Le livre de Nastasia Hadjadji, annoncĂ© sur les rĂ©seaux sociaux plusieurs jours avant sa sortie, y a immĂ©diatement suscitĂ© des rĂ©actions pas toutes courtoises de la part des crypto bros. Il est vrai que l'autrice avait commis selon moi une maladresse : diffuser un mois Ă l'avance, pour teaser, des assertions sommaires de type top 5 des argumentsÂ
. Ceci mĂšne presque infailliblement Ă ouvrir les inutiles altercations avant l'utile lecture.
Inversement les premiĂšres rĂ©actions positives, comme celle de Pablo Rauzy, qui m'a Ă©lĂ©gamment bloquĂ© sur Twitter depuis, m'ont semblĂ© n'avoir goĂ»tĂ© de cet ouvrage que ses exagĂ©rations dangereusement simplificatrices. On trouvera en fin d'articles des liens vers quelques comptes-rendus du mĂȘme livre.
Je remercie Nastasia Hadjadji de m'avoir, sur ma demande, communiqué son texte pour me permettre de rédiger un compte-rendu critique que je voudrais raisonnable de son livre, dont j'ai repris tels quels les titres des chapitres. Les illustrations sont de mon fait et n'engagent évidemment que moi.
Il Ă©tait clair pour elle que je ne pourrais qu'avoir un oeil critique sur la plupart de ses thĂšses. Pour l'inciter Ă parcourir mon prĂ©cĂ©dent billet, oĂč je disais refuser la transformation des Ă©vangiles autrichiens en  petit livre orangeÂ
de la Bitcoinie, je lui ai rappelĂ© ce que je reprochais Ă ceux-ci :  Toute rĂ©serve voire toute critique n'est pas une erreur ou une ignorance, cela peut ĂȘtre un choix politique ou sociĂ©talÂ
. Elle a noté qu'il était utile de le rappeler, cela vaut donc pour tout le monde et dans les deux sens.
L'introduction prĂ©sente le pitch de Bitcoin sans rien cacher d'un contexte qui en 2008 lui donnait bien des attraits, mais rĂ©duit vite l'innovation technique Ă la  technologie baptisĂ©e blockchainÂ
.
On ne saurait reprocher ce raccourci Ă une no-coiner quand tant de consultants prĂ©tendument spĂ©cialisĂ©s l'ont empruntĂ©... Comme tant d'autres, l'autrice voit bien la dĂ©centralisation des donnĂ©es, mais elle Ă©lude celle du consensus. On verra mĂȘme plus loin l'Ă©trange assertion selon laquelle le principe de confiance est  diluĂ©Â
entre les acteurs du rĂ©seau. La technique n'occupe qu'une part modeste dans son livre : aprĂšs tout un objecteur de conscience n'a pas besoin de savoir dĂ©monter une mitraillette... Ceci posĂ©, l'ironie de l'autrice sur le fait que  n'importe quelle idĂ©e ou projet farfelu peut ĂȘtre financiarisĂ© sous forme de tokenÂ
n'est pas faite pour me déplaire et la description du FOMO n'est que trop vraie.
TrÚs rapidement le vocabulaire et les références montrent cependant que l'information a été pour une part notable puisée chez les banquiers centraux. La suite de la lecture le confirmera.
Je ne compte pas me livrer au petit jeu consistant Ă relever des imprĂ©cisions ( lâaccumulation des nĆuds sur la blockchainÂ
) ou des erreurs factuelles. Il y en a dans tous les livres (les miens compris). Je note simplement que beaucoup de choses sont Ă©crites ex-post :
- En janvier 2009, le genesis block n'a pas porté l'excitation des cypherpunks (ni de quiconque)
 à son combleÂ
;
- En décembre 2010, quand Satoshi tire sa révérence, son million de bitcoin ne vaut certainement pas 50 milliards d'euros ;
- Les frĂšres Winklevoss n'ont pas investi
trĂšs tĂŽtÂ
mais en 2013 : aprĂšs certains membres du Cercle du Coin !
- Les capital-risqueurs n'ont certes pas été parmi les premiers croyants. Une lecture rapide de l'Acéphale aurait donné à l'autrice une connaissance plus fine du mécanisme d'adhésion des uns et des autres ;
- Quant aux maximalistes, la mode des laser-eyes ne date pas non plus des origines.
Ces petites erreurs de datation n'ont guĂšre d'importance et pourraient ĂȘtre oubliĂ©es si elles n'instillaient l'idĂ©e d'un complot de early adopters pour s'en mettre plein les poches. Mais comme ce n'est pas le cĆur du propos de l'autrice, on peut passer outre.
