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146 - Cocagne : plus on y dort plus on y gagne

By: Jacques Favier —

J'avais annoncĂ© ce billet en conclusion de celui qui traitait de la propriĂ©tĂ© et de la souverainetĂ©, de certaines illusions politiques nĂ©es d'une soudaine prospĂ©ritĂ©, de fantasmes oĂč la mĂ©moire fĂ©odale offre Ă  une classique revendication libertarienne le motif kitsch d'un fief ou d'un royaume .

Tout autre est le Pays de Cocagne, que nous croyons tous connaĂźtre et dans lequel s'emmĂȘlent, dans une innocence un peu enfantine, paresse et gourmandise rĂȘvĂ©es avec la semaine des quatre jeudis ou le Palais de Dame Tartine.

En nous penchant sur ce mythe d'abondance cher Ă  nos ancĂȘtres, je crois que nous pouvons apprendre Ă  mettre en questions notre propre activitĂ© pour donner forme mythologique Ă  nos formes modernes de prospĂ©ritĂ© ou d'abondance.

Il est vraiment amusant de remarquer que le Brueghel qui peignit en 1567 le pays de Cocagne qui sert d'illustration de couverture au livre dont je vais parler est le grand-pĂšre de celui qui illustra la tulipmania aprĂšs la crise de 1637.

Cocagne, histoire d'un pays imaginaire de HilĂĄrio Franco JĂșnior, n'est pas un livre particuliĂšrement rĂ©cent. PubliĂ© au BrĂ©sil dix ans avant le white paper de Satoshi, il a Ă©tĂ© traduit du portugais au moment oĂč je passais devant Bitcoin sans le voir. Pourquoi en traiter aujourd'hui ?

La préface du médiéviste Jacques Le Goff (1924-2014) donne quelques raisons :

  • « le thĂšme de la Cocagne (
) est nĂ© Ă  l’époque du grand dĂ©veloppement de la sociĂ©tĂ© mĂ©diĂ©vale, du milieu du XIIe au milieu du XIIIe siĂšcle, au moment oĂč les rĂ©ussites matĂ©rielles, sociales, politiques et culturelles aiguisĂšrent les appĂ©tits ».
  • « Contrairement au mythe antique de l’ñge d’or, rĂ©apparu au XIIIe siĂšcle, la Cocagne n’est pas une utopie tournĂ©e vers le passĂ©, c’est une utopie qui se libĂšre de cette prison des sociĂ©tĂ©s et des individus qu’est le temps sous sa forme de calendrier ».
  • « En ce siĂšcle oĂč l’on met de plus en plus le droit par Ă©crit, lequel pĂšse toujours plus sur la sociĂ©tĂ© (droit romain renaissant, droit canonique en pleine expansion, droit coutumier mis par Ă©crit), la Cocagne (...) est trĂšs certainement une unomie, un pays sans loi, mais cette caractĂ©ristique est contenue dans la notion d’utopie, c’est-Ă -dire un pays non seulement sans code, sans rĂ©pression, mais aussi sans violence et sans dĂ©sordre. Ne faut-il pas voir dans cela la libre floraison de lois naturelles ? »

Partons donc explorer l'imaginaire d'ancĂȘtres si anciens, si peu boomers que nul ne leur imputera aucune de nos actuelles misĂšres.

Certes, ce n'est pas chose aisĂ©e du fait de l'ignorance oĂč nous nous trouvons (sauf quelques mĂ©diĂ©vistes) des rĂ©alitĂ©s de ce temps. « Du cĂŽtĂ© de la sociĂ©tĂ© imaginaire » rappelle HilĂĄrio Franco JĂșnior « se cache frĂ©quemment la forte prĂ©sence d’une sociĂ©tĂ© concrĂšte Ă  travers l’exagĂ©ration ou l’inversion de ses valeurs, la nĂ©gation de ses peurs ou encore la projection de ses dĂ©sirs ».

Cette mise en perspective de ce que l'on vit et de la façon dont on croit y Ă©chapper vaut aussi pour nous, si nous sommes capables d'un regard un tant soit peu rĂ©flexif : « L’imaginaire dĂ©passe les imaginations. On n’imagine pas ce que l’on veut, mais ce qu’il est possible d’imaginer (
) le Moyen Âge a frĂ©quemment imaginĂ© des anges, des fantĂŽmes et des dragons, non des martiens, des ĂȘtres mutants ou des monstres fabriquĂ©s par l’homme ».

La dĂ©finition mĂ©rite d'abord attention : « rĂ©sultat de l’entrecroisement du rythme trĂšs lent de la mentalitĂ© et de celui plus souple de la culture, l’imaginaire Ă©tablit des ponts entre les diffĂ©rentes temporalitĂ©s ».

La terminologie proposĂ©e est Ă©galement prĂ©cieuse : « La modalitĂ© d’imaginaire qui cible son attention sur un passĂ© indĂ©fini pour expliquer le prĂ©sent est un mythe. Celle qui projette sur l’avenir les expĂ©riences historiques – concrĂštes et idĂ©alisĂ©es, passĂ©es et prĂ©sentes – d’un groupe est l’idĂ©ologie. Celle qui part du prĂ©sent pour tenter d’anticiper ou de prĂ©parer un futur qui rĂ©cupĂšre un passĂ© idĂ©alisĂ© est l’utopie. Naturellement les frontiĂšres entre ces trois modalitĂ©s d’imaginaires sont mouvantes ».

D’aprĂšs Lewis Mumford (The story of utopias, 1922) la RĂ©publique de Platon serait ainsi une utopie de reconstruction, alors que Cocagne serait une utopie d’évasion.

Les premiĂšres se fondent sur le principe de rĂ©alitĂ© tel que dĂ©fini par Freud : on y valorise l’ordre et la rĂ©glementation nĂ©cessaires au maintien de la civilisation, l’homme prĂ©fĂ©rant la sĂ©curitĂ© au bonheur. Dans les secondes, au contraire, prĂ©vaut le principe de plaisir et la quĂȘte de satisfactions plus instinctives.

Le mythe comme l’utopie sont, selon HilĂĄrio Franco JĂșnior, des produits du prĂ©sent, lequel nĂ©cessite toujours de bĂątir des ponts entre le passĂ© et le futur, pour se penser et se projeter. En ce sens « l’utopie est un mythe projetĂ© dans le futur ». Si tout discours mythique n’est pas une utopie, tout discours utopique repose sur un fonds mythique, bien que, du point de vue de ses dĂ©fenseurs, il ait un potentiel de concrĂ©tisation qui le diffĂ©rencieraient du mythe.

L’important est dĂšs lors de mettre en avant l’idĂ©e de projet qui est Ă  l’Ɠuvre dans une utopie.

Selon Raymond Ruyer (l’Utopie et les utopies, 1950) la pensĂ©e mythique rĂ©alise, dans le champ imaginaire, une dissolution des structures sociales grĂące au trait ludique typique de toute utopie. C'est moi qui souligne ludique car j'y retrouve ma conviction que Bitcoin n'est pas une monnaie de casino mais qu'il intĂšgre (entre bien d'autres choses !) une irrĂ©ductible part de jeu, conviction maintes fois exprimĂ©es, dĂšs 2014 dans Monnaie pour rire, pour jouer ou pour changer ? ou en 2020, quand j'Ă©crivais que Bitcoin est Ă  la fois argent du jeu et jeu de l'argent.

Venons-en au texte spécifiquement étudié par l'universitaire brésilien. Il en existe peu de manuscrits : trois en tout, dont le plus complet, en français et datant du dernier tiers du 13Úme siÚcle, est conservé à la BnF :

Ce texte de 188 vers est tellement foisonnant, et le temps de mes lecteurs si chichement comptĂ©, que je vais ici me concentrer sur ce qui est proprement monĂ©taire. Ainsi, au vers 108 : lĂ  personne n’achĂšte ni ne vend (Nus n’i achate ne ne vent). En fait, lĂ  oĂč un idĂ©al de vie comme celui de l’auteur des Proverbes bibliques Ă©tait de vieillir en travaillant, celui du poĂšte mĂ©diĂ©val de se maintenir jeune dans l’oisivetĂ©.

Selon HilĂĄrio Franco JĂșnior, une double abondance, alimentaire et vestimentaire, rend complĂštement caduque la profusion de monnaie. Le Fabliau de Cocagne imagine une terre oĂč l’offre serait bien supĂ©rieure Ă  la demande, et cela malgrĂ© la consommation effrĂ©nĂ©e de ses habitants. Scenario peu crĂ©dible sauf sur quelque Ăźle paradisiaque, mais qui exprime les critiques de certaines couches sociales du temps Ă  l’égard du productivisme corporatif et de la croissante monĂ©tarisation de l’économie occidentale.

Ce qui relĂšve l’abondance de la Cocagne, c’est le fait qu’elle ne dĂ©pende pas du travail humain : l’oisivetĂ© y est mĂȘme la seule activitĂ© rĂ©munĂ©rĂ©e :  plus on y dort, plus on y gagne  dit crĂąnement le vers 28 (qui plus i dort, plus i gaaigne). Leur refus du travail transparaĂźt clairement dans la relation que les habitants du pays bĂ©ni entretiennent avec l’argent.

Au pays de Cocagne, les monnaies ne sont pas qu’abandonnĂ©es, elles sont mortes, dĂ©finitivement superflues, nettement futiles.  Des bourses pleines de deniers gisent le long des champs . Au contraire de ce que dĂ©fendait l’économie monĂ©taire revigorĂ©e de l’époque, elles ne se reproduisent pas, elles ne sont pas des semences. Elles restent Ă©parpillĂ©es, complĂštement stĂ©riles, sur les champs trop fĂ©conds. Tandis que l’économie occidentale au Moyen-Âge avait de plus en plus recours Ă  la monnaie, celle de la Cocagne demeure naturelle et autosuffisante. La Cocagne est ce que les anthropologies dĂ©finissent comme une culture de l’excĂšs.

Et les précieux gneu gneus aristotéliques dans tout cela ?

Des trois fonctions classiquement attribuĂ©es Ă  l’argent, aucune n’est valable en Cocagne. Ce qui prĂȘte Ă  rĂ©flĂ©chir.

  • La premiĂšre (d'ĂȘtre un instrument de mesure de la valeur des biens et services proposĂ©s) n’y est pas applicable parce que les biens et services sont si nombreux qu’ils n’ont aucune valeur marchande, n’importe qui pouvant en jouir Ă  n’importe quel moment. Question : n'est-ce pas ce que l'on a si longtemps et jusqu'ici en vain attendu du progrĂšs ?
  • La deuxiĂšme fonction (d'ĂȘtre un instrument d’échange qui bĂ©nĂ©ficie du consentement gĂ©nĂ©ral) n’a pas davantage de sens Ă  Cocagne oĂč tous les habitants sont propriĂ©taires des richesses locales et oĂč  chacun prend tout ce que son cƓur souhaite , sorte de rĂȘve Ă  la fois collectiviste et consumĂ©riste bien Ă©loignĂ© de la sobriĂ©tĂ© heureuse aujourd'hui tant vantĂ©e (gĂ©nĂ©ralement pour les autres).
  • La troisiĂšme enfin (d'ĂȘtre une rĂ©serve de valeur) n’a pas d’utilitĂ© : comme les habitants savent que leurs pays sera toujours riche, ils ne se sentent pas encouragĂ©s Ă  accumuler ou Ă  Ă©pargner. Si l’argent reste par terre, si personne n’en veut, c'est que le futur n'effraye pas. On n'y est pas., ou tout du moins cette frousse du futur est un Ă©lĂ©ment marquant (ou clivant) de notre temps.

La trilogie labor-dolor-sudor, propre Ă  l’idĂ©ologie fĂ©odale, est remplacĂ©e dans le fabliau par abondance-jeunesse-oisivetĂ©.

Parce que le travail implique une hiĂ©rarchie sociale, la soumission Ă  des personnes et Ă  des rĂšgles, l’inexistence du travail signifie libertĂ©. Par consĂ©quent le non-travail explique et articule d’une certaine maniĂšre la plupart des caractĂ©ristiques de cette terre, bĂ©nie par Dieu et tous ses saints plus que n’importe quelle autre, mĂȘme si clairement, tout obtenir sans travail est le trait le plus antichrĂ©tien de la Cocagne pour un homme de jadis, comme il serait aussi le plus choquant pour les dirigeants de notre pays, avec leurs obsessions comptables et leurs hymnes abrutissants Ă  la valeur travail.

Je ne dis pas que Cocagne soit forcément un exemple à proposer au bitcoineur. Mais, modÚle médiéval pour modÚle médiéval, utopie anachronique pour utopie irréaliste, il vaut bien le fantasme féodal.

Reste un point troublant dans ce beau livre : on n'y parle fort peu de politique, ni dans les termes du passé, ni dans les nÎtres. Tout au plus certaines gloutonneries y paraissent-elles parodier la curie papale. Plus que des révolutionnaires, les habitants de Cocagne sont en réalité des anarchistes radicaux. Ils ne sont pas sujets, fût-ce d'une principauté privée établie par quelque baleine crypto ; ils ne sont pas concitoyens et le mince succÚs des votes sur la blockchain me semblent à cet égard significatifs.

Les bitcoineurs sont convives (avec un goĂ»t prononcĂ© pour la viande!) et amis. Aristote (toujours lui!) le disait bien avant l'auteur anonyme et sans doute picard : si les hommes avaient les uns pour les autres de l'amitiĂ© (φÎčλία / philĂ­a) il n'y aurait nul besoin de politique. C'est dĂ©cidĂ©ment, pour moi, Bruegel l'Ancien qui les peint le mieux.

Pour aller plus loin, on pourra relire :

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79 - Rapport Landau, la tentation du Mur

By: Jacques Favier —

thĂ©orie du port numĂ©riqueAprĂšs le rapport de Mme Toledano pour France StratĂ©gie, puis celui de l’Office d’Evaluation Parlementaire, et en attendant les autres travaux parlementaires en cours, celui de la Commission des Finances du SĂ©nat et celui de la Commission des Finances de l’AssemblĂ©e Nationale dont le rapporteur est Pierre Person, le rapport commandĂ© en janvier par Bruno Lemaire vient allonger la liste des textes oĂč ceux qui veulent faire avancer les choses doivent scruter de (tout) petits signes encourageants.

Le « Rapport Landau » vise Ă  rĂ©pondre aux questions posĂ©es par Bruno Lemaire en janvier. Ses rĂ©dacteurs ont dĂ» s’adapter Ă  partir de mars lorsque le mĂȘme ministre a Ă©noncĂ© l’ambition de faire de la France la championne des ICO, mais aussi, on peut le supposer, en voyant la tournure plus ouverte que prenaient les auditions devant les missions parlementaires.

Dans ce cadre, ce texte a des mĂ©rites, limitĂ©s mais non nĂ©gligeables. Tout en sacrifiant Ă  «la technologie blockchain
 dont les crypto-monnaies ne sont qu’une des applications possibles», il cible bien l’usage monĂ©taire de la chose, sans trop s’embourber comme le font certaines institutions dans un fatiguant dĂ©ni ou sans trop contourner cet usage. Certains « blockchain enthousiastes » le lui ont d’ailleurs dĂ©jĂ  reprochĂ© !

On peut certes le reprendre sur certains points, de vocabulaire ou de technique. On pourrait aisĂ©ment aller plus loin que ce texte : souligner que si les crypto monnaies sont, comme le dit l’introduction, « sans vĂ©ritable prĂ©cĂ©dent dans l’histoire » cela ne vient pas de ce qu’elles « circulent indĂ©pendamment de toute banque et sont dĂ©tachĂ©es de tout compte bancaire ». Nos vieux Nap en faisaient autant.

Inversement, on pourrait soutenir qu’elles sont bien davantage que « l’expression d’un mouvement de sociĂ©tĂ©, d’inspiration libertaire » rendu plus offensif par le discrĂ©dit du systĂšme. En rester lĂ  c’est prendre le risque de les confondre avec les monnaies locales complĂ©mentaires, dont le rapport note lui-mĂȘme qu’elles sont gentiment tolĂ©rĂ©es par le systĂšme qu’elles entendent remettre en cause. Le rapport voit bien qu’il y a quelque chose d’essentiel qui se joue autour des procĂ©dures de consensus (qui « permettent aux participants au rĂ©seau de valider collectivement les transactions ») mais cela est Ă©vacuĂ© aussi vite que citĂ© parce que cela nĂ©cessiterait d’étendre le discrĂ©dit dont souffre le systĂšme bancaire Ă  l’ensemble du systĂšme, institutions politiques comprises.

la guérison

On voit bien qu’il y a, chez les rĂ©dacteurs, de la considĂ©ration pour le mouvement des cryptos (notamment « pour l’engouement qu’elles suscitent ») qui fait Ă©crire que « il serait imprudent pour les pouvoirs publics, quand ils dĂ©cideront de leur rĂ©ponse rĂ©glementaire, de nĂ©gliger ces aspirations et ces soutiens ». Il y a une forme de respect, puisque le bitcoineur ne se voit pas traitĂ© de terroriste, de trafiquant de drogue ou de proxĂ©nĂšte. Il y a parfois de la sympathie : « l’ambition des crypto-monnaies est belle »  mais aussi une petite dose d’hypocrisie quand la phrase enchaĂźne avec « mais difficile Ă  satisfaire : neuf ans aprĂšs le lancement du Bitcoin, elles sont trĂšs peu acceptĂ©es et utilisĂ©es pour les paiements » alors qu’une bonne part des recommandations du rapport vont viser Ă  ce que perdure l’inconfort de l’utilisateur, et que cette durĂ©e de 9 ans n’est pas forcĂ©ment significative Ă  l’échelle du dĂ©ploiement d’une technologie aussi innovante.

Il y a mĂȘme de troublants aveux. Autour du seigneuriage, par exemple, quand on lit que « le seigneuriage peut ĂȘtre affectĂ© au fonctionnement du systĂšme. C’est le cas du Bitcoin, de ce point de vue totalement transparent et intĂšgre ».

Mais fondamentalement, et comme l’audition de Jean-Pierre Landau devant la mission Person nous en avait donnĂ© l’avant-projet, tout ce qui, Ă  tort ou Ă  raison, est perçu comme indice ou preuve de l’inefficacitĂ© des monnaies crypto est imputĂ© Ă  ce qui en est le cƓur mĂȘme : la dĂ©centralisation. Comme si les plus grandes faillites de l’histoire (monĂ©taires ou autres) n’avaient point Ă©tĂ© parfaitement centralisĂ©es. Non, non : un peu de recentralisation ferait le plus grand bien aux crypto-monnaies, et « les autoritĂ©s publiques doivent prendre le leadership et se muer en vĂ©ritables dĂ©veloppeurs de nouvelles applications permises par la blockchain ». En deçà de toute expertise, au delĂ  de tout biais identitaire, on est ici en rĂ©alitĂ© dans le dur d’un conflit politique : il y a peut-ĂȘtre, d’un cĂŽtĂ©, les « idĂ©aux libertaires » sur lequel le rapport insiste, mais il y a de l’autre une panoplie d’ « idĂ©aux rĂ©galiens » qui ne sont pas moins idĂ©ologiques mĂȘme s’ils ne sont jamais questionnĂ©s.

Curieusement le rapport concĂšde cependant un avantage, lĂ  oĂč l’État, il est vrai, n’a guĂšre d’intĂ©rĂȘts Ă  dĂ©fendre, savoir pour les paiements transfrontaliers. Est-ce Ă  comprendre qu’un systĂšme inefficace sera toujours assez bon pour les malheureux Ă©migrĂ©s ? Ou bien est-ce l’aveu implicite (JP Landau l’avait dit devant la mission Person) que le systĂšme officiel est tellement alourdi de compliance formelle et tatillonne qu’il en devient inefficace, et que la religion du KYC a tuĂ© le correspondant banking, accĂ©lĂ©rant la situation de non-bancarisation de la majoritĂ© de la population terrestre ? Mais mĂȘme lĂ , ce sont des choses comme Ripple (voire Corda !) qui se voient dĂ©signĂ©es comme solution possible
 No comment.

Je n’entends pas tout reprendre : ni critiquer les espoirs mis dans les blockchains privĂ©es (il suffit de regarder la liste des personnes consultĂ©es), ni finasser sur les limites d’une digitalisation de tout et de n’importe quoi, ni insister sur la confusion persistante entre la simple reprĂ©sentation digitale de la valeur qu’envisagent tous les suiveurs et la cristallisation numĂ©rique d’une valeur endogĂšne qu’a rĂ©alisĂ©e le protocole Bitcoin, ni pinailler les chiffres douteux sur la consommation Ă©lectrique de la Hongrie ou la comparaison avec les performances de Visa (merveilleusement centralisĂ©es, mais aux Etats-Unis, bien que l’invention de la carte Ă  puce ait eu lieu en France).

Les lecteurs qui partagent mes prĂ©occupations iront donc plutĂŽt voir dans la troisiĂšme partie du rapport ce qui a trait aux politiques publiques. Citons : « MalgrĂ© les interrogations qu’elles suscitent, il n’est pas proposĂ© de rĂ©guler directement les crypto-monnaies. Ce n’est aujourd’hui ni souhaitable, ni nĂ©cessaire. Une rĂšglementation directe n’est pas souhaitable, car elle obligerait Ă  dĂ©finir, Ă  classer et donc Ă  rigidifier des objets essentiellement mouvants et encore non identifiĂ©s. Le danger est triple : celui de figer dans les textes une Ă©volution rapide de la technologie; celui de se tromper sur la nature vĂ©ritable de l’objet que l’on rĂ©glemente; celui d’orienter l’innovation vers l’évasion rĂšglementaire. Au contraire, la rĂ©glementation doit ĂȘtre technologiquement neutre et, pour ce faire, s’adresser aux acteurs et non aux produits eux-mĂȘmes. » C’est plutĂŽt de bon sens, et cela aurait gagnĂ© Ă  ĂȘtre mis en Ɠuvre par bien des intervenants depuis des annĂ©es.

AprĂšs quoi, on sombre un peu dans le vƓu pieux (« la coopĂ©ration internationale doit permettre d’éviter que la concurrence rĂšglementaire ne conduise Ă  des abus ») ou dans la baliverne («il faut dissocier l’innovation technologique, qu’il faut encourager et stimuler, de l’innovation monĂ©taire et financiĂšre, qui doit ĂȘtre considĂ©rĂ©e avec prudence»).

Ce que le rapport, et c’est sa plus grande faiblesse Ă  mes yeux, n’aborde pas, c’est comment nos autoritĂ©s pourraient s’y prendre pour faire de la France la championne des ICO tout en laissant les monnaies crypto dans leur espace virtuel, en Ă©vitant « toute contagion » et en verrouillant au maximum les points de contact, quand je proposais au contraire d’amĂ©nager ceux-ci pour ĂȘtre le plus avenants, commodes et Ă©quipĂ©s possible. Il y a mĂȘme un paradoxe fondamental, dans toute l’ambition politique de la Championne des ICO, qui est de faire les yeux doux Ă  ces opĂ©rations (souvent magnifiquement centralisĂ©es, j’en conviens, mais souvent aussi vaines, creuses, dĂ©cevantes voire crapuleuses) tout en accusant de bien des maux les seuls use-cases prouvĂ©s Ă  ce jour des protocoles d’échanges dĂ©centralisĂ©s, au premier rang desquels se trouve toujours, que cela plaise ou non, Bitcoin. L’assertion, pour lui refuser la nature d’étalon, selon laquelle « aucun exemple de contrats (de vente ou de prĂȘt) libellĂ©s en crypto-monnaies n’est recensĂ© Ă  ce jour » montre l’étendue de l’illusion sur les ICO : une belle majoritĂ© des ICO « ethereum » sont faites avec des contrats autonomes libellant le prix des jetons en ethers. Il faudrait aussi rappeler aux auteurs qui ne connaissent la crypto que de l’extĂ©rieur que Bitcoin est l’étalon sur la plupart des exchanges. Clairement, on a ici un problĂšme de biais identitaire : Bitcoin est un Ă©talon pour un groupe de personnes pour l’instant essentiellement actives dans le cyberespace.

Il y a aussi un passage qui peut laisser rĂȘveur, en ce qu’on ne sait s’il est extrait tel quel d’un vieux rapport concernant l’Internet, ou s’il admet implicitement que Bitcoin a enfin crĂ©Ă© l’Internet de la valeur. Je le livre Ă  la mĂ©ditation du lecteur : « Internet conduira Ă  une profonde transformation des modes de financement de l’innovation et des entreprises. Les Ă©missions et levĂ©es de fonds transfrontiĂšres sur le rĂ©seau vont se dĂ©velopper rapidement. Tirer les bĂ©nĂ©fices de cette technologie en protĂ©geant les Ă©pargnants reprĂ©sente un immense dĂ©fi ». Si l’on entend bĂ©nĂ©ficier d’ICO en euros organisĂ©es par des banques centralisatrices chargĂ©es du KYC, alors effectivement, « tirer les bĂ©nĂ©fices » de la « profonde transformation » qui s’annonce risque d’ĂȘtre un peu dur.

le déploiement d'un réseau

MalgrĂ© quelques interventions courageuses des uns et des autres, le rapport en reste aussi Ă  la dĂ©sastreuse posture d’interdire aux banques (françaises ? leurs succursales luxembourgeoises s’apprĂȘtent Ă  le faire ou le font dĂ©jĂ  !) toute implication, voire Ă  une recommandation selon laquelle « les banques pourraient Ă©galement ĂȘtre soutenues et encouragĂ©es dans leur refus de financer les achats de crypto-monnaies par leurs clients ». Lesquels clients pourront cĂ©der aux sollicitations des arnaqueurs : cela permettra d’entretenir le moulin Ă  invectives. C’est exactement le contraire du message diffusĂ© par la Gendarmerie Nationale qui recommandait il y a quelques semaines de « demander toujours conseil Ă  votre banquier ».

Demander ensuite mollement Ă  ces mĂȘmes banques un peu de bienveillance pour les entrepreneurs ou les dĂ©tenteurs de cryptos (ce que le rapport appelle « la bancarisation des acteurs de la chaĂźne de valeur de la crypto-finance ») sera Ă©videmment vouĂ© Ă  l’échec. TrĂšs accessoirement, et comme je l’ai dĂ©jĂ  notĂ©, cela rend tout Ă  fait utopique la fiscalisation des bitcoineurs dont on parle par ailleurs si imperturbablement : si les banques n’acceptent pas les flux de cash-out des crypto, avec quel argent les bitcoineurs payeront-ils les impĂŽts qu’on leur demande ? Il faudrait parfois toucher le sol. MalgrĂ© les remarques formulĂ©es par quelques gestionnaires d’actifs, qui connaissent quand mĂȘme leur mĂ©tier, quant Ă  l’amĂ©lioration qu’une goute de Bitcoin apporterait Ă  leur gestion, le rapport va jusqu’à exclure la chose (lĂ  aussi, en France seule ?) sous le prĂ©texte presque inconvenant que cela fournirait de la liquiditĂ© Ă  la crypto-sphĂšre, et avec une mauvaise foi Ă  couper le souffle : aprĂšs avoir expliquĂ© que Bitcoin Ă©tait trop jeune pour que l’on puisse induire de ses performances qu’il constituera Ă  terme une rĂ©serve de valeur, on nous dit sans ciller et comme s’il s’agissait d’un fait historique qu’il baisse quand tout va mal. Faut-il rappeler qu’il est nĂ© aprĂšs 2008 ?

C’est donc un Ă©tat de siĂšge (solution propice Ă  la crĂ©ation d’innovations monĂ©taires
) qui est instaurĂ©, isolant les crypto-monnaies des banques et des investisseurs institutionnels. Prendre en modĂšle la dĂ©sastreuse Bitlicence dont les effets ont pu ĂȘtre concrĂštement mesurĂ©s Ă  New-York est une indication claire de l’effet recherchĂ©.

le tour de Gaule

Mais pendant le siĂšge show must go on, le divertissement continue avec ses magiciens et ses jongleurs : tokĂ©niser les rĂ©compenses aux ramasseurs d’ordures volontaires (sans en parler aux urssaf ?) pour leur permettre de payer ce qui servira de remplaçant aux VĂ©lib’ ou Ă©changer, comme l’a fait la Banque de France, des Ă©lĂ©ments de secrĂ©tariat administratif sur une DLT tout ce qu’il y a de classique, voilĂ  qui va faire de la France (laquelle bien sĂ»r « se doit de tracer une voie originale ») un objet d’universelle admiration.

Il va falloir un peu de sĂ©rieux. Si l’on veut tokĂ©niser les billets des JO 2014, sans que cela ne se termine par une commande publique Ă  IBM (ou Ă  Consensys, que l’on aura prise pour une sociĂ©tĂ© française) et si cela doit participer Ă  l’image de modernitĂ© de notre pays autant concevoir autre chose qu’un gadget, et si possible le faire avec des savants français.

Reste un tabou. L’idĂ©e du jeton crypto-fiduciaire (de la CBeM si on veut) hante des milieux fort diffĂ©rents. Dans le cadre que j’avais tracĂ©, celui d’un port numĂ©rique dont la monnaie lĂ©gale, elle-mĂȘme numĂ©rique, pourrait s’interfacer aisĂ©ment avec les monnaies numĂ©riques libres et communes, il me semble que cela faisait sens. Ici on ne sait trop que croire. Aborder les choses sous l’angle du symbolique politique (« politiquement, la disparition du souverain en tant que signe monĂ©taire visible ne serait pas neutre ») fera sourire tant l’eurosceptique que celui qui regarde l’objet matĂ©riel qu’est le billet de la BCE, conçu pour Ă©voquer le moins possible « le souverain ». Aborder cela sous l’angle de la sĂ©curitĂ© (« si des catastrophes humaines ou naturelles venaient Ă  perturber ou dĂ©truire les systĂšmes informatiques sous-tendant la monnaie digitale
 ») sonne aussi assez comiquement aux oreilles du bitcoineur, dĂ©centralisateur par nature et qui sourit de voir le rapport n’envisager comme alternative au centralisme d’Etat que le centralisme d’un GAFA.

Aborder franchement le sujet d’une crypto-fiduciaire consisterait Ă  examiner si les banques centrales sont prĂȘtes Ă  se mettre face aux banques commerciales qu’elles sont censĂ©es rĂ©gir et non servir, et Ă  leur reprendre une part du gĂąteau. A la Banque de France, le sujet provoque des discours pour le moins embarrassĂ©s et sinueux. Reste donc seulement une vague frayeur Ă  l’idĂ©e que ce ne soit un GAFA (le sigle n’apparaĂźt pas une fois) ou un « conglomĂ©rat financier » qui s’empare de la technologie et n’impose son token. De ce risque, en rĂ©alitĂ©, rien n’est dit de la façon dont on le contournera. Nous avons, pour notre part, dĂ©jĂ  demandĂ© ce que la « souverainetĂ© française » gagnerait Ă  cette sujĂ©tion supplĂ©mentaire, quand les monnaies libres, communes et ouvertes du cyberespace pourraient offrir l’instrument d’un rĂ©-aplatissement du monde. L’obstination que le rapport met Ă  traiter Bitcoin de « monnaie privĂ©e » est ici une entrave au jugement.

En ce qui concerne la mise au clair de quelques notions essentielles, le rapport demande en gros que l’on s’inspire du rĂ©gime des devises (eh oui) mais hĂ©las ne fait aucune proposition quant Ă  la fiscalitĂ© des particuliers, se contentant de citer la rĂ©cente dĂ©cision du Conseil d’Etat, sans souligner ni les coĂ»ts divers qu’ont reprĂ©sentĂ©, pour l’écosystĂšme français, 4 annĂ©es de quasi-vide juridique laissĂ© au bon plaisir de la seule administration fiscale, ni les bĂ©nĂ©fices somme toutes limitĂ©s (et pas universels) du nouveau rĂ©gime, ni son caractĂšre totalement non compĂ©titif. Comme dans le mĂȘme temps l’Office Parlementaire d’Evaluation produit un rapport de 200 pages, par ailleurs remarquable, mais oĂč le sujet fiscal fait l’objet d’une ligne (page 95) pour nous rĂ©vĂ©ler que le statut fiscal de Bitcoin et autres « n’est pas clair », il ne reste plus qu’un espoir tenu : que le rapport Person en suggĂšre un, clair, logique et compĂ©titif et qu’il plaise Ă  la sagesse du Prince de lui donner son accord avant la prochaine loi de finances.

montagnes

Au risque de rĂ©pĂ©ter ce que j'ai dit lorsque j'ai Ă©tĂ© auditionnĂ© par la mission Person, puis par la mission Landau, et que j'ai dĂ©jĂ  Ă©crit ici et lĂ  : consacrer plusieurs pages Ă  la thĂ©matique fiscale des ICO fera certainement les dĂ©lices des avocats fiscalistes (qui ont dĂ» en fournir une bonne part) mais c’est une perte de temps si la fiscalitĂ© des particuliers dĂ©tenteurs de crypto-monnaies reste un non sujet. A croire que ces thĂ©matiques ne sont pas abordĂ©es pour construire une fiscalitĂ© adaptĂ©e, lĂ©gitime et raisonnable, mais juste pour inciter Ă  l’exode. Sous cet angle, malheureusement, ça marche.

Le rapport a un mĂ©rite : il n’insulte jamais l’avenir des crypto-monnaies (ainsi « on ne peut exclure qu’une crypto-monnaie existante ou Ă  venir s’impose un jour dans les paiements et donc, comme rĂ©serve de valeur, prĂ©sentant une concurrence et un dĂ©fi pour les monnaies officielles »). Depuis Adolphe Thiers assurant que le train ne transporterait jamais ni marchandises ni voyageurs, la liste est longue des prĂ©visions aussi hautaines que malencontreuses. Mais le spectre du fĂącheux rapport ThĂ©ry, malgrĂ© quelques tentations aisĂ©ment dĂ©celables quand le rapport aborde « l’impossible montĂ©e en puissance », rend aujourd’hui prudents les Cassandre numĂ©riques ou les satisfaits de l’ordre existant. Dans ces conditions on aurait pu souhaiter que le rapport soit aussi prudent avec l’avenir de la France qu’avec l’avenir de la technologie. Etouffer Bitcoin n’est pas Ă  la portĂ©e des autoritĂ©s. Le chasser de leur prĂ©-carrĂ© et faire de la France une Albanie crypto, peut-ĂȘtre.

isoler

C’est l’éternelle tentation du mur, et son inĂ©vitable ambiguitĂ© : qui isole-t-on ?

Monsieur Landau souhaite «contenir» les cryptomonnaies, et non pas permettre leur dĂ©veloppement. Or cela fait des annĂ©es que l’on « contient » ! La France Ă©tait trĂšs en avance en 2011. Le plus ancien exchange europĂ©en est Français. Pourtant aprĂšs avoir rencontrĂ© de nombreuses difficultĂ©s (notamment avec les banques) il ne pĂšse pratiquement rien aujourd’hui et les plateformes amĂ©ricaines dominent d'ores et dĂ©jĂ  le marchĂ© EuropĂ©en. Ajouter des contraintes supplĂ©mentaires c'est renoncer totalement Ă  ce que des plateformes «crypto-crypto » se dĂ©veloppent en France (ou en Europe). Tout l’écosystĂšme sera ailleurs, avec ses ressources humaines, physiques et financiĂšres. On ira les voir en Californie une fois par an.

CommandĂ©, il est vrai, Ă  un moment oĂč le ministre n’avait pas encore embrassĂ© l’ambition de faire de la France la « Championne des ICO », la lecture du rapport Landau n’inquiĂšte guĂšre, mais ne laisse que fort peu de chances de voir notre pays devenir le « port numĂ©rique » que j’appelais de mes vƓux.

