée de noms de pays disparates (et même perdus : la Franche-Comté de Bourgogne est française depuis 1678!) et de couronnes empilées... Mais en même temps une monnaie dont le caractère "souverain" ne tient finalement qu'à des éléments qui, de loin, sont purement folkloriques : quel turc, quel éthiopien saurait reconnaître la couronne de Rodolphe II sur le revers de la monnaie ? Qui craint encore l'aigle à deux têtes après Austerlitz, Wagram, Sadowa ?

Or cette pièce posthume va échapper à son époque et à son cadre politique.

bijoux Démonétisée en Autriche le 31 octobre 1858, 78 ans après la mort de Marie-Thérèse, son thaler continue pourtant son existence comme une monnaie internationale librement choisie par ses utilisateurs. Non seulement parce qu'elle est la monnaie préférée de peuples qui n'ont que peu ou pas de relations avec l'Autriche mais parce que très loin vers la Corne ou vers l'intérieur de l'Afrique, elle est connue, reconnue comme la meilleure monnaie, désirée comme une monnaie sure et belle et même comme un véritable ornement. Ce sera d'ailleurs et de loin la monnaie la plus souvent transformée en bijou dans l'histoire.

Tant et si bien que dès 1867, Londres, qui dans ses entreprises expansionnistes dans le Haut-Nil et Ethiopie se voyait refuser sa monnaie en paiement, dut pour financer sa campagne militaire en Ethiopie, commander des thalers à l'Autriche qui fournit 5 millions de pièces. Fabriquer de la monnaie pour le compte de tiers (ce que fait aujourd'hui la Monnaie de Paris pour 30% au moins de son chiffre d'affaires) était depuis longtemps un business model à Vienne, où l'on s'arc-boutait sur la doctrine selon laquelle la monnaie est une marchandise. Le plus fort est que ladite pièce est démonétisée dans le pays où elle est frappée !

La monnaie de Rimbaud

En Afrique orientale, le thaler s'intègre dans tous les échanges. À la fin du 19ème siècle on sait qu'en Ethiopie il vaut 4 lingots de sel (autre monnaie!) ou... 16 cartouches. Il circule par sacs entiers chargés à dos d'âne (souvent par des esclaves : un esclave vaut 4 thalers) jusqu'à Harrar où, en 1887, leur taxation (5% à l'import) par les Anglais, fait gronder Arthur Rimbaud.

convoyeurs de fonds en Ethiopie

Si les Anglais provoquent la colère du poète devenu trafiquant c'est que leurs concurrents locaux, les Italiens (qui ont pris à ferme les douanes éthiopiennes) commencent à faire frapper en masse à Trieste de nouveaux thalers de Marie-Thérèse qui vont servir leur de leur avancée militaire en Érythrée.

Via le Soudan, le thaler passe en Afrique occidentale. Au Darfour, un cheval valaut 10 thalers. Il s'intègre avec d'autres monnaies locales. Ainsi un thaler de Marie-Thérèse vaut 1500 à 2000 cauris au nord du Cameroun, et jusqu'à 5000 au Nigeria. On le retrouve également au Tchad, ou au Dahomey (Bénin).

5000 cauris

Le thaler de Marie-Thérèse est ainsi durablement inscrit dans le paysage, à des milliers de kilomètres de Vienne, et plus d'un siècle après la mort de son effigie. En Mauritainie et dans tout le "Soudan" français, on l'appelle thalari. En 1927 l'administration coloniale de l'AOF l'accepte en paiement, généralement pour 10 francs. Au Cameroun, les Vamé des monts Mandara ont utilisé le thaler pour payer les dots et ceci jusqu'en 2012, année qui vit le rachat massif de ces pièces sur les marchés officiels.

La monnaie de Mussolini

mussoliniÀ partir de 1935, afin de soutenir ses ambitions en Ethiopie, Mussolini décide de faire fabriquer de nouveaux thalers. Il fait l’acquisition auprès du gouvernement autrichien de coins qu’il fait transférer pour frappe dans son atelier de Rome puis de Milan. Peut-on hasarder l'idée que l'effigie de Marie-Thérèse ait été bien moins désagréable aux colonisés ou aux envahis que le mâle profil du Duce casqué?