On ne va pas contredire Nastasia Hadjadji quand elle soutient que les cryptomonnaies sont des objets politiques. Mais je ne dirais pas comme elle  avant d'ĂȘtre des objets techniquesÂ
 : elles le sont en mĂȘme tempsÂ
. Elle prĂ©vient que son analyse politique va ĂȘtre conduite en s'appuyant sur la Critical Internet Theory, une discipline des sciences sociales qui met en lumiĂšre les structures de pouvoir. Est-ce cela qui lui permet de dĂ©crire le secteur de la crypto comme s'abritant derriĂšre  un Ă©pais rideau de fumĂ©eÂ
? La fumée me semble moins dense ici que du cÎté des banques centrales, qui sont bien placées dans les structures de pouvoir...
Quant Ă affirmer que ce qui est obscurci c'est un  hĂ©ritage idĂ©ologique rĂ©trogradeÂ
cela consiste Ă glisser la conclusion dĂšs l'introduction, ce qui n'est pas de la meilleure mĂ©thode. Disons que cela sent le pamphlet plus que l'enquĂȘte, et prĂȘte le flanc Ă l'accusation de militantisme qui agace (inutilement d'ailleurs) l'autrice.
LE CULTE DE BITCOIN
Le premier chapitre se focalise sur la secte Bitcoin : des envoûtés ridicules au début, dangereux à la fin. Sur le réseau Twitter, Nastasia Hadjadji exploite assez lourdement ce filon religieux qui à mon sens mériterait mieux.
Que certains bitcoineurs américains usent d'un style ridiculement évangélique me semble surtout traduire le fait qu'ils sont... américains. Faire énoncer les travers des banques centrales ou de la monnaie fiat en reprenant leurs formulations les plus exaltées est un moyen biaisé de décrédibiliser la critique.
Une remise en cause des thĂšses Ă©cologiques qui se limiterait Ă ridiculiser le culte de GaĂŻa et Ă incriminer certains douteux traitements du cancer Ă base d'herbes ne manquerait pas d'agacer l'autrice et ses amis.
Une critique des thĂšses communistes qui ressasserait des rĂ©fĂ©rences au Petit PĂšre des Peuples et Ă l'avenir paradisiaque qui attendait l'humanitĂ© sous la dictature du prolĂ©tariat aurait la mĂȘme pertinence !
Quelque soit l'outrance religieuse (qui je le rĂ©pĂšte est typiquement amĂ©ricaine et ne me parait pas affecter particuliĂšrement les communautĂ©s francophones) il est absolument faux d'Ă©crire que  dans le culte de la crypto, lâaccumulation de la richesse nâest pas le fruit du travail individuel ou collectif, mais bien le produit de lâadhĂ©sion Ă un systĂšme de croyance censĂ© rĂ©tribuer les plus mĂ©ritants en leur offrant une rĂ©demption future dans un monde purgĂ© de ses vices
. C'est faire peu de cas du travail des codeurs, pour ne citer qu'eux, et du développement organique de l'écosystÚme.
DYOR, dont l'autrice semble se moquer, s'inscrit bien dans une Ă©cole dont le vrai mantra, au-delĂ des to the moon (souvent employĂ©s au second degrĂ©) reste dont trust, verify. Hodl n'est pas plus ridicule dans sa forme que la lutte finale et exprime sur le fonds une stratĂ©gie financiĂšre bien plus raisonnable que mystique. Enfin il ne m'a jamais semblĂ© que mes amis cryptos Ă©taient plus isolĂ©s de  leurs systĂšmes de solidaritĂ© primairesÂ
que mes amis militants politiques.
La vĂ©ritĂ© est que, pour l'autrice, le fait religieux est sans doute perçu aussi nĂ©gativement que superficiellement. Car fondamentalement le Bitcoin peut bien ĂȘtre perçu et/ou dĂ©fini comme une religion. De nombreux bitcoineurs connaissent et admettent cette comparaison, sans se livrer pour autant Ă des folklores sectaires. Moi-mĂȘme je considĂšre qu'il entre des facteurs religieux dans Bitcoin. Je considĂšre aussi, Ă certains Ă©gards, le socialisme comme un avatar du messianisme judĂ©o-chrĂ©tien.
Et alors ? Ce sont (comme en ce qui concerne l'IA, par exemple) des grilles d'analyse, des spĂ©culations intellectuelles, nullement des arguments invalidant l'intĂ©rĂȘt de la chose Ă©tudiĂ©e. Pour ceux que cela intĂ©resse, je les renvoie Ă ce que j'ai dit en 2021 dans le podcast Parlons Bitcoin, tant sur les apparences religieuses que sur la nature religieuse de Bitcoin.