Ici encore, et sauf initiative venue des plus jeunes et des digital natives dans l’Administration, au Parlement ou... Ă  l’ElysĂ©e, nous serons marginalisĂ©s lĂ  aussi.

sur le mur

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78 - Le rapport de France Stratégie

By: Jacques Favier —

A l’heure oĂč plusieurs institutions n’ont pas encore lĂąchĂ© prise, que ce soit la BRI qui vient de publier tout un chapitre Ă  charge contre les cryptomonnaies ou la Banque de France qui a multipliĂ© durant tout le printemps des imprĂ©cations assez creuses, le rapport intitulĂ© Les enjeux des Blockchains et publiĂ© par France StratĂ©gie ouvre peut-ĂȘtre la saison des textes plus Ă©quilibrĂ©s et des propositions, mĂȘme timides, qui pourraient engager la France dans autre chose qu'une impasse. Les mĂȘmes experts, en gros, ayant ensuite « planchĂ© » devant les missions parlementaires ou l'Ă©quipe de Jean-Pierre Landau, on peut du moins l'espĂ©rer.

PubliĂ© sous la signature de la Professeur JoĂ«lle Toledano (qui n’est pourtant pas Ă  titre personnel une bitcoineuse fanatique !) avec le concours de plusieurs personnes, ce document mĂ©rite d’ĂȘtre d’abord saluĂ© pour son Ă©quilibre, quelles que soient les critiques que nous pouvons lui adresser Ă  la marge.

le rapport toledanoDĂšs les premiĂšres phrases, on sent que le texte est habile. Il fait, aux pudeurs encore de mise face au « sulfureux bitcoin », les concessions nĂ©cessaires pour ĂȘtre lisible mĂȘme par les effarouchĂ©s. Sans leur celer cependant l’arbitraire des distinctions Ă©culĂ©es entre la technologie et le jeton qui lui donne accĂšs et la finance. Ni l’inanitĂ© de la rĂ©duction Ă  « la blockchain » de ce qui est d’abord une technologie de consensus. Ni l’impasse oĂč aboutissent trĂšs vite ceux qui se prennent Ă  leurs propres mots. Ni le fait que les disruptions viennent rarement de l’intĂ©rieur des systĂšmes, financiers ou autres. Il reste cependant Ă  nos yeux des points douteux qui auraient pu ĂȘtre critiquĂ©s, par exemple que la dĂ©centralisation et la dĂ©sintermĂ©diation soit vraiment et automatiquement facteur de baisse de coĂ»ts.

Le titre du second chapitre « Que faire du Bitcoin ? » est donc ironiquement ionescien (d’autant que Bitcoin, comme AmĂ©dĂ©e, grandit gĂ©omĂ©triquement). Le rapport ne cache ni que Bitcoin est « un petit peu l’argent liquide d’Internet » ni qu’il incarne « ce vieux rĂȘve de l’internet, une monnaie Ă©lectronique ».

Amédée

Notre ouvrage La Monnaie AcĂ©phale y est abondamment citĂ©, et pratiquement prĂ©sentĂ© comme une rĂ©fĂ©rence. MĂȘme si, comme les auteurs en sont prĂ©sentĂ©s comme des propagandistes de Bitcoin, on suggĂšre dans une note en page 21 que la prĂ©sentation faite en dix pages la mĂȘme annĂ©e par Arvind Narayanan (assistant Ă  Princeton) et Jeremy Clark (assistant Ă  la Concordia Institute) est « plus acadĂ©mique ». Ce qui n’empĂȘche pas dans la note placĂ©e juste en dessous de citer les Echos et mĂȘme Vanity Fair


Mais ne refusons pas notre plaisir : le « sulfureux Bitcoin », comme le « grand mĂ©chant loup » est dĂ©sormais intĂ©grĂ© au rĂ©cit dans une place centrale et n’est plus l’apanage des criminels mais le sujet d’étude d’une « communautĂ© de passionnĂ©s d’origine diverse, oĂč les spĂ©cialistes de l’informatique, de la cryptographie et de l’algorithmique cĂŽtoient ceux de la finance, de l’économie, du droit, de l’histoire ». Le Cercle du Coin, d’ailleurs bien reprĂ©sentĂ© durant les auditions de France StratĂ©gie, est dĂ©crit comme « probablement le plus emblĂ©matique » de cette passion.

A noter que la controverse Ă©cologique a le mĂ©rite de ne pas se centrer sur les chiffres extravagants de Digiconomist et que les dĂ©nonciations de la « bulle », quand bien mĂȘme elles viennent de sommitĂ©s, sont mises en regard de la valeur d’utilitĂ© (actuelle ou Ă  terme) des jetons, mĂȘme si on aurait pu souhaiter une rĂ©flexion plus profonde sur ce qui constitue leur valeur.

Le Chapitre 3 aborde la « trust machine », sans que le caractĂšre infalsifiable de la blockchain soit rĂ©ellement questionnĂ©. De ce fait la rubrique des usages « notariaux » laisse un peu sur le lecteur sur sa faim, celui sur « l’Internet de la valeur » paraissant plus sĂ©duisant, malgrĂ© la revue des difficultĂ©s qui n’en Ă©lude qu’une, celle qu’induit le frottement fiscal tant que les transactions entre deux jetons cryptos restent susceptibles de taxation mĂȘme s’ils ne font pas apparaĂźtre de liquiditĂ© en monnaie lĂ©gale. Et soudain, au dĂ©tour d’un intertitre surgit « le retour au galop du bitcoin » certes assorti d’un point d’interrogation. Le lecteur se voit rappeler qu’en dĂ©finitive, le jeton (prĂ©cieux) est la clĂ© de voĂ»te du bĂątiment oĂč l’on longe tous ces rĂȘves. Avec une mise en garde que nous pourrions signer des deux mains : « pour sĂ©parer le bon grain de l’ivraie et bĂ©nĂ©ficier des seuls effets souhaitĂ©s des Blockchains, il ne suffira pas d’essayer d’interdire ou de contrĂŽler le bitcoin » d’autant que, pour filer la mĂ©taphore, peu de bon grain monte vraiment en Ă©pi malgrĂ© l’enthousiasme des entrepreneurs et de leurs sponsors, pour un nombre de raisons assez Ă©levĂ© que le rapport liste opportunĂ©ment.

Ayant pointĂ© les difficultĂ©s qu’ont encore les cryptomonnaies Ă  s’interfacer avec le monde rĂ©el (sans ajouter, comme nous nous le permettons ici, qu’une part de ces difficultĂ©s pourraient ĂȘtre aplanies par ceux-lĂ  mĂȘmes qui les dĂ©signent comme des faiblesses) l’étude en vient au chapitre 4 Ă  l’hĂ©sitation qui saisit les pouvoirs publics. Le cas de la Banque de France est une illustration saisissante et pour qui sait lire entre les lignes, la citation d’un texte de son Chief Economist donne une idĂ©e des contorsions et du vertige de l’institution : « MĂȘme dans le cas extrĂȘme et trĂšs improbable oĂč de la monnaie digitale de banque centrale avec des attributs de dĂ©pĂŽt serait Ă©mise et oĂč le public l’adopterait massivement, le rĂŽle des banques dans la distribution de crĂ©dit, bien que s’exerçant dans des conditions plus difficiles en raison d’une moindre information directe sur leur clientĂšle, ne devrait pas ĂȘtre gravement compromis ». Plus concrĂštement, la note pointe la convergence qui se fait jour autour d’une rĂ©gulation raisonnable, qui donnerait notamment un cadre Ă  ce qui doit en avoir un : la fiscalitĂ© (on regrettera que l’échantillon soit Ă©tabli de maniĂšre Ă  suggĂ©rer un taux de l’ordre de 25%, ce qui paraĂźt douteusement compĂ©titif) ou la comptabilitĂ©. Le rapport n’hĂ©site pas mĂȘme Ă  souligner que « la relation avec les banques et le manque d’expertise des pouvoirs publics deviennent nĂ©fastes ». Dont acte.

La conclusion pointe un dilemme : « Deux scĂ©narios sont envisageables : ou bien encadrer suffisamment les Blockchains existantes ; ou bien favoriser le dĂ©veloppement de nouvelles infrastructures plus sĂ©curisĂ©es. À ce jour, il est difficile de trancher le dilemme : le rapport recommande donc de mener de front les deux stratĂ©gies de ‘’maĂźtrise’’ des blockchains existantes et d’accompagnement de l’émergence de nouvelles solutions. ». On pourra regretter que, malgrĂ© la prĂ©sence de nombreux scientifiques lors des auditions, le choix ne soit pas fait plus rĂ©solument en faveur de cette deuxiĂšme solution, surtout quand il existe des solutions françaises et des avantages compĂ©titifs Ă  la clĂ©.

Les 7 recommandations qui forment le 5Ăšme chapitre sont assez sensĂ©es mĂȘme si certaines risquent (mais c’est la loi du genre) d’apparaĂźtre comme des vƓux pieux. Quand on lit que l’on va « dĂ©velopper les usages des blockchains en s’appuyant sur un groupe Ă  compĂ©tences transversales, Ă  l’intĂ©rieur de l’État » on se dit qu’un inventaire de ce qui existe « Ă  l’intĂ©rieur de l’Etat » pourrait amener quelques doutes, d’autant que le problĂšme est cruellement mis en relief 3 pages plus loin. Quand on lit qu’il faut « dĂ©finir et contrĂŽler les rĂšgles de reporting applicables aux places de marchĂ© » on ne peut s’empĂȘcher de songer que la surveillance des acteurs français ou opĂ©rant en France ne sera pas une tĂąche harassante. ‹Au delĂ , c’est la lĂ©gitimitĂ© mĂȘme de l’Etat pour faire le job qui peut paraĂźtre relever d’un biais identitaire chez les rĂ©dacteurs du rapport, et d’un tropisme culturel proprement français. Que le laboratoire de rĂ©flexion sur les Ă©changes centralisĂ©s soit structurĂ© autour de la Caisse des DĂ©pĂŽts (fondĂ©e en 1816) et que la cellule d’accueil des startups soit logĂ©e chez un rĂ©gulateur paraĂźt tout naturel Ă  nos Ă©lites. Nous pensons que ça ne l’est pas, du moins pas sans examen ni sans un profond aggiornamento numĂ©rique de l’Etat et de l’administration.

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71- Un texte original

By: Jacques Favier —

S'il faut reconnaitre des mérites à la note intitulée Les implications macroéconomiques du Bitcoin et rédigée par M. Paul Mortimer-Lee, chef économiste pour le marché américain chez BNP Paribas Securities, on commencera par se réjouir de lire enfin un texte issu de l'intérieur du systÚme, non de ses retraités, fournisseurs, obligés et stipendiés, et dont l'argumentation est conduite avec raison, sans tulipes ni ponzi. On y trouvera quelques phrases au contraire bien réjouissantes !

Mortimer Lee

Le second succÚs à souligner est d'avoir, pour un texte de deux pages, fait déjà tellement tourner le moulin à paroles chez des dizaines de journalistes dont rien n'indique qu'ils aient eu accÚs au document original et des centaines de commentateurs qui auraient souhaité une lecture directe et non celle de l'article du Telegraph et des innombrables copier-coller de celui-ci dans la presse généraliste comme spécialisée.

On peut s'interroger sur la confidentialitĂ© intentionnelle ou non d'un document qui n'est apparemment ni tout Ă  fait secret ni rĂ©ellement accessible. Plusieurs lecteurs ont assurĂ© l'avoir cherchĂ© en vain. J'en ai demandĂ© par mail, dĂšs lecture de l'article du Telegraph, une copie Ă  la chargĂ©e presse de la Banque, mardi 21 novembre Ă  7 heures du matin. A cette heure je n'ai pas eu de rĂ©ponse. Mais comme je le rappelle souvent, le mot grec historia signifie enquĂȘte, et l'on ne se forme son opinion que sur des documents originaux...

J'espÚre donc satisfaire la curiosité de nombreux amis et au delà en mettant ici en ligne le document original débarassé de ses legal notices et de la liste des numéros de téléphone de la direction des études (seule chose qui m'ont paru de nature à nuire à nos amis banquiers).

Si le Telegraph citait bien le mot « la seule conclusion qu'il s'agisse d'une bulle ne dit pas qu'elle doit Ă©clater prochainement » mon impression est que son analyse (pour ne pas parler de celles qui ne citaitent que l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'Ours) tendait quand mĂȘme Ă  tirer les concluions de Mortimer-Lee du cĂŽtĂ© anxiogĂšne.

D'abord le chief economist le dit d'entrée de jeu : « les bulles, comme la précédente bulle technologique, ont souvent de solides fondements, et dans le cas présent c'est la technologie blockchain. Les cryptodevises sont probablement là pour demeurer ». Quant à l'inflation du cours, il le renvoie dÚs l'introduction de sa note à l'inflation du QE.

Plaisamment aussi, et pour nous reposer des sornettes pompeuses sur la nature de la monnaie (le monopole régalien magnifié par la signature de Monsieur Trichet sur chaque billet) Mortimer-Lee rappelle que money is what money does, un point qu'il est parfois opportun de rappeler et sur lequel les historiens pragmatiques ne contrediront pas les économistes pratiques. Le systÚme de fiat money se voit, dans sa note, étonnement introduit par le mot « but » et souligné par le mot « currently ». On ne saurait mieux rappeler que ce que certains veulent faire passer pour le dessein du Ciel n'est qu'un état de fait assez récent et sans fondement particulier.

Venons-en au montant limité du nombre de jetons Bitcoin. Là aussi les avant-goûts de la note me paraissent avoir été tirés vers la critique : monnaie limitée, risque déflationiste etc. Ceci appela une réponse au demeurant trÚs fine du polytechnicien Alexis Toulet défendant le Bitcoin, monnaie pour un monde fini, défense à laquelle je souscris largement. Mais le texte original me paraßt bien plus ouvert, ne serait-ce que parce que ce montant limité n'est pas présenté comme une erreur ou un complot, mais comme « a brilliant feature by the designers » sans compter le rappel des délires du QE ou des expropriations à l'arrache pratiquées à Chypre.

le telegraphTant et si bien que le paragraphe sur les consĂ©quences monĂ©taires n'occupe guĂšre qu'un petit tiers de la note. Et que l'absence de prĂȘteur en dernier ressort qui faisait le titre du Telegraph n'y apparait que bien discrĂštement.

Je laisse chacun supputer les raisons de l'attitude de la presse financiĂšre. L'opĂ©ration me semble avoir, les historiens me comprendront, un petit cĂŽtĂ© dĂ©pĂȘche d'Ems !

La note de Mortimer-Lee révÚle, notamment sur les conséquences de Bitcoin pour la politique monétaire, des analyses bien plus proches des réponses critiques exprimées par divers bitcoineurs par exemple sur Bitcoin.fr, que des avertissements catastrophiques (serious concerns) par lesquelles on avait voulu la résumer. Les forks sont métaphoriquement comparés à de nouveaux gisements, ce qui n'est pas mal vu.

Ce texte qui s'achĂšve fort philosophiquement par une promesse sibbyline : « a controversial and volatile future looks assured» gagne dĂ©cidĂ©ment Ă  ĂȘtre lu en version originale !

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63- L'Alternative

By: Jacques Favier —

L'ouvrage de Kariappa Bheemaiah qui n'est pas encore traduit en français n'est donc pas celui qui a fait le plus de bruit chez nous. Il est cependant le plus solide et sans ĂȘtre d'accord sur tout je suis admiratif de cette alternative diffĂ©rente de toutes les mĂ©taphores pĂ©taradantes dont on a ornĂ© la Blockchain.

AlternativeDĂšs les premiĂšres pages, l'auteur annonce un plan ambitieux :

  • un retour sur les notions fondamentales touchant Ă  la monnaie et Ă  la dette ;
  • le rĂŽle que peuvent jouer les blockchains dans un monde financier fragmentĂ©, et notamment via les fintech ;
  • les consĂ©quences sociĂ©tales, et notamment l'apparition de nouveaux paradigmes dans le capitalisme, et les consĂ©quences sur le systĂšme monĂ©taire, en y comprenant d'abord les banque centrales ;
  • les perspectives offertes, notamment de nouveaux instruments de politique monĂ©taire et de politique tout court.

Mon compte-rendu est assez long, mais l'ouvrage le mérite. Les illustrations, dues à des associations d'idées parfois intimes, n'engagent évidemment que moi.

Un mot d'abord sur l'auteur, et son parcours improbable et attachant. Il a quitté l'Inde à 20 ans pour gagner la France, et d'abord pour servir au sein de la Légion étrangÚre, dans le célÚbre 2Úme REP de 2006 à 2011. C'est en Afghanistan et sur d'autres fronts, alors que certains cherchent et trouvent Bitcoin à l'autre bout du monde, que celui que ses amis appellent "Kary'' se pose la question du financement de la guerre, puis de l'origine des incroyables sommes dépensées dans sa conduite.

Kary et la pluie de fiat

DÚs son introduction, Kariapppa Bheemaiah déplore "l'exclusion croissante" de Bitcoin de tous les propos concernant la blockchain, une erreur (en voie de guérison ?) répétant tristement les errances des grands groupes promoteurs d'intranets aux débuts de l'aventure Internet, une diversion qui cause un fossé au milieu d'un monde qu'il s'agirait de transformer, en s'assignant une transformation majeure d'un systÚme monétaire intoxiqué à la dette.

How "money makes the world go round"

De mĂȘme dĂ©plore-t-il que, alors mĂȘme que la pensĂ©e utilitariste conduit Ă  une prise d'ascendant de la monnaie sur la sociĂ©tĂ©, les Ă©tudes universitaires (pour ne pas parler des Ă©tudes secondaires) ne donnent que bien peu de place au sujet de la crĂ©ation monĂ©taire et de son lien au crĂ©dit.

Sans surprise, son court rĂ©cit de l'Ă©volution historique de la monnaie depuis le troupeau (pecunia) jusqu'Ă  la fiat monnaie me laisse sur ma faim, en ce qu'il Ă©lude (comme presque tous les autres) la nature de dommage collatĂ©ral de guerre (avec les libertĂ©s individuelles...) qui est celle du billet de banque puis de la monnaie scripturaire, et qu'il s'obstine Ă  parler de trust sans mĂȘme Ă©voquer (Ă  ce point) le rĂŽle structurant de la contrainte fiscale dans l'universelle acceptation du signe monĂ©taire lĂ©gal. Mais Kary disserte de façon opportune sur la diffĂ©rence entre monnaie de base (banque centrale) et monnaie commune (scripturaire), sur les rĂ©serves fractionnaires et leurs consĂ©quences quant Ă  l'offre de monnaie. On ne comprend pas la crise de 2008 si l'on ne voit que, de longue date, l'expansion sans fin du crĂ©dit (Ă  tout faire, et mĂȘme des sottises) a Ă©tĂ© une excellente affaire pour les banques avec des impacts sur les marchĂ©s, dans les affaires, dans les foyers...

Les problÚmes posés par la dette sont innombrables et pour certains peu susceptibles de solution (surtout à long terme). De plus ils échappent aux politiques et à leur prétendue régulation, phagocytée par le systÚme bancaire et impuissante face au shadow banking. Etrillant au passage les hypothÚses d'efficience des marchés et de rationalité des anticipations, Kary se propose de repenser le capitalisme fondé sur la dette avec une analyse introspective de notre rapport à celle-ci.

La Finance entre flou et loup

Si la monnaie n'est qu'un instrument tellement neutre que l'on peut n'en parler si peu, comment a-t-on, demande Kary, laissĂ© les banques et leur systĂšme prendre Ă  ce point le contrĂŽle de nos vies ? Il dĂ©nonce d'abord ce qu'on appelle le "consensus de Washington" qu'il dĂ©crit comme une kidnapping idĂ©ologique, et aussi le laxisme qui a conduit au too big to fail moralement crapuleux et pratiquement dangereux : les grandes banques font de trop grandes erreurs. Or, dit-il, remĂ©dier au TBTF autrement que par des vƓux pieux rĂ©glementaires (et donc centralisateurs) est une affaire oĂč les fintechs et l'utilisation de la blockchain (des Ă©changes dĂ©centralisĂ©s) peuvent s'avĂ©rer dĂ©cisives parce que cela augmenterait la diversitĂ©, et donc la rĂ©silience globale. Mais aussi parce que les Ă©changes dĂ©centralisĂ©s rĂ©duiraient l'asymĂ©trie d'information : la fragmentation est ainsi un antidote au malaise actuel.

Passionnantes sont à cet égard les citations d'un discours du 120Úme gouverneur de la BoE, lors du prestigieux dßner offert par le Lord-Maire de Londres. Les Fintech ne vont pas, dit le gouverneur, améliorer l'expérience utilisateur (qui en a bien besoin, entre nous) : elles vont changer la nature de la monnaie.

De l'historique long de la blockchain, Kary donne une vue profonde, sur laquelle je ne m'étendrai pas car cela recoupe évidemment bien des aspects de notre propre Monnaie acéphale mais qui est remarquable, comme l'est sa présentation des smart contracts.

Cool it with the Blockchain nous dit Kary. des idĂ©esC'est un instrument, entre autres, dans la boĂźte Ă  outil qui doit servir Ă  la transformation de la finance, c'est Ă  dire Ă  sa fragmentation et non Ă  sa consolidation comme on l'entend clamer dans tant de confĂ©rences. Et Ă  la transformation de l'audit, de la rĂ©gulation, du contrĂŽle. Le tout non sans frottement parce que la macro-Ă©conomie s'intĂ©ressant peu aux impacts du systĂšme monĂ©taire, il faut aller chercher vers d'autres sources, comme la biologie de l'Ă©volution ou la science de la complexitĂ©, de quoi stimuler nos imaginations. Et ensuite (tout bĂȘtement, pourrait-on dire) parce que la numĂ©risation des activitĂ©s financiĂšres est encore bien incomplĂšte, ce dont les clients s'aperçoivent chaque jour.

un passeport du temps de la révolutionL'identité digitale est encore dans les limbes alors que foisonnent déjà les avatars.

En regard, on se demande parfois si les fonctionnaires obsédés du KYC se rendent compte de l'inadaptation (de l'archaïsme courtelisnesque) de leurs procédures.

Kary fait Ă  ce sujet des commentaires dont la mĂ©ditation pourrait ĂȘtre fĂ©conde, allant jusqu'Ă  la reconstruction de la notion de "trust" (le lien qui unit l'Ă©tat mouvant de nos identitĂ©s Ă  la face changeante de la monnaie) et Ă  la tokenisation de l'identitĂ©.

Repenser le capitalisme

Le capitalisme, nous dit Kary, est passĂ© d'un type de sociĂ©tĂ© qui utilisait des marchĂ©s pour atteindre certains objectifs partagĂ©s en matiĂšre de prospĂ©ritĂ©, Ă  un Ă©tat de la sociĂ©tĂ© dans lequel tout est Ă  vendre, y compris le risque. Kary passe ici en revue les trois leviers dont on a fait un usage intensif : marchĂ©s, rĂ©gulations et politiques. Il souligne au passage que la rĂ©gulation dans sa forme courante a concouru Ă  l'instauration d'oligopoles bancaires et entravĂ© le dĂ©veloppement de technologies comme celles des blockchains. L'avenir du capitalisme ne peut se construire sur des abstractions universitaires, sans comprĂ©hension de la complexitĂ© et des dynamiques de la sociĂ©tĂ© qui advient, fragmentĂ©e et numĂ©risĂ©e. Beaucoup parlent de l'Ă©conomie de l'innovation, sans innover dans le discours sur l'Ă©conomie elle-mĂȘme.

La rĂ©gulation (croissante) des marchĂ©s reste rigide, peu capable d'une supervision holistique, ce qui en retour entrave l'innovation. Or la technologie pourrait ĂȘtre mise en oeuvre pour rĂ©guler l'innovation technologique elle-mĂȘme, comme le suggĂšrent par exemple le cas d'une blockchain appliquĂ©e au lending ou celui du trade finance avec des projets comme Corda (R3CEV).

Réguler la régulation

la régulation et les méchantes petites banquesAu delà des cris de whipping boys des financiers et des lamentations sur le frein que la régulation oppose à l'innovation, Kary lie ces problématiques à la grande question, celle de la reine Elizabeth, citée dÚs la premiÚre page de notre propre livre, "why did no one see it coming ?" question qu'il citera d'ailleurs expressément, lui aussi, un peu plus loin, au début de son 4Úme chapitre. Question à laquelle, selon lui, il faudrait répondre en se penchant essentiellement sur l'asymétrie de l'information, une thématique chÚre aux tenants de la crypto et que l'usage des blockchains renouvÚle, quelque soit la seconde asymétrie, entre code légal extrinsÚque et code technique intrinsÚque.

Des politiques pour un futur sans cash

Partant du constat que le crĂ©dit n'est plus un moyen d'atteindre une prospĂ©ritĂ© future (avec la valeur sociale que le crĂ©dit avait alors) mais une matiĂšre premiĂšre qui se vend Ă  un prix fixĂ© par le marchĂ©, alors mĂȘme que la monnaie et le crĂ©dit, loin de susciter une augmentation de pouvoir d'achat Ă  terme, reprĂ©sentent du pouvoir d'achat du seul fait de leur crĂ©ation, avec un impact macroĂ©conomique, Kary rĂ©clame un rĂ©examen de la façon dont sera crĂ©Ă©e la monnaie. Et au besoin un retour Ă  un rĂŽle exclusif de la puissance publique, ou - si cela paraĂźt trop rĂ©galien- la concurrence de diverses monnaies en circulation et concurrence libre. Avec un marketing de la monnaie !

Assez peu dissert au chapitre du respect de la vie privée, Kary attribue le paradoxal maintien du cash, par des banques centrales qui en annoncent rituellement la fin, au droit de seigneurage.

C'est ici que la "Blockchain souveraine" se rĂ©vĂšle cruciale dans "l'Alternative Blockchain". Un point sur lequel je rejoins Ă©videmment Kariappa Bheemaiah, ayant moi-mĂȘme Ă©crit de longue date que la banque "avait les jetons" mĂȘme si je ne souscrirais pas Ă  tous les bĂ©nĂ©fices qu'il suppose Ă  l'instauration d'une e-currency Ă©mise par les Banques centrales, d'autant qu'il en expose avec beaucoup de dĂ©tails (pages 123 sqq) les multiples hypothĂšses en s'appuyant surtout sur l'Ă©tude de Barrdear et Kumhof.

On entre ici dans ce qui est le coeur de l'Alternative

La dizaine de bĂ©nĂ©fices potentiels de l'instauration d'une blockchain souveraine Ă©mettant des e-fiat Ă  hauteur de 30% du PNB trace une vĂ©ritable rĂ©volution, non pas trĂšs au delĂ  du paiement, mais bien au coeur mĂȘme de la monnaie et du paiement.

Ce qui est clair c'est qu'une introduction de e-fiat ne signalerait pas l'apparition d'un simple nouveau signe fiduciaire mais bel et bien la mise en concurrence directe de la monnaie banque centrale et de la monnaie de dette des banques, et probablement pas, c'est le moins qu'on puisse dire, Ă  l'avantage de ces derniĂšres. Que les particuliers puissent avoir accĂšs Ă  l'argent "de base" Ă©tait encore une chose possible il y a seulement quelques annĂ©es, mais les derniers clients privĂ©s de la Banque de France ont Ă©tĂ©, dans les premiĂšres annĂ©es de ce siĂšcle, priĂ©s de rendre leur chĂ©quier rose et d'aller prĂȘter leur argent aux banques commerciales qui avaient dĂ©noncĂ© l'odieuse distorsion de concurrence.

le chéquier rose qui a marqué des générations de banquiers

La place laissĂ©e Ă  l'activitĂ© des banques commerciales (et Ă  la monnaie de dette) dans un systĂšme oĂč la Banque Centrale mettrait Ă  la disposition de la population, directement ou indirectement, un token e-fiat, peut faire l'objet de variantes. La libertĂ© de circulation des monnaies, dans un modĂšle fondĂ© sur la confiance et non par la contrainte, poserait le problĂšme de la compĂ©tition entre deux sĂ©ries de e-tokens dont les Ă©missions suivraient des lois diffĂ©rentes (maximisation du profit via la raretĂ© pour les tokens privĂ©s ou communs, politique monĂ©taire pour les tokens publics) et ceci est Ă©voquĂ© en se fondant sur le papier amĂ©ricain de JesĂșs FernĂĄndez-Villaverde et Daniel Sanches publiĂ© avril 2016 Can Currency Competition Work ? - un papier passionnant mais qui me semble pĂȘcher sur un point, la coexistence Ă©tant supposĂ©e s'Ă©tablir sur un seul et mĂȘme territoire peuplĂ© de paĂŻens, et non avec une cryptosphĂšre dont la population est pour une part diffĂ©rente.

coexistence ou rivalité

Or, comme le note juste Ă  la suite Kary, l'apparition de la blockchain a mis crument en lumiĂšre que tout l'appareil tant de crĂ©ation que de politique monĂ©taires a Ă©tĂ© construit Ă  l'Ăąge prĂ©internaute. Se servir de cet instrument sans une profonde redĂ©finition de la monnaie n'a que peu de valeur. De nouveau, nul n'est obligĂ© de suivre ici Kary dans toutes les directions qu'il trace (peu de bitcoineurs Ă©prouveront de l'enthousiasme pour les monnaies Ă  taux nĂ©gatifs, et cette possibilitĂ© devrait plutĂŽt augmenter le charme de Bitcoin Ă  leurs yeux) mais il a le mĂ©rite d'ouvrir la rĂ©flexion autrement que par des promesses de disruptions aussi creuses que vagues comme on nous en inflige tant. En parlant de fiscalitĂ© (le sujet n'est abordĂ© en gĂ©nĂ©ral que de façon superficielle et pour accuser Bitcoin d'ĂȘtre un trou noir Ă  ce sujet) l'auteur fait une proposition intĂ©ressante : si l'argent est de nouveau Ă©mis en fiat par le gouvernement (et non issu de dettes bancaires) et que les contribuables doivent payer des impĂŽts en e-fiat gouvernemental, alors le gouvernement doit bien les distribuer (en faisant des dĂ©penses) dans la population avant de taxer celle-ci.

Se fondant sur les thÚses de Randal Wray et Yeva Neisisyan, Understanding Money and Macroeconomic Policy (2016) Kary suggÚre combien la blockchain peut conduire à une re-nationalisation de la monnaie, ou à un QE profitant à d'autres qu'au systÚme bancaire commercial, et n'exposant pas le systÚme au risque perpétuel d'explosion d'une bulle de dettes. Et au delà, à une pratique d'helicopter money et de revenu universel ( une innovation... proposée par Thomas Paine en 1795 ! ) qu'il faudra bien se résoudre à envisager sérieusement quand on aura enfin fini de croire que l'innovation va résoudre les problÚmes du chÎmage de masse.

une invention méconnue : l'helicopter money

la Blockchain, vers la monnaie hélicoptÚre

La Blockchain peut aider Ă  renverser le paradigme dominant qui voit la richesse crĂ©Ă©e par l'activitĂ© privĂ©e et apprĂ©hendĂ©e par l'État pour sa politique sociale. Kary souligne que si elle est apprĂ©hendĂ©e de maniĂšre privĂ©e, elle est bel et bien crĂ©Ă©e par des machines et des programmes qui ont Ă©tĂ© construits de maniĂšre collective. L'exemple de la blockchain elle-mĂȘme le souligne (que l'Ă©conomie capitaliste ne cesse de vouloir s'approprier, voire en la brevetant, tout en en dĂ©nonçant l'origine obscure et anarchiste). Certes le revenu de base universel pourrait ĂȘtre distribuĂ© via le rĂ©seau de banques commerciales, mais avec un effet pervers : l'accroissement de leur capacitĂ© de distribution de crĂ©dit. Kary en conclut donc qu'une blockchain circulant des e-fiat est techniquement la meilleure solution, y compris d'un point de vue politique et fiscal.

Oublier l'Ă©quilibre

Revenant à la Queen's question, Kary remarque que la notion d'équilibre, au singulier ou au pluriel, qu'il s'agisse de l'atteindre ou de le restaurer, n'est pas adaptée à la croissante complexité de notre économie. S'appuyant sur W. Brian Arthur ( Complexity and the Economy, 2014) il rappelle que l'équilibre ne laisse nulle place à l'amélioration, l'exploration, la création, bref la vie. Comme pour Faust c'est, ai-je envie de dire, le moment de satisfaction mortifÚre auquel Méphisto peut enfin lui demander son ùme. Mieux vaudrait, dit fort justement Kary, regarder les enseignements pragmatiques de l'histoire de la technologie que les dogmes des équilibres mathématiques voire comptables. Il se penche donc longuement sur les 5 traits saillants (spécialisation, diversification, ubiquité, socialisation et complexité) de l'évolution technologique, avec un focus particulier sur les fintechs et sur la Blockchain en leur sein. La notion d'équilibre, dont il explore les fondements ontologiques, est peu compatible (sauf pour des états temporaires et multiples) avec ce qu'enseigne les modernes théories de la complexité, que les big data et la capacité de calcul dont on dispose aujourd'hui viennent étayer.

mathinessOr, si le monde de la finance investit des millions dans diverses expĂ©riences de blockchain, les modĂšles mathĂ©matiques utilisĂ©s par les banques centrales (essentiellement le modĂšle DSGE, qui est une extension de la thĂ©orie de l'Ă©quilibre gĂ©nĂ©ral, et ses variantes) sont historiquement datĂ©s, gonflĂ©s de mauvaise mathĂ©matique et finalement peu Ă  mĂȘme de modĂ©liser et d'inclure l'effet des marchĂ©s (dont on postule l'efficacitĂ©) eux-mĂȘmes. Aujourd'hui, cela commence Ă  crever les yeux, mĂȘme Ă  la Banque Mondiale (lire page 177) comme on le voit dans l'article publiĂ© en 2015 par son Chef Économiste et oĂč il dĂ©nonce une aberration Ă  laquelle il a donnĂ© le nom de mathiness. Paul Romer n'est Ă©videmment pas le seul (ni le premier) Ă  avoir pensĂ© cela. Paul Pfeiderer, un prof de Standord, avait ainsi signĂ© la mĂȘme annĂ©e 2014 son savoureux article intitulĂ© Chameleons, the Misuse of Theoretical Models in Finance and Economics dans lequel il offre une thĂ©orie adĂ©quate pour soutenir quelque politique que l'on voudra.

Au contraire l'Agent based modelling (qui ne réduit pas des millions de gens à un consommateur efficient et des milliers d'entreprise à un modÚle simplet) permet d'exploiter la transparence de cette mine de data que va offrir la blockchain.

le tombeau de LaplaceSi les modÚles courants sont déterministes et axiomatiques, la réalité économique dérive de mécanismes qui ne le sont pas. Si les modÚles sont réductionnistes, négligent les interconnexions et les influences, les nouvelles technologies les augmentent considérablement. L'économie de la complexité, c'est celle d'une information croissante, et l'on voit comment la Blockchain transparente s'insÚre ici. Car l'information dont chacun dispose dépend de la structure des réseaux, de sa propre place et hiérarchie dans ceux-ci, et l'on voit ce qu'une blockchain vraiment décentralisée peut changer à cela...

Si la Blockchain disparait un peu de la surface des derniĂšres pages, on a compris qu'en forgeant nos outils, nous nous forgeons nous-mĂȘmes et que ce nouvel outil peut jouer, selon Kary, un rĂŽle essentiel dans une nouvelle politique fondĂ©e sur l'ABM et non plus sur les modĂšles de type DSGE.

Dans ce livre dense, riche en références, Kary n'entend pas "vendre" de la Blockchain, mais l'utiliser sérieusement pour réfléchir avant d'en proposer l'usage pour transformer la finance de maniÚre radicale. Non pas chiffrer les économies que le vieux systÚme en tirera(it) tout en amusant la galerie avec des jouets plus ou moins automatiques ou "intelligents".

Les Trophées, José Maria de Herredia, 1893Ce n'est donc qu'en apparence que Bitcoin, dont le livre commence en dénonçant l'expulsion du champ des propos convenables, semble disparaßtre ensuite du texte.

J'ai dĂ©jĂ  notĂ© qu'au lieu de dĂ©crire une blockchain allant trĂšs au delĂ  du paiement, l'Alternative restait obstinĂ©ment sur l'argent et sur le paiement, non en nous emmenant de plus en plus loin mais en creusant de plus en plus profondĂ©ment la mine dĂ©couverte par Satoshi Nakamoto, mine mĂ©taphorique qui se rĂ©vĂšle elle-mĂȘme profonde : la raison doit renoncer Ă  battre la campagne et se mettre Ă  creuser, mĂȘme s'il faut pour cela se laisser embarquer sur un continent "alternatif".