Sans parler, comme Bernard Lietaer, de monnaie Yin, on peut penser qu'ici comme ailleurs, Marie-Thérèse est une inconnue rassurante.

Les Anglais, eux, ne s’embarrassent pas de conventions. Une firme anglaise, qui ne parvient pas à se procurer des thalers en quantité suffisante par la voie habituelle, décide, dès 1936, de fabriquer elle-même de nouvelles matrices. L’Italie fasciste qui pensait en détenir le droit exclusif protesta en vain contre ce faux avéré.

Au même moment, Paris, Bruxelles et même Utrecht se lancèrent dans la même fabrication. A partir de 1937, une société angalise lance de nouvelles commandes à l’atelier de Bruxelles. Les matrices des poinçons sont commandées.… à la Monnaie de Paris. Là aussi, on peut quand même risquer le mot de "faux".

Avec la Seconde Guerre Mondiale, Londres envoie son outillage à Bombay qui poursuit la production en 1941 et 1942. Puis, à partir de 1949, la frappe passe par la Monnaie de Birmingham. Les coins sont fournis par la Monnaie de Bruxelles. C’est ainsi que près de 20 millions de ces pièces seront émises en Angleterre entre 1936 et... 1962 date à laquelle ces émissions cesseront, 182 ans après la mort de l'impératrice.

Je souligne le fait : les autorités, si chatouilleuses parfois, créent bien, en Angleterre, en France, en Belgique, des jetons monétaires, qui certes ne peuvent être qualifiés de "fausse monnaie" puisque le thaler de Marie Thérèse est officiellement démonétisé dans son pays, mais en copiant des matrices sans avoir le droit de le faire et en sachant parfaitement ce que les clients vont faire des pièces...

thaler contremarqué au YemenLe thaler de Marie-Thérèse (qui servit, sous le nom de ber, de monnaie en Ethiopie jusqu'en 1946) fut la monnaie presqu'officielle à Mascate et Oman et fut utilisé (parfois avec une marque locale comme ici) au Yémen jusqu'en 1960.

crown de Victoria en 1895Or ces deux pays vivaient sous protectorat britannique. Cette contradiction laisse perplexe : ce ne sont pas les pièces anglaises qui manquaient. Et si la présence d'une figure féminine était jugée désirable, pourquoi ne pas adopter Victoria ?

Les monnaies équivalentes de la reine Victoria (ici une crown) n'eurent jamais de destin international semblable à celles de Marie-Thérèse. Trop "anglaises" c'est à dire coloniales ? Ou pas assez "sexy" ? On trouve bien des effigies voiléees de cette autre veuve, mais l'exhibition de sa poitrine fut chose bien rare, et semble-t-il commise sur des pièces de trop faibles dénominations...

En tout cas je ne connais pas de Victoria offrant à la fois poitrine et voile...

Monnaie des terroristes ?

Les collections de la Monnaie de Paris conservent un curieux « trésor » de 672 thalers de Marie-Thérèse. Ils furent saisis en 1959 en Algérie sur des agents du FLN qui allaient acquérir des armes en Tunisie. C'est exactement ce que l'on appele aujourd'hui du "financement du terrorisme" ! Comment le FLN s'était-il procuré ces pièces ? Provenaient-elles de garnisons italiennes de Lybie et de Tunisie ? Ou bien, ironie du sort, avaient-elles été détournées d'une refrappe française ?

Au total, 500 millions de pièces datées de 1780 ont été frappées, dont peut-être 100 millions après la Seconde Guerre mondiale, dans une demi-douzaine de pays à l'usage de dizaines d'autres pays !

Une telle anomalie, portant sur 7 et 8 milliards d'euros en valeur actuelle, a curieusement laissé assez indifférents les économistes.

Pour Keynes, qui n'aime pas les reliques, sa valeur vient de ce qu'il est "parmi les munitions les plus nécessaires à la guerre." C'est en faire une commodity money... ce que Bitcoin est aussi, si du moins on songe à son usage à venir sur Internet. Mais c'est négliger volontairement l'aspect de monnaie valeur, patent avec son usage en bijouterie. Marie-Thérèse apportait un démenti implicite à ses thèses...