Avec un ton parfois inutilement dĂ©plaisant, l'autrice avoue cependant que la crypto-sphĂšre n'est pas toute-une, que l'on y rencontre aussi  des traders en costume trois-piĂšces, des renĂ©gats de la finance traditionnelle mais aussi des hauts fonctionnaires qui se prĂ©sentent comme les descendants des Ă©conomistes autrichiensÂ
mais aussi  des militants radicaux de la gauche alternativeÂ
et enfin des LGBTQI+ ou ... des pÚres et mÚres de famille, tous unis par l'idée de changer le monde et remettant en question un systÚme jugé à bout de souffle. On a envie de dire qu'une religion qui réunirait tant de gens différents aurait déjà gagné la partie !
La mise en cause de Pierre Person, dont le rapport (Ă mon humble avis) Ă©tait loin d'ĂȘtre un chĂšque en blanc Ă la crypto mais dont la mission d'information a permis d'initier des Ă©changes dans les deux sens, me parait bien dĂ©placĂ©e. Qu'un membre du Parlement possĂšde des cryptos, s'y intĂ©resse et le fasse savoir ne pĂšse pas lourd face aux dizaines de dĂ©putĂ©s anciens et futurs banquiers, au poids Ă©crasant de l'Ă©lite financiĂšre dans toute la technostructure de l'Ătat (organismes rĂ©gulateurs compris) et au rĂŽle jugĂ©  naturelÂ
des banquiers comme auteurs des divers rapports censés réformer leur industrie opaque, prédatrice et dangereuse.
La mise en cause de  crypto-enthousiastes Ă©voluant parfois au sein mĂȘme des administrations publiquesÂ
pour n'ĂȘtre pas nominative mĂ©rite donc la mĂȘme rĂ©serve : lesdites administrations sont d'une telle porositĂ© Ă la banque que la prĂ©sence de deux ou trois bitcoineurs ne me paraĂźt pas dĂ©sĂ©quilibrer dangereusement le systĂšme.
Ă la fin du premier chapitre, on a toujours du mal Ă comprendre comment tant de gens diffĂ©rents, que l'autrice baptise opportunistes, dĂ©fricheurs, idĂ©ologues fĂ©rus d'Ayn Rand, idĂ©alistes rĂȘvant de justice sociale, rĂ©voltĂ©s, mystiques peuvent se retrouver dans le mĂȘme panier, accusĂ©s du mĂȘme  culte des cryptosÂ
.
LES RACINES D'UNE E-DĂOLOGIE
AprÚs avoir laissé penser que les critiques contre le systÚme bancaire, quoique partiellement justifiées, relÚveraient d'un conspirationnisme animé par une haine sectaire du bien commun, l'autrice donne dans ce second chapitre l'impression que les soucis de privacy et la défense des libertés individuelles ne sont en regard que des caprices de geeks enclins à cacher leurs saletés. Ainsi le Patriot Act n'aurait inquiété qu'eux et le mot liberticide n'a pas été jugé nécessaire pour le présenter.
De la mĂȘme façon, on peut juger que les 22 lignes prĂ©sentant la crise de 2008 relĂšvent d'une forme d'euphĂ©misation voire de complaisance. On s'Ă©tonne mĂȘme de voir Occupy Wall Street et le mouvement des 99% expĂ©diĂ©s en 10 courtes lignes.
Ceci dit, la prĂ©sentation de l'Ă©mergence de Bitcoin Ă partir des idĂ©es des cypherpunks est correcte et Ă©crite de façon plutĂŽt alerte. Et mĂȘme si le tableau du mariage entre la Big Finance et le Big Crypto n'est pas trop bien intentionnĂ©, j'aurais tendance Ă y souscrire si les torts n'Ă©taient pas entiĂšrement attribuĂ©s aux magnats de la crypto. Il faut aussi rappeler qu'une corruption (FTX par exemple) est un dĂ©lit Ă deux : une chose qu'il vaut mieux oublier quand on entend se faire le chantre de l'Ătat comme garant du bien commun.
L'AGE D'OR DE L'ARNAQUE
L'autrice tire profit autant qu'elle le peut des arnaques montĂ©es avec des cryptos (arnaques qui sont parfois bien peu tech!) mais pour ce qui est vraiment  cryptoÂ
â comme Terra/LUNA et ce qui en dĂ©coule par effet domino â la rĂ©flexion qui attribue la faille Ă un  choc de confiance dans un marchĂ© baissierÂ
me parait un peu courte de son propre point de vue car cela ne différerait alors en rien de toutes les autres catastrophes financiÚres
Il pourrait, selon moi, ĂȘtre notĂ© qu'une partie de la dangerositĂ© de l'Ă©cosystĂšme vient de sa porositĂ© Ă la Big Finance (la dette, le levier, la recherche de rendements fous et un comportement de mouton de Panurge auquel les cryptos naĂŻfs tant raillĂ©s n'ont rien Ă envier) et qu'une autre vient de l'agitation maladroite de rĂ©gulateurs qui ont le chic pour envoyer les investisseurs les moins formĂ©s vers les plateformes les moins rĂ©gulĂ©s (donc les plus cool Ă l'entrĂ©e). Cette seconde critique est effleurĂ©e lorsqu'est Ă©voquĂ©e la complaisance des autoritĂ©s françaises pour Binance, mais, lĂ encore, l'autrice ne peut enfoncer le clou car mettre en cause les rĂ©gulateurs nuirait Ă son projet. On ne lui en voudra pas d'ignorer le psychodrame Recover chez Ledger, car il est survenu postĂ©rieurement : ça n'en est pas moins instructif : Ă©coutez Alexis Roussel sur le Live n°12 de Faune Radio !