Nous sommes bien aux bords mystérieux du monde d'hier.






(*) Pour aller plus loin : (et c'est tout en anglais !)

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62 - Céleste Monnaie ?

By: Jacques Favier —

Parler à la fois d'informatique et de philosophie est une chose. L'informatique, nous dit le philosophe Mark Alizart, n'est jamais en effet, que l'aboutissement de tout le travail de formalisation de la pensée que la philosophie a entrepris dÚs l'aube de son histoire, de L'Oragnon d'Aristote à la Logique de Hegel.

MĂȘler le Cloud et le Ciel (celui des IdĂ©es en l'occurrence, ou celui de l'Esprit) en est une autre, qui n'est pas pour me dĂ©plaire. J'avais jadis trouvĂ© dans la maison de Victor Hugo des mots latins sur lesquels je reviendrai (in libro / ad cĂŠlum) et qui me paraissaient Ă©tablir un lien.

L'informatique est la philosophie faite science, ou plutĂŽt la preuve que la philosophie contient un Ă©lĂ©ment dĂ©cisif d'effectivitĂ©. La mĂ©fiance qu'entretiennent pourtant les acteurs de ces deux disciplines ne n'expliquerait que par des Ă©lĂ©ments de conjoncture historique aujourd'hui dĂ©passĂ©s. Alizart explore le moment oĂč refait surface la prĂ©sentation de l'ordinateur (le mot dĂ©signe une qualitĂ© que les thĂ©ologiens mĂ©diĂ©vaux attribuaient Ă  Dieu) comme image, voire rĂ©alitĂ© de Dieu - une idĂ©e prĂ©sente aux dĂ©buts de l'informatique. Il est temps, dit-il, qu'une philosophie qu'il appelle une ontologie digitale vienne soutenir cette vieille intuition.

la Pascaline

Partant de la Pascaline (ci-dessus) et passant par la double invention (anglaise) de l'ordinateur par Babbage et Turin, Alizart en extrait l'idée que l'informatique s'est justement développée contre la mécanisation de la pensée, que l'ordinateur n'est pas une machine à calculer, ou alors que c'est une machine à calculer réflexive non-linéaire, et, en ce sens, que ce n'est pas du tout une machine, c'est un organisme. C'est pourquoi l'ordinateur ne cesse d'aller vers la nature.

Le cĂ©lĂšbre test de Turing s'inscrit ici, souvent mal compris. Le problĂšme n'est pas de savoir si la machine pense. Il s'agit de comprendre que le Soi est une propriĂ©tĂ© gĂ©nĂ©rique de l'Être. C'est la vie qui imite l'informatique, laquelle n'est pas une invention de l'homme mais une propriĂ©tĂ© du vivant. Il y a des lignes de code dans la nature.

Aussi l'informatique confirme-t-elle ce dont on a toujours eu la prescience : il y a de la pensĂ©e dans l'Être, ce qui nous met bien plus prĂšs des prĂ©socratiques comme ParmĂ©nide que des hyper-cartĂ©siens.

Mais plus important encore - Ă  mes yeux du moins - loin d'ĂȘtre un outil Ă  notre disposition, une chose, une machine, l'informatique est un milieu, notre milieu, l'informatique cĂ©leste qui donne le titre Ă  l'ouvrage d'Alizart. Comme dans les romans d'Isaac Asimov ou d'autres, l'informatique est une sorte de Verbe fait chair qui prĂ©side Ă  une fusion de l'organique et de l'inorganique dans le numĂ©rique.

Si l'ontologie inachevĂ©e de Whitehead a exercĂ© une influence notable sur Deleuze, un philosophe qui a lui-mĂȘme influencĂ© la cyberculture, Alizart nous propose un arrĂȘt prĂ©liminaire chez Hegel : Il ne doit rien au hasard si c'est la mĂȘme annĂ©e 1830, alors que Babbage inventait ce qui deviendrait le premier ordinateur, que le philosophe allemand a tirĂ© sa rĂ©vĂ©rence, satisfait d'avoir Ă©laborĂ© une nouvelle «science de la raison» (...) Ce sont les limites de la pensĂ©e mĂ©caniste qui les ont tous deux mis en mouvement.

le monde est constitué d'information

Hegel fut moqué pour avoir dit que la réalité était constituée d'idées. Alizart traduit : elle est constituée d'informations. Ainsi, dit-il, comprendre que Hegel parle d'informatique, c'est comprendre et l'informatique, et Hegel. AprÚs Coperninc, avant Darwin et Freud, Hegl inflige une blessure narcissique à l'Homme : il est remplacé au centre du monde par un SystÚme qui n'a pour seule activité que de se reproduire et se penser. Au commencement, pour le philosophe allemand, il y a une brique d'information mais cette brique est aussi bien la machine qui traite l'information.

C'est à cet endroit, page 80 (et je n'exclus pas que mon idée soit idiote ou démente) que je me suis dit qu'au commencement, c'était Genesis et que cela renvoyait exactement à ce que nous écrivons, Adli Takkal Bataille et moi dans notre Bitcoin, la monnaie acéphale (page 55) :

GenesisSans vouloir s’embourber dans un dĂ©bat digne de celui de l’Ɠuf et de la poule, il faut absolument intĂ©grer que c’est l’action de gĂ©nĂ©rer des jetons qui a provoquĂ© l’apparition du genesis block, le premier de la blockchain, mais que le protocole et le code exĂ©cutĂ© existaient avant mĂȘme la premiĂšre Ă©criture. Cela permet de comprendre que la blockchain est une production du protocole Bitcoin, et qu’aprĂšs seulement ce dernier s’en est aussi servi de support Ă  ses unitĂ©s de compte, les bitcoins.

Bref, voilĂ  une monnaie qui dĂ©cidĂ©ment ne se dĂ©crit que platoniquement (une monnaie in libro mais aussi ad cƓlum) et dont on pourrait presque dire, en empruntant les mots de Mark Alizart que tout le SystĂšme va consister Ă  voir cette machine, qui est Ă  la fois forme et contenu, machine et programme, nombre et traitement de nombres, bref contradiction vivante, rĂ©flexivitĂ© pure, croĂźtre jusqu'Ă  rendre raison de sa contradiction native.

Un peu plus loin Alizart abordant le Concept chez Hegel se demande soudain pourquoi user du mot Concept pour traiter de ce qui est le plus rĂ©el, le moins abstrait ? LĂ  aussi, je songe Ă  Bitcoin, saisi par la pensĂ©e comme unitĂ© de compte (virtuelle bien loin de l'usage que fait Deleuze de ce mot) quand le bon sens veut sentir la monnaie entre le pouce et l'index. Cette Ă©trangetĂ© tombe sitĂŽt qu'on se rappelle que la plus haute rĂ©alitĂ©, c'est l'unitĂ© de la pensĂ©e et de l'Être, autrement dit, l'information.

Nombreux sont les moments oĂč l'hypothĂ©tique lecteur-bitcoineur lĂšvera le nez en songeant Ă  de possibles rapprochements. Ainsi du bruit qui prĂ©side au dĂ©veloppement des formes, Ă  la crĂ©ation d'information. Nombreuses aussi les figures mythiques (Ulysse) ou historiques (Vinci) qui m'ont servi dans ce blog ou dans mes confĂ©rences et que je retrouve chez Alizart.

une horloge bitcoinLa «fin de l'histoire» qui préoccupe un peu les philosophes et les historiens procure également l'occasion d'un rapprochement.

Je cite Alizart : le temps ne cesse pas de couler, simplement il n'est plus un temps subi, imposé de l'extérieur, il n'est plus la marque du désordre et de l'entropie, il est un temps voulu, créé, qui inverse l'entropie : le temps produit par le calcul; nécessaire à la synchronisation des opérations du SystÚme... et je renvoie mon propre lecteur à ce que j'ai écrit dans mon billet précédent.

Pour qui rĂ©flĂ©chit Ă  ce qu'annonce l'IoT, certaines pages consacrĂ©es Ă  la deuxiĂšme cybernĂ©tique et Ă  l'Ă©cologie synthĂ©tique sont du plus vif intĂ©rĂȘt, mĂȘme si elles dĂ©cevront (peut-ĂȘtre!) les tenants de la cyberculture, les adeptes du Ghost. Alizart nous le dit : parce que le SystĂšme tend Ă  se rapprocher de l'essence de toute personne en gĂ©nĂ©ral c'est Ă  dire du «trou» qui la fonde, «le SystĂšme n'a pas vocation Ă  remplacer l'homme, mais l'homme et le SystĂšme ont vocation Ă  faire ensemble "ÉvĂ©nement" Ă  l'horizon de leur vĂ©rité».

Et soudain, en page 153, aprĂšs que sur le terreau gĂ©ologique du tas de ferraille et de silicium, Alizart a abordĂ© la phase vĂ©gĂ©tale de dĂ©veloppement du rĂ©seau, surgit le mot que j'attendais (seule raison, peut-ĂȘtre, de ma tenacitĂ©) : « le contenu du rĂ©seau est identique au rĂ©seau. Aussi bien, cette information est rĂ©ellement vie. Elle prend la forme de ces virus et de ces automates cellulaires qui prolifĂšrent sur Internet. Le protocole blockchain peut aussi ĂȘtre compris comme une sorte de colonie symbiotique».

Que voilà une chose dont les thuriféraires de la «technologie blockchain» n'ont pas eu le quart de l'intuition !

algues symbiotiques

Dans la phase animale, enfin, surgit le robot, avec qui notre hybridation a dĂ©jĂ  commencĂ© de telle sorte que l'homme est cette synthĂšse mĂȘme sans qu'il y ait Ă  imaginer un transhumanisme. Que deviennent l'homme et le monde ? L'informatisation permet d'amĂ©lirer la projection horizontale des esprits vers d'autres esprits. Pour dĂ©crire l'effet de l'informatisation, Alizart emploie deux mots dont les bitcoineurs usent eux-mĂȘmes souvent : fluidifier, horizontaliser. Enfin elle fait muter le langage lui-mĂȘme, le monde symbolique qu'il constitue et dans lequel l'Esprit a trouvĂ© sa demeure, ces fictions oĂč il vagabonde, enfin dĂ©livrĂ© de tout. Ce monde devient effectivement un monde : le virtuel. On peut regretter le dernier mot, il n'empĂȘche que la description d'Alizart colle Ă  notre perception et appelle furieusement la monnaie rĂ©glant les Ă©changes de ce monde-lĂ .

La réalité qu'Alizart appelle donc virtuelle est, selon lui, proprement le monde de l'Esprit.

Alors enfin, en page 166, apparait le mot Bitcoin. Mark Alizart m'a prĂ©tendu n'en avoir pas une connaissance approfondie. Je trouve pourtant qu'il le situe Ă  la place qui lui revient : Au milieu de ces Esprits, mixtes de machines, de cerveaux et d'Êtres, apparaitraient les idĂ©es, mais comme des formes concrĂštes, comme des idĂ©es vivantes, des idĂ©es virus, des idĂ©es machines, Ă  l'instar de ce qui se passe dans le vĂ©gĂ©tal. Le bitcoin, cette monnaie Ă  la fois rĂ©elle et virtuelle, enchĂąssĂ©e dans la colonie symbiotique du protocole Blockchain, est dĂ©jĂ  une des formes vivantes du symbolique.

Un pas plus loin : la collection de ces idĂ©es serait l'IdĂ©e elle-mĂȘme, faite effective, le Soi du SystĂšme. Est-ce dĂ©lire de ma part, ou bien n'y at-til pas quelque chose qui Ă©voque «l'Internet de la monnaie», pour parler comme Antonopoulos, par opposition Ă  une simple monnaie de l'Internet ?

J'arrĂȘte sur cette question mon compte-rendu, Ă  quelques pages seulement de la fin de cet ouvrage passionnant qui s'achĂšve, je n'en dirai pas davantage, par un retour Ă  Hegel mais aussi Ă  Teilhard et Ă  Paul. Il faut, pour avancer dans le monde qui nous attend, vivre selon l'Esprit.

Mark Alizart

Pour aller plus loin :

  • Un entretien publiĂ© sur le site Un Philosophe : l'informatique est notre nouvelle ontologie.
  • Un article traitant d'art, et sur lequel Alizart appelle l'attention : L'ordre des lucioles qui interroge «la maniĂšre dont les objets qui constituent notre monde se connectent, se synchronisent, s’influencent rĂ©ciproquement».
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60 - InstantanĂ©s et mĂ©taphores d'un rĂȘve dĂ©centralisĂ©

By: Jacques Favier —

SnapshotJe dois commencer par renouveler des remerciements Ă  celui qui m’a offert l’un des 200 exemplaires numĂ©rotĂ©s de Snapshot, unsurpassable blockchain solution Ă©ditĂ© par notre ami Ludom. Je suis un rien vieille France, je l’avoue volontiers, et donc c’est le genre de chose qui me touche !

Ce recueil de tĂ©moignages et de rĂ©cits est un peu Ă  l’image de ce que montre sa couverture : dĂ©centralisĂ©, parfois redondant dans les cheminements qu’il offre aux lecteurs. Mais quel que soit l’ordre dans lequel on l’abordera, il offre d'intĂ©ressantes leçons.

Je reviendrai en fin de texte sur le choix d'illustration, qui n'engage strictement que moi.

L’introduction, en forme d'historique (mais la maison de Ludom ne s’appelle-t-elle pas « Plaisir d’Histoire » ?) rappelle d’abord cette Ă©vidence, que sans communautĂ© aucune crypto n’a d’avenir ; Ă  force d’entendre parler de « technologie blockchain » du soir au matin, cette dimension essentielle finirait par passer Ă  la trappe. Il faut une communautĂ©, et constituĂ©e de gens passionnĂ©s s’ils ne sont pas riches.

angeComme Satoshi, le fondateur BCNext a disparu (mais sans doute est-il ensuite toujours lĂ  sous un autre nom) et comme celle de Bitcoin, la mise en Ɠuvre, la « genĂšse » de NXT, fut un peu chahutĂ©e : rumeurs complotistes, ratĂ©s, trafics sur le prix. Certes, le cours de NXT part trĂšs fort : celui qui aurait investi 1 bitcoin (250$) le jour d’Halloween 2013 pour le changer en NXT aurait eu 3900 BTC le jour de NoĂ«l, soit, avec le cadeau supplĂ©mentaire de la hausse du bitcoin, plus de 2 millions de dollars. Un exploit jamais vu dans la crypto depuis Bitcoin, et plus rapide encore.

Outre les traits immĂ©diatement saillants (programmation en Java, systĂšme de brainwallet qui fait que les clĂ©s sont dans la data base de tout un chacun, 100% PoS, 100% minĂ©s dans le genesis block) les divers rĂ©cits soulignent le contexte historique : la fin 2013, le bitcoin Ă  1000 $, l’effervescence d’alt-coins plus ou moins inspirĂ©s et ne remettant pas en cause la position monopolistique de bitcoin. NXT se prĂ©sente non comme un fork mais comme un hĂ©ritier, non comme une alternative monĂ©taire mais comme une plateforme financiĂšre.

le dĂ©nombrement 1566On voit la communautĂ© migrer de bitcointalk vers son propre forum, y gagner au passage en sĂ©rieux des Ă©changes. En 2014 cependant, plusieurs membres ne sont encore lĂ , Ă  l’image de ce qui se passe chez Bitcoin, que pour spĂ©culer. Un des dĂ©veloppeurs qui est sans doute un financier expĂ©rimentĂ©, visionnaire, crĂ©e alors un grand nombre d’actifs. Ce jl777 a l’idĂ©e de dĂ©velopper un Ă©cosystĂšme de type Keiretsu (conglomĂ©rat Ă  participations croisĂ©es), une dĂ©marche qui a pu avoir un cĂŽtĂ© « apprenti sorcier » .

Dans la seconde partie de 2014, l’enthousiasme et les opportunitĂ©s de profit rapide se calment progressivement. Le temps des dĂ©cisions graves est venu. Un vol de 50 millions de NXT sur bter.com, qui Ă©tait alors la principale plateforme, donna Ă  la communautĂ© l’occasion d’envisager un roll-back. TrĂšs peu adoptĂšrent l’alternative et la communautĂ© resta ferme sur sa morale originelle. On jugea que bter.com n’avait qu’à blĂąmer sa propre incompĂ©tence, qui lui vaudra d’ailleurs un nouveau hack par la suite. La solution, dĂ©veloppĂ©e par jl777, Ă©tait Ă  trouver dans une solution d’échange dĂ©centralisĂ©e, comme NXT MultiGateWay. Avec Supernet, le mĂȘme dĂ©veloppeur proposa aussi un systĂšme qui permettrait aux diffĂ©rentes communautĂ©s crypto de collaborer.

L’annĂ©e 2015 fut un hiver pour les cryptos, et plus dur encore pour NXT dont le token sortit de la liste des 10 premiĂšres capitalisations. NXT n’était plus la seule crypto 2.0 et ses concurrents Ă©taient bien mieux dotĂ©s en fonds. Plus significative que la chute du cours, celle du nombre de transactions (divisĂ© par 4) Ă©tait largement due Ă  la baisse du nombre de transactions sur le marchĂ© des actifs, mais aussi Ă  la baisse sensible du day-trading des spĂ©culateurs. Bref on patinait !

Patineurs 1566

Mais Ă  en croire les auteurs, Ă  l’issue de cette traversĂ©e, NXT offre aux particuliers, aux professionnels et au dĂ©veloppeurs un ensemble complet de solutions de gestion dĂ©centralisĂ©es. Ce qui lui manque encore, disent-ils, c’est la notoriĂ©tĂ©, minuscule comparĂ©e Ă  celle de Bitcoin. A dĂ©faut d’attirer des spĂ©culateurs, NXT doit attirer des porteurs de projets, pour lesquels il s’avĂ©rerait la meilleur si ce n’est la seule offre de service. L’aventure n’en serait donc qu’au dĂ©but, et 
 moins onĂ©reuse Ă  tenter qu’à l’origine !

Le livre prĂ©sente une vue kalĂ©idoscopique de l’écosystĂšme NXT. Ainsi du systĂšme NRS (NXT RĂ©fĂ©rence Software), c’est Ă  dire du client officiel permettant connexion et transaction, ou de la prĂ©sentation du media NXT.org par son fondateur (pseudonyme) qui souligne l’abnĂ©gation de celui qui Ă©crit pratiquement seul sur son sujet, parce que les « intĂ©rĂȘts » sont ailleurs, et l’émergence d’une solution de rĂ©munĂ©ration des contributeurs. La conviction qu’il s’agit de porter ? Que chacun, vraiment, maintenant, peut utiliser NXT, un « outil disruptif pour les gens ordinaires » et sur lequel chacun peut construire gratuitement.

Pour une bonne part le livre doit se lire comme une sorte de manifeste politique de la dĂ©centralisation : une chose est de la faire vivre dans une communautĂ© de militants, une autre de dĂ©velopper sur cette base un systĂšme qui doit interagir avec d’autres mondes, dont celui du business. Bref il faut crĂ©er une tĂȘte de pont, et cela se met en place dĂšs la seconde partie de 2014, Ă  l’abri du droit nĂ©erlandais. La fondation NXT permet de donner une interface convenable aux interlocuteurs fonctionnant encore selon les vieilles rĂšgles, tout en laissant la communautĂ© suivre son propre mode d’ĂȘtre. Elle n’est pas lĂ  pour diriger, mais pour faciliter

Mais les auteurs ne dissimulent pas que la dĂ©centralisation se heurte Ă  bien davantage qu’un simple trait de caractĂšre ou une habitude commode de l’humanitĂ© : la dĂ©lĂ©gation des pouvoirs a aussi rendu de fiers services Ă  l'humanitĂ© ! LĂ  encore, dĂ©centraliser un network est une chose, le faire d’une communautĂ© est toute autre chose. Les dĂ©veloppeurs ont une importance vitale, mais pour autant ils ne guident pas la communautĂ©. Celle-ci fonctionne sur la base d’initiatives individuelles diverses qui rencontrent, ou non, un Ă©cho concret. De l’extĂ©rieur, cela peut paraĂźtre un grand, long et souvent bruyant dĂ©sordre. Mais en rĂ©alitĂ©, disent-ils, le cercle du possible n’est pas prĂ©dĂ©fini Ă  l’origine par un leader, il est en construction permanente par la communautĂ©. Un leader mĂšnerait de A Ă  B, prĂ©dĂ©finis. Des nĂ©gociateurs permettent qu’in fine, du travail soit accompli, et que le point B ne soit pas perdu de vue.

Danse, 1566

Je n’entrerai pas dans le dĂ©tail de la prĂ©sentation de nombreux projets permis par le protocole, dĂ©veloppĂ©s puis portĂ©s par la communautĂ© : l’Alias, l’Arbitrary Message, l’Asset Exchange dĂ©centralisĂ© et non rĂ©gulĂ© (sinon par la rĂ©putation) et sur lequel sont Ă©changĂ©s prĂšs de 700 assets forgĂ©s comme des colored coins, la plateforme de crowdfunding MS (Monetary System) oĂč chacun peut crĂ©er sa devise, ou le NXT Market Place, encore trĂšs confidentiel. Tout en en dĂ©taillant les caractĂ©ristiques, les auteurs avouent que ces aventures se dĂ©roulent encore dans un monde tout petit monde assez fragile, pour lequel le bitcoin reste la principale passerelle vers le monde traditionnel.

NXT se prĂ©sente pourtant comme a revolutionary tool for business dans un monde du business pour lequel blockchain fut d’abord un buzzword fort creux. Le rĂ©cit de Roberto Capodieci figure sans doute lĂ  pour suggĂ©rer ce que des solutions d'Ă©change dĂ©centralisĂ©es peuvent concrĂštement apporter dans les affaires. En mĂȘme temps, les chapitres prĂ©sentant les possibilitĂ©s de vote ou de mĂ©lange des transactions (coin shuffling) sur NXT ne paraissent pas cibler en prioritĂ© le business en prioritĂ© !

Portement de croix 1564Plus sincĂšre que bien des ouvrages Ă©crits par des utopistes ou autres "faiseurs de systĂšmes" Snapshot ne cache ni les limites, ni les erreurs. Le rĂȘve parfois vire au cauchemar.

Cette nouvelle technologie n'est pas seulement une expérience sociétale, c'est aussi le développement d'un projet à plusieurs millions de dollars, et qui pourrait un jour se peser en milliards. Il a connu ses trolls, ses scams, mais aussi ses conflits.

Cependant comme Bitcoin repose sur les mathématiques, NXT prétend reposer sur la coopération sans laquelle il ne vaudrait plus rien. Le chapitre "The fork" est à cet égard instructif quant aux grands débats (et aux petits travers) qui ont pu animer la communauté : la blockchain est-elle faite pour stocker de l'information plutÎt que pour distribuer des messages et permettre une vérification future (et sans tiers) des données ? comment rendre acceptable par tous l'introduction de changement rendant incompatibles deux versions du protocole ? Comment faire évoluer une blockchain constamment exposée aux feedback du business, bien davantage encore que celle de Bitcoin ?

Enfin le dernier chapitre concerne Ardor, NXT 2.0, non pas un fork mais une innovation que son promoteur prĂ©sente avec la nette distinction de ses deux jetons, l’un utile Ă  la validation, l’autre Ă  la transaction. On gagne Ă©videmment en scalability. On y gagne surtout (qui donc ?) en chacun chez soi. Chaque chaĂźne fille a son propre jeton reprĂ©sentatif de son propre objet, et fait payer ses fees de transactions (lesquelles peuvent avoir leurs rĂšgles propres) avec ce jeton. Ardor, c’est Blockchain as a Service, prĂ©sentĂ©e implicitement comme le sens de l’histoire

Mais en contrepoint des questions de ces deux derniers chapitres, questions qui ne sont pas sans Ă©cho dans l’actualitĂ© du bitcoin ces jours-ci, surgissent d’autres questions : le lead developer est-il un leader ? et sinon, est-il un esclave ? En terme moins politique, on se demandera comment peut-on ĂȘtre sĂ»r de ce que l’on mange en salle quand on entend les gens s’engueuler dans la cuisine ? Enfin on notera que du forum au slack puis Ă  la mailing list, l’instrument choisi pour communiquer en dit bien long sur une communautĂ©.

Comme le note en conclusion Robert Bold, l’univers crypto paraĂźt encore Ă  ce jour davantage prĂ©occupĂ© par sa guerre civile permanente (et infantile) que par une mise en ordre de bataille face aux fiat, lesquelles ont toutes les armes (lois d’exception) pour survivre Ă  toutes les crises que leurs dĂ©fauts mĂȘmes engendrent. Il plaide pour des attitudes plus diplomatiques, entre cryptos, vis Ă  vis des institutions financiĂšres et de la part de celles-ci. On ne peut qu’approuver !

                       ***

Quelle conclusion tirer, pour ma part ? Il y a dans toute cette aventure un incontestable cĂŽtĂ© Jeux d'enfants ou pour le dire comme l’un des auteurs a glamorous tale of geeks changing the world with Java code quitte Ă  le faire comme des apprentis sorciers un rien psychorigides.

Jeux d'enfants 1560

Pourtant, parfois, sous l’ambition d’ĂȘtre unsurpassable, il sourd comme une sorte d'amertume, qui n'est pas sans Ă©voquer ceux qui se voyaient dĂ©jĂ  en haut de l'affiche:
d'autres ont réussi avec peu de voix et beaucoup d'argent
moi j'Ă©tais trop pur, ou trop en avance...

Si les « bitcoin evangelists » n’ont manifestement rien Ă  envier, pour l’ardeur, Ă  ceux de NXT, on se demande parfois, Ă  la lecture de cet ouvrage, si les dĂ©veloppeurs NXT font lire tout cela tel quel Ă  leurs clients
 et quand on lit bien des anecdotes, on s’étonne un peu de voir les prudents banquiers adopter NXT tellement plus facilement que Bitcoin comme support de leurs expĂ©riences.

J'ai donc lu ce livre avec curiosité, parfois un peu d'étonnement. En y trouvant davantage de politique que de technique. Je ne sais pourquoi, c'est à l'évocation de la Fondation logée aux Pays-Bas (comme on disait jadis) que j'ai commencé à songer à l'illustrer comme je l'ai fait.

Carnaval et Careme 1559

On lira ici une interprétation marxiste de la peinture de Brueghel insistant sur l'absence d'autorité centrale, en l'espÚce, de l'église catholique. Ce qui m'a frappé, tandis que je menais mon travail, c'est que si dans certaines scÚnes de Brueghel le peuple est ordonné par une activité, spécifique et temporaire (le repas, la danse) il est, à l'état ordinaire, représenté sans ordre perceptible. Et que pourtant cela semble faire sens. Je trouve que certaines toiles offrent d'assez belles métaphores d'un systÚme décentralisé. Voici une chose sur laquelle je reviendrais volontiers !

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59- La Blockchain d'un monde qui change

By: Jacques Favier —

couvertureLa publication de La Révolution Blockchain de Philippe Rodriguez donne, par son sujet, par sa date de publication et malgré son titre un signal intéressant.

Certes le titre (on reviendra sur le sous-titre) est un peu galvaudé depuis que Don Tapscott a utilisé l'expression : le caractÚre révolutionnaire de la blockchain a eu tendance à se fondre dans la fureur de mots qui emporte aussi les fintechs, les bigdata et tant d'autres choses, parce qu'ici comme ailleurs s'applique la trop fameuse sentence de TancrÚde Falconeri dans le Guépard, réplique culte que cite d'ailleurs Rodriguez.

Mais le brin d'audace est Ă  l'intĂ©rieur du livre, qui traite d'abord du Bitcoin, en cette annĂ©e 2017 oĂč il y a fort Ă  parier que bien des gens vont redĂ©couvrir le bitcoin que des gourous dĂ©sinvoltes leur avaient jadis conseillĂ© d'oublier.

En UkraineEn commençant son rĂ©cit par Bitcoin, non pour l'Ă©vacuer comme le font les opportunistes mais pour le montrer au coeur mĂȘme des rĂ©volutions du siĂšcle, avec notamment l'image cĂ©lĂšbre des QR Codes brandis place Maidan, Rodriguez montre que pour lui, la rĂ©volution c'est d'abord une monnaie sans banque et sans Etat, sans censure et sans surveillance.

Au-delĂ  de Bitcoin, nous dit Rodriguez, la rĂ©volution blockchain n’est pas un simple Ă©piphĂ©nomĂšne technique ou technologique de l’évolution de nos Ă©conomies et de nos sociĂ©tĂ©s. Elle s’inscrit, au contraire, dans de grandes rĂ©volutions de notre temps, qui sont autant de dĂ©fis pour nos modes de consommation et de vie. Le monde change autour de nous et la technologie ne fait que s’adapter aux nouvelles rĂ©alitĂ©s qui nous entourent.

En clair l'auteur délaisse le chemin des contrebandiers qu'empruntent ceux pour qui la blockchain doit juste faire gagner une (généreuse mais hypothétique) poignée de milliards aux banques et automatiser leurs services titres, au détriment de la petite-bourgeoisie du middle-office. Certains consultants abondent dans le sens de leurs clients note d'ailleurs Rodriguez.

L'auteur n'Ă©lude pas l'arriĂšre-fond de crise politique globale. LĂ  oĂč les juristes et Ă©conomistes officiels brandissent encore leur confiance jamais expĂ©rimentalement vĂ©rifiĂ©e dans nos institutions, Rodriguez note que crises bancaires et monĂ©taires ont non seulement montrĂ© l’essoufflement de notre modĂšle Ă©conomique gĂ©nĂ©ral, mais elles ont aussi interrogĂ© la vĂ©ritable souverainetĂ© des États et de nos gouvernements face aux pouvoirs de l’argent et de la finance. Au fond, sur le modĂšle de la thĂ©orie du cygne noir de Nassim Taieb, ces crises Ă  rĂ©pĂ©tition nous ont fait envisager l’idĂ©e que notre modĂšle Ă©conomique pouvait avoir une fin en soi et qu’il fallait, en consĂ©quence, savoir envisager sa mutation Ă  moyen terme.

surgit un cygne noir...

De tout ce qui crée le malaise actuel, société de surveillance et dérive autoritaire, des crispations de l'ancien monde, le livre fait un exposé assez complet.

Il voit dans la blockchain le rouage essentiel d'une nouvelle Ă©conomie qui re-dĂ©velopperait les communs de jadis, voire les re-sacraliserait. A cĂŽtĂ© de la technologie, il y a donc une communautĂ©, essentielle. Les dĂ©veloppeurs, les hackers, les informaticiens, les mathĂ©maticiens, mais aussi les Ă©conomistes, les entrepreneurs et les politiques auront tous un rĂŽle Ă  jouer dans cette Ă©volution de notre communautĂ©, car le pari n’est pas seulement Ă©conomique et politique, il est aussi technologique et social. Plus loin, l'auteur, qui donne un aperçu assez large de la culture (romanesque, cinĂ©matographique...) qui a vu naĂźtre Bitcoin, ajoute qu'au fond, la rĂ©volution blockchain a d’abord Ă©tĂ© une affaire de culture, de littĂ©rature et d’esprit avant d’ĂȘtre mise sur pied par des ingĂ©nieurs et des techniciens. Je ne sais si l'on peut dire avant, ou si en mĂȘme temps ne conviendrait pas mieux : c'est un point de dĂ©tail. Il est clair en tout cas qu'il n'y a pas, en tout cas, de "technologie blockchain" qui viendrait avant, Ă  cĂŽtĂ© ou derriĂšre le bitcoin.

Les puristes regretteront donc l'assertion selon laquelle Blockchain et bitcoin sont ainsi deux frĂšres jumeaux, longtemps confondus, aujourd’hui reconnus dans toutes leurs diffĂ©rences. Pour moi, on le sait, le dĂ©bat est du type oeuf-poule. On peut donc certains jours en faire l'Ă©conomie...

La seconde partie ("Que nous apprend l'Ă©conomie sur la Blockchain ? ") remet aussi le phare, dĂšs les premiĂšres pages, sur le bitcoin.

Certes qualifiĂ© (prudence de banquier?) de "quasi-monnaie", Bitcoin permet de changer de monnaie, et Rodriguez a le mĂ©rite de ne pas nous emmener illico trĂšs au-delĂ  du paiement comme le font tant de charlatans qui se gardent bien ainsi de parler de paiement. Pourquoi vouloir changer la monnaie ? demande-t-il. Parce qu’elle est, pour ainsi dire, le pouls d’une Ă©conomie, le sang coulant dans ses veines et alimentant chacun des organes de la sociĂ©tĂ©, et que les rĂ©centes crises Ă©conomiques ont montrĂ© que du sang neuf Ă©tait plus qu’essentiel Ă  la revitalisation du corps sociĂ©tal.

au coeur de la revitalisation du corps social ?

L'histoire de la monnaie est peut-ĂȘtre exposĂ©e trop longuement par rapport au sujet du livre. De plus, je ne peux souscrire Ă  la prĂ©sentation (trĂšs libĂ©rale) de la naissance de la monnaie Ă  partir du troc, mais la moitiĂ© de mes amis bitcoineurs au moins adhĂšrent Ă  ce mythe...

Une invention vraiment admirablePas davantage je ne partagerai l'enthousiasme que l'apparition du billet de banque en Chine est censé provoquer : l'auteur passe sous silence la dévaluation de 80% que représente le Zhiyuan chao de Kubilai Khan en 1287, la suspension de convertibilité en 1374 et finalement l'interdiction de ces billets par l'empereur Ming Renzong sous peine de mort au début du 15Úme siÚcle.

Ce sont lĂ  des critiques bien marginales. Je suis plus embarrassĂ© quand Rodriguez semble cautionner l'OPA de Menger, Mises et Hayek sur Bitcoin. OPA posthume, Ă©videmment, et opĂ©rĂ©e par John Matonis. Il ne s'agit pas de nier une filiation Ă©vidente, mais l'idĂ©e de dĂ©nationalisation de la monnaie remonte bien avant l'Ă©cole autrichienne (disons jusqu'au 14Ăšme siĂšcle qui fut celui d'Oresme), et la volontĂ© de crĂ©er un "or numĂ©rique" suggĂšre aussi d'autres filiations. Enfin le Bancor de Keynes aurait pu ĂȘtre mentionnĂ©.

Les explications techniques sont trĂšs accessibles, Ă©videmment au prix d'une rĂ©elle simplification, et de l'oubli de certaines finesses qui font la beautĂ© de l'Ă©difice. Mais elles tendent vers une conclusion plutĂŽt exigeante : si l’on remplace les mineurs par des entreprises qui sont autorisĂ©es Ă  miner, si l’on remplace la multitude des apports en puissance informatique, ces systĂšmes diminuent d’autant leur crĂ©dibilitĂ© en termes de sĂ©curitĂ© et d’indĂ©pendance. Ça a le goĂ»t de la blockchain, la couleur de la blockchain mais ce n’est pas de la blockchain

pendant qu'on y est ...

Enfin la derniÚre partie aborde les usages futurs possibles de la blockchain au regard de la double modification de l'identité et de la propriété, ce qui est un angle intéressant, de la mutation énergétique, de l'exigence sans cesse accrue de transparence dans toutes les relations et transactions, de l'évolution (annoncée par Bersini) vers une société assurantielle. Bien sûr, dans ce catalogue de promesses de haut vol, les considérations de mise à l'échelle ou d'interopérabilité restent un peu sous les nuages. Et, en dépit d'un morceau sur la "titrisation blockchain", le rapport entre actifs digitaux et actifs numériques est parfois un peu flou.

Pour finir, la politique n'est pas oubliée, et c'est là que le sous-titre prend vraiment son sens: Algorithmes ou institutions, à qui donnerez-vous votre confiance?