Hayek le cite bien une fois (dans Good Money, part II, page 152 de l'édition d'Oxford au volume 6) mais comme un trade token, un peu comme une exception, à côté des exemples de double circulation en zone frontière ou touristique. Il est étrange que l'école autrichienne ait si peu philosophé sur le thaler autrichien, conçu par ceux qui le frappaient comme une marchandise : Ludwig Von Mises, Murray Rothbard et Ron Paul à ma connaissance, n'en disent mot !

Seul Dennis Robertson (1890-1963) semble percevoir sa richesse : le thaler est à la fois une optional money, par opposition au legal tender et une monnaie ayant une valeur en elle-même (full bodied money opposée à token money) et non pas fictive. Autrement dit, il est fort proche, dans la classification de Robertson, de notre Bitcoin !

FischelPlus intéressantes sont les réflexions sociologiques et anthropologiques.

En particulier, dans une thèse datant de plus d'un siècle Marcel-Maurice Fischel ( que Keynes a lu et cité) s'est demandé, après de longues réflexions sur les racines habsbourgeoises de cette monnaie, ce qui avait conduit les Bédouins à adopter cette étrange monnaie. En 1912, il ne pouvait se douter que Mussolini en ferait usage, ni que la Monnaie de Paris en ferait des faux...

Il distingue une cause toute simple, technique : la légende (Justicia et Clementia) sur le tranche des thalers empêche la "rognure" qui minait la confiance dans les piastres espagnoles qui en étaient dépourvues.

Mais il voit aussi des raisons subjectives que (certes avec le vocabilaire et les préjugés ethniques de son époque) il aborde en finesse. Pour lui ce ne sont pas les intermédiaires grecs, juifs ou syriens, mais bien les moins instruits des choses de la monnaie, les caravaniers arabes ou bédouins, notamment ceux qui assurent le commerce du "moka", qui ont établi la prédominance du thaler, et ceci par une préférence matériellement non-justifiable accordée à cette chose de valeur peu idéale qu'est une pièce de monnaie. A notre avis il y a là les indices d'une valeur d'amateur (p.108).

bédouine

Fischel énumère des conjectures : les Bédouins détestent les Turcs et apprécient la monnaie de l'ennemi des Turcs, les Bédouins préfèrent les bijoux d'argent (plus importants, à la glyptique plus soignée) à ceux faits d'or, ils éprouvent un attrait esthétique pour les motif du diadème et du voile que celui-ci retient, pour la disposition particulière des cheveux de l'impératrice évoquant la mode des tribus. Il insiste sur la considération sociale dont y jouit la femme (et regrette l'influence déjà sensible du wahabisme), sur la place et la nature du luxe dans leur société, il suggère que Marie-Thérèse, femme puissante, a pu se voir dotée d'une fonction d'amulette.

Enfin il situe le thaler dans une phase économique (comme celle des orfèvres du Moyen-Âge européen) où il n'y a pas de besoin impératif de circulation et d'échange monétaire.

On retrouve ici une chose que j'avais abordée en posant la question l'Art est-il dans la nature de Bitcoin ? : Il y a donc lieu de supposer que cet échangeabilité n'est en grande partie qu'une fonction de cette qualité du thaler de servir d'objet de parure. Le goût de la parure et de l'ornement étant un des goûts les plus universels du genre humain, nous touchons ici à une question de la plus grande importance pour l'histoire de la valeur monétaire en général. Autrement dit ce n'est ici pas forcément le fait d'être aisément échangeable qui donne la valeur. Une opinion qui heurterait ceux qui mettent la fluidité de Bitcoin au sommet de ses qualités, devant l'or numérique. Fischel laisse cependant entendre que les deux fonctions sont toujours présentes.

La balade le long des chemins suivis par le thaler de Marie-Thérèse, cette monnaie défiant toutes les lois qu'assènent les pontifes de la monnaie, nous ouvre des pistes de réflexion pour la plus singulière de outes, la nôtre !

Pour aller plus loin :

  • Marcel-Maurice Fischel, Le Thaler de Marie-Thérèse, Paris, 1912 (en ligne ici ). Surtout après la page 79.
  • Regoudy François, Le Thaler de Marie-Thérèse, Direction des Monnaies et Médailles - Paris - 1992
  • Philippe Flandrin, les Thalers d'argent: histoire d'une monnaie commune, Paris 1997
  • Dubois (Colette), ''Espaces monétaires dans la Corne de l’Afrique (circa 1800-1950)"", in Colette Dubois, Marc Michel, Pierre Soumille, éd., Frontières plurielles, frontières conflictuelles en Afrique subsaharienne, Paris, L'Harmattan, 2000
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53- Joujou ?