Et c'est lĂ , aprĂšs moult rĂ©cits consacrĂ©s aux arnaques, que surgit la question de la valeur mĂȘme de Bitcoin : Ponzi, Greater Fool Theory et  Finance CasinoÂ
, ce dernier poncif n'étant cependant pas mis à profit pour aller voir ce qu'il en est des dépenses de jeu des Français et de la tonte légale opérée par ce vertueux systÚme qui tire clairement sa rentabilité des joueurs compulsifs.
Poser la grande question de la valeur de Bitcoin ici, Ă ce moment forcĂ©ment sordide du livre, c'est dĂ©jĂ y rĂ©pondre de façon peu honnĂȘte. Toute la critique, cependant, est loin d'ĂȘtre vaine, mais elle me parait toucher plus durement les promesses du venture-capital que celles des cypherpunks. Et l'encadrement des influenceurs est loin de ne cibler que les crimes de la crypto...
A la longue, toutes les diatribes s'emmĂȘlent et ressemblent un peu Ă ces sermons contre le pĂ©chĂ© qui finissent par questionner aussi sur le curĂ© et donner de mauvaises idĂ©es aux plus naĂŻfs.
LE DĂSASTRE ĂCOLOGIQUE
On ne s'attend pas vraiment ici Ă une surprise dans la dĂ©nonciation du Proof of Waste qui commence par six pages de narration sur la petite ville de Navarro au Texas, oĂč s'organise une rĂ©sistance au minage. L'autrice cite ensuite, plus rapidement, les termes bien connus de la controverse, les arguments et contre-arguments et mĂȘme les imprĂ©cisions et les limites de la possibilitĂ© de chiffrer certaines choses comme le mix Ă©nergĂ©tique. Le lecteur crypto n'aura guĂšre de commotion Ă trouver ici le  chercheurÂ
de Digiconomist ou les comparaisons exprimées en transactions, mais il constatera une certaine modération de l'autrice.
Il regrettera qu'elle n'ait pas trop songé à regarder ce qu'il en est de la consommation du systÚme bancaire mondial, récemment investiguée par Valuechain avec ses tonnes de paperasses, de béton, ses millions de bureaux, son trading et ses inefficiences diverses.
Sa description d'une industrie de type  parasitiqueÂ
ne l'empĂȘche pas de confesser que l'aventure de SĂ©bastien Gouspillou au Congo est  sĂ©duisanteÂ
, tout en accompagnant cette concession de réserves plus ou moins circonspectes.
CRYPTO-COLONIALISME ET INCLUSION PRĂDATRICE
C'est évidemment ici du Salvador qu'il s'agit. Si quelques mots malveillants émaillent le récit, le caractÚre autoritaire de la décision (dont il faut bien avouer que nombre de bitcoineurs se sont trop aisément accommodés) est assorti d'une accusation de colonialisme. Il entre ici (pardon pour la parabole religieuse) un petit cÎté paille-et-poutre : la gestion démocratique de notre propre systÚme et sa vassalité aux maßtres américains devraient inciter à plus de circonspection, surtout s'il faut concéder in fine que le président Bukele est toujours populaire.