L'ironie perce parfois, comme lorsque Rodriguez met en face Ă  face l'explosion du nombre de gens employĂ©s Ă  rĂ©glementer ou surveiller la finance et le peu de rĂ©sultat en terme de confiance suscitĂ©e. MĂȘme si l'on voit mal par quel moyen notre Etat sclĂ©rosĂ© accoucherait Ă  court terme d'une dĂ©mocratie liquide (un coup d'Ă©tat informatique pour nous libĂ©rer de rĂšglements contraignants, d’usages dĂ©passĂ©s, de relations dessĂ©chĂ©es ?) ni inversement en quoi l'organisation sur une blockchain nantaise du rĂ©fĂ©rendum sur l'aĂ©roport de Notre-Dame-des-Landes rendrait les points de vues des uns et des autres mieux rĂ©conciliables, il faut bien dire que l'enthousiasme de l'auteur, sourcĂ© chez Don Tapscott, est sympathique.

Oui la blockchain est un chantier de pionniers civiques engagés dans de grandes transitions.

Le principal mérite, à mes yeux, de cet ouvrage touffu est de finir, comme il a commencé, sans éluder la monnaie comme point nodal des visées du protocole d'échange qu'est Bitcoin.

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56 - Bitcoin et Big Brother

By: Jacques Favier —

bigbrotherProfesseur à l'Université libre de Bruxelles, Hugues Bersini vient de publier un petit ouvrage intitulé Big Brother is driving you qu'il présente comme de brÚves réflexions d'un informaticien obtus sur la société à venir.

Alors que la réflexion sur la blockchain s'articule de plus en plus sur son rÎle d'administrateur de confiance, et sur les avantages ou inconvénients d'une confiance de nature algorithmique, il est intéressant d'écouter ce qu'ont à dire les meilleurs connaisseurs des algorithmes.

AprÚs celui de Cardon (déjà cité dans mon billet sur Fouché) le livre de Bersini est donc une lecture à recommander.

Ce scientifique fécond (plus de 300 articles), spécialiste reconnu de l'IA et des algos, de la logique floue et du comportement de systÚmes complexes, pionnier dans l'exploitation des métaphores biologiques etc... nous dit que seule l'informatique sera capable d'apporter les solutions qui s'imposent avec la complexification du monde et la multiplication des menaces écologiques, économiques et sociétales. La virtualisation de toute information, la multiplication des modes de connexion, la transformation de tout objet en ordinateur rendent, écrit-il, possible la prise en charge totalement automatisée des biens publics. BientÎt des transports en commun impossibles à frauder optimiseront le trafic pour un coût écologique minimum, tandis que des senseurs intelligents s'assureront d'une consommation énergétique sobre, que les contrats financiers et autres ne souffriront plus d'aucune défection et que les algorithmes prédictifs préviendront toute activité criminelle. big eye Voilà pour le constat, assorti d'une prédiction : nous y consentirons.

''Face à l'urgence, nous accepterons de confier notre société aux mains d'un big brother "bienveillant". L'interdit le deviendra vraiment et la privation remplacera la punition. Mais le souhaitons-nous vraiment ?''

A cette question, je ne pense pas qu'il rĂ©ponde vraiment, et d'une certaine façon la question est plutĂŽt de savoir si nous avons vraiment intĂ©rĂȘt Ă  pousser jusqu'aux derniĂšres consĂ©quences cette logique.

faites au mieuxUne Ă©quivoque qu'il explicite de façon amusante : En Sicile, il est d’usage courant de transformer les feux de signalisation en de simples recommandations. Si de telles actions illĂ©gales sont rendues impossibles par la rigiditĂ© coercitive de nos algorithmes, il devient quasiment impossible de parvenir Ă  en dĂ©tecter les bugs. Et nos sociĂ©tĂ©s, dĂšs lors, de se sclĂ©roser dans une intemporalitĂ© glaçante. L'algorithmique est-elle un autoritarisme comme un autre ?

c'est pour votre bienCes critiques sont recevables et mĂ©ritent toutes l’attention. Elles plaident pour un compromis subtil entre une algorithmique toujours souple et des espaces de dĂ©libĂ©ration morale uniquement rĂ©servĂ©s aux humains.

Parfois, le lecteur pourra trouver que la morale de l'auteur ne manque pas non plus de souplesse, ou aura du mal à approuver, au chapitre 11, l'idée qu'il est sans doute grand temps de reconsidérer quelque peu notre obsession de la vie privée.

Certes il Ă©crit dans un pays qui n'est pas en Ă©tat d'urgence, mais il me semble que le professeur Bersini ne perçoit qu'un possible processus vertueux (et, oui, pourquoi protĂ©ger les secrets des coupables?) et non l'Ă©vident processus totalitaire (Ă  la fin tout le monde Ă©tant coupable, tout le monde craint, se censure et rase les murs). Je crains, pour ma part, que l'État post-dĂ©mocratique n'ait retrouvĂ© le postulat mĂ©diĂ©val (tout homme est marquĂ© par le Mal) sans garantir ni le secret de la confession ni le pardon des pĂ©chĂ©s...

si vous n'avez rien Ă  Ă  craindre, vous n'ĂȘtes pas des nĂŽtres

Mais l'ouvrage se lit assez facilement et donne le plaisir que procure toujours la conversation stimulante d'un ĂȘtre non seulement savant mais cultivĂ©. Pas si obtus que cela, le professseur bruxellois, certes un chouĂŻa technocrate, mais philosophe souvent.

Le bitcoin, dans ce livre qui ne lui est pas consacrĂ©, n'arrive qu'au chapitre 8, avec une prĂ©sentation fort classique, mĂȘme si elle met bien en valeur sa nature de "bien commun", parfois oubliĂ©e. Mais c'est un peu partout, au dĂ©tour de considĂ©rations qui ne le concernent pas au premier chef, que le bitcoineur trouvera de quoi alimenter sa propre rĂ©flexion.

Sur un point, Hugues Bersini est proche d'Andreas Antonopoulos. L'américain d'origine grecque parle d'inversion des infrastructures : comme les premiers automobilistes mal à l'aise sur des routes conçues pour le transport à cheval, le bitcoineur doit commencer son chemin dans un monde encore régi par le systÚme financier du 20Úme siÚcle.

infrastructures partagées

Les photos du dĂ©but du 20Ăšme siĂšcle suggĂšrent en effet que la cohabitation a dĂ» ĂȘtre rude !

Le bruxellois d'origine italienne dit cela Ă  sa façon, notant que les trains connaissent encore des collisions frontales qu'ignore le mĂ©tro : la destruction crĂ©atrice de Schumpeter a beaucoup de mal Ă  s’attaquer aux infrastructures publiques de la dimension d’un chemin de fer. Il est par exemple Ă©vident que les modes plus rĂ©cents furent bien plus simples Ă  automatiser que leurs prĂ©dĂ©cesseurs, car pensĂ©s et conçus alors que les automatismes et l’intelligence artificielle pointaient leur nez dans les laboratoires. Il en est ainsi des lignes de mĂ©tro modernes et de l’automatisation de l’avion au regard du train.

On peut ici songer aux impératifs et problématiques de sécurité, si radicalement différents concernant les avoirs en bitcoin et en monnaie fiat.

On ne peut non plus s'empĂȘcher de songer aux possibilitĂ©s qu'offre Bitcoin en lisant le chapitre 4 « Qui paye la casse ? ». On y trouve d'abord une rĂ©flexion classique sur le problĂšme de la responsabilitĂ© d’un logiciel et de la conclusion d’une sociĂ©tĂ© de plus en plus « assurantielle » oĂč toute notion de responsabilitĂ© humaine s’évanouit au profit de la seule solidaritĂ© et du dĂ©dommagement.

Puis Bersini livre une intĂ©ressante piste de rĂ©flexion : si on ne peut juger une machine (qui n’a pas de responsabilitĂ© car pas de personnalitĂ© juridique) c’est aussi qu’on ne peut juger un « calcul inconscient » comme le sont ceux qu'effectue l'intelligence artificielle : le responsable ne peut rendre compte de son mĂ©fait car toute introspection lui est devenue impossible , ni lui, ni aucun de ses nombreux programmeurs. L’ingĂ©nieur est hors circuit, incapable mĂȘme d’expliquer la dĂ©faillance. Autant dire, me semble-t-il, que de telles dĂ©cisions ont intĂ©rĂȘt Ă  s'inscrire dans un univers propre, dotĂ©, certes, d'un filet assurantiel... mais aussi d'un systĂšme transactionnel de type cryptographique, indĂ©pendant de la dĂ©tention par les parties d'une personnalitĂ© juridique.

Je l'ai dit, le chapitre 11 ("Si vous n'avez rien à cacher") me parait pour le moins discutable. Le suivant ("les braves Internautes n'aiment pas qu'on suivent une autre route qu'eux") consacré à la police par réputation et aux lépreux du Web, réintroduit le bitcoin donné comme exemple de la robustesse d'un systÚme décentralisé, auquel n'ont pas (encore?) accédé les systÚmes de notation désintermédiés mis en place par les Airbnb et autres sites de mise en relation.

Personnellement, je n'aurais pas Ă©crit que le bitcoin existe par la dĂ©sintermĂ©diation des banques en Ă©tablissant un strict parallĂ©lisme avec les sites de partage de voitures qui existent par la dĂ©sintermĂ©diation des taxis d'antan. Car c'est peut-ĂȘtre ne voir dans Bitcoin qu'un protocole d'Ă©change, sans prĂȘter attention Ă  ce que son token a de spĂ©cifique.

le paradoxe de l'oeufJe ne suis pas certain non plus de partager l'opinion selon laquelle on a égalemnt vu avec le bitcoin comment son composant stratégique le plus important, la "chaine de blocs", rend cet édifice monétaire pratiquement incorruptible.

Est-ce la blockchain qui rend le bitcoin incorruptible, ou le coût du minage (et ainsi la préciosité du bitcoin) qui rend la blockchain incorruptible? Vertige de poule et d'oeuf...

Sans entrer en dĂ©bat sur les thĂšses principales du livre, il reste Ă  l'historien un regret : le livre ne dit rien de la façon dont ce nouveau monde va (lui aussi) vieillir, du destin de ces archives sur le temps long. Les papiers jaunissaient, les films aussi. Les langues, les graphies Ă©voluaient. Qu'en sera-t-il ? Les lois et les moeurs changent (les unes de façon discrĂšte, les autres de façon continue, me semble-t-il), comment les algos Ă©pouseront-ils la dĂ©rive des unes et des autres ? Les big data conserveront-elles la trace de comportement et de transactions devenues illicites, dans un monde oĂč chaque matin apportera son lot d'interdits nouveaux?

cherchez l erreur

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141 - The Game

By: Jacques Favier —

Il est sans doute peu commun de publier le compte-rendu d'un ouvrage paru en 2018 et traduit en 2019.

Cela conduit Ă©videmment Ă  avouer qu'on ne l'avait pas vu passer, malgrĂ© les Ă©loges de LibĂ©. Comme je ne suis pas le plus mal informĂ© du canton crypto, on peut suggĂ©rer que je ne suis pas le seul, ce qui lĂ©gitime ma dĂ©marche et donne quelque utilitĂ© Ă  ma publication. Ce qui la rend plus Ă©trange encore, c’est que le livre ne traite pas de Bitcoin. Le lecteur a beau savoir que j’ai tendance Ă  exhiber mes autres marottes sur la Voie du Bitcoin, il peut ĂȘtre tentĂ© de passer son chemin. Qu’il n’en fasse rien !

Il me semble en effet que The Game (le titre est resté en anglais dans toutes les traductions) répond plutÎt bien à certaines questions auxquelles le trÚs médiatisé ouvrage de Nastasia Hadjadji, No Crypto répondit plutÎt mal 5 ans plus tard et notamment quant à la  matrice idéologique  de Bitcoin.

The Game c'est, le lecteur français le comprend dÚs la couverture (du moins pour ceux qui y ont jadis joué) évidemment Space Invaders dont le design iconique les caractéristiques et les promesses servent de fil conducteur à la réflexion d'Alessandro Baricco, philosophe et musicien de formation, journaliste, romancier et essayiste traduit dans de nombreuses langues.

LĂ  oĂč Hadjadji se fonde sur l’hypothĂšse (Ă©tayĂ©e croit-elle par quelques exemples arbitrairement privilĂ©giĂ©s) d’un complot relativement rĂ©cent de machiavĂ©liques cypherpunks libertariens, fĂ©rocement hostiles aux impĂŽts et animĂ©s d'une idĂ©ologie Ă  la Pinochet qu'ils voudraient refiler sournoisement Ă  des crĂ©tins, Baricco, lui, abordait le changement paradigmatique du numĂ©rique sans se concentrer sur la monnaie ni mĂȘme sur la privacy. Et surtout il allait y voir bien plus loin en amont. Ces deux diffĂ©rences rendent son analyse largement plus intĂ©ressante et stimulante que le brĂ»lot anti-crypto qui a occupĂ© les esprits un temps.

Baricco, ne parle pas, ou pas seulement, des geeks ou des cypherpunks. Il parle de nous tous, les humains, que nous soyons nĂ©s avec Arpanet, avec Internet, avec le Web ou avec Google, nous qui utilisons Wikipedia et Facebook, Youtube et Netflix, Twitter et Whatsapp et quelques autres encore, nous que nos aĂźnĂ©s ont d’abord pris pour des barbares, nous les humains qui avons (tous) mutĂ©, qui avons (tous) migrĂ©s et qui vivons aujourd'hui dans une rĂ©volution qui s'est installĂ©e dans la normalitĂ© et adoptons des usages qui, quelques dĂ©cennies plus tĂŽt nous auraient paru la preuve de la mauvais Ă©ducation des jeunes gens.

L’idĂ©e (presque universelle il y a quelques dĂ©cennies) d’avoir Ă©tĂ© envahis a en effet Ă©tĂ© largement remplacĂ©e par le sentiment de vivre une humanitĂ© augmentĂ©e, d’avoir commencĂ© de « coloniser des zones de nous-mĂȘmes que nous n’avions jamais explorĂ©es ».

Je renvoie Ă  la citation de Montaigne dont nous nous Ă©tions servis Adli et moi en premiĂšre page du premier chapitre de l’AcĂ©phale : « notre monde vient d’en dĂ©couvrir un autre ». Baricco dĂ©crit ces humains nouveaux comme des conquistadors et il ne dissimule aucune des peurs que cette situation peut gĂ©nĂ©rer : mĂ©tamorphose anthropologique sans contrĂŽle, artificialitĂ©, superficialitĂ©.

Son historique impeccable et simple de la numĂ©risation du monde est imagĂ© par l’établissement d’une posture, la nĂŽtre, qui n’est plus Homme-ÉpĂ©e-Cheval mais Homme-Clavier-Écran. LĂ  oĂč il renverse la table c’est quand il dit « nous pensions que la rĂ©volution mentale est un effet de la rĂ©volution technologique ; or nous devrions comprendre que c’est le contraire qui est vrai ». C’est bel et bien un nouveau type d’intelligence qui a gĂ©nĂ©rĂ© les ordinateurs et non le contraire.

Alors, quand il emploie lui aussi le mot matrice il ne dĂ©signe pas une volontĂ© de primate dĂ©sireux d’éviter l’impĂŽt, mais « l’intelligence qui a donnĂ© le jour Ă  la rĂ©volution numĂ©rique ». Et cette intelligence, il part d’un jeu pour en Ă©crire le dĂ©ploiement. Et ce jeu, c’est en historien qu’il l’inscrit dans une sĂ©quence qui saute aux yeux : baby-foot/flipper/space invaders.

J’ai un an de plus que l’auteur. Comme lui j’ai eu le privilĂšge de m’exercer Ă  ces trois jeux. Je vais mĂȘme dire oĂč, car il me semble frappant d’avoir des souvenirs aussi prĂ©cis de choses que je vivais aussi lĂ©gĂšrement : dans le salon d’un hĂŽtel au bord d’un lac marocain durant mes vacances, dans un bistrot en face de Normale Sup aprĂšs les cours, sur l’unique ordinateur du bureau que nous occupions Ă  trois au premier Ă©tage de la Banque Paribas.

Oui, un ordinateur pour trois, alors que le PC existait depuis 6 ans. La chose Ă©tait plantĂ©e au centre du bureau oĂč nul n’aurait songĂ© Ă  installer un baby-foot ou un flipper. J’ajoute que dans aucune de ces circonstances je n’ai jouĂ© avec des fascistes et que, pas plus malin que tant d’autres, je n’ai pas alors rĂ©flĂ©chi sur le fait que l’écran, d’abord absent, puis simple tableau oĂč compter les points gagnĂ©s, Ă©tait devenu finalement le terrain de jeu lui-mĂȘme.

La seule transgression dont j’ai eu conscience en cette annĂ©e de mes 30 ans Ă©tait de jouer sur mon lieu et durant mon temps de travail. J’ai vite compris que tout le monde le faisait, certains au moins Ă  mi-temps, sans que cela ne saute aux yeux ou aux oreilles de ceux qui passaient dans le couloir, voire de leur vis-Ă -vis, parce que matĂ©riellement la posture de jeu et celle de travail (dans une banque, dans une bibliothĂšque, dans un bureau d’étude) Ă©tait dĂ©sormais exactement la mĂȘme et que le nouveau « terrain de jeu » avait vocation Ă  ĂȘtre le terrain tout court.

« Une certaine façon d’ĂȘtre au monde commence Ă  se mettre en place (
) une idĂ©e diffĂ©rente de l’ordre et de l’emprise sur la rĂ©alitĂ© ». Un monde dont les entrepreneurs emblĂ©matique allaient ĂȘtre ceux « qui sautaient les Ă©tapes, prĂ©fĂ©rant ĂȘtre en prise directe sur les choses » indiffĂ©rant Ă  l’immĂ©diate consĂ©quence la destruction des intermĂ©diaires, des mĂ©diateurs et celle des Ă©lites. « Il n’y a ni haut ni bas dans le Web » disait Berners-Lee.

SĂ©cession ? Baricco rappelle que rien de ce qui se pense aujourd’hui (un mouvement perpĂ©tuel se jouant des frontiĂšres) ne se peut comprendre sans le souvenir de l’horreur globale du monde des frontiĂšres et des grands principes du 20Ăšme siĂšcle. Oui, mĂȘme de cela dont des politiques rĂ©actionnaires nous rebattent encore les oreilles, « de principes et de valeurs qui s’étaient rĂ©vĂ©lĂ©s aussi sophistiquĂ©s que destructeurs ». Une civilisation trĂšs raffinĂ©e n’offrant qu’une fin tragique.

De cela, les conquistadors du monde numĂ©rique (plus proches en fait des pilgrim fathers si je peux corriger Baricco dans ses emprunts Ă  l’histoire) ont pris la fuite : des principes, des valeurs et de « l’élite indestructible qui les promouvait ».

Ils auraient pu ensuite (comme cela se fit au temps des LumiĂšres) attaquer l'ordre vĂ©tuste et l'ancien rĂ©gime avec des idĂ©es. Ils l’ont fait en s’attaquant au fonctionnement des choses et en optant systĂ©matiquement pour ce qui shuntait le systĂšme et ses Ă©lites en permettant le plus de mouvement, la plus grande mobilitĂ©.

Alors bien sĂ»r tout ce qu'Ă©crit Baricco est loin de nous concerner, nous les bitcoineurs et nos cryptos ! Mais j’ai Ă©tĂ© Ă©bloui par tant de phrases qui, pourtant, semblent Ă©crites pour nous, voire par certains d’entre nous et que je reporte en les faisant ressortir.

A-t-on assez (et souvent sottement) reprochĂ© Ă  Bitcoin de ne pas ĂȘtre tangible (en frottant son pouce et son index droits l’un sur l’autre, geste presque obscĂšne). Quelle incomprĂ©hension ! C’est, nous dit Baricco (Folio, p. 107) « comme si l’instinct de ces premiers organismes Ă©tait toujours de limiter le contact avec la rĂ©alitĂ© physique (
) comme s’ils avaient un besoin urgent de fondre leurs richesses en or lĂ©ger, facile Ă  cacher, facile Ă  transporter, suffisamment souple pour s’adapter Ă  n’importe quelle cachette, assez rĂ©sistant pour supporter n’importe quelle explosion ».

Le Web ayant crĂ©Ă© une « copie numĂ©rique du monde » en additionnant les mille petits gestes de chacun de nous, copie plus artificielle ou compressĂ©e diront les uns, plus smart et accessible diront les autres et finalement plus proche, par sa dĂ©marche non linĂ©aire (les hyperliens) de notre façon naturelle de penser, cette copie numĂ©rique nous offre « une expĂ©rience relativement rĂ©elle, pour peu qu’elle ne le soit pas du tout ».

Et encore cette brillante formule ne marque-t-elle qu’une Ă©tape qui doit ĂȘtre dĂ©passĂ©e car aux yeux d’une personne du nouveau millĂ©naire, le smartphone (entre autres) n’est pas une mĂ©diation mais « une articulation de son ĂȘtre au monde » (leur troisiĂšme main, ai-je dit parfois en voyant mes jeunes amis).

Donc, lĂ  oĂč Hadjadji dĂ©nonce avec une Ă©motion que l’on veut croire sincĂšre le refus de principe (via l’outil technologique) de la « dĂ©libĂ©ration collective », Baricco montre une fuite loin d’une « civilisation en ruine ». Il me semble que celui qui chercherait dans l’actualitĂ© des traces de dĂ©libĂ©ration collective risquerait de faire moins ample moisson que celui qui y collecterait les indices d’effondrement du systĂšme legit. Ce qui impliquerait qu’il y a eu, de la part des « pĂšres de l’insurrection numĂ©rique » ce que Barocco nomme une fuite, plutĂŽt que ce qu’Hadjadji dĂ©nonce comme un complot.

Cette Ă©vasion, Baricco ne l’attribue pas Ă  un plan mais Ă  « une sorte de boussole collective » indiquant la ligne de fuite et Ă  une (contre) culture partagĂ©e, celle du Whole Earth Catalog (et oui, il a repris le thĂšme de sa couverture...) dont les racines Ă©taient bien antĂ©rieures Ă  l’Internet ! L’auteur, Steward Brand, Ă  85 ans, n’est toujours pas facho. Il servit de rĂ©fĂ©rence Ă  Steve Jobs, qui le confessa en 2005 dans son discours de Stanford. Brand avait prĂ©dit en 1974 l’ordinateur (et le pouvoir) personnels et il voyait alors depuis des annĂ©es le code comme un geste anti-systĂšme.

Il y a quelques annĂ©es, Jean-Jacques Quisquater avait fait visiter aux participants d'un Reas du Coin le Mundaneaum de Mons, reste d'un autre et grandiose projet (plus ancien encore) : celui du socialiste, pacifiste et mondialiste Paul Otlet (1868-1944) qui voulut lui-aussi construire une terre nouvelle, plus propre et plus sage, faite d’information librement partagĂ©e. Un  Google de papier .

Tout ce qui s'Ă©labora dans les annĂ©es 90s, bain culturel des cypherpunks, venait de loin, de trĂšs loin. Cela dĂ©passait infiniment l’évitement de l’impĂŽt (ce dernier soit-il dĂ©libĂ©rĂ© en commun, comme dans le petit ouvrage de la bibliothĂšque rose fuchsia) et mĂȘme d’échanger gratuitement de la musique compressĂ©e, comme un jeune homme de 19 ans le proposa dans l’avant derniĂšre annĂ©e du siĂšcle dernier.

Une bonne part du vieux monde ricana de l’effondrement de la bulle dot.com et partit en guerre « à l’ancienne » aprĂšs le 11 septembre. Mais le nouveau monde numĂ©rique poursuivit son dĂ©ploiement, dont la naissance de Wikipedia fut tellement emblĂ©matique, Ă  tant d’égards, suivi de la naissance de LinkedIn, premier rĂ©seau oĂč les humains dĂ©posĂšrent des copies numĂ©riques d’eux-mĂȘmes, suivie de celle du BlackBerry Quark qui rendit enfin la posture Homme-Clavier-Écran mobile et potentiellement soutenable 24/24. L’auteur dĂ©roule les Annales jusqu’en 2007, soit jusque Ă  l’iPhone dont l’écran digĂ©ra mĂȘme le clavier et que Steve Jobs prĂ©senta ‘’comme un jouet’’, non par simple packaging mais par ce qu’il avait Ă©tĂ© conceptuellement pensĂ© comme un jeu video.

La monnaie qui naĂźt le 3 janvier 2009 (date absente du livre) avait au berceau, je l’ai toujours dit, les caractĂ©ristiques d’une monnaie de jeu. Si Baricco n’en parle pas, il dit clairement que « le jeu vidĂ©o a Ă©tĂ© une sorte de berceau pour de nombreux protagonistes de cette insurrection » numĂ©rique.

Une autre remarque de Baricco m’interpelle, au sujet des icĂŽnes. Mon professeur d’égyptologie (trente ans avant l’iPhone, s’il vous plait) nous disait que les hiĂ©roglyphes allaient fleurir. Or « non sans ironie, ces icĂŽnes utilisaient l’image stylisĂ©e des outils qu’elles Ă©taient en train de dĂ©truire : le combinĂ© du tĂ©lĂ©phone, l’enveloppe des lettres ». Et soudain, alors que la piĂšce d’or Bitcoin m’a si souvent agacĂ©, je me suis dit qu’elle pouvait ĂȘtre perçue comme ironique !

Baricco ne fait pas l’impasse sur la casse – que ce soit la destruction de (toutes) les Ă©lites ou le fait que « nous avons fini par accepter non seulement de nouvelles formes d’intelligence de masse, mais aussi d’anciennes formes de stupiditĂ© individuelle » – et ajoute (situant cela en 2007, pour mĂ©moire) que « pendant un long moment, qui n’est peut-ĂȘtre pas encore terminĂ©, il a fallu un regard froid et entraĂźnĂ© pour distinguer les prophĂštes des crĂ©tins ». J’aurais pu reprendre cela dans mon discours de Biarritz.

Il ne fait pas non plus l’impasse sur ce qui saute aux yeux Ă  savoir les « montagnes de pognon » que certaines dot.com se sont mises Ă  gagner : « tous ces profits Ă©taient-ils le but de l’insurrection numĂ©rique » ? On ne peut pas dire que cela ne nous concerne pas. Et sa rĂ©ponse est « oui et non » car il rappelle que le Web a Ă©tĂ© offert Ă  l’humanitĂ©, que Wikipedia ne fait pas de profit et que Satoshi est restĂ© petit-bourgeois. Bien sĂ»r « le succĂšs commercial vertigineux de certaines entreprises est devenu la traduction comprĂ©hensible par tous d’une prise de contrĂŽle du centre de l’échiquier ». Voici qui nous change de la pyramide comme figure gĂ©omĂ©trique, sans nous rassurer car « il y a toujours un moment, oĂč, lorsqu’elles l’emportent, les rebellions contre un systĂšme deviennent Ă  leur tout systĂšme » - ce que j’ai dit Ă  ma façon Ă  Biarritz : tout attendre de l’hyper-bitcoinisation de l’économie est du mĂȘme ordre que de reconstruire les villes Ă  la campagne en espĂ©rant que l’air y sera meilleur !

Une chose que Baricco montre, c’est combien ce changement est intime : « s’il existe un deuxiĂšme monde, il est naturel que les gens s’y rendent (et) la personnalitĂ© ‘’authentique’’ des gens devient le rĂ©sultat d’une somme de prĂ©sences, dans le premier monde et dans le deuxiĂšme, qui rĂ©agissent ensemble telles des substances chimiques et fournissent une sorte ». A mettre en regard (en ringard) de la sempiternelle « vraie vie » dont les no-coineurs nous infligent l’épais truisme. Ce qu’il Ă©crit de notre « humanitĂ© augmentĂ©e » (p. 226 et suiv.) me paraĂźt trĂšs fin mais nous entraĂźnerait trop loin.

Pour ce qu’il en est de la « matrice idĂ©ologique » on ne trouvera chez Baricco que des rĂ©flexions trop larges pour nous (le Game est universel, Bitcoin reste marginal) et fondĂ©es sur l’expĂ©rience italienne du Mouvement 5 Ă©toiles, qui naĂźt lui aussi en 2009 et qui malgrĂ© de bruyantes promesses a fini gĂ©nĂ©ralement considĂ©rĂ© comme un attrape-tout vaguement centriste quoique populiste, non comme un mouvement de type alt-right amĂ©ricaine.

Certaines considĂ©rations pourraient en apparence ĂȘtre reliĂ©es de papier fuschia : « je remarque au moins deux points oĂč l’insurrection numĂ©rique et le populisme peuvent se rencontrer, se reconnaĂźtre et vivre ensemble. L’un rĂ©side dans la haine viscĂ©rale des Ă©lites, l’autre dans un penchant instinctif vers l’égoĂŻsme de masse ». Mais pour Baricco il y a convergence, pas engendrement. C’est une tendance, une chose qui arrive parfois, pas une fatalitĂ©. De mĂȘme pour le passage de l’individualisme de masse Ă  l’égoĂŻsme de masse.

Le plus Ă©tonnant est que Baricco n’aborde pas Bitcoin dans les pages oĂč, sur la fin, il dĂ©crit les paradoxes, les oppositions, les mouvements de rĂ©sistance et mĂȘme les outils de rĂ©sistance qui se font jour contre le Game. C’était sans doute lĂ  sa place « logique » dans son exposĂ©, aux mains de la seconde des forces d’opposition qu’il dĂ©crit (entre les vĂ©tĂ©rans du 20Ăšme siĂšcle et les perdants : les puristes du Game) et dont il laisse penser que les combats seront perdus. Il ne cite pas non plus Bitcoin et son indestructible vĂ©ritĂ© lorsqu'il traite de la pot-vĂ©ritĂ©.

Qu’un esprit aussi averti ait (volontairement ou non) ignorĂ© une proposition de monnaie aussi adaptĂ©e Ă  ce qu'il dĂ©crivait m'a paru troublant durant toute ma lecture. D'autant que ce qu’il Ă©crit de la rĂ©volution numĂ©rique s’applique fort bien cependant, avec un dĂ©calage dans le temps, Ă  la rĂ©volution crypto dont la premiĂšre fut, finalement, la vraie matrice.

« Il y a trente ans, seuls quelques hackers marginaux qui bricolaient dans la contre-culture californienne auraient pu imaginer une telle chose. Nous savons maintenant qu’ils ne dĂ©liraient pas. De façon incroyable, leur idĂ©e d’utiliser les ordinateurs pour briser les privilĂšges sĂ©culaires et redistribuer le pouvoir Ă  tous les ĂȘtres humains avait quelque chose de sensĂ©. Je jure que je n’aurais pas misĂ© un dollar lĂ -dessus. Et pourtant ».

J'en Ă©tais lĂ  de ma lecture, j'avais presque fini. Je me disais que Baricco n’avait (toujours en 2018) simplement pas « vu » Bitcoin. Ne venait-il pas d'avouer pas que de toute façon, initialement il avait ou aurait sans doute tout loupĂ© ? Que celui qui a « vu » Bitcoin avant 2012 et l’a embrassĂ© du premier coup lui jette la pierre orange.

Et puis soudain, en haut de la page 320, alors que je rĂȘvassait quelque peu, je sursautai !

Apparition bien modeste, en réalité : c'est moins le migou que le détail qu'un distrait ne remarquera guÚre : l'auteur confesse qu'il aurait aussi bien pu écrire sur autre chose, que pour, comprendre les hommes de son temps, il n'aurait été  pas moins utile d'étudier le Prozac ou la Slow Food, la théologie du pape Jean-Paul II, les Simpson, Pulp Fiction, le programme Erasmus le rÚgne des sneakers, la disparition de la salle à manger, l'avÚnement des sushis, Amnisty International, MTV, Dubaï, les bitcoins, le réchauffement climatique ou encore la carriÚre de Madona .

Malgré la dénégation rhétorique et l'humour détaché dont Baricco use souvent, on sent bien que dans ce bazar de l'actualité, ce n'est pas une place centrale qu'il assignerait à Bitcoin. Et encore, je me frotte les yeux, il écrit  les bitcoins . Avant d'éructer (on n'est pas sur X) je suis allé voir le texte italien original : la faute est du traducteur, que l'on n'accablera pas.

Un dernier mot sur Baricco : son Novecento, monologue thĂ©Ăątral publiĂ© en 1994, est devenu un audio-livre lu par l'auteur pour en faire un NFT sur la plateforme OpenSea, oĂč il a Ă©tĂ© mis aux enchĂšres en mars 2022.

☐ ☆ ✇ La voie du àžżITCOIN

140 - Sur le Software de David Golumbia

By: Jacques Favier —

La sortie du livre No Crypto de Nastasia Hadjadji (dont j'ai rendu compte ici) a remis en selle, dans les controverses entre bitcoineurs, le livre de David Golumbia The Politics of Bitcoin : Software As Right-Wing Extremism.

M'Ă©tant d'abord contentĂ© de rapporter les comptes-rendus expĂ©ditifs qui m'en avaient Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©s, j'ai pensĂ© qu'Ă  dĂ©faut de m'infliger la lecture et le compte-rendu d'un nouvel ouvrage assimilant la crypto Ă  l'extrĂȘme-droite, je pourrais prĂ©senter ici un compte-rendu rĂ©digĂ© Ă  l'Ă©poque de sa publication, soit en 2017, par un Ă©conomiste qui a produit de nombreux articles sur Bitcoin.

L'analyse qu'en avait fait William Luther, Associate Professor of Economics Ă  la Florida Atlantic University et Director, Sound Money Project Ă  l’American Institute for Economic Research m'a paru intĂ©ressante Ă  plus d'un titre, et devrait ĂȘtre mĂ©ditĂ©e tant sur l'aile gauche de la bataille – oĂč l'on pousse des cris d'orfraie bien mal inspirĂ©s – que sur l'aille droite oĂč l'on en voit qui semblent vouloir tout faire pour donner raison Ă  leurs dĂ©tracteurs.

L'original est en ligne, on trouvera ci-dessous sa traduction.

. . . . . . . . . .

Beaucoup de gens considÚrent le bitcoin comme un bout de code intelligent, un mécanisme de paiement alternatif ou une preuve de concept pour la technologie blockchain sous-jacente.

David Golumbia, lui, y voit de l'extrĂ©misme d'extrĂȘme-droite. Dans son nouveau livre, The Politics of Bitcoin, Golumbia affirme que Bitcoin a Ă©tĂ© conçu pour « satisfaire des besoins qui n'ont de sens que dans le contexte de la politique de droite » (p. 12) ; que « les enthousiastes de Bitcoin reprennent presque mot pour mot des textes d'Ă©crivains (d'extrĂȘme droite) » (p. 21) ; et qu'en tant que tel, « Bitcoin sert (...) Ă  rĂ©pandre et Ă  enraciner solidement » l'idĂ©ologie d'extrĂȘme droite (p. 25).

En tant qu'Ă©conomiste monĂ©taire, je suis d'accord avec une grande partie de ce qu'Ă©crit Golumbia. Il dĂ©nonce Ă  juste titre « le populisme raciste et l'opposition conspiratrice envers la RĂ©serve fĂ©dĂ©rale » (p.19). MalgrĂ© les origines sur l'Ăźle au nom inquiĂ©tant de Jekyll de la Fed, il ne s'agit pas d'un groupe occulte qui profiterait aux juifs et aux familles de banquiers anglais au dĂ©triment de tous les autres. Golumbia a raison de dĂ©crire la frĂ©quente Ă©vocation de la perte de pouvoir d'achat du dollar depuis l'origine de la Fed comme un rĂ©cit « extrĂȘmement trompeur, car ne tenant pas compte de facteurs essentiels tels que les taux de salaire, le taux d'intĂ©rĂȘt sur l'Ă©pargne et le taux de change, ainsi que de la possibilitĂ© d'investir ce dollar sur les marchĂ©s financiers ou dans l'industrie » (p. 16). Dans la mesure oĂč les enthousiastes de Bitcoin perpĂ©tuent ces points de vue, ce sont des imbĂ©ciles. Mais l'idĂ©e gĂ©nĂ©rale avancĂ©e par Golumbia, Ă  savoir que Bitcoin est un produit d'extrĂȘme-droite, s'effondre dĂšs que l'on en gratte un peu la surface.