By: Jacques Favier

Il est assez amusant que ce soit pratiquement à la veille de Noël que l'une des plus grandes banques françaises annonce avoir réalisé une paiement grâce à une blockchain pour le compte de... Panini !

panini notes

Au delà d'une association d'idées assez triviale entre le monde du foot (auquel l'éditeur a largement lié son destin) et celui du fric sous sa forme elle-même la plus triviale, ce petit exploit m'inspire plusieurs remarques.

BNPParibas se montre lucidement prudente sur les limites de cette expérience que les médias ont transformé en un "paiement international quasi instantané". Il apparait que l'on est beaucoup plus proche d'une opération de compensation, qui plus est entre deux filiales de la même banque, et pour le compte d'un seul et même client.

A ce titre, il n'y a pas beaucoup de sens à comparer la performance de cette opération en "pair à pair" (les pairs n'étant ici que des filiales de la banque) avec la lourdeur du processus suivi pour les virements internationaux, où les banques communiquent via des messages Swift et où, en fonction de la complexité de l'opération et du nombre des devises concernées, une même transaction internationale peut nécessiter l'intervention d'une chambre de compensation et de plusieurs banques correspondantes quand bien même la banque de départ et celle d'arrivée appartiennent au même groupe, puisque ce sont deux établissements étrangers l'un à l'autre du point de vue des transactions monétaires.

Le communiqué de la banque évite aussi, soigneusement, de donner le moindre détail sur l'opération de change, qui n'apparaît qu'en filigrane puis qu'il est bien précisé que l'opération s'est faite sur deux zones monétaires.

Réaliser ce genre d'exploit à grande échelle sur plusieurs banques différentes et avec plusieurs monnaies parait donc encore fort lointain, sauf à créer un Settlement Coin du type de celui mis en place par Clearmatics Technologies et dont Matt Levine écrivait il y a quelques mois sur Bloomberg : You don’t get your dollars any faster; you just get your pseudo-dollars faster. To get the dollars faster, you’d need to speed up the Fed’s central-ledger technology. Disons poliment qu'un settlement coin, c’est un IOU de FIAT. Comme une monnaie de jeu, elle ne vaut qu’entre les joueurs, par convention.

joujouxOn ne sait si l'opération Panini, réalisée sur des développements internes se basant sur les librairies classiques liées au protocole choisi, NXT a fait intervenir un token, coloré ou non, et avec quel rôle. Difficile, par conséquent de classer l'objet du côté des instruments de communication (le train, la radio) ou de leur déclinaison en joujou (le petit train électrique qui tourne dans la chambre des enfants, le talky-walky pour se parler d'une pièce à l'autre).

Il est vrai qu'en matière de monnaie, la distinction de ce qui est réel et de ce qui est ludique est parfois conventionnelle : qu'est-ce qui distingue l'argent du Monopoly de celui du poker? Une roulette pour gosses et une roulette de casino? roulette

L'argent en enfance

l'argent de la marchandeLe monde de l'enfance baigne dans la monnaie, avec ou sans argent de poche. Pour les plus petits, il y a l'argent-douceur que j'évoquais l'an passé à Noël, en me demandant si Bitcoin n'était pas une monnaie en chocolat et il y a l'argent pour jouer à payer, l'argent du jeu de la marchande, auquel ressemblent tellement les monnaies locales complémentaires, tant célébrées par le système parce qu'elles ne le remettent en question que pour la forme...

Pour les plus grands, il y a l'argent des jeux de société, déjà évoqué. Et enfin il y a ce dont les enfants en tant que société font eux-mêmes leur propre monnaie.

Revenons donc à Panini

Le produit phare de Panini s'inscrit dans une longue tradition de ce que j'appellerais volontiers les monnaies de cour de récrée. Pour les gens de mon âge, la bille en fut le prototype presque monétairement parfait. Je reconnande vivement la lecture d'un article de Georges Kaplan publié en 2011 sur Causeur, où en bon libéral il reconstruit un système monétaire non autoritaire à partir de ses souvenirs d'enfance. La carte Panini était d'ailleurs intégrée à ce système, comme grosse coupure pourrait-on dire.