On sait que le bilan de l'expĂ©rience, si tant est qu'il soit dĂ©jĂ temps de l'Ă©tablir, est mitigĂ©. Chacun peut en conclure ce qui lui plait. Il est probable que l'autrice n'a fait que recopier des articles hostiles, qu'elle n'a pas mis les pieds dans ce pays lointain oĂč nombre de bitcoineurs français ont au contraire Ă©tĂ© prendre le pouls de l'opinion, des commerçants et des clients. Leurs propos (je pense Ă ceux de Yorick de Mombynes ou Ă ceux plus rĂ©cents de Rogzy et de Lionel Jeannerat) sont nuancĂ©s, critiques parfois, mais pas dĂ©faitistes ; ils auraient gagnĂ© Ă ĂȘtre repris honnĂȘtement. Un  sondageÂ
rĂ©alisĂ© par Bitcoin.fr sur Twitter en novembre 2021 au sujet du projet de  Bitcoin CityÂ
révélait, sur un peu plus de 500 votants, de l'enthousiasme (48%) mais aussi un taux de scepticisme (30%) qui n'est pas le propre d'une secte de fanatiques. Un autre, plus récent, montre aussi une dispersion plus grande que ce que l'autrice suppose
L'autrice se lance ensuite dans une description, inspirĂ©e des travaux du chercheur nĂ©o-zĂ©landais Olivier Jutel, des mĂ©faits de l'impĂ©rialisme des investisseurs cryptos (loups dĂ©guisĂ©s en agneaux prĂŽnant l'inclusion financiĂšre) dans divers pays perdus ou Ăźlots inconnus mais aussi auprĂšs de communautĂ©s historiquement subordonnĂ©es : femmes, minoritĂ©s de genre, populations racisĂ©es et travailleurs pauvres. Ă l'inclusion financiĂšre espĂ©rĂ©e, elle oppose la rĂ©alitĂ© d'une « inclusion prĂ©datrice » dĂ©crite par des chercheurs comme Tonantzin Carmona. Elle se garde au passage de trop situer celle-ci, qui Ćuvre au sein du think tank Brookings, l'un des plus prestigieux de Washington : il compte d'ailleurs Ben Bernanke et Janet Yellen parmi ses membres... Deux pages plus loin, les arguments pour expliquer les raisons de la faible adoption de la crypto-monnaie sont puisĂ©s ... Ă la BRI.
Nastasia Hadjadji reprend aussi les arguments de Molly White contre la prĂ©dation affinitaire qu'exercerait l'Ă©cosystĂšme Bitcoin pour nourrir son systĂšme pyramidal, parlant d'une fraude affinitaireÂ
, ce qui fait un peu sourire (quand on pense au pathos sur l'euro dont l'usage est censĂ© manifester notre adhĂ©sion aux valeurs de l'UnionÂ
) mais ce qui est finalement un sophisme : les systĂšmes pyramidaux qu'elle dĂ©busque sont certes affinitaires (tous les Ponzi et d'une certaine façon toutes les arnaques le sont plus ou moins) mais ils visent Ă l'enrichissement d'escrocs, pas Ă la prospĂ©ritĂ© de Bitcoin. Et nul bitcoineur sĂ©rieux ne soutiendrait que les escrocs ne doivent pas ĂȘtre poursuivis.
POLITIQUE DU BITCOIN
J'ai regretté à titre personnel l'association en 2022 de M. Zemmour à l'image de la licorne Ledger. Mais se servir de cela alors que l'entreprise avait invité tous les candidats (et que le candidat vainqueur de l'élection précédente avait été photographié en 2017 avec un prototype de cette entreprise entre les mains) est un procédé de scénarisation journalistique.
Que les autres candidats (et notamment le technophile M. Melenchon) n'aient pas profitĂ© de cette occasion est tout aussi significatif que l'aubaine saisie par un candidat d'extrĂȘme-droite en quĂȘte de diffĂ©rentiation.
Bitcoin serait donc un  cheval de Troie
introduisant chez des utilisateurs insuffisamment conscientisĂ©s  des idĂ©es aux relents antidĂ©mocratiques forgĂ©es dans le terreau de la pensĂ©e cyberlibertarienneÂ
. L'autrice s'inspire ici du livre The Politics of Bitcoin de David Golumbia, qui lui parait ĂȘtre une dĂ©monstration mĂ©thodique, quand une lectrice française (pourtant personne fort sage) m'a confiĂ© au contraire ĂȘtre  assez choquĂ©e du niveau de bĂȘtises quâon peut y lireÂ
. Avec des mots moins Ă©lĂ©gants, plusieurs anonymes sur Twitter ont Ă©crit la mĂȘme chose, rĂ©cusant les thĂšses brandies par M. Golumbia et les Ă -peu-prĂšs de StĂ©phane Foucart. Soit ils ont virĂ© Ă l'alt-right sans s'en rendre compte, soit la thĂšse ne s'applique pas Ă eux.
Bitcoin donc instillerait l'idĂ©e d'une sociĂ©tĂ© fondĂ©e sur la dĂ©fiance gĂ©nĂ©ralisĂ©eÂ
. La thĂšse prĂȘte Ă rire quand on vient de lire que Bitcoin Ă©tait affinitaire, mais elle rĂ©vĂšle surtout une coupable confusion. D'abord les geeks qui soldent leurs Ă©changes en bitcoin se mĂ©fient bien moins les uns des autres (et c'est vrai que souvent ils se connaissent) que des banques et de l'Ătat. Ensuite se mĂ©fier de l'Ătat n'est pas faire montre d'une dĂ©fiance gĂ©nĂ©ralisĂ©e. Enfin la dĂ©fiance est une confiance nĂ©gative. Je fais confiance Ă X pour se comporter honnĂȘtement et Ă Y pour se comporter en crapule : dans les deux cas (surtout dans le premier, hĂ©las) je peux me tromper. Bitcoin contourne dĂ©fiance et confiance et Ă©tablit une certitude non humaine et surtout non centralisĂ©e, donc sans voyeur clandestin, parasite ou officiel, sans tout ce que Nastasia Hadjadji prĂ©sente comme  toute forme de contrĂŽle ou de supervisionÂ
, des notions dont je ne sache pas qu'elles seraient d'essence démocratique. à ce sujet, puisqu'elle affectionne l'image du cheval de Troie, l'autrice aurait pu glisser un mot des MNBC ailleurs que dans une unique note en fin de livre.