Tout d'abord, l'idĂ©e qu'il existe une idĂ©ologie de droite uniforme est presque certainement erronĂ©e. La gauche et la droite amĂ©ricaines modernes sont des coalitions. Toutes deux se composent de nombreuses Ă©coles de pensĂ©e politique distinctes, mĂȘme si elles chevauchent. Et, bien que les membres d'une mĂȘme coalition partagent des penseurs historiques communs, il n'est pas rare que certains membres de la gauche partagent Ă©galement des penseurs historiques avec certains membres de la droite. En d'autres termes, il n'existe pas d'idĂ©ologie uniforme de droite ou de gauche et les ensembles d'idĂ©ologies de droite et de gauche se chevauchent.

L'une des principales factions de la gauche amĂ©ricaine moderne, par exemple, peut avoir des racines qui vont jusqu’aux progressistes de la fin du 19Ăšme et du dĂ©but du 20Ăšme siĂšcle et jusqu’à des penseurs libĂ©raux tels que John Stuart Mill. Mais Mill n'en a pas moins exercĂ© une influence intellectuelle sur les libĂ©raux classiques du dĂ©but au milieu du 20Ăšme siĂšcle et sur les libertariens du milieu du 20Ăšme siĂšcle et du dĂ©but du 21Ăšme siĂšcle. Il est donc Ă©trange de se rĂ©fĂ©rer aux « principaux penseurs de droite tels que Friedrich August von Hayek », comme le fait Golumbia (p. 7). En effet, s'il est vrai que de nombreux membres de la droite amĂ©ricaine moderne citent Hayek en termes favorables, la philosophie politique de Hayek est fondamentalement en dĂ©saccord avec plusieurs idĂ©es de la droite.

En effet, Hayek se considĂ©rait comme un libĂ©ral, travaillant dans la tradition de Mill et d'autres. Il s'est prononcĂ© contre les lois criminalisant l'homosexualitĂ©, en faveur d'un revenu de base universel et, au cas oĂč il y aurait des doutes sur ses apprĂ©hensions Ă  l'Ă©gard de la droite, en faveur de l'Ă©galitĂ© des chances. Il a Ă©crit un essai intitulĂ© « Pourquoi je ne suis pas un conservateur ».

La simplification Ă  outrance construisant une idĂ©ologie unique de la droite conduit Ă  d'autres confusions, tant en ce qui concerne l'idĂ©ologie qu’en ce qui touche Ă  la qualitĂ© des arguments proposĂ©s par les diffĂ©rents penseurs. Voyez comment l’analyse de Golumbia sur Milton Friedman (pp. 17-19), un Ă©conomiste libĂ©ral classique trĂšs respectĂ©, laurĂ©at du prix Nobel de l'Ă©conomie, se trouve immĂ©diatement suivie d'une analyse d’Eustace Mullins (pp. 19-21), un nĂ©gationniste antisĂ©mite qui a popularisĂ© des thĂ©ories complotistes sur la RĂ©serve fĂ©dĂ©rale. Cette juxtaposition suggĂšre que les deux points de vue seraient intimement liĂ©s. En rĂ©alitĂ©, Friedman a largement soutenu la banque centrale. Il comptait parmi les critiques les plus virulents de l'Ă©talon-or, citant son coĂ»t Ă©levĂ© en ressources naturelles et ses longues pĂ©riodes d'ajustement, et pensait qu'une banque centrale pourrait mieux attĂ©nuer les fluctuations macro-Ă©conomiques indĂ©sirables. Quoi que l'on pense des positions de Friedman, c'est faire preuve d'une grande ignorance ou ĂȘtre intentionnellement injuste que de suggĂ©rer qu'il Ă©tait un complice de Mullins. Friedman Ă©tait un Ă©conomiste sophistiquĂ©. Mullins Ă©tait un charlatan.

Ironiquement, c'est Golumbia - et non Friedman - dont la position se rapproche le plus de celle de Mullins. Il perpétue le mythe de la Fed en tant qu'institution privée et semble totalement ignorer son rÎle de régulateur :

 AprÚs tout, la Réserve fédérale, comme les extrémistes de droite ne se lassent pas de le rappeler, ne fait pas partie du gouvernement ; l'OSHA, l'EPA, la SEC et d'autres agences en font partie. La Fed n'a pas de pouvoir d'exécution direct, alors que les agences de régulation en ont généralement  (p. 37).

Or en vĂ©ritĂ©, la Fed est une institution publique. Les sept membres de son Conseil des Gouverneurs - dont le prĂ©sident et le vice-prĂ©sident - sont nommĂ©s par le PrĂ©sident des États-Unis et confirmĂ©s par le SĂ©nat. Le prĂ©sident est tenu, par la loi, de faire rapport au CongrĂšs deux fois par an sur les objectifs de la politique monĂ©taire de la Fed. La Fed remet la quasi-totalitĂ© de ses bĂ©nĂ©fices, ou seigneuriage, au TrĂ©sor. Et sa division de la supervision et de la rĂ©glementation bancaires supervise les holdings bancaires amĂ©ricaines, les organisations bancaires Ă©trangĂšres opĂ©rant aux Etats-Unis et les banques membres du SystĂšme de RĂ©serve FĂ©dĂ©rale. En effet, son rĂŽle de rĂ©gulateur s'est considĂ©rablement Ă©largi ces derniĂšres annĂ©es avec l'adoption de la loi Dodd-Frank qui l'a dĂ©signĂ©e comme l'autoritĂ© de rĂ©gulation responsable de la mise en Ɠuvre et de l'exĂ©cution des tests de rĂ©sistance prudentielle pour les banques. La Fed est peut-ĂȘtre une institution souhaitable. C’est peut-ĂȘtre une institution indĂ©sirable. Mais la Fed est, sans aucun doute, une institution publique.

La classification faite par Golumbia du monĂ©tarisme de Friedman comme Ă©tant d'extrĂȘme-droite est Ă©galement mal inspirĂ©e (p. 18). Le monĂ©tarisme n'est pas - et n'Ă©tait pas - une position d'extrĂȘme-droite. Il s'agissait, Ă  l'origine, des idĂ©es d'un Ă©conomiste progressiste de gauche nommĂ© Irving Fisher. À la suite de Fisher, Friedman a soutenu que (1) le taux d'intĂ©rĂȘt nominal Ă©tait la somme du taux d'intĂ©rĂȘt rĂ©el, tel qu'il est observĂ© sur le marchĂ© des fonds prĂ©tables, et du taux d'inflation attendu - une idĂ©e que Golumbia cite favorablement ailleurs dans le livre (p. 16) - et que (2) un taux de croissance de la monnaie plus Ă©levĂ©, ceteris paribus, entraĂźne un taux d'inflation plus Ă©levĂ©. Les (anciens) opposants keynĂ©siens Ă  Friedman soutenaient, Ă  l'Ă©poque, que les taux d'intĂ©rĂȘt nominaux Ă©taient dĂ©terminĂ©s par la prĂ©fĂ©rence pour la liquiditĂ© et que la banque centrale pouvait choisir n'importe quel taux d'inflation Ă  partir d'un choix de politiques pour atteindre le taux de chĂŽmage souhaitĂ©, tel que dĂ©crit par une courbe de Phillips Ă  long terme. Aujourd'hui, le point de vue standard des nĂ©o-keynĂ©siens - un point de vue partagĂ© par la plupart des Ă©conomistes de gauche et de droite - commence par reconnaĂźtre la validitĂ© approximative de la position de Fisher-Friedman Ă  long terme.

PlutĂŽt que de reconnaĂźtre le consensus qui s’est Ă©tabli autour de cette position de Fisher-Friedman, Golumbia attribue « aux prix Ă  la consommation, aux prix des matiĂšres premiĂšres et des actifs, Ă  la productivitĂ© et Ă  d'autres aspects du travail » le mĂ©rite d'ĂȘtre des causes plus « conventionnelles » de l'inflation (p. 22). Il est absurde de suggĂ©rer que les prix Ă  la consommation, ceux des marchandises et des actifs soient Ă  l'origine de l'inflation. L'inflation est dĂ©finie comme une augmentation de l'indice des prix. Elle ne peut donc pas ĂȘtre causĂ©e par une augmentation des prix. Une autre cause doit ĂȘtre Ă  l'origine de la hausse des prix observĂ©e (c'est-Ă -dire de l'inflation).

La confusion qui entoure l'explication de Golumbia sur le lien entre la croissance de la monnaie et l'inflation provient de la non-reconnaissance de la clause ceteris paribus mentionnĂ©e plus haut. Friedman comprenait certainement que les changements dans le taux de productivitĂ© et, par consĂ©quent, dans la croissance de la production, se traduiraient par une trajectoire plus ou moins Ă©levĂ©e des prix. Mais de tels changements, selon Friedman, auraient tendance Ă  ĂȘtre temporaires, c'est-Ă -dire qu'ils modifieraient le niveau des prix mais pas leur taux de croissance Ă  long terme (c'est-Ă -dire l'inflation). De la mĂȘme maniĂšre, Friedman savait que les changements dans la demande de dĂ©tention de monnaie auraient pour effet d'augmenter le taux d'inflation. Mais, comme il prenait en considĂ©ration des monnaies nationales bien Ă©tablies, avec de larges bases d'utilisateurs, il pensait que les changements dans la demande de monnaie seraient relativement faibles, en particulier si les autoritĂ©s monĂ©taires gĂ©raient l'offre de la maniĂšre la plus responsable possible.

Les erreurs prĂ©cĂ©demment mentionnĂ©es sont aggravĂ©es lorsque Golumbia se tourne vers Bitcoin. En dĂ©crivant le mĂ©canisme d'offre au cƓur de Bitcoin, il dĂ©clare que « les dĂ©veloppeurs pensent que le nombre total de piĂšces en circulation a un impact sur la valeur de la monnaie » (p. 29). Il a certainement raison de dire que ce point de vue « est un argument Ă©conomique plutĂŽt qu'informatique ». Mais il ne pourrait pas se tromper davantage qu’en la dĂ©crivant comme une position « avec laquelle peu d'Ă©conomistes sont d'accord ». Au contraire, c'est une position avec laquelle peu d'Ă©conomistes seraient en dĂ©saccord ! Certes, les Ă©conomistes reconnaissent aujourd'hui que des facteurs autres que l'offre affectent le pouvoir d'achat d'un bien. Et pour les crypto-monnaies naissantes comme le bitcoin, qui – contrairement aux monnaies nationales Ă©tablies considĂ©rĂ©es par Friedman – disposent d'un nombre d'utilisateurs relativement faible, les changements dans la demande de dĂ©tention et les changements correspondants dans le pouvoir d'achat peuvent ĂȘtre trĂšs importants. Mais reconnaĂźtre d'autres facteurs n'implique pas que l'offre de monnaie n'a pas d'importance. Elle l'est trĂšs certainement.

Golumbia dĂ©crit Ă  juste titre la volatilitĂ© de la valeur d'Ă©change du bitcoin comme son « obstacle fondamental et le plus intĂ©ressant » Ă  une large acceptation (p. 52). Et il a raison de rejeter les affirmations des dĂ©fenseurs de Bitcoin selon lesquelles la crypto-monnaie est « à l'abri de l'inflation » (p. 30). Mais il va trop loin en affirmant que cette volatilitĂ© empĂȘche le bitcoin d'ĂȘtre considĂ©rĂ© comme une monnaie. Sa conclusion ne tient que si l'on confond la dĂ©finition de la monnaie (c'est-Ă -dire un moyen d'Ă©change communĂ©ment acceptĂ©) avec les fonctions courantes d'une monnaie (c'est-Ă -dire le moyen d'Ă©change, la rĂ©serve de valeur et l'unitĂ© de compte). De plus, cette dĂ©finition n'est pas le rĂ©sultat d'une redĂ©finition du terme monnaie par les dĂ©fenseurs du bitcoin qui feraient en sorte que seul le rĂŽle de moyen d'Ă©change compte, comme l'affirme Golumbia (p. 51). Il s'agit de la dĂ©finition standard proposĂ©e par les Ă©conomistes. ConsidĂ©rons, par exemple, la revue Money de la Federal Reserve Bank of Dallas (Everyday Economics, septembre 2013, p. 1), qui est utilisĂ©e pour enseigner aux Ă©lĂšves du secondaire, et qui est aussi un outil de travail pour les Ă©conomistes et qui commence par dĂ©finir l'argent comme « tout ce qui est largement acceptĂ© comme forme de paiement pour l’achat des biens et des services ou pour le remboursement des dettes », c'est-Ă -dire un moyen d'Ă©change communĂ©ment acceptĂ©. Ou encore, la Banque fĂ©dĂ©rale de rĂ©serve de Philadelphie, qui a publiĂ© un document intitulĂ© Functions and Characteristics of Money : A Lesson to Accompany The Federal Reserve and You (2013, p. 1), laquelle demande aux enseignants de collĂšge et de lycĂ©e de « 1) dĂ©finir l'argent comme tout ce qui est largement acceptĂ© comme paiement final pour les biens et les services. 2) expliquer comment la monnaie agit en tant que moyen d'Ă©change, unitĂ© de compte et rĂ©serve de valeur ». Distinguer la dĂ©finition de la monnaie de ses fonctions courantes n'est pas un complot infĂąme des crypto-anarchistes. C'est le point de vue conventionnel des Ă©conomistes monĂ©taires, repris par les institutions monĂ©taires nationales.

Dans la mesure oĂč il existe un complot infĂąme visant Ă  redĂ©finir la monnaie, il s'agit d'un complot fomentĂ© par Golumbia. Il affirme que « la majoritĂ© des experts en thĂ©orie Ă©conomique dĂ©finissent simplement l'argent comme une monnaie Ă©mise par un gouvernement souverain » (p. 54).

Ce point de vue, connu sous le nom de ThĂ©orie MonĂ©taire Moderne, n'est moderne ni dans le sens oĂč elle serait nouvelle, ni dans le sens oĂč elle serait largement partagĂ©e par les Ă©conomistes monĂ©taires aujourd'hui. La doctrine du chartalisme remonte Ă  Georg Friedrich Knapp, dont la ThĂ©orie de l'État de la monnaie a Ă©tĂ© publiĂ©e en allemand en 1905 et traduite en anglais en 1924.

Les partisans contemporains de la Théorie Monétaire dite moderne sont principalement regroupés dans quelques départements d'économie hétérodoxe (par exemple, l'Université du Missouri-Kansas City, dans le Bard College). On peut bien affirmer que la Théorie Monétaire Moderne est supérieure à l'approche standard, comme le font certains économistes hétérodoxes, mais ce n'est certainement pas l'approche standard, comme le suggÚre Golumbia.

Bitcoin est une technologie innovante qui permet aux utilisateurs de transfĂ©rer des crĂ©ances de valeur rapidement et en toute sĂ©curitĂ© sur internet, sans dĂ©pendre d'un tiers de confiance. Dans la mesure oĂč les gens de droite trouvent cette technologie souhaitable, elle peut bien ĂȘtre soutenue par une rhĂ©torique de droite ou utilisĂ©e pour promouvoir des objectifs de droite.

Mais pas exclusivement. Les gens de gauche peuvent soutenir Bitcoin avec leur propre rhĂ©torique et peuvent utiliser le bitcoin pour promouvoir leurs propres objectifs. L'affirmation de Golumbia, selon laquelle bitcoin est un logiciel d'extrĂȘme droite, ne tient pas la route. Elle dĂ©coule d'une comprĂ©hension superficielle de l'histoire des idĂ©es et de l'Ă©conomie moderne. Il reste Ă  voir si le bitcoin sera largement acceptĂ©. Il est presque certain que le point de vue de Golumbia ne le sera pas.

William Luther
CollĂšge Kenyon

☐ ☆ ✇ La voie du àžżITCOIN

139 - No crypto, dit-elle.

By: Jacques Favier —

Le livre de Nastasia Hadjadji, annoncé sur les réseaux sociaux plusieurs jours avant sa sortie, y a immédiatement suscité des réactions pas toutes courtoises de la part des crypto bros. Il est vrai que l'autrice avait commis selon moi une maladresse : diffuser un mois à l'avance, pour teaser, des assertions sommaires de type top 5 des arguments . Ceci mÚne presque infailliblement à ouvrir les inutiles altercations avant l'utile lecture.

Inversement les premiĂšres rĂ©actions positives, comme celle de Pablo Rauzy, qui m'a Ă©lĂ©gamment bloquĂ© sur Twitter depuis, m'ont semblĂ© n'avoir goĂ»tĂ© de cet ouvrage que ses exagĂ©rations dangereusement simplificatrices. On trouvera en fin d'articles des liens vers quelques comptes-rendus du mĂȘme livre.

Je remercie Nastasia Hadjadji de m'avoir, sur ma demande, communiqué son texte pour me permettre de rédiger un compte-rendu critique que je voudrais raisonnable de son livre, dont j'ai repris tels quels les titres des chapitres. Les illustrations sont de mon fait et n'engagent évidemment que moi.

Il Ă©tait clair pour elle que je ne pourrais qu'avoir un oeil critique sur la plupart de ses thĂšses. Pour l'inciter Ă  parcourir mon prĂ©cĂ©dent billet, oĂč je disais refuser la transformation des Ă©vangiles autrichiens en  petit livre orange  de la Bitcoinie, je lui ai rappelĂ© ce que je reprochais Ă  ceux-ci :  Toute rĂ©serve voire toute critique n'est pas une erreur ou une ignorance, cela peut ĂȘtre un choix politique ou sociĂ©tal . Elle a notĂ© qu'il Ă©tait utile de le rappeler, cela vaut donc pour tout le monde et dans les deux sens.

L'introduction présente le pitch de Bitcoin sans rien cacher d'un contexte qui en 2008 lui donnait bien des attraits, mais réduit vite l'innovation technique à la  technologie baptisée blockchain .

On ne saurait reprocher ce raccourci Ă  une no-coiner quand tant de consultants prĂ©tendument spĂ©cialisĂ©s l'ont empruntĂ©... Comme tant d'autres, l'autrice voit bien la dĂ©centralisation des donnĂ©es, mais elle Ă©lude celle du consensus. On verra mĂȘme plus loin l'Ă©trange assertion selon laquelle le principe de confiance est  dilué  entre les acteurs du rĂ©seau. La technique n'occupe qu'une part modeste dans son livre : aprĂšs tout un objecteur de conscience n'a pas besoin de savoir dĂ©monter une mitraillette... Ceci posĂ©, l'ironie de l'autrice sur le fait que  n'importe quelle idĂ©e ou projet farfelu peut ĂȘtre financiarisĂ© sous forme de token  n'est pas faite pour me dĂ©plaire et la description du FOMO n'est que trop vraie.

TrÚs rapidement le vocabulaire et les références montrent cependant que l'information a été pour une part notable puisée chez les banquiers centraux. La suite de la lecture le confirmera.

Je ne compte pas me livrer au petit jeu consistant Ă  relever des imprĂ©cisions ( l’accumulation des nƓuds sur la blockchain ) ou des erreurs factuelles. Il y en a dans tous les livres (les miens compris). Je note simplement que beaucoup de choses sont Ă©crites ex-post :

  • En janvier 2009, le genesis block n'a pas portĂ© l'excitation des cypherpunks (ni de quiconque)  à son comble  ;
  • En dĂ©cembre 2010, quand Satoshi tire sa rĂ©vĂ©rence, son million de bitcoin ne vaut certainement pas 50 milliards d'euros ;
  • Les frĂšres Winklevoss n'ont pas investi trĂšs tĂŽt  mais en 2013 : aprĂšs certains membres du Cercle du Coin !
  • Les capital-risqueurs n'ont certes pas Ă©tĂ© parmi les premiers croyants. Une lecture rapide de l'AcĂ©phale aurait donnĂ© Ă  l'autrice une connaissance plus fine du mĂ©canisme d'adhĂ©sion des uns et des autres ;
  • Quant aux maximalistes, la mode des laser-eyes ne date pas non plus des origines.

Ces petites erreurs de datation n'ont guĂšre d'importance et pourraient ĂȘtre oubliĂ©es si elles n'instillaient l'idĂ©e d'un complot de early adopters pour s'en mettre plein les poches. Mais comme ce n'est pas le cƓur du propos de l'autrice, on peut passer outre.

On ne va pas contredire Nastasia Hadjadji quand elle soutient que les cryptomonnaies sont des objets politiques. Mais je ne dirais pas comme elle  avant d'ĂȘtre des objets techniques  : elles le sont en mĂȘme temps . Elle prĂ©vient que son analyse politique va ĂȘtre conduite en s'appuyant sur la Critical Internet Theory, une discipline des sciences sociales qui met en lumiĂšre les structures de pouvoir. Est-ce cela qui lui permet de dĂ©crire le secteur de la crypto comme s'abritant derriĂšre  un Ă©pais rideau de fumĂ©e  ? La fumĂ©e me semble moins dense ici que du cĂŽtĂ© des banques centrales, qui sont bien placĂ©es dans les structures de pouvoir... Quant Ă  affirmer que ce qui est obscurci c'est un  hĂ©ritage idĂ©ologique rĂ©trograde  cela consiste Ă  glisser la conclusion dĂšs l'introduction, ce qui n'est pas de la meilleure mĂ©thode. Disons que cela sent le pamphlet plus que l'enquĂȘte, et prĂȘte le flanc Ă  l'accusation de militantisme qui agace (inutilement d'ailleurs) l'autrice.

LE CULTE DE BITCOIN

Le premier chapitre se focalise sur la secte Bitcoin : des envoûtés ridicules au début, dangereux à la fin. Sur le réseau Twitter, Nastasia Hadjadji exploite assez lourdement ce filon religieux qui à mon sens mériterait mieux.

Que certains bitcoineurs américains usent d'un style ridiculement évangélique me semble surtout traduire le fait qu'ils sont... américains. Faire énoncer les travers des banques centrales ou de la monnaie fiat en reprenant leurs formulations les plus exaltées est un moyen biaisé de décrédibiliser la critique.

Une remise en cause des thĂšses Ă©cologiques qui se limiterait Ă  ridiculiser le culte de GaĂŻa et Ă  incriminer certains douteux traitements du cancer Ă  base d'herbes ne manquerait pas d'agacer l'autrice et ses amis.

Une critique des thĂšses communistes qui ressasserait des rĂ©fĂ©rences au Petit PĂšre des Peuples et Ă  l'avenir paradisiaque qui attendait l'humanitĂ© sous la dictature du prolĂ©tariat aurait la mĂȘme pertinence !

Quelque soit l'outrance religieuse (qui je le rĂ©pĂšte est typiquement amĂ©ricaine et ne me parait pas affecter particuliĂšrement les communautĂ©s francophones) il est absolument faux d'Ă©crire que  dans le culte de la crypto, l’accumulation de la richesse n’est pas le fruit du travail individuel ou collectif, mais bien le produit de l’adhĂ©sion Ă  un systĂšme de croyance censĂ© rĂ©tribuer les plus mĂ©ritants en leur offrant une rĂ©demption future dans un monde purgĂ© de ses vices . C'est faire peu de cas du travail des codeurs, pour ne citer qu'eux, et du dĂ©veloppement organique de l'Ă©cosystĂšme.

DYOR, dont l'autrice semble se moquer, s'inscrit bien dans une école dont le vrai mantra, au-delà des to the moon (souvent employés au second degré) reste dont trust, verify. Hodl n'est pas plus ridicule dans sa forme que la lutte finale et exprime sur le fonds une stratégie financiÚre bien plus raisonnable que mystique. Enfin il ne m'a jamais semblé que mes amis cryptos étaient plus isolés de  leurs systÚmes de solidarité primaires  que mes amis militants politiques.

La vĂ©ritĂ© est que, pour l'autrice, le fait religieux est sans doute perçu aussi nĂ©gativement que superficiellement. Car fondamentalement le Bitcoin peut bien ĂȘtre perçu et/ou dĂ©fini comme une religion. De nombreux bitcoineurs connaissent et admettent cette comparaison, sans se livrer pour autant Ă  des folklores sectaires. Moi-mĂȘme je considĂšre qu'il entre des facteurs religieux dans Bitcoin. Je considĂšre aussi, Ă  certains Ă©gards, le socialisme comme un avatar du messianisme judĂ©o-chrĂ©tien.

Et alors ? Ce sont (comme en ce qui concerne l'IA, par exemple) des grilles d'analyse, des spĂ©culations intellectuelles, nullement des arguments invalidant l'intĂ©rĂȘt de la chose Ă©tudiĂ©e. Pour ceux que cela intĂ©resse, je les renvoie Ă  ce que j'ai dit en 2021 dans le podcast Parlons Bitcoin, tant sur les apparences religieuses que sur la nature religieuse de Bitcoin.

Avec un ton parfois inutilement déplaisant, l'autrice avoue cependant que la crypto-sphÚre n'est pas toute-une, que l'on y rencontre aussi  des traders en costume trois-piÚces, des renégats de la finance traditionnelle mais aussi des hauts fonctionnaires qui se présentent comme les descendants des économistes autrichiens  mais aussi  des militants radicaux de la gauche alternative  et enfin des LGBTQI+ ou ... des pÚres et mÚres de famille, tous unis par l'idée de changer le monde et remettant en question un systÚme jugé à bout de souffle. On a envie de dire qu'une religion qui réunirait tant de gens différents aurait déjà gagné la partie !

La mise en cause de Pierre Person, dont le rapport (Ă  mon humble avis) Ă©tait loin d'ĂȘtre un chĂšque en blanc Ă  la crypto mais dont la mission d'information a permis d'initier des Ă©changes dans les deux sens, me parait bien dĂ©placĂ©e. Qu'un membre du Parlement possĂšde des cryptos, s'y intĂ©resse et le fasse savoir ne pĂšse pas lourd face aux dizaines de dĂ©putĂ©s anciens et futurs banquiers, au poids Ă©crasant de l'Ă©lite financiĂšre dans toute la technostructure de l'État (organismes rĂ©gulateurs compris) et au rĂŽle jugĂ©  naturel  des banquiers comme auteurs des divers rapports censĂ©s rĂ©former leur industrie opaque, prĂ©datrice et dangereuse.

La mise en cause de  crypto-enthousiastes Ă©voluant parfois au sein mĂȘme des administrations publiques  pour n'ĂȘtre pas nominative mĂ©rite donc la mĂȘme rĂ©serve : lesdites administrations sont d'une telle porositĂ© Ă  la banque que la prĂ©sence de deux ou trois bitcoineurs ne me paraĂźt pas dĂ©sĂ©quilibrer dangereusement le systĂšme.

À la fin du premier chapitre, on a toujours du mal Ă  comprendre comment tant de gens diffĂ©rents, que l'autrice baptise opportunistes, dĂ©fricheurs, idĂ©ologues fĂ©rus d'Ayn Rand, idĂ©alistes rĂȘvant de justice sociale, rĂ©voltĂ©s, mystiques peuvent se retrouver dans le mĂȘme panier, accusĂ©s du mĂȘme  culte des cryptos .

LES RACINES D'UNE E-DÉOLOGIE

AprÚs avoir laissé penser que les critiques contre le systÚme bancaire, quoique partiellement justifiées, relÚveraient d'un conspirationnisme animé par une haine sectaire du bien commun, l'autrice donne dans ce second chapitre l'impression que les soucis de privacy et la défense des libertés individuelles ne sont en regard que des caprices de geeks enclins à cacher leurs saletés. Ainsi le Patriot Act n'aurait inquiété qu'eux et le mot liberticide n'a pas été jugé nécessaire pour le présenter.

De la mĂȘme façon, on peut juger que les 22 lignes prĂ©sentant la crise de 2008 relĂšvent d'une forme d'euphĂ©misation voire de complaisance. On s'Ă©tonne mĂȘme de voir Occupy Wall Street et le mouvement des 99% expĂ©diĂ©s en 10 courtes lignes.

Ceci dit, la prĂ©sentation de l'Ă©mergence de Bitcoin Ă  partir des idĂ©es des cypherpunks est correcte et Ă©crite de façon plutĂŽt alerte. Et mĂȘme si le tableau du mariage entre la Big Finance et le Big Crypto n'est pas trop bien intentionnĂ©, j'aurais tendance Ă  y souscrire si les torts n'Ă©taient pas entiĂšrement attribuĂ©s aux magnats de la crypto. Il faut aussi rappeler qu'une corruption (FTX par exemple) est un dĂ©lit Ă  deux : une chose qu'il vaut mieux oublier quand on entend se faire le chantre de l'État comme garant du bien commun.

L'AGE D'OR DE L'ARNAQUE

L'autrice tire profit autant qu'elle le peut des arnaques montĂ©es avec des cryptos (arnaques qui sont parfois bien peu tech!) mais pour ce qui est vraiment  crypto  — comme Terra/LUNA et ce qui en dĂ©coule par effet domino – la rĂ©flexion qui attribue la faille Ă  un  choc de confiance dans un marchĂ© baissier  me parait un peu courte de son propre point de vue car cela ne diffĂ©rerait alors en rien de toutes les autres catastrophes financiĂšres

Il pourrait, selon moi, ĂȘtre notĂ© qu'une partie de la dangerositĂ© de l'Ă©cosystĂšme vient de sa porositĂ© Ă  la Big Finance (la dette, le levier, la recherche de rendements fous et un comportement de mouton de Panurge auquel les cryptos naĂŻfs tant raillĂ©s n'ont rien Ă  envier) et qu'une autre vient de l'agitation maladroite de rĂ©gulateurs qui ont le chic pour envoyer les investisseurs les moins formĂ©s vers les plateformes les moins rĂ©gulĂ©s (donc les plus cool Ă  l'entrĂ©e). Cette seconde critique est effleurĂ©e lorsqu'est Ă©voquĂ©e la complaisance des autoritĂ©s françaises pour Binance, mais, lĂ  encore, l'autrice ne peut enfoncer le clou car mettre en cause les rĂ©gulateurs nuirait Ă  son projet. On ne lui en voudra pas d'ignorer le psychodrame Recover chez Ledger, car il est survenu postĂ©rieurement : ça n'en est pas moins instructif : Ă©coutez Alexis Roussel sur le Live n°12 de Faune Radio !

Et c'est lĂ , aprĂšs moult rĂ©cits consacrĂ©s aux arnaques, que surgit la question de la valeur mĂȘme de Bitcoin : Ponzi, Greater Fool Theory et  Finance Casino , ce dernier poncif n'Ă©tant cependant pas mis Ă  profit pour aller voir ce qu'il en est des dĂ©penses de jeu des Français et de la tonte lĂ©gale opĂ©rĂ©e par ce vertueux systĂšme qui tire clairement sa rentabilitĂ© des joueurs compulsifs.

Poser la grande question de la valeur de Bitcoin ici, Ă  ce moment forcĂ©ment sordide du livre, c'est dĂ©jĂ  y rĂ©pondre de façon peu honnĂȘte. Toute la critique, cependant, est loin d'ĂȘtre vaine, mais elle me parait toucher plus durement les promesses du venture-capital que celles des cypherpunks. Et l'encadrement des influenceurs est loin de ne cibler que les crimes de la crypto...

A la longue, toutes les diatribes s'emmĂȘlent et ressemblent un peu Ă  ces sermons contre le pĂ©chĂ© qui finissent par questionner aussi sur le curĂ© et donner de mauvaises idĂ©es aux plus naĂŻfs.


LE DÉSASTRE ÉCOLOGIQUE

On ne s'attend pas vraiment ici Ă  une surprise dans la dĂ©nonciation du Proof of Waste qui commence par six pages de narration sur la petite ville de Navarro au Texas, oĂč s'organise une rĂ©sistance au minage. L'autrice cite ensuite, plus rapidement, les termes bien connus de la controverse, les arguments et contre-arguments et mĂȘme les imprĂ©cisions et les limites de la possibilitĂ© de chiffrer certaines choses comme le mix Ă©nergĂ©tique. Le lecteur crypto n'aura guĂšre de commotion Ă  trouver ici le  chercheur  de Digiconomist ou les comparaisons exprimĂ©es en transactions, mais il constatera une certaine modĂ©ration de l'autrice.

Il regrettera qu'elle n'ait pas trop songé à regarder ce qu'il en est de la consommation du systÚme bancaire mondial, récemment investiguée par Valuechain avec ses tonnes de paperasses, de béton, ses millions de bureaux, son trading et ses inefficiences diverses.

Sa description d'une industrie de type  parasitique  ne l'empĂȘche pas de confesser que l'aventure de SĂ©bastien Gouspillou au Congo est  sĂ©duisante , tout en accompagnant cette concession de rĂ©serves plus ou moins circonspectes.

CRYPTO-COLONIALISME ET INCLUSION PRÉDATRICE

C'est évidemment ici du Salvador qu'il s'agit. Si quelques mots malveillants émaillent le récit, le caractÚre autoritaire de la décision (dont il faut bien avouer que nombre de bitcoineurs se sont trop aisément accommodés) est assorti d'une accusation de colonialisme. Il entre ici (pardon pour la parabole religieuse) un petit cÎté paille-et-poutre : la gestion démocratique de notre propre systÚme et sa vassalité aux maßtres américains devraient inciter à plus de circonspection, surtout s'il faut concéder in fine que le président Bukele est toujours populaire.

On sait que le bilan de l'expĂ©rience, si tant est qu'il soit dĂ©jĂ  temps de l'Ă©tablir, est mitigĂ©. Chacun peut en conclure ce qui lui plait. Il est probable que l'autrice n'a fait que recopier des articles hostiles, qu'elle n'a pas mis les pieds dans ce pays lointain oĂč nombre de bitcoineurs français ont au contraire Ă©tĂ© prendre le pouls de l'opinion, des commerçants et des clients. Leurs propos (je pense Ă  ceux de Yorick de Mombynes ou Ă  ceux plus rĂ©cents de Rogzy et de Lionel Jeannerat) sont nuancĂ©s, critiques parfois, mais pas dĂ©faitistes ; ils auraient gagnĂ© Ă  ĂȘtre repris honnĂȘtement. Un  sondage  rĂ©alisĂ© par Bitcoin.fr sur Twitter en novembre 2021 au sujet du projet de  Bitcoin City  rĂ©vĂ©lait, sur un peu plus de 500 votants, de l'enthousiasme (48%) mais aussi un taux de scepticisme (30%) qui n'est pas le propre d'une secte de fanatiques. Un autre, plus rĂ©cent, montre aussi une dispersion plus grande que ce que l'autrice suppose

L'autrice se lance ensuite dans une description, inspirĂ©e des travaux du chercheur nĂ©o-zĂ©landais Olivier Jutel, des mĂ©faits de l'impĂ©rialisme des investisseurs cryptos (loups dĂ©guisĂ©s en agneaux prĂŽnant l'inclusion financiĂšre) dans divers pays perdus ou Ăźlots inconnus mais aussi auprĂšs de communautĂ©s historiquement subordonnĂ©es : femmes, minoritĂ©s de genre, populations racisĂ©es et travailleurs pauvres. À l'inclusion financiĂšre espĂ©rĂ©e, elle oppose la rĂ©alitĂ© d'une « inclusion prĂ©datrice » dĂ©crite par des chercheurs comme Tonantzin Carmona. Elle se garde au passage de trop situer celle-ci, qui Ɠuvre au sein du think tank Brookings, l'un des plus prestigieux de Washington : il compte d'ailleurs Ben Bernanke et Janet Yellen parmi ses membres... Deux pages plus loin, les arguments pour expliquer les raisons de la faible adoption de la crypto-monnaie sont puisĂ©s ... Ă  la BRI.

Nastasia Hadjadji reprend aussi les arguments de Molly White contre la prĂ©dation affinitaire qu'exercerait l'Ă©cosystĂšme Bitcoin pour nourrir son systĂšme pyramidal, parlant d'une fraude affinitaire , ce qui fait un peu sourire (quand on pense au pathos sur l'euro dont l'usage est censĂ© manifester notre adhĂ©sion aux valeurs de l'Union ) mais ce qui est finalement un sophisme : les systĂšmes pyramidaux qu'elle dĂ©busque sont certes affinitaires (tous les Ponzi et d'une certaine façon toutes les arnaques le sont plus ou moins) mais ils visent Ă  l'enrichissement d'escrocs, pas Ă  la prospĂ©ritĂ© de Bitcoin. Et nul bitcoineur sĂ©rieux ne soutiendrait que les escrocs ne doivent pas ĂȘtre poursuivis.