Est-il anormal que les billes se soient (universellement semble-t-il) transformées en monnaies-joujou?

jouer aux billes

Dans sa Politique, Aristote distingue deux usages spécifiques à chaque chose : son usage propre, conforme à sa nature (le soulier sert à chausser, dit-il, la bille servirait donc à jouer) et un usage non naturel, qui est de permettre d’acquérir un autre objet, par la voie de la vente ou de l'échange. C'est la distinction entre valeur d'usage et valeur d'échange qui sera reprise par les économistes classiques puis par Marx.

Qu’est-ce qui détermine le rapport d'échange entre deux biens ? Arisote (dans l'Ethique à Nicomaque cette fois) donne deux grandes réponses entre lesquelles se partageront à sa suite tous les économistes : derrière l'échange (chaussures contre maison) se déroule un échange entre le travail du cordonnier et celui de l'architecte. C'est à l'origine de la théorie de la « valeur-travail » qu’on trouve chez Smith, Ricardo et Marx. On voit mal les enfants échanger la valeur-travail d'une bille d'agathe contre celle d'une carte représentant un footballeur. Mais Aristote dit aussi que le fondement de la valeur d'un objet réside dans le besoin qu’on ressent pour lui. C’est l’origine de la théorie de la valeur fondée sur l'utilité qui s'imposera avec la révolution marginaliste.

Or le désir des enfants pour les cartes Panini est très fort. La société Panini fit, vers la fin des années 90 et le début du siècle, l'objet de plusieurs opérations de cession ou d'aquisition qui m'amenèrent à regarder brièvement des dossiers la concernant, en un temps où j'œuvrais dans l'investissement en capital. À la même époque, mes enfants pratiquaient l'école communale et je dus payer mon lot de sachets Panini dans la vague Pokemon. C'était aussi le temps où les pères-de-famille-cadres-sup s'équipaient de leurs premiers scanners. Je ne fus pas long à fabriquer des "faux", bien moins onéreux que les vrais. Apparemment je ne fus pas le seul. La directrice de l'école proscrivit d'abord les "faux Pikachu", puis finit par tenter d'interdire tous les Panini, champions de fott ou Pokemon, vrais ou faux, volés, douteux ou concurrents, tous déclarés également intempestifs et ennemis de l'institution. Ce qui est interdit est souvent plus désirable encore, et plus cher.

pokemon

S'agissant d'un bien qui se rend désirable parce qu'il est désiré, on encensera son marketing comme partie de l'art. Personne n'ira dire qu'un autocollant ou un sac à main vendus avec une marge monstrueuse sont "purement spéculatifs". On préfèrera emprunter à Gilles Lipovetsky et Jean Serroy l'expression d'esthétisation du monde, c'est tellement plus chic. Jean-Joseph Goux, lui, parle de frivolité de la valeur.

lectures

Mais s'il s'agit d'une monnaie ? La carte Panini, diraient alors banquiers et économistes à l'unisson, ne repose sur rien, n'est garantie par aucun État souverain, n'est géré par aucune banque. Et en plus elle est anonyme! Suivez mon regard...

Ce qui arrivait avec les cartes des années 90 se reproduisit très vite, évidemment, pour les e-cards des jeux "virtuels". Les entrepreneurs venus de l'industrie du jeux en ligne ne sont pas rares dans l'écosystème du bitcoin : ils ont saisi parmi les premiers l'intérêt d'un procédé rendant un objet digital non reproductible. Or leur univers (leur métavers) connaissait déjà des devises virtuelles : centralisées, certes, mais sans rapport avec l'univers des monnaies légales fiat et sans garantie de l'Etat.

Linden dollar

Faire figurer le LInden dollar parmi les ancêtres de Bitcoin n'a aucun sens d'un point de vue technique, mais en éclaire néanmoins la genèse et le fonctionnement. Les banquiers qui assurent que "Bitcoin ne repose sur rien" se sont-ils demandés ce que vaudraient les billets de Monopoly si Elizabeth Magie avait eu l'idée de ... donner le jeu tout en vendant ses billets ? surtout si, n'aimant pas l'argent, elle n'avait créé ces billets qu'en nombre limité. Disons 21 millions pour tous les joueurs du monde...

Elizabeth Magie

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