Est-ce ĂȘtre  de la droite radicale conservatriceÂ
que de payer comme le faisait mon paisible bisaĂŻeul et de chercher Ă recrĂ©er une marge de manĆuvre face aux dĂ©rives autoritaires des Ătats ? N'est-ce pas l'autrice, ici, qui cĂšde Ă une idĂ©ologie invasive ? Car que propose-t-elle pour que la colĂšre liĂ©e Ă l'effondrement du systĂšme classique (oĂč elle va chercher ses arguments...) se transforme  en un agir politique «de gauche», tournĂ© vers la remise en question des hiĂ©rarchies sociales et politiquesÂ
? A part toujours plus d'impÎt, de régulation et par tant de surveillance, nourrissant encore et encore la technostructure actuelle ?
Reprenant mot pour mot le rĂ©cit d'une filiation strictement autrichienne de Bitcoin (rĂ©cit souvent intempestif et contre lequel je me suis exprimĂ© rĂ©cemment) elle le retourne et fait de l'idĂ©ologie crypto une forme de conspirationnisme contre des banques centrales qu'elle se garde bien par ailleurs de dĂ©fendre positivement. Quitte Ă s'emmĂȘler un peu, parlant de  rĂ©habilitation de l'Ă©talon orÂ
dÚs le XIXÚme siÚcle et omettant de citer le Général De Gaulle (peu suspect d'anarchisme) parmi ses thuriféraires.
 Lâexigence de transparence et dâautonomie dâune partie de la population qui affirme son manque de confiance envers les institutions bancaires traditionnelles est aujourdâhui instrumentalisĂ©e Ă des fins politiquesÂ
. Et donc ? On devrait transformer cette exigence en quoi ? On attend le prochain rapport (commandĂ© par Bercy Ă un copain banquier) pour voir si la transparence est suffisante, comme on attend le prochain grand dĂ©bat pour voir si le rĂ©enchantement opĂšre sur ceux  pour qui les gouvernements sont totalitaires et tyranniques par essenceÂ
?
Quand bien mĂȘme la vision technophile des bitcoineurs serait  une vision du monde trĂšs Ă©loignĂ©e des principes de dĂ©libĂ©ration et dâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral associĂ©s aux dĂ©mocraties reprĂ©sentativesÂ
; quand bien mĂȘme ces principes seraient sĂ©rieusement mis en Ćuvre, autrement que par l'autoritarisme croissant des pouvoirs prĂ©tendument libĂ©raux, les directives europĂ©ennes et l'arrogante parlotte des apparatchiks ; quand bien mĂȘme tout anarchisme serait forcĂ©ment de droite... en quoi serait-il interdit d'adhĂ©rer Ă cette vision technophile ? En quoi serait-il lĂ©gitime de focaliser Ă ce point sur le politique en survolant les enjeux techniques ? Les pouvoirs actuels, ivres de video-surveillance, de drones et de gadgets ne sont pas moins technophiles que les bitcoineurs : Ă chacun de choisir sa tech, je reste libre de prĂ©fĂ©rer la sousveillance et le pseudonymat Ă la surveillance et au fichage.
D'autre part, qu'elle n'adhĂšre pas elle-mĂȘme au monĂ©tarisme de Friedman est bien son droit ; que de nombreux bitcoineurs n'adhĂšrent pas au keynĂ©sianisme est le leur. Les condamnations et les arguments d'autoritĂ© n'y changeront rien. L'assertion selon laquelle  le plus souvent, la nature profondĂ©ment idĂ©ologique de ces positions est passĂ©e sous silence
vaut Ă mes yeux pour tout le monde.
La fin du livre revient à son point de départ. Les petits investisseurs qui ont cédé au promesses du PÚre Noël (et sur ce point, sans citer Plan B et les modÚles S2F, l'autrice vise assez juste) et au FOMO du miracle technologique finiront, prophétise-t-elle, ruinés par leur  fausse monnaie, vraie fétiche
, amers et mĂ»rs pour le fascisme. On peut craindre qu'il n'y ait une poignĂ©e de facteurs autrement plus graves Ă l'Ćuvre dans la dĂ©rive de nos sociĂ©tĂ©s.