POLITIQUE DU BITCOIN

J'ai regretté à titre personnel l'association en 2022 de M. Zemmour à l'image de la licorne Ledger. Mais se servir de cela alors que l'entreprise avait invité tous les candidats (et que le candidat vainqueur de l'élection précédente avait été photographié en 2017 avec un prototype de cette entreprise entre les mains) est un procédé de scénarisation journalistique.

Que les autres candidats (et notamment le technophile M. Melenchon) n'aient pas profitĂ© de cette occasion est tout aussi significatif que l'aubaine saisie par un candidat d'extrĂȘme-droite en quĂȘte de diffĂ©rentiation.

Bitcoin serait donc un  cheval de Troie introduisant chez des utilisateurs insuffisamment conscientisĂ©s  des idĂ©es aux relents antidĂ©mocratiques forgĂ©es dans le terreau de la pensĂ©e cyberlibertarienne . L'autrice s'inspire ici du livre The Politics of Bitcoin de David Golumbia, qui lui parait ĂȘtre une dĂ©monstration mĂ©thodique, quand une lectrice française (pourtant personne fort sage) m'a confiĂ© au contraire ĂȘtre  assez choquĂ©e du niveau de bĂȘtises qu’on peut y lire . Avec des mots moins Ă©lĂ©gants, plusieurs anonymes sur Twitter ont Ă©crit la mĂȘme chose, rĂ©cusant les thĂšses brandies par M. Golumbia et les Ă -peu-prĂšs de StĂ©phane Foucart. Soit ils ont virĂ© Ă  l'alt-right sans s'en rendre compte, soit la thĂšse ne s'applique pas Ă  eux.

Bitcoin donc instillerait l'idĂ©e d'une sociĂ©tĂ© fondĂ©e sur la dĂ©fiance gĂ©nĂ©ralisĂ©e . La thĂšse prĂȘte Ă  rire quand on vient de lire que Bitcoin Ă©tait affinitaire, mais elle rĂ©vĂšle surtout une coupable confusion. D'abord les geeks qui soldent leurs Ă©changes en bitcoin se mĂ©fient bien moins les uns des autres (et c'est vrai que souvent ils se connaissent) que des banques et de l'État. Ensuite se mĂ©fier de l'État n'est pas faire montre d'une dĂ©fiance gĂ©nĂ©ralisĂ©e. Enfin la dĂ©fiance est une confiance nĂ©gative. Je fais confiance Ă  X pour se comporter honnĂȘtement et Ă  Y pour se comporter en crapule : dans les deux cas (surtout dans le premier, hĂ©las) je peux me tromper. Bitcoin contourne dĂ©fiance et confiance et Ă©tablit une certitude non humaine et surtout non centralisĂ©e, donc sans voyeur clandestin, parasite ou officiel, sans tout ce que Nastasia Hadjadji prĂ©sente comme  toute forme de contrĂŽle ou de supervision , des notions dont je ne sache pas qu'elles seraient d'essence dĂ©mocratique. À ce sujet, puisqu'elle affectionne l'image du cheval de Troie, l'autrice aurait pu glisser un mot des MNBC ailleurs que dans une unique note en fin de livre.

Est-ce ĂȘtre  de la droite radicale conservatrice  que de payer comme le faisait mon paisible bisaĂŻeul et de chercher Ă  recrĂ©er une marge de manƓuvre face aux dĂ©rives autoritaires des États ? N'est-ce pas l'autrice, ici, qui cĂšde Ă  une idĂ©ologie invasive ? Car que propose-t-elle pour que la colĂšre liĂ©e Ă  l'effondrement du systĂšme classique (oĂč elle va chercher ses arguments...) se transforme  en un agir politique «de gauche», tournĂ© vers la remise en question des hiĂ©rarchies sociales et politiques  ? A part toujours plus d'impĂŽt, de rĂ©gulation et par tant de surveillance, nourrissant encore et encore la technostructure actuelle ?

Reprenant mot pour mot le rĂ©cit d'une filiation strictement autrichienne de Bitcoin (rĂ©cit souvent intempestif et contre lequel je me suis exprimĂ© rĂ©cemment) elle le retourne et fait de l'idĂ©ologie crypto une forme de conspirationnisme contre des banques centrales qu'elle se garde bien par ailleurs de dĂ©fendre positivement. Quitte Ă  s'emmĂȘler un peu, parlant de  rĂ©habilitation de l'Ă©talon or  dĂšs le XIXĂšme siĂšcle et omettant de citer le GĂ©nĂ©ral De Gaulle (peu suspect d'anarchisme) parmi ses thurifĂ©raires.

 L’exigence de transparence et d’autonomie d’une partie de la population qui affirme son manque de confiance envers les institutions bancaires traditionnelles est aujourd’hui instrumentalisĂ©e Ă  des fins politiques . Et donc ? On devrait transformer cette exigence en quoi ? On attend le prochain rapport (commandĂ© par Bercy Ă  un copain banquier) pour voir si la transparence est suffisante, comme on attend le prochain grand dĂ©bat pour voir si le rĂ©enchantement opĂšre sur ceux  pour qui les gouvernements sont totalitaires et tyranniques par essence  ?

Quand bien mĂȘme la vision technophile des bitcoineurs serait  une vision du monde trĂšs Ă©loignĂ©e des principes de dĂ©libĂ©ration et d’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral associĂ©s aux dĂ©mocraties reprĂ©sentatives  ; quand bien mĂȘme ces principes seraient sĂ©rieusement mis en Ɠuvre, autrement que par l'autoritarisme croissant des pouvoirs prĂ©tendument libĂ©raux, les directives europĂ©ennes et l'arrogante parlotte des apparatchiks ; quand bien mĂȘme tout anarchisme serait forcĂ©ment de droite... en quoi serait-il interdit d'adhĂ©rer Ă  cette vision technophile ? En quoi serait-il lĂ©gitime de focaliser Ă  ce point sur le politique en survolant les enjeux techniques ? Les pouvoirs actuels, ivres de video-surveillance, de drones et de gadgets ne sont pas moins technophiles que les bitcoineurs : Ă  chacun de choisir sa tech, je reste libre de prĂ©fĂ©rer la sousveillance et le pseudonymat Ă  la surveillance et au fichage.

D'autre part, qu'elle n'adhĂšre pas elle-mĂȘme au monĂ©tarisme de Friedman est bien son droit ; que de nombreux bitcoineurs n'adhĂšrent pas au keynĂ©sianisme est le leur. Les condamnations et les arguments d'autoritĂ© n'y changeront rien. L'assertion selon laquelle  le plus souvent, la nature profondĂ©ment idĂ©ologique de ces positions est passĂ©e sous silence vaut Ă  mes yeux pour tout le monde.

La fin du livre revient Ă  son point de dĂ©part. Les petits investisseurs qui ont cĂ©dĂ© au promesses du PĂšre NoĂ«l (et sur ce point, sans citer Plan B et les modĂšles S2F, l'autrice vise assez juste) et au FOMO du miracle technologique finiront, prophĂ©tise-t-elle, ruinĂ©s par leur  fausse monnaie, vraie fĂ©tiche , amers et mĂ»rs pour le fascisme. On peut craindre qu'il n'y ait une poignĂ©e de facteurs autrement plus graves Ă  l'Ɠuvre dans la dĂ©rive de nos sociĂ©tĂ©s.

CONCLUSION

L'autrice a Ă©crit huit fois en moins de 180 pages que la colĂšre Ă©tait lĂ©gitime, sans aller bien loin au-delĂ  de sa conviction (respectable et cohĂ©rente avec les rĂ©fĂ©rences Ă  la Crtical Theory, Ă  Ellul, Ă  Fred Turner, Ă  Dominique Cardon etc.) que les cryptos n'y changeront rien. Son texte semble n'ĂȘtre qu'un effort pour stigmatiser Bitcoin,  en questionner les racines, les imaginaires et leurs implications dans le rĂ©el  sans forcĂ©ment questionner sa propre position, sa posture, ses convictions.

Elle assure que  critiquer les cryptos ne revient pourtant pas à faire allégeance à la FED, à la BCE ou à BlackRock, SoftBank et McKinsey et on lui fait naturellement crédit que telle n'est pas, en effet, son intention.

Mais on peut penser que ses critiques du systÚme légal restent superficielles et que son apologie de la délibération démocratique se heurte tellement à la réalité objective de la politique contemporaine (dans presque toutes les démocraties et particuliÚrement en France) qu'on en a presque mal pour elle.

Et c'est à ce point que soudain, comme une résolution dialectique de ce conflit longtemps muet, éclot tel un lotus sorti de l'eau boueuse l'idée de faire advenir un monde de cryptos de gauche.

Puisqu'une partie de la conclusion Ă©tait affichĂ©e en introduction, que n'y a-t-elle aussi placĂ© de quoi donner espoir Ă  ceux qui n'Ă©taient pas d'avance acquis Ă  sa critique, pour qu'ils acceptent de lire les 164 pages prĂ©cĂ©dentes ! Il aurait fallu, je crois, annoncer bien plus tĂŽt l'idĂ©e que  la gĂ©nĂ©alogie cyberlibertarienne de Bitcoin a le mĂ©rite de poser au centre de la table un rĂ©pertoire de rĂ©flexions sur les notions de rĂ©sistance Ă  la censure et aux dispositifs de surveillance, comme composantes d’une sociĂ©tĂ© libre et Ă©mancipĂ©e des formes de coercitions propres aux marchĂ©s mais aussi aux États  puisque  ces pistes de rĂ©flexion rejoignent, en certains points, celles d’une partie de la gauche radicale .

J'avais, en avril 2018, accepté de participer à un échange avec la section du 5Úme arrondissement de La France insoumise. La vidéo de cette rencontre, qui est d'ailleurs la plus visionnée de toutes celles que l'on trouve de moi, rend mal compte de la qualité des échanges (les assentiments font moins de bruit que les critiques, et la prise de son avait été un peu artisanale). Mais je me souviens d'un net clivage, entre des questions techno plutÎt bienveillantes et curieuses et des critiques politiques assez tranchées.

Je n'en parlerais pas ici si (vers la 59Ăšme minute) n'avait eu lieu un Ă©change fort curieux avec un assistant un peu cassant et qui m'avait frappĂ© par le fait qu'il se disait en mĂȘme temps reprĂ©sentant en ce lieu de LFI et de... l'ACPR. Il ne prĂ©sentait pas la chose comme contingente (dans le genre faut bien vivre) : il parlait expressĂ©ment Ă  ces deux titres. Je m'Ă©tais dit que c'Ă©tait lĂ  une forme d'insoumission Ă  laquelle je ne m'attendais pas. C'est un sentiment qui j'ai retrouvĂ© parfois Ă  la lecture du livre de Nastasia Hadjadji.

Ce que je regrette, pour finir, c'est que l'autrice, ayant pris le temps de rencontrer mais surtout de lire de trÚs nombreux crypto-sceptiques (et cette recension est intéressante), se soit contenté d'un survol de la  littérature crypto la plus grossiÚre (notamment sur Twitter) et n'ait pas pris la peine de rencontrer aussi des cryptos qui, pour une part, partagent certaines de ses idées.

Elle aurait ainsi pu échanger sans déplaisir avec le philosophe Mark Alizart, auteur de Cryptocommunisme, aller voir les doctorants de l'EHESS et parler avec le chercheur Maël Rolland.

Elle aurait pu aller jusqu'à Neuchùtel voir Julien Guitton (lien vers sa critique dans les commentaires ci-dessous) ou Alexis Roussel, bitcoineur fondateur de la plateforme Bity, mais aussi COO de l'entreprise Nym Tech qui développe une infrastructure réseau décentralisée et centrée sur la protection des données privées des utilisateurs. Longtemps président du Parti Pirate suisse, il est l'auteur d'un petit livre sur l'intégrité numérique.

Une telle rencontre, comme celle des communautĂ©s crypto suisses (dans un pays oĂč l'on dĂ©libĂšre beaucoup et oĂč l'on s'inquiĂšte un peu de notre santĂ©) l'aurait sans doute inspirĂ©e. Du moins si elle acceptait enfin d'entendre tous ceux qui lui disent leur intĂ©rĂȘt pour un instrument inclusif et une culture technique libre, comme lors de cette Ă©mission dont elle ne semble pas avoir retenu les rĂ©actions et questions reçues.

Enfin, sans fausse modestie, elle aurait pu intĂ©grer les apports d'auteurs pour le moins non marquĂ©s alt-right comme Adli Takkal Bataille et moi-mĂȘme, mais aussi Claire Balva ou Alexandre Stachtchenko ou parmi les amĂ©ricains, Andreas Antonopoulos, traduit en français et curieusement absent de son ouvrage.

Ses propos auraient Ă©tĂ© plus nuancĂ©s, mieux balancĂ©s entre technique et politique, moins imprĂ©gnĂ©s de certaines rĂ©alitĂ©s d'un pays oĂč nul sans doute ne la lira, et auraient permis Ă  son livre non de cliver (au risque de renforcer les influences qu'elle entend dĂ©noncer) mais de bĂątir un espace de rencontre autour de l'idĂ©e de  rĂ©sistance Ă  la censure et aux dispositifs de surveillance, comme composantes d’une sociĂ©tĂ© libre et Ă©mancipĂ©e des formes de coercitions . Ce qui n'est pas une mince affaire et ne devrait ĂȘtre considĂ©rĂ© comme sectaire par aucune personne sensĂ©e.


Quelques autres comptes-rendus :

  • Celui de Pablo Rauzy, dĂ©jĂ  mentionnĂ© et qui estime que sa lecture vaut  largement la peine tant les thĂšses prĂ©sentĂ©es et les raisonnements dĂ©veloppĂ©s le sont avec rigueur ce qui est exactement ce qu'ont niĂ© les lecteurs cryptos. In fine il confesse tout de mĂȘme un lĂ©ger malaise :  si je devais avoir un reproche Ă  faire Ă  l'ouvrage ce serait de bien trop laisser les mots « anarchie », « anarchisme », « anarchiste », et mĂȘme « libertaire » au camp de ceux qui n'y voient que l'anti-Ă©tatisme et la libertĂ© individuelle absolue, sans aucune des notions de socialisation, de libertĂ©s collectives, et d'autogestion que ces termes devraient pourtant porter avec force . Pour lui les choses sont simples. Le bon anarchiste est de gauche, le mauvais est libertarien et de droite. Il aurait  aimĂ© par exemple que lorsque l'autrice cite Tim May, a minima une note de bas de page remette en question cette appropriation malpropre de l'anarchisme par un libertarien, pour ne parler que d'une des premiĂšres fois oĂč ce souci apparaĂźt dans l'ouvrage. J'avoue avoir ri en lisant qu'il aurait  apprĂ©ciĂ© que la logique du raisonnement soit poussĂ©e plus loin, jusqu'Ă  affirmer qu'une Ă©mancipation rĂ©elle ne sera pas permise sans se dĂ©faire pour de bon de toutes formes d'autoritĂ©s imposĂ©s, que ce soit donc par un Ă©tat ou par une puissance privĂ©e Ă  travers un marchĂ©.  : j'ai moi-mĂȘme fini par penser que Nastasia Hadjadji recopiait parfois des sources bancaires et butait ainsi sur la contradiction fatale de tout adepte de la rĂ©gulation : ne pas imaginer d'autre rĂ©gulateur que l'État mĂȘme que par ailleurs on prĂ©tend combattre aussi.
  • Celui de Ludovic Lars qui commence par s'interroger (un peu longuement) sur ce que sont aujourd'hui et pour les geeks la droite, la gauche et leurs extrĂȘmes respectifs, essentiellement en suivant le modĂšle de Fabry puis en situant dans ce paysage marquĂ© par ce qui est aujourd'hui un extrĂȘme-centre' (Macron , Lagarde...) une innovation comme Bitcoin, dĂ©fini comme « un nouveau territoire de libertĂ© » ou comme un « commun numĂ©rique sans frontiĂšre ».
  • Celui de Julien Guitton qui rappelle que  le manifeste crypto-anarchiste commence par : “Un spectre hante le monde moderne, le spectre du crypto-anarchisme.”  et constate que  a gauche est devenue autoritaire, elle pratique la censure, et lĂ , la mise Ă  l’index. Et pourtant, la gauche anarchiste libertaire des squats de survivants est toujours là .
  •  Pourquoi il faut dĂ©politiser Bitcoin  un compte-rendu critique et fort intĂ©ressant de Ines Assaini dansZone Bitcoin.
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134 - Un imbécile heureux (bien sûr) quoique méfiant

By: Jacques Favier —


Nassim Nicholas Taleb vient de dĂ©livrer dans l’Express une interview Ă  Laetitia Strauch-Bonart, par ailleurs autrice d'un De la France remarquĂ© et dont on aurait aimĂ© lire les commentaires.

Ce texte est publiĂ© sous un titre tout en finesse et qui malheureusement le rĂ©sume bien : « Le bitcoin est un dĂ©tecteur d’imbĂ©ciles ».

Comme il me paraĂźt dĂ©licat de rĂ©server de telles insultes Ă  un cercle restreint d’abonnĂ©s, je mets cela Ă  la disposition de tous.

J’enchaĂźne en disant que j’ai lu jadis avec beaucoup d’intĂ©rĂȘt Le hasard sauvage. C’était en 2001 et Ă  l’époque je n’étais pas encore imbĂ©cile mais directeur financier d’un groupe cotĂ© en Bourse qui possĂ©dait des intĂ©rĂȘts majoritaires dans un groupe de casinos. J’étais administrateur de quatre Ă©tablissements de jeux en France et cette activitĂ©, qui me dĂ©plaisait moralement, me passionnait d’un point de vue humain (« Le hasard est le plus grand romancier du monde » disait Balzac) mais aussi mathĂ©matique.

A la mĂȘme Ă©poque de ma vie, j’ai donc lu les ouvrages de Louis Bachelier (Le Jeu, la Chance et le Hasard, 1914) d’Émile Borel et Jean Ville (Application de la thĂ©orie des probabilitĂ©s aux jeux de hasard, 1938 ; Valeur Pratique et Philosophie des ProbabilitĂ©s, 1939) de Marcel Boll (La Chance et les Jeux de Hasard, 1948) de Nicolas Mandelbrot (Fractales, hasard et finance, 1997) et de Nicolas Bouleau (Martingales et MarchĂ©s Financiers, 1998). Je m’en souviens. Je suis peut-ĂȘtre un imbĂ©cile mais je m’applique. Je lis en prenant des notes. J'en ai conclu que pour dĂ©noncer la  finance casino  il fallait ĂȘtre inculte – et ignorer l'histoire des probabilitĂ©s et l'histoire des mathĂ©matiques financiĂšres – ou bien politicien et incapable d'Ă©voquer une rĂ©alitĂ© qui vous dĂ©passe autrement que par des formules toutes faites.

J’ai donc bien aimĂ©, revenons-y, Le hasard sauvage. J’ai moins goĂ»tĂ© le suivant (Le Cygne noir, 2007) tant parce que M. Taleb se rĂ©pĂ©tait que parce qu’il cĂ©dait un peu Ă  la fanfaronnade. D’anciens collĂšgues qui le connaissent (nous sommes de la mĂȘme classe d’ñge) m’ont semblĂ© trouver eux-aussi que la circonfĂ©rence de sa boĂźte crĂąnienne avait subi l’inĂ©vitable dilatation que provoque toujours la cĂ©lĂ©britĂ©.

Pour ce qu'il en est de Bitcoin, M. Taleb (qui prĂ©façait encore le livre de Saifedean Ammous en 2018) a changĂ© d’avis Ă  son sujet. C’est son droit. Mais l'imbĂ©cile que je suis se souviens qu'il avait saluĂ© dans le CR dudit livre cette prĂ©face remplacĂ©e dans le seconde Ă©dition par un mot de M. Saylor. Mais comme je possĂšde l'Ă©dition collector, et Ă  titre de cadeau Ă  mes lecteurs imbĂ©ciles, je l'accroche ici et en commentaires aussi.

Comme on a pu le voir avec Jean-Paul Delahaye, qui lui aussi a reniĂ© son enthousiasme adolescent pour Bitcoin quoique pour d'autres raisons me semble-t-il, on voit dans la prose des born-again Ă  la monnaie fiat un peu du cĂ©lĂšbre « courbe toi fier Sicambre, brĂ»le ce que tu as adorĂ© » et naturellement – comme dans la formule du baptĂȘme de Clovis – « adore ce que tu as brĂ»lĂ© ».

Bref convertis ou renĂ©gats, ils en font trop, c’est bien connu ! L'amusant est qu'une bonne explication en fut donnĂ©e d'avance par M. Taleb quand il jouait au sage antique dans son Lit de Procuste :  La personne que l’on a le plus peur de contredire, c’est soi-mĂȘme .

Quoiqu’ayant Ă©galement changĂ© d’avis sur le sujet – mais en 2014, aprĂšs avoir « expĂ©dié » Bitcoin d’un haussement d’épaules Ă  deux reprises en 2013 – je ne vais pas tomber dans le ridicule inverse. Ma formation d’historien me conduit Ă  penser qu’il y a du vrai dans ce que dit M. Taleb quand il raisonne sur le temps long (« nous ne sommes pas sĂ»rs des intĂ©rĂȘts, des mentalitĂ©s et des prĂ©fĂ©rences des gĂ©nĂ©rations futures ») ; mais il y a aussi du faux quand il Ă©crit que « l’échec total du bitcoin Ă  devenir une monnaie a Ă©tĂ© masquĂ© par l’inflation de sa valeur » car celle-ci est loin d’avoir Ă©tĂ© constante. Bitcoin, on le sait, a Ă©tĂ© enterrĂ© plus de 450 fois. Et il a dĂ©jĂ  survĂ©cu Ă  de singuliĂšres chutes de sa valeur ! Il est donc bien hasardeux de l’enterrer encore une fois.

L’argument de l’inflation n’est Ă©videmment pas dĂ©nuĂ© de pertinence. Comme dans l’expĂ©rience classique du ballon qui gonfle quand on fait le vide dans la cloche oĂč on l’a installĂ©, la petite vessie de Bitcoin s'est dilatĂ©e dans un bocal qui Ă©tait en apparence rempli Ă  l’extrĂȘme de monnaie fiat, mais cette abondance crĂ©Ă©e ex nihilo Ă©tait une sorte de vide. Bitcoin dĂ©gonfle maintenant. Mais on ne va dĂ©cerner Ă  personne un « Nobel » pour une si mince dĂ©couverte. En fait de surprise, la mienne n’est pas de voir que Bitcoin ne « couvre » pas un portefeuille du risque de l’inflation mais que M. Taleb a pu croire fĂ»t-ce un instant, comme il l'avoue, Ă  une promesse non formulĂ©e. Bitcoin n’a jamais Ă©tĂ© une put-option.

Puis, ayant piĂ©tinĂ© toutes les banalitĂ©s, il entre rĂ©solument en territoire de sottise. Passons sur le sens civique des banques centrales (« adore ce que tu as brĂ»lé ») et arrĂȘtons-nous sur le « vice gĂ©nĂ©rationnel ». De nouveau, M. Taleb et moi ne sommes plus des lapereaux de l’annĂ©e (Ă  dire vrai je pourrais mĂȘme ĂȘtre son aĂźnĂ©). Mais lĂ , non. Non licet. Qu’il y ait des jeunes idiots on le sait. LĂ  non-plus, la dĂ©couverte ne lui vaudra pas le Nobel (de mĂ©decine). Que les jeunes n'aient pas tous pris le temps de lire de bons livres d'histoire et de mathĂ©matique c'est Ă©vident. Mais en matiĂšre de savoir historique, il y a aussi de vieux incultes et pas mal de vieux manipulateurs. Ils ont mĂȘme des chaĂźnes de tĂ©lĂ©vision en continu pour tenir leur Ă©choppe. La moitiĂ© de la narration historique qui enveloppe l'Ă©tat honteux de l'ordre financier international est fausse, l'autre moitiĂ© est biaisĂ©e.

Et puis moquer les jeunes twittos pour avouer dans la mĂȘme phrase qu’on se chamaille comme un gosse avec eux et qu’on dresse des bots Ă  les bloquer (avant de pleurer parce qu’Elon Musk vous vire) est risible. C’est proprement retomber en enfance.

La suite est moins amusante. Je me reconnais mal, je ne reconnais pas mes amis du Cercle du Coin et je ne crois pas que les convives des Repas du Coin se reconnaĂźtraient dans sa description de sceptiques du Covid (j’ai mes 4 doses, docteur) de climato-sceptiques (il y en a en revanche et en haut lieu dans l’appareil d’un État condamnĂ© pour inaction en la matiĂšre) de soutiens de Poutine ou de quelques autres despotes (je n’en dirais pas autant de tous les politiciens) ou de carnivores radicaux.

Mes amis bitcoineurs sont, pour une large majoritĂ© d’entre eux, vaccinĂ©s. Une bonne part des non vaccinĂ©s de ma connaissance n’ont en revanche aucune idĂ©e de Bitcoin : ce qui les singularise plutĂŽt Ă  mes yeux est leur inscription sociale, plus enviable qu’on ne pourrait le penser. Je suis certain que M. Taleb a des amis non vaccinĂ©s et non bitcoineurs. Bref on peut ĂȘtre riche, diplĂŽmĂ© et un peu parano sur ces questions-lĂ , dont la gestion n'a pas non plus Ă©tĂ© un chef d'Ɠuvre de clartĂ© et d'efficacitĂ©.

M. Taleb me laisse penser que j'ai un bagage scientifique insuffisant. Je l'admets bien volontiers et je le regrette. Je me soigne, sur cela aussi. Mais qui peut s'estimer satisfait en la matiĂšre ? Monsieur Taleb ?

M. Taleb (qui pour cela est restĂ© trĂšs seventies) me laisse penser que je suis au moins Ă  moitiĂ© facho. Pour le dire tout crĂ»ment : oui j’ai – en bitcoinie et dans le reste de ma vie – des amis de droite et pour certains sans doute « de la droite de la droite » comme on dit maintenant ; mais aussi de gauche, et pour certains de la vraie gauche, pas la molle qui sert de pathĂ©tique supplĂ©tive aux forces de l'ordre.

M. Taleb, au fond, malgrĂ© ses airs de dandy humaniste, reste un trader et un matheux : il est sans doute plus Ă  son aise devant son Ă©cran qu’avec les gens, qu'il ne peut traiter avec simplicitĂ©. Il dĂ©crit la communautĂ© comme un cluster : il ne l’a jamais frĂ©quentĂ©e autrement qu'in silico. Relisez-le donc : « ĂȘtre sur Twitter, c’est comme aller dans un cafĂ© qui rĂ©unit toute la population et que vous ne savez pas lequel est un imbĂ©cile et lequel est professeur de mĂ©decine. En gĂ©nĂ©ral, quand on va dans un vrai cafĂ©, on sait si on est au PMU ou aux Deux Magots. Twitter c’est la pagaille, le mĂ©lange. Vous vous retrouvez avec Einstein Ă  votre gauche et un routier Ă  votre droite qui commentent la politique du FMI ou discutent de savoir si les gens de Davos essaient de mettre des puces dans nos cerveaux... ».

Je suis bien dĂ©solĂ© mais si l’on n’est pas volontairement idiot, on fait aisĂ©ment le tri mĂȘme en ligne. L’orthographe et le style (ne s'exerce-t-il que sur 140 signes) donnent des premiĂšres indications. L’affichage des autres messages permet de trancher si tel ou tel interlocuteur a Ă©tĂ© maladroit dans la forme ou s’il est constamment dĂ©ment dans le fond. Le bon sens aide Ă  faire le mĂ©nage, sauf Ă  manquer d’instruction soi-mĂȘme. Enfin, savoir ce que pensent les gens moins formĂ©s que soi n’est pas forcĂ©ment sans intĂ©rĂȘt quand on prĂ©tend Ă  une parole publique. Si l'on veut Ă©changer courtoisement il y a des lieux pour cela et pour ceux qui ne craignent pas le choc avec des cerveaux qui auraient la puissance de feu de celui d'Einstein, il est un peu simplet d'aller les chercher en cliquant.

Pour le reste, sa théorie des trois groupes de gens, dont seuls ceux « qui ont un cerveau et se placent vaguement au centre » seraient sensés est une platitude prudhommesque dans sa forme et dangereuse dans le fond.

M.Taleb met dans le mĂȘme sac l’outrance verbale de l’extrĂȘme droite Ă  la Zemmour (il ne semble pourtant pas Ă©tranger lui-mĂȘme Ă  une forme trĂšs clivante de rhĂ©torique) et les arnaques dites nigĂ©rianes avec l’argumentaire de Bitcoin. Comme si la confusion de tout et de n'importe quoi n’était pas justement Ă  la base de la rhĂ©torique de ce  CafĂ© du Commerce  dont il se croit autorisĂ© Ă  se gausser.

Bitcoin fonctionne-t-il vraiment comme la bague de Rù ou le bracelet magnétique en cuivre : un aimant pour les idiots ?

Cela peut ĂȘtre le cas. Ça s'est dĂ©jĂ  vu dans l'Histoire et les gens intelligents ne sont pas forcĂ©ment immunisĂ©s. Les promesses d’enrichissement rapides, via la crypto ou par le loto, se valent toutes, mĂȘme si curieusement nul tribun ne dĂ©nonce les secondes alors que les loteries dĂ©passent dĂ©sormais allĂšgrement les 200 millions. Les espĂ©rances millĂ©naristes des bigots, des fachos, des gauchos ou des cryptos se ressemblent fatalement quelque peu. Les idiots aiment les promesses comme les enfants aiment le sucre. So what?

Il y a curieusement une promesse (sans sucre) que M. Taleb ne relùve pas et donc un angle d’attaque qui reste mort dans sa diatribe.

Cet homme satisfait d’ĂȘtre « vaguement au centre » n’évoque pas Bitcoin comme une protection possible contre un futur dystopique. Dans celui imaginĂ© par Margareth Atwood on voyait bien que le contrĂŽle de l'État sur la monnaie est une faille dans nos libertĂ©s. Or la formule « police d’assurance contre un futur orwellien » est ... de M. Taleb lui-mĂȘme dans sa prĂ©face Ă  Ammous !

Simplement... ce n'est plus son problÚme. C'est déjà exactement ce que j'avais noté dans le cas de Jean-Paul Delahaye. C'est une caractéristique de ce qui se passe en face. Pour eux, tout va bien.

Regardons donc en face.

  • Une inflation que ne pouvait pas prĂ©dire un prĂ©sident de la RĂ©publique pourtant inspecteur des Finances et dont un patronne de Banque Centrale ose dire qu'elle est « pretty much come about from nowhere », des banques centrales balbutiant durant des annĂ©es de pitoyables et effrayantes copies de cryptomonnaies pĂ©tries de mauvaises intentions (lire Snowden).
  • Mais aussi des banques commerciales rongĂ©es par l’inefficience, une lutte anti-blanchiment « au premier euro » devenue sa propre finalitĂ© (parce que la came, elle, circule de mieux en mieux), des transactions de plus en plus surveillĂ©es, contrĂŽlĂ©es ou restreintes, une rĂ©gulation partout exercĂ©e par d’anciens ou de futurs acteurs et pas forcĂ©ment les moins douteux, le mĂ©lange des intĂ©rĂȘts privĂ©s aux affaires publiques jusqu'au sommet de l'État.
  • Mais encore des Ă©conomistes qui se prĂ©sentent comme de sages universitaires mais qui sont tous stipendiĂ©s


Tout cela, qu’il faut bien dĂ©signer comme un systĂšme (au risque d’ĂȘtre moquĂ© comme complotiste) et que notre tĂ©lĂ©vision dĂ©signerait comme un rĂ©gime s’il n’était pas au cƓur de notre propre État... tout cela a-t-il encore des leçons de quoi que ce soit Ă  donner ?

J’ai travaillĂ© dans une banque, quelques annĂ©es, il y a quelques dĂ©cennies. J’y ai conservĂ© des amis. D’autres amis rencontrĂ©s ailleurs sont Ă©galement banquiers, Ă  des niveaux divers. Franchement parlant, je ne leur trouve pas un moral de fer et j’y songe Ă  chaque fois qu’il est question dans la presse de bitcoineurs brisĂ©s ou suicidaires. Le moral de la communautĂ©, sa rĂ©silience, son humour aussi, ne sont pas ceux d’une secte.

Mon sentiment est le suivant : bien sĂ»r, j’ai croisĂ© depuis 2014 quelques solides idiots. Ici, comme ailleurs. Malicieusement j’ajouterais volontiers (Ă  usage interne) qu’ils sont sans doute plus nombreux chez les shitcoineurs que chez les OG du canal historique. J’ai aussi eu la joie de frĂ©quenter des gens originaux, profonds et intĂ©ressants.

Et au total, si je ne conservais qu’une seule raison de trouver que Bitcoin n’est pas une connerie (pour parler français) c’est que la littĂ©rature des bitcoineurs (mĂȘme avec ses outrances et ses naĂŻvetĂ©s) est infiniment plus intelligente et stimulante que les rengaines rances qu’on leur oppose, les intimidations paternalistes (« n’y touchez pas » comme disait une dame de la Banque de France qui fait encore rire), les fresques historiques foireuses dont j’ai parlĂ© dans mon petit livre La monnaie Ă  pĂ©tales, les cours de philosophie aristotĂ©licienne rĂ©duite Ă  trois bullet points, le tout ponctuĂ© de menaces Ă  peine voilĂ©es, de citations mĂ©prisantes de Rockefeller contre son chauffeur et assaisonnĂ© de rires idiots (« c’est une folie complĂšte ce truc »).

Eppur si muove.

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130 - Au-delĂ  de Jean-Paul Delahaye

By: Jacques Favier —

C'est une redoutable épreuve pour moi de rendre compte de ce volume, aimablement adressé par la maison Dunod qui a été mon propre éditeur, préfacé par Jean-Jacques Quisquater dont l'amitié m'honore et qui a également préfacé un ouvrage dont j'étais co-auteur et enfin écrit par un universitaire français qui cite deux de mes ouvrages parmi ses 26 références pour aller plus loin .

En regard, Jean-Paul Delahaye reprĂ©sente pour une partie des bitcoineurs (et en tout cas pour ceux que l'on dĂ©crit comme maximalistes) un effroyable prototype de Judas, ce qui lui a valu, Ă  partir de 2018, d'ĂȘtre accablĂ© d'injures par les Ă©lĂ©ments les plus toxiques de notre communautĂ©. Je l'avais dĂ©plorĂ© et avais approuvĂ© l'Appel pour un dĂ©bat serein et constructif autour du Bitcoin lancĂ© par deux mathĂ©maticiens de mes amis.

Jean-Paul Delahaye est venu à trois Repas du Coin (en 2015 et 2017), il a participé en mai 2017 à Bitcoin Pluribus Impar rue d'Ulm et à un meeet-up du Cercle du Coin quelques mois plus tard. Nous lui avons toujours tendu la main, et encore durant le confinement en avril 2020, l'avons invité à participer à une visioconférence avec nous (voir en bas de page).

J'ai donc lu son ouvrage avec un niveau raisonnable de bienveillance. Il m'a semblé nécessaire de le lire intégralement, sans céder à la joie mauvaise consistant à bondir sur les chapitres nourrissant la polémique  énergétique , pour comprendre autant que possible le chemin suivi et le paysage mental de l'auteur.

Jean-Paul Delahaye commence fort honnĂȘtement par le confesser : Dans un premier temps, sĂ©duit et fascinĂ©, j'ai dĂ©fendu le Bitcoin .

Il rappelle ses publications dont les bitcoineurs se souviennent aussi. Le site de référence Bitcoin.fr recense toutes les publications de Jean-Paul Delahaye sur Bitcoin permettant a chacun de constater l'évolution de sa réflexion.