CONCLUSION
L'autrice a Ă©crit huit fois en moins de 180 pages que la colĂšre Ă©tait lĂ©gitime, sans aller bien loin au-delĂ de sa conviction (respectable et cohĂ©rente avec les rĂ©fĂ©rences Ă la Crtical Theory, Ă Ellul, Ă Fred Turner, Ă Dominique Cardon etc.) que les cryptos n'y changeront rien. Son texte semble n'ĂȘtre qu'un effort pour stigmatiser Bitcoin,  en questionner les racines, les imaginaires et leurs implications dans le rĂ©elÂ
sans forcément questionner sa propre position, sa posture, ses convictions.
Elle assure que  critiquer les cryptos ne revient pourtant pas à faire allégeance à la FED, à la BCE ou à BlackRock, SoftBank et McKinsey
et on lui fait naturellement crédit que telle n'est pas, en effet, son intention.
Mais on peut penser que ses critiques du systÚme légal restent superficielles et que son apologie de la délibération démocratique se heurte tellement à la réalité objective de la politique contemporaine (dans presque toutes les démocraties et particuliÚrement en France) qu'on en a presque mal pour elle.
Et c'est à ce point que soudain, comme une résolution dialectique de ce conflit longtemps muet, éclot tel un lotus sorti de l'eau boueuse l'idée de faire advenir un monde de cryptos de gauche.
Puisqu'une partie de la conclusion Ă©tait affichĂ©e en introduction, que n'y a-t-elle aussi placĂ© de quoi donner espoir Ă ceux qui n'Ă©taient pas d'avance acquis Ă sa critique, pour qu'ils acceptent de lire les 164 pages prĂ©cĂ©dentes ! Il aurait fallu, je crois, annoncer bien plus tĂŽt l'idĂ©e que  la gĂ©nĂ©alogie cyberlibertarienne de Bitcoin a le mĂ©rite de poser au centre de la table un rĂ©pertoire de rĂ©flexions sur les notions de rĂ©sistance Ă la censure et aux dispositifs de surveillance, comme composantes dâune sociĂ©tĂ© libre et Ă©mancipĂ©e des formes de coercitions propres aux marchĂ©s mais aussi aux ĂtatsÂ
puisque  ces pistes de rĂ©flexion rejoignent, en certains points, celles dâune partie de la gauche radicaleÂ
.
J'avais, en avril 2018, accepté de participer à un échange avec la section du 5Úme arrondissement de La France insoumise. La vidéo de cette rencontre, qui est d'ailleurs la plus visionnée de toutes celles que l'on trouve de moi, rend mal compte de la qualité des échanges (les assentiments font moins de bruit que les critiques, et la prise de son avait été un peu artisanale). Mais je me souviens d'un net clivage, entre des questions techno plutÎt bienveillantes et curieuses et des critiques politiques assez tranchées.
Je n'en parlerais pas ici si (vers la 59Ăšme minute) n'avait eu lieu un Ă©change fort curieux avec un assistant un peu cassant et qui m'avait frappĂ© par le fait qu'il se disait en mĂȘme temps reprĂ©sentant en ce lieu de LFI et de... l'ACPR. Il ne prĂ©sentait pas la chose comme contingente (dans le genre faut bien vivre) : il parlait expressĂ©ment Ă ces deux titres. Je m'Ă©tais dit que c'Ă©tait lĂ une forme d'insoumission Ă laquelle je ne m'attendais pas. C'est un sentiment qui j'ai retrouvĂ© parfois Ă la lecture du livre de Nastasia Hadjadji.
Ce que je regrette, pour finir, c'est que l'autrice, ayant pris le temps de rencontrer mais surtout de lire de trÚs nombreux crypto-sceptiques (et cette recension est intéressante), se soit contenté d'un survol de la  littérature
crypto la plus grossiÚre (notamment sur Twitter) et n'ait pas pris la peine de rencontrer aussi des cryptos qui, pour une part, partagent certaines de ses idées.
Elle aurait ainsi pu échanger sans déplaisir avec le philosophe Mark Alizart, auteur de Cryptocommunisme, aller voir les doctorants de l'EHESS et parler avec le chercheur Maël Rolland.
Elle aurait pu aller jusqu'à Neuchùtel voir Julien Guitton (lien vers sa critique dans les commentaires ci-dessous) ou Alexis Roussel, bitcoineur fondateur de la plateforme Bity, mais aussi COO de l'entreprise Nym Tech qui développe une infrastructure réseau décentralisée et centrée sur la protection des données privées des utilisateurs. Longtemps président du Parti Pirate suisse, il est l'auteur d'un petit livre sur l'intégrité numérique.
Une telle rencontre, comme celle des communautĂ©s crypto suisses (dans un pays oĂč l'on dĂ©libĂšre beaucoup et oĂč l'on s'inquiĂšte un peu de notre santĂ©) l'aurait sans doute inspirĂ©e. Du moins si elle acceptait enfin d'entendre tous ceux qui lui disent leur intĂ©rĂȘt pour un instrument inclusif et une culture technique libre, comme lors de cette Ă©mission dont elle ne semble pas avoir retenu les rĂ©actions et questions reçues.
Enfin, sans fausse modestie, elle aurait pu intĂ©grer les apports d'auteurs pour le moins non marquĂ©s alt-right comme Adli Takkal Bataille et moi-mĂȘme, mais aussi Claire Balva ou Alexandre Stachtchenko ou parmi les amĂ©ricains, Andreas Antonopoulos, traduit en français et curieusement absent de son ouvrage.
Ses propos auraient Ă©tĂ© plus nuancĂ©s, mieux balancĂ©s entre technique et politique, moins imprĂ©gnĂ©s de certaines rĂ©alitĂ©s d'un pays oĂč nul sans doute ne la lira, et auraient permis Ă son livre non de cliver (au risque de renforcer les influences qu'elle entend dĂ©noncer) mais de bĂątir un espace de rencontre autour de l'idĂ©e de  rĂ©sistance Ă la censure et aux dispositifs de surveillance, comme composantes dâune sociĂ©tĂ© libre et Ă©mancipĂ©e des formes de coercitionsÂ
. Ce qui n'est pas une mince affaire et ne devrait ĂȘtre considĂ©rĂ© comme sectaire par aucune personne sensĂ©e.
Quelques autres comptes-rendus :
- Celui de Pablo Rauzy, déjà mentionné et qui estime que sa lecture vaut
 largement la peine tant les thÚses présentées et les raisonnements développés le sont avec rigueur
ce qui est exactement ce qu'ont niĂ© les lecteurs cryptos. In fine il confesse tout de mĂȘme un lĂ©ger malaise :  si je devais avoir un reproche Ă faire Ă l'ouvrage ce serait de bien trop laisser les mots «âŻanarchieâŻÂ», «âŻanarchisme », «âŻanarchisteâŻÂ», et mĂȘme «âŻlibertaireâŻÂ» au camp de ceux qui n'y voient que l'anti-Ă©tatisme et la libertĂ© individuelle absolue, sans aucune des notions de socialisation, de libertĂ©s collectives, et d'autogestion que ces termes devraient pourtant porter avec forceÂ
. Pour lui les choses sont simples. Le bon anarchiste est de gauche, le mauvais est libertarien et de droite. Il aurait  aimĂ© par exemple que lorsque l'autrice cite Tim May, a minima une note de bas de page remette en question cette appropriation malpropre de l'anarchisme par un libertarien, pour ne parler que d'une des premiĂšres fois oĂč ce souci apparaĂźt dans l'ouvrage
. J'avoue avoir ri en lisant qu'il aurait  apprécié que la logique du raisonnement soit poussée plus loin, jusqu'à affirmer qu'une émancipation réelle ne sera pas permise sans se défaire pour de bon de toutes formes d'autorités imposés, que ce soit donc par un état ou par une puissance privée à travers un marché.
 : j'ai moi-mĂȘme fini par penser que Nastasia Hadjadji recopiait parfois des sources bancaires et butait ainsi sur la contradiction fatale de tout adepte de la rĂ©gulation : ne pas imaginer d'autre rĂ©gulateur que l'Ătat mĂȘme que par ailleurs on prĂ©tend combattre aussi.
- Celui de Ludovic Lars qui commence par s'interroger (un peu longuement) sur ce que sont aujourd'hui et pour les geeks la droite, la gauche et leurs extrĂȘmes respectifs, essentiellement en suivant le modĂšle de Fabry puis en situant dans ce paysage marquĂ© par ce qui est aujourd'hui un extrĂȘme-centre' (Macron , Lagarde...) une innovation comme Bitcoin, dĂ©fini comme « un nouveau territoire de libertĂ© » ou comme un « commun numĂ©rique sans frontiĂšre ».
- Celui de Julien Guitton qui rappelle que
 le manifeste crypto-anarchiste commence par : âUn spectre hante le monde moderne, le spectre du crypto-anarchisme.âÂ
et constate que  a gauche est devenue autoritaire, elle pratique la censure, et lĂ , la mise Ă lâindex. Et pourtant, la gauche anarchiste libertaire des squats de survivants est toujours lĂ Â
.
 Pourquoi il faut dĂ©politiser BitcoinÂ
un compte-rendu critique et fort intéressant de Ines Assaini dansZone Bitcoin.