Il estime que sa principale contribution a été le lien décrit entre la robustesse du protocole et le contenu en calcul de son jeton. Cette notion, qui était au centre de ses travaux théoriques, était d'ailleurs présentée dans notre propre livre, Bitcoin la monnaie acéphale avec un lien QR Code renvoyant à ces travaux.

Dans son dernier ouvrage en date, il semble vouloir faire part de doutes qu'il éprouve depuis 2014 au moins et de son étonnement de voir un Bitcoin qu'il considÚre maintenant comme  le Minitel des Cryptomonnaies  continuer de résister au lieu de rejoindre le Musée de l'Informatique. Nul ne lui contesterait le droit de sincÚrement douter et de s'étonner... s'il ne s'agissait bien que de cela.

le lobby.jpg, sept. 2022Ce qui peut paraßtre moins acceptable, c'est d'abord que selon lui le paradoxe de la survie de Bitcoin ne peut se résoudre que par deux facteurs, savoir :

  • l'influence de la spĂ©culation qui serait un  frein au progrĂšs des technologies  thĂšse dont on peut historiquement douter ;
  • et le poids d'un  lobby de gens intĂ©ressĂ©s (qui) monopolise la parole sur le sujet et en prĂ©sente une vue biaisĂ©e .

Il me semble qu'il a suffisamment et assez longtemps frĂ©quentĂ© le  lobby  français pour se rendre compte du ridicule de ce propos. Mais chacun est assez bon juge pour voir que la parole publique et mĂ©diatique sur Bitcoin, loin d'ĂȘtre abandonnĂ©e Ă  un  lobby  ou plus simplement Ă  des spĂ©cialistes capables d'expliquer la chose, est systĂ©matiquement organisĂ©e sous forme de dĂ©bats et donc toujours envahie d'adversaires venus de tous bords, Ă  commencer par des banquiers centraux ou non (pas moins intĂ©ressĂ©s au dĂ©bat qu'un honnĂȘte hodler) pour finir par des politiques en mal de causes faciles (car taper sur le banquier assis Ă  cĂŽtĂ© d'eux serait socialement plus risquĂ©).

Toujours en matiÚre de lobby, Jean-Paul Delahaye devrait plutÎt se demander ce qui a expliqué durant tant d'années l'improbable survie du Minitel tricolore... Enfin, une petite introspection lui serait utile pour savoir si c'est Bitcoin qui s'est figé ou, depuis quelques temps, l'état de son information. Ceux qui étaient en ce mois de septembre à la Conférence qui s'est tenue aux Açores en sont revenus avec le sentiment d'un monde qui bouge, entreprend et se développe, notamment et contrairement à ce qui se répÚte ad nauseam, en direction des usages de paiement.

Jean-Paul Delahaye brûle aujourd'hui ce qu'il a adoré il y a peu. Et comme c'est toujours un moment délicat dans la vie d'un homme, il le fait aussi brutalement que possible. DÚs son introduction il attribue ce qui à ses yeux est le vice fondamental de Bitcoin à une... erreur.

Aucune dĂ©pense d'Ă©lectricitĂ© importante n'est nĂ©cessaire pour assurer le bon fonctionnement d'une blockchain ; c'est par erreur qu'un Ă©lĂ©ment du protocole Bitcoin, appelĂ©  Preuve de travail a conduit le rĂ©seau Bitcoin a ĂȘtre follement et inutilement Ă©nergivore.

De nombreuses pages sont ensuite essentiellement destinĂ©es Ă  prĂ©senter au public le moins informĂ© la technologie blockchain et ses mirifiques applications, depuis la logistique jusqu'Ă  la monnaie de gros des banques. C'est prĂ©sentĂ© sans critique, sans distance, sans soupçon, sans rĂ©serve et donc sans humour (on pourrait... sur la blockchain Madre dont plus personne ne parle ou la blockchain traquer les Ɠufs frais !).

Rien à dire : depuis 2015 on connait par cƓur ce keynote.

Il entre de-ci de-lĂ  une petite dose de mauvaise foi (ou de  deux poids deux mesures ) par exemple quand l'auteur Ă©crit que la dĂ©centralisation du consensus peut ĂȘtre inĂ©galitaire et illusoire en PoW, sans regarder ce qu'il en est dans les alternatives.

Sans surprise, je n'ai pas repĂ©rĂ© d'erreurs techniques dans les exposĂ©s que l'auteur fait des divers Ă©lĂ©ments de ces assemblages technologiques que sont Bitcoin et les autres protocoles dĂ©centralisĂ©s, mais peut-ĂȘtre n'en aurais-je pas la capacitĂ©. J'ai eu un ou deux doutes, notamment quant Ă  ce qu'il dit sur la dissociation de facto des tĂąches de minage et de validation, mais cela ne mĂ©rite pas d'alourdir ce compte-rendu.

L'essentiel est que j'ai eu l'impression à le lire (et toujours en lui faisant crédit de sa bonne foi) qu'il jette sur cela un regard qui se veut purement technique : se servir comme exemple de la blockchain interbancaire pour montrer que l'on peut se passer de jeton précieux est sidérant : ce n'est simplement pas une blockchain, mais une base de données avec des hash et des timestamp. Que ses utilisateurs le prétendent ou que les développeurs qui la leur ont vendue leur aient fait croire est une chose ; toute personne désintéressée voit trop bien que la chose (innovation méliorative mais non révolutionnaire) est pourtant à une blockchain (dotée d'un processus de consensus décentralisé) ce qu'un talkie-walkie est à la radio, ce qu'un club de gentleman est à un parti politique, ce qu'un cartel est à un marché.

L'auteur, de son cĂŽtĂ©, voit bien que l'apprĂ©ciation du jeton a permis de rĂ©munĂ©rer ce qu'il appelle les  acteurs gĂ©nĂ©raux  dont les dĂ©veloppeurs ; mais il ne semble pas voir que cela a aussi financĂ© tout l'Ă©cosystĂšme, y compris certaines des blockchains qui sont venues concurrencer, challenger ou complĂ©ter Bitcoin. Le simple fait que l'attribution initiale de jetons lui paraisse Ă©lĂ©gante quand il n'y a pas d'abus montre bien que le fossĂ© entre l'auteur et les valeurs de la communautĂ© est trĂšs profond et qu'il n'est pas seulement technique. Quant aux abus le MIT lui-mĂȘme estimait les simples escroqueries Ă  un cas sur 4...

Mais derriÚre la posture purement technique, il n'est pas difficile de déceler des postulats politiques.

Je ne crois pas ĂȘtre suspect d'allĂ©geance Ă  l'Ă©cole autrichienne et je ne suis mĂȘme pas insensible Ă  certains arguments de l'auteur, par exemple quand il dit que mĂȘme si l'inflation disparaissait par l'adoption massive de cryptomonnaies dĂ©flationnaires,  l'État irait chercher ailleurs sous une autre forme d'impĂŽt les ressources qui lui auront Ă©tĂ© retirĂ©es  et je suis d'accord avec lui pour dire que les États ont  la force de la loi de leur cĂŽtĂ©, la police et l'armĂ©e . Pour autant je trouve stupĂ©fiante (et significative) une certaine dĂ©sinvolture utilisĂ©e pour refuser le dĂ©bat :

Finalement, le rĂȘve libertarien d'un Bitcoin remplaçant le dollar et l'euro a tout d'une niaiserie d'adolescent mal informĂ© des rĂ©alitĂ©s du monde.

Comme avec l'erreur de Satoshi (il semble penser que le halving constitue une seconde erreur, d'ailleurs) ce mot d'adolescent signe ce qu'il faut bien décrire comme une morgue professorale (symétriquement, j'avais souligné dans un compte-rendu le caractÚre déplacé de certaines attaques du Pr. Ammous) qui n'est pas plus acceptable dans un camp que dans l'autre.

Attaquer Bitcoin, comme le fait l'auteur, en ne citant et en ne ciblant que les positions les plus outranciÚres des ultra-maximalistes, est-ce effectuer une critique raisonnable ? Bitcoin, monnaie sui generis et Internet-native, peut trouver dans les décennies à venir une place plus complexe à imaginer que toutes celles qu'on lui trace dans ces polémiques, depuis la peu probable monnaie universelle jusqu'à la peu crédible monnaie du crime, en passant par ce que Jean-Paul Delahaye décrit avec une posture de cathare comme  un simple jeu entre les mains d'un petit nombre de spéculateurs irresponsables .

Ce qui donne de la valeur Ă  Bitcoin n'est uniquement, pour l'auteur, qu'une  confiance technique et communautaire . Ceci nous semble devoir ĂȘtre complĂ©tĂ© (pour parfaire la comparaison/opposition Ă  l'euro) tant par sa raretĂ© (sur laquelle il ne revient pas, l'ayant balayĂ©e comme une naĂŻvetĂ©) que par le fait que son coĂ»t de production est non nul, fait contre lequel il concentre ses attaques.

Car pour lui, tout au contraire, la production du jeton est  inutilement coĂ»teuse  ce qui introduit une dĂ©monstration en trois points visant Ă  nier le lien entre coĂ»t de production et valeur. Sur ce point, d'ailleurs, il peut sembler rejoindre ce que disent certains mineurs eux-mĂȘmes (comme SĂ©bastien Gouspillou avec lequel il a longuement polĂ©miquĂ© et qui s'en explique en commentaire ci-dessous). Au total, fonder la soliditĂ© de Bitcoin d'abord sur l'adhĂ©sion d'une communautĂ© ne me parait pas faux. Bitcoin est bien la monnaie librement choisie d'une communautĂ©, et cette confiance n'est pas Ă©tablie sur une population par la force de la loi et la farce de la foi. Mais cette confiance n'est pas non plus gratuite ou spontanĂ©e : elle se fonde justement sur ce que Jean-Paul Delahaye Ă©vacue : la raretĂ© et la caractĂšre onĂ©reux du jeton !

Toutes les piĂšces du puzzle sont finalement sur la table, et au vu de tous. Les erreurs ou les absurditĂ©s dĂ©noncĂ©es par tel ou tel peuvent souvent provenir d'une incapacitĂ© du dĂ©nonciateur lui-mĂȘme Ă  les mettre les unes avec les autres dans le bon sens.

Et puis on arrive au chapitre 6 intitulĂ©  Empreinte, hachage et concours de calcul . L'envie vous prend de le sauter (je ne l'ai pas fait) quand on se sent inclus dans ces  maximalistes qui semblent prĂȘts Ă  soutenir d'invraissemblables arguments pour soutenir le gĂąchis monstre qu'il engendre . Fermez le ban ? La sentence sert d'introduction au chapitre, ce qui n'est pas bien sĂ©rieux :

L'analyse commande implacablement le rejet de la Preuve de travail — et donc du Bitcoin.

Il ne m'appartient pas dans un compte-rendu de rĂ©futer, mais de prĂ©senter : disons que, lĂ  encore, il y a une belle efflorescence de connaissances informatiques, un grand luxe de dĂ©tails pour tout ce qui est technique, et une assez flagrante absence de prise en compte de (certains) enjeux politiques. Je me suis de mon cĂŽtĂ© assez souvent exprimĂ© lĂ -dessus : ma pensĂ©e se rĂ©sume assez bien Ă  l'ultima ratio regum. Ça vous fĂąche ? Tant mieux... Avec PoW, Bitcoin est probablement imprenable de force par les États, avec PoS il le serait plus probablement. Sans le PoW et le pseudonymat (tant dĂ©criĂ©s l'un et l'autre) ce que ministres et banquiers considĂšrent comme une mauvaise plaisanterie n'aurait pas durĂ© au-delĂ  de 2012.

On a une courte envie de glousser quand on voit l'écologiste Delahaye reprocher à la prédation que constitue la fabrication d'ASIC sur l'industrie électronique de ralentir... la production de voitures.

On sourit aussi en voyant que l'auteur calcule dĂ©sormais la consommation du minage en partant du hash et non comme il le faisait jadis en partant du cours. Il valide son chiffre (44 TWh/an) en les comparant (nul n'en sera surpris) Ă  ceux de Digiconomist (52 Ă  204) ou de l'Ă©tude de Cambridge (44 Ă  117). S'ensuivent naturellement diffĂ©rentes projections (x5 en 2 ans) de la mĂȘme eau que celles faites dans le passĂ© (en 2017 quand Digiconomist et Newsweek annonçaient une consommation de 100% de l'Ă©nergie produite dans le monde Ă  l'Ă©chĂ©ance 2020).

Quant aux arguments des  dĂ©fenseurs acharnĂ©s du Bitcoin  l'auteur se charge de les prĂ©senter lui-mĂȘme et donc de les rĂ©futer ensuite sans trop de mal. Pour autant il ne propose pas de renvois vers les Ă©tudes de Michel Khazzaka ou de Arcane research. MĂȘme l'administration amĂ©ricaine paraĂźt pourtant plus ouverte que lui sur la prise en considĂ©ration de ce que Bitcoin apporte Ă  la transition Ă©nergĂ©tique, il serait honnĂȘte de le mentionner.

Autre occasion de sourire : quand, pour dĂ©molir la comparaison avec l'or (j'y suis citĂ© en note!) l'auteur explique que la quantitĂ© limitĂ©e de Bitcoin est conventionnelle et le prouve par le fait qu'on pourrait modifier le protocole de Bitcoin (comme on a pu le faire chez Ethereum) et – encore plus osĂ© – qu'on pourrait faire un Bitcoin-2 qui serait  un jumeau parfait . Ici comme partout, l'auteur joue d'autant plus facilement avec la rĂ©alitĂ© qu'il la dĂ©finit Ă  sa guise et selon ce qu'il entend prouver. Pourtant, citant mon 3Ăšme ouvrage en note, il admet qu'il y a beaucoup de juste dans ce que j'y Ă©cris, Ă  savoir que  l'Ă©nergie considĂ©rable dĂ©ployĂ©e en permanence pourrait ĂȘtre vue comme une sorte de bĂ©tonnage du contenu passĂ© par le contenu le plus rĂ©cent  .

C'est aussi que j'avais empruntĂ© cette idĂ©e aux travaux de mon ami Laurent Salat mais aussi... aux siens – et il ne peut le cacher. Enfin il est bien obligĂ© d'admettre que la PoS nĂ©cessite Ă©galement un continuum de la communautĂ© et en conclut que l'avantage revient finalement Ă  l'or (ce qu'en temps qu'historien je peux parfaitement recevoir).

En regard, si l'auteur minimise par tous les moyens la sécurité que PoW apporte à Bitcoin, s'il cite Angela Scott-Bridges sur de possibles faiblesses du LN, il ne nous dit pas grand chose de la sécurité qu'apporte PoS, plus ou moins traitée so far so good. Il est aussi à noter qu'il ne cite aucun des mathématiciens (par exemple Ricardo Perez-Marco en France) qui s'inscrivent en faux contre ses jugements.

Arrivé à la moitié du livre, on peut faire un premier point :

  • On a dit que Bitcoin Ă©tait une monnaie de boomer ce qui est excessif mais se comprend, mutatis mutandis. Disons que c'est devenu la monnaie du grand frĂšre plein aux as. Les petits frĂšres, arrivĂ©s dans le game aprĂšs 2014 ou 2017, voire plus rĂ©cemment encore (les nouveaux convertis sont partout les plus bruyants) sont condamnĂ©s Ă  trouver autre chose, Ă  se faire une place,
  • En ce sens, M. Delahaye semble bien ĂȘtre le paradoxal boomer des altcoins !
  • Mais en rĂ©alitĂ©, s'il fait mine techniquement de s'enthousiasmer sur n'importe quel chaton capable de challenger le tigre, il reste politiquement du cĂŽtĂ© des moutons qui ne s'inquiĂštent ni du loup ni du berger. Cela transparait au dĂ©tour d'une critique contre LN :

autant directement utiliser des systÚmes centralisés. Il y en a de trÚs robustes : vous ne rencontrez aucun problÚme avec les transactions demandées à votre banque, par exemple avec des virements SEPA !

Si l'on ajoute le fait que son souci de préserver la vie privée se satisfait d'un vague pseudonymat jusqu'à la contrevaleur de 1000 euros, bref son acceptation tranquille de la société de surveillance, on voit l'étendue de l'indifférence politique de Jean-Paul Delahaye.

On aborde ensuite une description de  l'univers des cryptomonnaies  qui est en rĂ©alitĂ© une sĂ©rie de notes attribuĂ©es par le Professeur sur la base d'un jugement personnel  formulĂ© le plus honnĂȘtement possible . Sans surprise, Bitcoin n'atteint pas la moyenne (37/80) et Ă  ce moment lĂ  on se surprend Ă  aller directement voir la moyenne obtenue par Ethereum  modĂšle rĂ©volutionnaire de cryptomonnaie  : 47/80 en PoW, 55/80 en PoS ! Une prosternation devant Vitalik  le plus jeune milliardaire du monde des cryptomonnaies  dont le rĂ©seau est un  vĂ©ritable tour de force  et un hymne aux smart contracts semblent suffire Ă  fonder les dix points d'Ă©cart avant the Merge.

La solidité de la PoS (l'ouvrage est antérieur au changement d'Ethereum) n'est examinée que pour Cardano (noté 58/80) et cela par un argument assez peu scientifique : l'absence d'attaque (à ce jour) sur les 70 milliards de capitalisation de cette blockchain. Nulle mention, inversement, de la grande complaisance de Cardano aux exigences réglementaires, qui en ont fait pour certains une blockchain « plus proche de devenir un réseau sujet à la censure, politisé et manipulé ».

Tezos, la pĂ©pite française louĂ©e par Bruno Le Maire, seul protocole dont les promoteurs sont invitĂ©s quand les banquiers centraux se sont rĂ©unis cette semaine au Louvre, ne semble nulle part mentionnĂ©e par ce mathĂ©maticien français : dĂ©sintĂ©rĂȘt ou querelle d'Ă©cole, on n'en saura rien.

Les stablecoins n'obtiennent que des notes fort mĂ©diocres (parfois infĂ©rieures Ă  celle chichement pesĂ©e Ă  Bitcoin) ce qui permet d'enchainer :  il semblerait logique et sain que ce soient les banques centrales elles-mĂȘmes qui les Ă©mettent  mĂȘme si - et sur ce point on ne peut qu'approuver l'auteur -  la volontĂ© d'avancer est assez incertaine . Bref on n'y est pas !

J'avoue avoir lu en diagonale les pages sur les NFT, souri Ă  la comparaison avec les cartes Pokemon (l'auteur a-t-il lu mon billet sur le joujou?) et baillĂ© aux topos sur le prĂ©tendu Ă©chec de Bitcoin comme valeur refuge. Ça devient un serpent de mer, il faudra que j'y revienne moi aussi, mais disons d'ores-et-dĂ©jĂ  que fonder l'examen de cette grande question sur l'analyse des cours comparĂ©s de l'or et du bitcoin sur l'unique journĂ©e du 24 fĂ©vrier 2022 est une dĂ©marche de taupin myope. Le rĂ©cit critique de l'utilisation de Bitcoin par les Ukrainiens (qui n'auraient guĂšre pu s'en servir) et les oligarques russes (qui s'en seraient bien servi) fait montre de l'asymĂ©trie systĂ©matique de l'ouvrage.

Le chapitre intitulĂ© Rester lucide  qui passe en revue toutes les faiblesses, failles, accidents possibles ou dĂ©jĂ  survenus dans les blockchains les plus diverses peut ĂȘtre une salutaire lecture, mĂȘme si certains risques semblent de l'ordre de l'Ă©pouvantail.et qu'Ă  d'authentiques problĂšmes techniques l'auteur mĂȘle des caractĂ©ristiques bien connues, intentionnelles,  by design et des jugements Ă©mis par des personnes diverses (et gĂ©nĂ©ralement intĂ©ressĂ©es au systĂšme officiel) qui ne sont pas de nature Ă  Ă©branler grand monde.

Mais in cauda venenum le dernier et 10Ăšme chapitre  Un choix catastrophique  en ciblant la PoW ne vise qu'Ă  demander  d'interdire Bitcoin, tout de suite, avant qu'il ne brĂ»le le monde  selon les mots d'un journaliste anglais Ă  qui son sens de la mesure a mĂ©ritĂ© l'honneur d'ĂȘtre mis ici en exergue.

ÉnumĂ©rons donc les arguments :

  1. son coût élevé n'est qu'un argument psychologique ( ce point est étayé de comparaisons amusantes) et crée un fausse sécurité (puisqu'il faut une surveillance par la communauté).
  2. son coût élevé handicape les protocoles qui y recourent : mais l'auteur livre involontairement un contre-argument car cela ne handicape selon lui réellement que les protocoles à smart contracts. Quoiqu'il en soit, Bitcoin n'a pas l'air d'en souffrir particuliÚrement (c'est d'ailleurs cela qui animé les rageux, non?).
  3. son immoralitĂ© Ă©cologique prive les protocoles PoW de la clientĂšle des belles Ăąmes et Bitcoin pourrait un jour ĂȘtre interdit comme les sacs plastiques dans les Ă©piceries.
  4. il encourage le vol d'électricité, et quand il la paye, il exerce néanmoins une ponction illégitime (autant voler, non?)
  5. il provoque une pénurie de composants électroniques (déjà vu plus haut)
  6. il limite le cours : j'ai lu deux fois, je n'ai pas vraiment saisi le raisonnement (voyez vous mĂȘme, page 223-224 : les Chinois coupent l'Ă©lectricitĂ©, donc la capi n'atteindra pas M1$ etc) qui vise Ă  expliquer qu'avec tout ça Bitcoin ne sera jamais la monnaie unique mondiale.
  7. il est une sorte de prison
  8. il crée des barriÚres technologiques (donc il crée des prisons dorées, non?)
  9. il rend possible le cryptojacking (c'est ma foi vrai)
  10. il est bruyant et réchauffe l'environnement
  11. il est moins sécurisant que la PoS (déjà dit) avec un argument d'autorité, en l'occurence celle du créateur du ZCash, qui n'ébranle pas, d'autant que sa monnaie fonctionne toujours à ce jour en PoW, ou disons pas autant que le ferait quelques publications académiques. Il est amusant de voir l'auteur écarter tous les propos intéressés des bitcoineurs et leur opposer systématiquement les slogans et la réclame des entrepreneurs.

C'est tout ? Nenni, il y a les torts spécifiques à Bitcoin :

  1. son faible nombre de transactions, qu'on ne peut dépasser qu'avec LN et donc (tenez vous bien) en renonçant  à tous les avantages que procure la technologie des blockchains 
  2. le cÎté variable de ses commissions (pas comme celles des banques, que l'on découvre toujours aprÚs coup en page 27 de la documentation?)
  3. l'avantage donné aux riches du fait des faibles commissions lors des moments de tension (ça me parait à démontrer, ce que ne fait pas l'auteur)
  4. une gouvernance improvisée, liée pour partie à l'anonymat des validateurs (bref ça ne marche pas comme une bonne fondation suisse ou une vertueuse banque) ce qui est illustré ici par un épisode de Bitcoin Cash...

Épilogue : les quatre scĂ©narios de l'Apocalypse?

On a eu un résumé dans l'article du Monde du 24 septembre (tiens le voilà!) et ce sont :

  • A - l'autodestruction (du moins si l'on en croit un n°2 de la BoE, certainement trĂšs compĂ©tent) pour plusieurs raisons possibles allant de la catastrophe cryptographique Ă  l'effondrement des cours provoquant une brutale prise de conscience.
  • B - l'interdiction comme en Chine ; situation certainement trĂšs dĂ©sirable (comme d'une maniĂšre gĂ©nĂ©rale l'adoption croissante de tout un tas de chinoiseries, et Ă  laquelle ce livre propose d'ores et dĂ©jĂ  une vaste gamme de justification)
  • C - la cohabitation des cryptomonnaies et des monnaies de banques centrales, bref le statu quo, avec deux variantes incorporant (C1) ou non (C2) le maintien de la dominance de Bitcoin.
  • D - l'abandon des monnaies de banques centrales dans une adoption de la concurrence hayekienne, avec (D1) ou sans (D2) dominance du Bitcoin.

On dĂ©couvre in extremis que l'issue C2 lui parait la plus probable, sans Ă©liminer A et B , les issues C1, D1 et D2 correspondants aux rĂȘves des adolescents sus-mentionnĂ©s.

À prĂ©sent, Ă  vous de faire votre propre jugement . Comme l'auteur y invite, et aprĂšs avoir dit que s'il fallait parier je parierai pour une situation de cohabitation, je dois ici juger non sans sĂ©vĂ©ritĂ© ce livre qui, certes, se veut destinĂ© au grand public mais au terme duquel on reste sur sa faim compte tenu des promesses que le nom de l'auteur pouvait faire naĂźtre.

  • Évidemment on trouvera normal que je juge plus pertinents les Ă©crits passĂ©s du mathĂ©maticien Jean-Paul Delahaye (citĂ© et remerciĂ© dans mes ouvrages) que les arguments polĂ©miques du militant expiant ses pĂ©chĂ©s de jeunesse en collaborant au sein de l'Institut Rousseau avec des auteurs comme Nicolas DufrĂȘne ou Jean-Michel Servet qui ont fait eux-aussi de la mise hors-jeu de Bitcoin une cause personnelle. Leur collaboration me semble fonctionner au niveau du PGCD (ici pour les nuls) qui ne peut excĂ©der le plus petit de la sĂ©rie. L'Ă©conomiste jugeant d'un protocole ou l'informaticien s'essayant Ă  la psychologie de marchĂ© ne produisent pas des Ă©tincelles.
  • Mais j'ai une raison objective (et non intĂ©ressĂ©e) de prĂ©fĂ©rer l'ancien Delahaye au nouveau : il offrait bien plus de contenu en calcul. MĂȘme si je suis flattĂ© d'ĂȘtre citĂ©, je suis un peu frustrĂ© de ne pas voir dans la liste un seul mathĂ©maticien. MĂȘme les quelques 135 notes renvoient pour l'immense majoritĂ© Ă  des papiers polĂ©miques, Ă  des articles de presse et Ă  quelques interviews de banquiers intĂ©ressĂ©s Ă  tirer Ă  boulet rouge. Un peu comme si je citais Michael Saylor pour Ă©tayer l'hypothĂšse de voir un jour le Bitcoin Ă  500k...
  • L'idĂ©e dĂ©sinvolte que la PoW viendrait d'une erreur de Satoshi occulte l'hypothĂšse qu'il puisse s'agir d'une singularitĂ© de sa proposition, parmi les nombreuses alternatives d'alors et d'aujourd'hui, et que cette singularitĂ© s'expliquerait par une ambition radicale en terme de dĂ©centralisation en milieu ouvert.
  • Le fond comme la forme du livre tĂ©moignent de ce que l'auteur, personnellement satisfait de sa situation dans un pays dont la gouvernance lui convient et dans un systĂšme Ă©conomique et financier dont il n'anticipe aucun risque grave le concernant, ne voit que des jeux (par dĂ©finition toujours trop coĂ»teux et insuffisamment sĂ©rieux !) dans ce qui est nĂ© d'une ambition initiale profondĂ©ment politique.
  • On lui donnerait nĂ©anmoins raison (pour accepter un degrĂ© de tyrannie plutĂŽt que de subir plusieurs degrĂ©s de rĂ©chauffement climatique) si le dĂ©bat sur le rĂŽle du minage dans la transition Ă©cologique n'Ă©tait pas expĂ©diĂ© par quelques citations apocalyptiques, si les arguments des contradicteurs (arguments qu'il connaĂźt mieux que ce qu'il en montre ici) Ă©taient honnĂȘtement exposĂ©s, pour que le lecteur puisse effectivement juger ; et juger cela se fait normalement aprĂšs une instruction Ă  charge et Ă  dĂ©charge, un rĂ©quisitoire et une plaidoirie.
  • Le livre ne vise cependant rien d'autre, dans la poursuite de ce que rĂ©clamait la Tribune de l'Institut Rousseau co-signĂ©e en fĂ©vrier dernier avec MM. DufrĂȘne et Servet, qu'une interdiction de facto dont on voit bien Ă  la lecture qu'elle viserait Ă  dĂ©fendre l'ordre politique actuel (si c'est un ordre...) bien plus que les Ă©quilibres naturels.

Finalement et malheureusement, un tel livre, intentionnellement ou non, et la politique qu'il soutient encouragent les propos toxiques et les postures provocantes.





CONFÉRENCES DE JEAN-PAUL DELAHAYE

En 2014, à l'espace des sciences (Rennes): entre dénonciaition du mining et Bitcoin maximalisme ?

En mai 2017 à Normale Sup, sur le  contenu en calcul 

En novembre 2017, au meet-up du Cercle du Coin à Bruxelles : des doutes plus clairement affichés.

En 2020 (déjà) :  dépasser  le Bitcoin

En 2020, Vidéo conférence organisée par le Cercle du Coin durant le premier confinement

☐ ☆ ✇ La voie du àžżITCOIN

129 - Bitcoin, entre l'ancien et le nouveau

By: Jacques Favier —

Bitcoin est parfois dĂ©crit (non sans raison!) comme une monnaie d'humains ne se prĂ©sentant pas les uns aux autres, ne se connaissant pas entre eux et traitant comme des robots, voire comme la monnaie rĂȘvĂ©e des machines. Ce qui n'a pas empĂȘchĂ© la naissance et le dĂ©veloppement d'une sacrĂ©e communautĂ© !

En regard, le systÚme fiduciaire se présente comme fondé sur la confiance accordée par des consommateurs protégés par la puissance souveraine (et désormais démocratique) envers des sociétés de banque contrÎlées par des régulateurs intÚgres et compétents : un systÚme plus humain si l'on veut. Mais sans réelle humanité, chacun le sait bien.

J'ai lu cet Ă©tĂ© un livre portant sur le haut Moyen-Âge (les mĂ©rovingiens, les carolingiens et leurs voisins ) et dont la question inaugurale est la suivante :  comment fonctionne concrĂštement une Ă©conomie "encastrĂ©e", c'est Ă  dire une Ă©conomie dont les Ă©lĂ©ments constitutifs, ce que nous appelons le travail, la rĂ©munĂ©ration, l'Ă©change, la consommation, sont si profondĂ©ment incrustĂ©s ou imbriquĂ©s dans les relations sociales qu'ils en deviennent impossibles Ă  individualiser ? 

Telle quelle, la question ne saurait ĂȘtre plus Ă©loignĂ©e de Bitcoin et toute comparaison semble hasardeuse Ă  Ă©tablir !

Pourtant j'ai eu quelques raisons de poursuivre, outre mon amitié pour l'auteur, mon camarade Laurent Feller qui venait de me faire présent de son ouvrage et mon instinct qui me disait que j'allais y piocher de nouvelles munitions contre l'absurde mythe du troc. Je ne fus pas déçu sur ce point d'ailleurs. Enfin, quand j'achevais, une controverse sur Twitter est entrée opportunément en résonance avec ma lecture.

DĂšs l'introduction on trouve ceci, qui ne peut manquer d'interpeler :  dans un testament mĂ©diĂ©val, la valeur des legs est d'abord constituĂ©e par les affects qui s'attachent aux objets, non par la contrepartie monĂ©taire que l'on pourrait en tirer . Surgissent en moi tant de rĂ©flexions entendues, non pas Ă©videmment chez les cryptotraders mais souvent chez les maximalistes, ainsi que le souvenir de cette scĂšne oĂč un ami qui se reconnaĂźtra et qui venait d'initier mon fils Ă  l'orange chevalerie en Ă©quipant son tĂ©lĂ©phone et en y dĂ©posant un fragment d'or numĂ©rique, refusa avec noblesse tout paiement en contrepartie :   On ne fait pas payer du bitcoin . Pourquoi ? On pourrait penser Ă  Mauss et Ă  l'esprit de la chose donnĂ©e  que Feller Ă©voque dans sa conclusion et qui force au contre-don.

Dans quelle mesure cette distinction ancienne entre prix et valeur s'appliquerait-elle Ă  Bitcoin ? Ma lecture Ă©rudite me suggĂšre trois comparaisons et trois pistes Ă  explorer :

  1. D'abord Bitcoin serait peut-ĂȘtre (je vais me faire mal voir) moins une monnaie qu'un objet prĂ©cieux, voire sacrĂ©, donc fondamentalement destinĂ© Ă  la conservation (le fameux hodl). Moins radicale, l'assimilation de Bitcoin Ă  l'or (la thĂšse dĂ©fendue Ă  Surfin Bitcoin par Yves ChoueĂŻfaty) s'inscrit pour une part dans cette perspective.
  2. Ensuite comme l'Ă©crit l'auteur  les choses et les personnes sont mĂȘlĂ©es  : l'Ă©change, jadis, n'Ă©tait  que partiellement un Ă©change marchand  et intĂ©grait la logique du don qui structure en grande partie les relations entre les hommes. On sait que Bitcoin, de la cagnotte en faveur d'un ami jusqu'au soutien Ă  des causes politiques, est souvent une monnaie du don. C'est mĂȘme un moyen de donner avec dĂ©licatesse (voir mes remarques anciennes sur la monnaie en chocolat).
  3. Enfin comme dans  les Ă©conomies anciennes  les Ă©conomies innovantes ne sont peut-ĂȘtre pas  des reproductions en plus petit ou en moins sophistiquĂ© des Ă©conomies contemporaines. Elle ne fonctionnent tout simplement pas selon les mĂȘmes rĂšgles et celles qui rĂ©gissent l'Ă©conomie politique ne s'appliquent qu'imparfaitement voire pas du tout Ă  elles.

Cette différence dans les rÚgles est quelque chose de fondamental.

Savoir que les rÚgles qu'on nous oppose, les lois économiques, les définitions (plus ou moins) aristotéliciennes dans lesquelles on veut parquer Bitcoin, que tout cela a une histoire finalement limitée et circonscrite (quelques siÚcles tout au plus, quelques décennies parfois) me semble réconfortant. Pour le coup ça justifie la rengaine attribuée à Churchill (voir loin dans le passé pour voir loin dans l'avenir ou quelque chose comme ça : il en a tellement fait qu'on ne sait que choisir).

Au-delĂ  des rĂšgles, il y a une philosophie qui doit ĂȘtre prise en compte.

D'un point de vue philosophique, il m'est arrivĂ© de penser que tous les reproches (et mĂȘme tous les bons conseils) dont on nous abreuve reposent sur l'idĂ©e de l'intĂ©rĂȘt. Normal pour les tenants d'une monnaie-dette ! Le temps, l'argent, l'enthousiasme placĂ©s dans Bitcoin ne seraient pas intĂ©ressants. De Bruno Le Maire pleurant sur le magicien qui a perdu trois fois sa mise jusqu'au FMI versant des larmes de crocodile sur le Salvador, en passant par tous les crypto-allergiques de Twitter qui crieront au fou Ă  la prochaine hausse et par la presse qui recherche les pendus, il y a une excitation de nĂ©crophage Ă  guetter le moment de baisse oĂč l'on peut supposer que dĂ©tenir du Bitcoin ne sert pas notre intĂ©rĂȘt.  On vous l'avait bien dit .

La vérité est que Bitcoin n'est pas intéressant mais passionnant. Bien sûr on voit sur les réseaux quelques crypto-dépressifs et des gens qui ont probablement joué au-delà de leurs forces morales. Mais c'est peu de chose par rapport à l'espoir qui porte les hodlers comme à l'enthousiasme des développeurs et des entrepreneurs. Bien des  Universités d'été  de partis politiques seront longuement mentionnées dans les médias sans avoir réuni autant de gens que Surfin Bitcoin 2022.

Il ne faut donc pas abuser des jugements absolus (les  on sait que...) et à cet égard je ne peux qu'adhérer à la plainte de mon ami médiéviste écrivant que  la science économique tend à penser les problÚmes qu'elle traite, la valeur, le travail, le marché, sous un angle intemporel, comme s'ils relevaient d'une science de la nature .

Ainsi pour le haut Moyen-Âge certains postulats peuvent conduire Ă  des erreurs de jugement : dire que c'est l'argent (rĂ©putĂ© rare, ce qui n'est pas uniformĂ©ment vrai dans la durĂ©e) qui est recherchĂ© (et non les produits ou services) c'est rapprocher l'Ă©conomie de jadis de la nĂŽtre, dans la mesure oĂč la nĂŽtre fait de l'argent une fin en soi ; c'est peut-ĂȘtre aussi postuler, au risque de l'anachronisme, une tension de la vie Ă©conomique vers la recherche de la richesse et de son accumulation.

Mobilisant Polanyi et Godelier, l'auteur rappelle que les objets monétaires avaient toute sorte de significations, qu'ils étaient notamment des marqueurs de statut ou de rang. Inversement, au Moyen-ùge les moyens de paiements n'étaient (déjà) pas limités aux monnaies frappées par les souverains : services (dont la priÚre!), terres, objets précieux, travail étaient des moyens de paiement.

Le chapitre 10, consacré aux moyens de paiement, développe cela. On y voit aussi des controverses que les dogmes simplificateurs des économistes ignorent superbement, le poids des découvertes (les trésors monétaires sont des trésors de renseignement) quand elles confirment ou infirment les grandes idées, les faiblesses de présentations qui peuvent concourir à transformer une économie d'autrefois  en une variante des économies étudiées par les anthropologues dans les sociétés les plus démunies du globe .

Bref la réalité des trouvailles archéologiques rebat réguliÚrement les cartes entre une économie exclusivement monétaire que la tradition libérale nous impose en quelque sorte de rechercher et la présentation d'une économie sans besoin de monnaie que la tentation anthropologique pourrait nous induire à construire.

L'Ɠil que je garde toujours ouvert sur le prĂ©sent m'a livrĂ© une occasion de repenser Ă  cela.

Le dĂ©putĂ© Vojetta, dont le principal titre de gloire est d'avoir tombĂ© l'homme politique le plus dĂ©testĂ© de France, est sorti de la torpeur estivale pour estimer dans un tweet remarquĂ© qu'il convenait d'oublier les absurditĂ©s dĂ©magogiques sur l’interdiction de prendre l’✈ ou celle des jets privĂ©s et proposer de parler plutĂŽt d’1 combat rĂ©aliste contre le rĂ©chauffement : rĂ©flĂ©chir ensemble aux moyens de modĂ©rer le caractĂšre Ă©nergivore des monnaies virtuelles dont le #Bitcoin (99% spĂ©culatif) .

Parmi les polémiques, sous-polémiques et contre-feux divers suscités par cette brillante idée, il n'a pas été possible d'échapper à l'usuelle critique sur la faiblesse de l'usage de Bitcoin comme moyen de paiement ordinaire.

 Quels sont ces 10% des Français qui utilisent les monnaies virtuelles ?  demandait-il.

En resserrant sa question sur des usages de paiement, clairement, on n'y est pas ! Il ne saurait ĂȘtre question de le nier et le Journal du Net a d'ailleurs proposĂ© une rĂ©flexion sur ce thĂšme au mĂȘme moment : les achats en bitcoins : tout le monde en parle, personne ne paie. Trop de raisons y concourent encore actuellement :

  • l'effet de rĂ©seau toujours insuffisant ;
  • la dĂ©marche purement marketing de la presque totalitĂ© des commerces ayant annoncĂ© qu'ils acceptaient Bitcoin ;
  • la maintenance problĂ©matique des interfaces de transaction, de change et de comptabilisation qui, du moins jusqu'Ă  la pĂ©riode rĂ©cente, restreignent trĂšs vite l'impact de l'annonce initiale aux commerçants rĂ©ellement militants. Les choses changeront-elles? Le problĂšme a Ă©tĂ© abordĂ© Ă  Surfin Bitcoin par Nicolas Dorier, crĂ©ateur de BTCPay Server ou Jean-Christophe Busnel, managing Partner de StackinSat devant un auditoire fort nombreux. En ligne bientĂŽt ?
  • enfin, il faut le souligner : l'absurde lĂ©gislation française qui (conçue par des gens qui expliquent ensuite benoitement que Bitcoin n'est pas une monnaie) en empĂȘche dans la pratique l'usage comme instrument de paiement courant puisque chaque transaction individuelle dĂ©clenche les obligations dĂ©claratives intrusives et les calculs un peu contre-intuitifs du formulaire Cerfa 2086.

Au total donc, en apparence et en France, la richesse placée en Bitcoin reste  purement spéculative  c'est à dire sur des plateformes, attendant du temps (ou du trading) une appréciation plus grande. Chacun sait bien néanmoins qu'une part de cette richesse (comme de celle qu'engendre l'écosystÚme crypto) circule aprÚs change, déclaré ou non, contre fiat ou contre stable, en France ou dans le pays que l'on appelait jadis la  CÎte des Pirates  et qui est aujourd'hui un grand ami de la France. Il existe aussi des montages plus ou moins prudents (surtout en bear market) et recommandables.

L'histoire du haut-Moyen-Âge suggĂšre encore une rĂ©flexion, fondĂ©e sur l'usage qu'on y faisait du lingot, en l'occurrence d'argent :   il apparaĂźt comme une rĂ©serve de valeur universellement acceptĂ©e et convertible aisĂ©ment en liquiditĂ©s. Les voyageurs d'un haut niveau social en emportaient avec eux un peu Ă  la maniĂšre dont, autrefois, on emportait des traveller's checks en dollars . MĂȘme si la comparaison n'est pas forcĂ©ment parlante pour les plus jeunes, elle me parait assez pertinente, et extensible Ă  Bitcoin aujourd'hui.

La risible (et sans doute Ă©phĂ©mĂšre) controverse sur l'aide que les cryptomonnaies pourraient fournir aux Russes, alors mĂȘme que le systĂšme officiel laissait tant de trous bĂ©ants dans la raquette des sanctions, a eu le mĂ©rite de montrer que les choses ne sont jamais simples quand il s'agit de dire ce qu'est une monnaie, un instrument de paiement, un moyen de transfert. Bitcoin ne peut pas ĂȘtre une monnaie seulement quand il s'agit des Russes...

Comme au Moyen-Âge les dĂ©tails Ă©chappent  comme le dit joliment Feller et par lĂ  on entend les traces matĂ©rielles de l'existence de trafics qui sont attestĂ©s par les textes mais sont insuffisamment ou incomplĂštement documentĂ©s par l'archĂ©ologie . Bref l'historien repĂšre bien des circulations d'argent et il retrouve bien  les objets dont elles ont soldĂ© l'achat ... mais pas sur les mĂȘmes sites ce qui le chiffonne un peu :  nous avons donc ici une double impasse .

Serai-je donc le seul à faire le parallÚle quand je lis  en fonction des contextes comme de leurs besoins propres, les acteurs rentrent ou sortent du systÚme monétaire . Rien de nouveau sous le soleil ?

Revenons à nos modernes régulateurs : plutÎt que d'aller se fourvoyer dans de telles impasses, ne feraient-ils pas mieux d'accepter que Bitcoin est une monnaie sui generis, de constater que la richesse créée par Bitcoin existe, qu'elle circule (souvent, faute de mieux, en alimentant des dépenses somptuaires) et qu'elle pourrait utilement financer des secteurs d'avenir? Ne feraient-ils pas mieux, dÚs lors, d'aménager la législation pour rendre le pays accueillant, en préférant ce que j'avais dÚs 2018 appelé une logique de port plutÎt qu'une logique de citadelle ?

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105 - La cryptologie au coeur du numérique

By: Jacques Favier —


Ce petit ouvrage du grand Jacques Stern est du type que l'on devrait largement offrir à bien des gens qui parlent à tort et à travers de secret et s'offusquent de la seule mention de l'anonymat de façon ignare et irresponsable.

Comment, demande Stern, un art ancestral peut-il, d'Al Kindi et Al Khwùrizmß à Diffie et Hellman, devenir une science moderne ? J'avoue avoir appris grùce à lui que les lettres n, p et q utilisés en 1978 par l'article définissant le RSA étaient déjà employés en 1763 par Euler pour présenter dans la revue de l'Académie de Saint-Petersbourg le théorÚme d'arithmétique modulaire qui porte son nom.

Jacques Stern retrace son propre chemin et comment, pressentant l'Ă©mergence d'un monde numĂ©rique qu'il appelle encore la « nouvelle citĂ© virtuelle » oĂč tout, depuis les fondations jusqu'aux fenĂȘtres Ă©tait alors Ă  construire, il a « modestement » choisi de s'intĂ©resser aux cadenas, aux serrures et aux clĂ©s.

Il y a du conteur chez ce mathĂ©maticien (parabole du cadenas, parabole des tiroirs, couteau suisse...) et de l'historien, dans un domaine oĂč le tic-tac de la montre ne s'arrĂȘte jamais. Les records en matiĂšre de factorisation (donc d'attaque contre le RSA, principal soutien du sytĂšme cryptographique dans le monde des instruments de paiement contemporains) se succĂšdent : factorisation d'un nombre de 768 bits en 2009, de 829 plus rĂ©cemment, soit 250 chiffres dĂ©cimaux. Les dĂ©fenseurs se servent donc aujourd'hui d'un modulo d'une taille supĂ©rieure Ă  500 chiffres. Ceci assure une sĂ©curitĂ© suffisante d'un point de vue matĂ©riel, non d'un point de vue rigoureux, c'est Ă  dire mathĂ©matique.

Le chapitre cryptologie, algorithmes et mathématiques est évidemment celui qui demandera le plus de s'accrocher, à ses souvenirs scolaires ou aux branches que procure Wikipedia ; mais au prix d'un certain effort on en ressort mieux informé, ne serait-ce (en ce qui me concerne) qu'au sujet des différences pratiques entre la cryptographie du type RSA et celle qui se fonde sur les courbes elliptiques.

Stern aborde ensuite le chapitre de la présence de la cryptographie dans l'univers du téléphone, de l'Internet et des moyens de paiement. Avec des choses simples, que tous doivent garder à l'esprit : « ce sont les algorithmes assurant l'authenticité, plus que ceux assurant la confidentialité, qui forment la clé de voûte de la sécurité sur Internet » et une formule puissante : « la sécurité est holistique ».

Sa prĂ©sentation de bitcoin est Ă  la fois sobre, laudative (« combinaison extrĂȘmement remarquable (...) idĂ©e proprement rĂ©volutionnaire ») et honnĂȘte, en ce sens qu'elle situe les enjeux, mais aussi les points controversĂ©s.

Enfin le chapitre sur la cryptographie quantique, laquelle nous dit Stern « n'est pas une expérience de pensée » mais rencontre encore des limites, permet à la fois de mesurer les risques et d'éviter certains fantasmes.

J'avoue ne pas avoir trouvé de réponse à une question (que Stern ne pose d'ailleurs pas) : j'ai bien compris que les recherches en matiÚre de cryptographie postquantique ont commencé. Du cÎté des banques, les clients, in fine paieront la recherche et l'implémentation des solutions nouvelles. Quid du cÎté de Bitcoin, et notamment à l'échéance de 2040 ?

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103 - Un virus « souverain »

By: Jacques Favier —

A ceux qui, comme moi-mĂȘme, pensent que Bitcoin est fondamentalement une « monnaie souveraine » la lecture du petit livre de Donatella Di Cesare apportera, malgrĂ© tout ce qu'il contient de lueurs de fin du monde de nature Ă  rendre chagrin ses lecteurs, quelques pistes pour stimuler la rĂ©flexion.

Je n'entends pas tordre le propos de cette philosophe italienne qui, en se penchant sur les questions politiques et Ă©thiques Ă  l’ùre de la mondialisation, interroge des phĂ©nomĂšnes actuels comme celui de la terreur, face cachĂ©e de la guerre civile mondiale qu'elle perçoit, ou comme la souverainetĂ©, qu'elle examine Ă  la lumiĂšre de Spinoza. Mais il se trouve que bien des choses qu'elle dit de ce virus qui se rit des frontiĂšres et des vieilles souverainetĂ©s construites Ă  leur abri s'appliquent de façon trop troublante aux grandes cryptomonnaies pour que cela ne puisse pas ĂȘtre relevĂ©.

Donatella di Cesare note d'abord tout ce que le virus a dĂ©jĂ  provoquĂ© : instauration d'une « dĂ©mocratie immunitaire » rĂ©gie par la mesure des distances physiques et par le contrĂŽle Ă©lectronique des corps, d'un gouvernement d'experts hors contrĂŽle, d'Ă©tats d'urgence qui ne sont plus des Ă©tats d’exception. Pour elle, le virus et les choix faits pour le combattre ont mis en Ă©vidence non seulement l'autoritarisme (partout dĂ©noncĂ©, et me semble-t-il, Ă  juste titre) mais surtout ce qu'elle dĂ©crit comme l'intrinsĂšque cruautĂ© du capitalisme.

Contre la doxa qui, comme pour la précédente crise en 2008, assure sans vergogne qu'on ne pouvait rien prévoir, la philosophe assure que ce virus « était dans l'air depuis un moment » et elle en cite des preuves.

Elle rappelle qu'un Ă©vĂ©nement « n'est jamais une absolue singularitĂ©, ne serait-ce que parce qu'il s'inscrit dans la trame de l'histoire ». Cette derniĂšre rĂ©flexion je l'appliquerais volontiers Ă  la publication du 1er novembre 2008, tandis que Donatella di Cesare met les crises financiĂšres et sanitaires dans une mĂȘme perspective, celle d'une aube du troisiĂšme millĂ©naire qui « se caractĂ©rise par une difficultĂ© Ă©norme pour imaginer le futur ».

ça c'est paris.jpg, nov. 2020

Quand mĂȘme, ce n'est pas solliciter le texte que d'y voir des Ă©chos Ă  nos propres prĂ©occupations : « le temps semble dĂ©jĂ  consommĂ© avant mĂȘme qu'il ne soit accordĂ©. Nous sommes sur des escaliers roulants qui montent toujours plus vite ». DerriĂšre la proposition d'une monnaie non fondĂ©e sur de la dette, ne trouvons-nous pas la mise en cause de ce qu'elle critique : une « croissance devenue une excroissance incontrĂŽlable, sans mesure ni fin » et ce qu'elle appelle « l'extension du principe de l'endettement » ?

Si ce virus couronné est « souverain dÚs le nom », les souverainistes, eux, en prennent pour leur grade :

« Rien ne nous a protĂ©gĂ©s, pas mĂȘme les murs patriotiques, ni les frontiĂšres rogues et violentes des souverainistes ». Le virus « dĂ©masque partout les limites d'une gouvernance politique rĂ©duite Ă  l'administration technique ». Ce n'est d'ailleurs pas un hasard, ajoute-t-elle, si les États se dĂ©lĂ©gitiment les uns les autres.


Sommes-nous en guerre?

Beaucoup de gens ont trouvĂ© le terme impropre, destinĂ© Ă  justifier des mesures odieuses dans une rhĂ©torique typiquement française d'exaltation de la puissance armĂ©e. Il est vrai aussi que la prise systĂ©matique des dĂ©cisions en « Conseil de DĂ©fense » offre un havre juridique aux dirigeants demi-courageux. Mais s'il faut le prendre au sĂ©rieux ce terme de guerre, c'est soit que le virus est souverain (la guerre est thĂ©oriquement un privilĂšge de souverain) soit qu'il Ɠuvre comme les terroristes avec lesquels nous sommes aussi « en guerre » et qui, eux, font allĂ©geance Ă  un État souverain fantasmĂ©. Dans les deux cas, qu'il me soit permis de penser que ladite guerre est mal engagĂ©e.

Clemenceau, si facilement invoquĂ© de nos jours, eĂ»t peut-ĂȘtre bougonnĂ© que la guerre au virus est chose trop sĂ©rieuse pour ĂȘtre pilotĂ©e par de supposĂ©s « savants », apparaissant et disparaissant, Ɠuvrant ou tranchant hors tout contrĂŽle dĂ©mocratique, mais pas forcĂ©ment hors des enjeux de carriĂšre et d'intĂ©rĂȘt. Bref ce qu'on a vu Ă©merger depuis des dĂ©cennies en matiĂšre de gestion des monnaies dites « souveraines ». Si au moins, a-t-on envie de persifler, cela s'avĂ©rait efficace !

Pourquoi faut-il indĂ©finiment rĂ©itĂ©rer nos erreurs stratĂ©giques ? Citons ici un autre philosophe, Jean-Loup Bonnamy : « le confinement n’est pas trĂšs efficace pour sauver des vies et dĂ©sengorger le hĂŽpitaux. C’est un remĂšde passĂ©iste et archaĂŻque, une sorte de ligne Maginot. Au dĂ©but du 19Ăšme siĂšcle, le grand Ă©crivain Pouchkine dĂ©crivait dĂ©jĂ  le confinement imposĂ© par les autoritĂ©s russes pour lutter (sans succĂšs) contre l’épidĂ©mie de cholĂ©ra. Je suis assez surpris qu’en 2020, Ă  l’époque d’Internet, dans un pays moderne qui se trouve ĂȘtre la sixiĂšme puissance mondiale, on utilise un remĂšde qui fait davantage penser au dĂ©but du 19Ăšme siĂšcle qu’à l’ùre du big data  ».

Pour moi, l'erreur est moins celle de Maginot avec sa « ligne » que celle de NapolĂ©on avec son  « blocus » : on peut ĂȘtre en guerre.. et se tromper de terrain, surtout si le combat se livre sur un terrain de nature diffĂ©rente.

Qui va la perdre, cette guerre ?

La philosophe ne prĂ©dit pas l'avenir avec certitude : « peut-ĂȘtre le virus souverain finira-t-il par dĂ©stabiliser la souverainetĂ© de l'État ». J'avais Ă©mis cette hypothĂšse, mais seulement Ă  titre d'hypothĂšse, dans un podcast publiĂ© par la Tribune en mai dernier et que l'on peut (rĂ©Ă©couter ici).

La souverainetĂ© europĂ©enne ne devrait, elle non plus, pas sortir magnifiĂ©e de l'Ă©preuve. Le cadre qui nous a Ă©tĂ© donnĂ© depuis des dĂ©cennies comme espace politique et rempart stratĂ©gique s'est rĂ©vĂ©lĂ© inconsistant, inopĂ©rant, inexistant : « une assemblĂ©e de copropriĂ©taires tumultueuse, un amas de nations qui se disputent l'espace Ă  coups de compromis chancelants pour dĂ©fendre leurs propres intĂ©rĂȘts. Aucun sens du commun, aucune pensĂ©e de la communautĂ© » dit Donatella Di Cesare. Et c'est sur ce mot creux (et sur un pacte militaire avec les USA et la Turquie) que repose, en derniĂšre analyse, la soliditĂ© de notre monnaie lĂ©gale... Notons en passant que, du point de vue des cryptomonnaies, cette cacophonie est une apprĂ©ciable aubaine !

Bien sĂ»r l'hypothĂšse inverse, celle d'une extension Ă  l'infini des « pleins pouvoirs » que s'arrogent les wartime presidents est Ă©galement possible. Selon l'auteur, cela tient Ă  ce que le pouvoir « ne sait plus parler Ă  une communautĂ© dĂ©sagrĂ©gĂ©e qu'en faisant appel Ă  la peur ». La rapiditĂ© un peu gĂȘnante avec laquelle, par exemple, un ministre français se saisit d'un attentat terrorisant pour demander une mesure de rĂ©gulation des cryptomonnaies (mesure dĂ©jĂ  prĂ©vue et que l'Ă©vĂ©nement permet juste de faire passer) est assez emblĂ©matique de la convergence de la gouvernance par la peur et de la gouvernance par la dette. Mais ça, ce n'est pas absolument nouveau...

Ce que le virus nous apprend du cyberespace comme terrain de guerre

Donatella Di Cesare ne s'en rĂ©jouit pas, mais elle perçoit un changement dans « le McMonde, l'espace Ă©norme du rĂ©seau, oĂč chacun a dĂ©sormais acquis une citoyennetĂ© supplĂ©mentaire », mĂȘme si pour elle (et je pense qu'elle se trompe pour partie) « ce n'est pas sur le scĂ©nario rĂ©ticulaire que se fonde le nous de la communautĂ© politique ». Seulement, si ce n'est pas lĂ , la lecture de son ouvrage ne laisse pas entrevoir de refuge ni de scĂ©nario alternatif.

Bien sûr, il y a toujours eu, moins avouable que le goût de la liberté ou que l'enthousiasme mathématico-technologique, un fond de noir pessimisme dans l'idéologie qui sert d'humus à Bitcoin. Et il faut bien dire que la lecture de ce petit ouvrage n'est pas de nature à dissiper nos humeurs sombres. Quand on a parcouru son chapitre sur ce qu'elle appelle le « lockdown des victimes », avec ses morgues et ses corps traités comme de purs déchets, il est bien difficile d'avaler la soupe servie à tous les repas par nos derniers hommes politiques, le potage de « valeurs républicaines ». Et ce ne sont pas les dessins tristes et sales du néoCharlie, instaurés en icÎnes de la Déesse Raison, qui nous rendront le sourire ou le courage.

Que le scénario soit seulement et techniquement « réticulaire », qu'il soit empreint d'une dose de survivalisme ou d'une pointe de millénarisme il s'y passe bien des choses. Que ce qui advient ne soit pas une « communauté politique » au sens moderne du terme est possible, mais quoi ? L'émergence de Bitcoin est selon moi la preuve que ce qui y germe n'est pas dépourvu de « souveraineté », puisque jusqu'à preuve du contraire, nulle puissance de ce monde n'a pu stopper Bitcoin, quoi que l'envie n'ait pas dû manquer.

Ce que le virus nous a appris, c'est d'abord que le cyberespace est un terrain particuliÚrement propre à la résilience, j'entends la résistance à ce type de choc. Et pas seulement parce que le virus (à la différence, par exemple, d'un bombardement) affecte peu les infrastructures matérielles du Cloud ou des entrepÎts robotisés. Mais parce que le cyberespace est mondial, ce qui s'y déroule n'est pas, ou est peu, suspendu aux inévitables contradictions locales, aux débats byzantins sur ce qui est essentiel ou pas (l'huile oui, les huiles essentielles non), interdit à Strasbourg ou permis à Kehl, aux atermoiements ou aux arbitrages du cher dirigeant bien-aimé. Bien sur il y a des problÚmes « à la sortie », au point de contact avec the real life. Mais la nature du cyberespace permet à ses champions de développer deux avantages en apparence contradictoires : la puissance du mastodonte et le caractÚre furtif de l'oiseau, caractéristiques auxquelles Andreas Antonopoulos ajoute, dans le cas de Bitcoin, la résistance immunitaire d'une horde de rats d'égout !

Amazon livre tout, peut-ĂȘtre ce qui est interdit, en tout cas mĂȘme ce qui n'est pas jugĂ© essentiel. Il le fait comme l'Ă©picier roulant de jadis, mais il le fait dĂšs le lendemain, parce qu'Ă  l'heure oĂč la FNAC n'a plus de livres en rayon, Amazon a mĂȘme une grammaire grecque ancienne en stock, et qu'il est aussi le seul Ă  avoir en stock la gamme de tous les cordons de connexion possibles. Personne ne songe vraiment Ă  l'empĂȘcher de livrer, avec sa flotte ou avec celle de ses innombrables et furtifs auto-entrepreneurs. Too big...

En regard, les États (qui semblent parfois mieux anticiper les achats de lacrymogĂšnes que ceux de masques ou de tests) ne sont pas puissants (ce dont attestent la litanie de ce qu'ils n'ont pas en stock disponibles avant de longues semaines mais aussi la petitesse et l'obsolescence de leurs infrastructures ) mais ils ne sont pas non plus furtifs. On l'a bien vu avec le navrant Ă©pisode StopCovid, oĂč l'on a attendu des semaines au pied de la montagne sainte l'inĂ©vitable souris, inutile, mal conçue, non compatible avec les applications de nos voisins, et finalement pas mĂȘme indĂ©pendante des GAFAM.

Aujourd'hui, une chose me frappe : tout le bien qui est dit de #TousAntiCovid est dit par des autoritĂ©s centrales, tout le mal qui en est dit, toutes les critiques sont sur les rĂ©seaux. C'est dire : fondamentalement l'État ne comprend pas la « viralitĂ© ». Dans le vocabulaire officiel « viral » reste un mot grossier, la rĂ©putation ne peut ne fonder que sur des cocardes tricolores (sur Twitter, elles ont quelque chose d'incongru) et ce que l'État ne perçoit pas, ne comprend pas, ne sait pas, est accusĂ© de « passer sous les radars », mĂ©taphore guerriĂšre et tout de mĂȘme un peu datĂ©e !

Et le souverain Bitcoin ?

Pourquoi monte-t-elle cette monnaie qui « passe sous les radars », ne suscite de communication bleu-blanc-rouge que pour dire « méfiez vous, n'en achetez pas » et n'est évoquée par les économistes stipendiés que comme « une folie complÚte » ?

Je ne répondrai pas ici à la question. Le virus en est-il responsable ? Je n'en sais rien et je n'y crois guÚre.

Mais d'une certaine façon si la presse mainstream qui avait si bien enterrĂ© Bitcoin n'hĂ©site pas Ă  attribuer sa remontada au virus, n'est-ce pas implicitement qu'aux yeux des noobs sidĂ©rĂ©s, seul le souverain virus peut ainsi donner valeur Ă  l'incomprĂ©hensible monnaie qui monte insolemment face aux monnaies de ces États qu'il tient en Ă©chec ? Bref cela nous en apprend plus sur eux que sur Bitcoin...

Post scriptum qui n'a rien Ă  voir (comme disait Delfeil de Ton, qui fut des fondateurs du vrai Charlie, et pour marquer un anniversaire qui n'est pas sans rapport)

Bitcoin, souverain, pourrait bien s'exprimer comme notre dernier grand monarque, du moins dans les mots que lui prĂȘtait un humoriste du temps ...

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101 - Les Gafa et le pouvoir du Pouvoir

By: Jacques Favier —

toledano gafa odile jacob.jpg, sept. 2020JoĂ«lle Toledano est une figure respectĂ©e du monde officiel. Elle est considĂ©rĂ©e comme une spĂ©cialiste de la rĂ©glementation des marchĂ©s, a siĂ©gĂ© plusieurs annĂ©es Ă  l’ARCEP, a enseignĂ© la gouvernance de la rĂ©gulation Ă  Dauphine.

C’est en mĂȘme temps une personne curieuse de la nouveautĂ©, active au board de plusieurs jeunes entreprises du monde numĂ©rique, qui a dirigĂ© en 2018 la mission de rĂ©flexion confiĂ©e Ă  France StratĂ©gie sur les enjeux des blockchains et qui a participĂ© aux Ă©changes cordiaux de plusieurs « Repas du Coin », sans forcĂ©ment partager toutes les convictions des bitcoineurs militants.

Son ouvrage est donc trĂšs bien informĂ©, Ă©quilibrĂ© et lucide, y compris quant aux limites des solutions possibles si l’on souhaite, comme elle-mĂȘme, astreindre des entreprises hors-normes aux normes rĂ©glementaires de l’État de droit et de la concurrence non faussĂ©e.

DĂšs les premiĂšres pages l’auteur ne nie pas une ancienne et profonde incomprĂ©hension de la part des dĂ©cideurs, une forme de gaucherie face Ă  des entreprises sophistiquĂ©es, agiles et opaques. On a envie d'abonder et de rappeler que, bien avant le rĂšgne de Google & Co, le cĂ©lĂšbre « J6M », pur produit de notre establishment, moitiĂ© haut-fonctionnaire moitiĂ© banquier d'affaires, Ă©talait dĂ©jĂ  en exhibant chĂ©quier et chaussettes percĂ©s, son arrogante inadaptation au monde qui Ă©mergeait.

AprĂšs une rituelle Ă©vocation de l’utopie perdue de l’Internet libertaire des origines, passage obligĂ© de toute littĂ©rature sur le cyberespace, l’auteur cite Wikipedia et les logiciels libres (mais omet Bitcoin) comme de rares exceptions au triomphe du Web commercial, univers impitoyable dont elle critique les limites de la prĂ©tendue autorĂ©gulation, sans ajouter que les mĂȘmes arguments pourraient servir contre l’autorĂ©gulation des banques ou de tous les industriels mis en cause dans telle ou telle dĂ©rive, et qui jurent toujours qu’ils vont produire eux-mĂȘmes les bonnes pratiques nĂ©cessaires.

IntĂ©ressante, la description des nouveaux empires commerciaux n’élude pas l’exceptionnelle qualitĂ© (au-delĂ  de la quantitĂ©) des services qu’ils rendent mais en dĂ©montent les malices. On ne peut s’empĂȘcher, parfois, de se demander pourquoi on reprocherait aux nouveaux venus ce qu’on a tolĂ©rĂ© durant des dĂ©cennies Ă  la grande distribution, ou en quoi la dĂ©pendance des mĂ©dias Ă  Google devrait nous chagriner plus que celle qui lie la presse classique Ă  une poignĂ©e de milliardaires dont les relations Ă  l’Etat Ă©chappent largement au contrĂŽle dĂ©mocratique.

JoĂ«lle Toledano reconnaĂźt avec Ă©lĂ©gance que la prophĂ©tie de Marc Andreessen s’est accomplie, et qu’en moins de 10 ans le software a effectivement « mangĂ© le monde ». Ironiquement, j’ajouterais bien qu’il est le seul a l'avoir trouvĂ© digeste, ce monde qui entre temps a mangĂ© le pangolin. Elle-mĂȘme note que ledit monde, en s’abreuvant au Coca-Cola tĂ©lĂ©visuel gratuit, s’était quelque peu prĂ©parĂ© Ă  son funeste sort.

Plus sĂ©rieusement il faudrait ajouter que le nouveau monde a largement Ă©tĂ© financĂ© par l’ancien. Bitcoin (celui-dont-on-tait-le-nom) reprĂ©sente une trĂšs notable exception, puisqu’il a crĂ©Ă© (par une sorte de fiat) sa propre valeur. Qu’Amazon poursuive sa croissance au dĂ©triment de ses profits courants n'est pas le fait d'un manque de tact ; la chose devrait ĂȘtre mieux replacĂ©e, dans une analyse globale, en perspective des mutations du capitalisme financier lui-mĂȘme.

Enfin j’aurais suggĂ©rĂ© ici qu’il fallait toute la sottise (ou la corruption?) des « serviteurs de l’État » et fonctionnaires nĂ©olibĂ©raux pour avoir dĂ©construit des monopoles assez naturels comme ceux des postes, des chemins de fer, etc. - la monnaie faisant ici derechef notable exception - au moment oĂč les seigneurs du numĂ©rique en reconstruisaient d’autres qui, Ă  leur façon, sont devenus sinon naturels du moins logiques.

Qui pourrait vraiment se passer de Google ?

la question .jpg, sept. 2020Le veut-on ? L'utilisateur lambda est bien plus souvent acharnĂ© Ă  enlever Bing, Search et autres concurrents qui s'installent malhonnĂȘtement et se cramponnent comme des tiques, sans que leurs procĂ©dĂ©s ne suscitent d'ailleurs d'imprĂ©cations officielles. Le voudrait-on qu'il resterait Ă  savoir si on le peut sans sinistre. Le risque ne serait-il pas que Google se passe de nous, caviarde la carte de France, brouille nos pistes ? On a vu face Ă  Amazon l'effet de nos vellĂ©itĂ©s, et avec StopCovid l'impossibilitĂ© de contourner totalement les Gafa. Tout juste tente-t-on d'avoir une roue de secours pour un possible dĂ©lestage du GPS...

J’aime bien la description des Gafa en termes d’empires, mĂȘme si Ă  ce niveau, celui du 4Ăšme chapitre, on se demande un peu comment nos petits royaumes entendent s’y prendre, si l’adversaire porte dĂ©jĂ  la pourpre. En gros, pour l’instant, ils nient, Ă©ludent ou finassent. Le livre donne Ă  cet Ă©gard quelques tirades savoureuses d’apologie de notre droit de la concurrence malgrĂ© son patent Ă©chec en l’espĂšce.

L’auteur ne cĂšle pas non plus que la grande force de ces empires tient (notamment pour Amazon) Ă  la satisfaction du client. Une chose que les royaumes ne savent ni ne veulent mesurer. Si l’on compte, par exemple, les « sorties de tunnel » on s’aperçoit que le site qui sait le mieux conserver ses visiteurs est celui des impĂŽts. Les clients sont-ils ravis pour autant ? Les administrations rĂ©galiennes n’ont nul souci des administrĂ©s, nulle considĂ©ration pour eux (ni souvent pour leurs propres agents). Chacun a pu mesurer, durant le confinement, hier avec la comĂ©die des masques aujourd'hui avec celle des tests, Ă  quel niveau d'efficacitĂ© on en Ă©tait arrivĂ© aprĂšs des dĂ©cennies Ă  entendre les politiques pĂ©rorer sur le « recentrage de l’État sur ses fonctions rĂ©galiennes ». Chacun a pu mesurer, symĂ©triquement, que les rĂ©seaux et leurs messageries maintenaient les liens scolaires et qu’Amazon s’inscrivait dans le tout petit nombre des acteurs efficaces.

Le vent a-t-il commencĂ© de tourner contre l’impunitĂ© dont ont joui de fait les Gafa ?

C’est ce qu’affirme JoĂ«lle Toledano, pointant quelques condamnations pĂ©cuniaires pour entrave au droit de la concurrence et pas mal de tirades des politiques contre la diffusion de contenus haineux. On peut cependant penser que les Gafa se moquent des amendes et que les surfeurs se moquent des contenus qui dĂ©plaisent tant aux Ă©lites, lesquelles ne sont pas, aux yeux de la masse, exemptes de tout soupçon en matiĂšre de diffusion de bobards ou de manipulations patentes de la vĂ©ritĂ©. Et pas seulement Ă  Washington ou Ă  Minsk.

Que le code privĂ© et opaque devienne la loi est un fait, surtout si l’on pense aux algorithmes. LĂ  encore, cependant, la grande distribution a toujours su organiser le parcours des clients, la disposition des gondoles et mĂȘme la musique d’ambiance au mieux de ses seuls intĂ©rĂȘts
 et les « conseils » donnĂ©s par les banquiers en matiĂšre de placement ne reflĂštent que la stratĂ©gie commerciale de cet oligopole.

Je trouve peu honnĂȘte le reproche formulĂ© en terme de productivitĂ© au niveau macro-Ă©conomique. Le « paradoxe » d’une faible contribution des ordinateurs Ă  la productivitĂ© a Ă©tĂ© Ă©noncĂ© par Robert Solow une grosse dĂ©cennie avant la naissance de Google, 7 ans avant celle d’Amazon. Il y a quand mĂȘme un bon bail qu’on ne peut plus dire que la productivitĂ© se diffuse progressivement « dans l’ensemble du tissu industriel » si tant est que ledit tissu n’ait pas, certes par endroit mais depuis bien longtemps, pris l’aspect d’une guenille. En faire un Ă©lĂ©ment de remise en cause du « cƓur de la lĂ©gitimitĂ© des Gafa » me paraĂźt donc Ă  la limite de la dĂ©fausse quand pourraient ĂȘtre examinĂ©es d’autres responsabilitĂ©s, ressortant pour le coup du monde officiel, dont celle du fardeau des normes sur la Cerfa-Nation, de la prĂ©dation du secteur financier ou de coĂ»t totalement improductif de la surveillance (AML, KYC et autres jeux stĂ©riles). Il m'est arrivĂ© de penser qu'avec ses bullshit jobs, Graeber avait apportĂ© une des rĂ©ponses possibles au paradoxe de Solow : les ordinateurs servent Ă  numĂ©riser tous les 2 ans ma carte plastifiĂ©e renouvelĂ©e tous les 10 ans (au mieux).

Ainsi donc, les pouvoirs publics seraient enfin murs pour passer Ă  l'offensive? On veut bien le croire mĂȘme si on ne peut s’empĂȘcher de sourire en lisant que face Ă  « un diagnostic commun, des prĂ©conisations partiellement diffĂ©rentes » sont Ă©mises par les divers auteurs de rapports des diffĂ©rentes autoritĂ©s nationales.

Le regulatory shopping tient sans doute autant au vice des Gafa qu’à nos propres tares congĂ©nitales, notamment en Europe : les bricolages de Renault aux Pays-Bas malgrĂ© la prĂ©sence de l’Etat français Ă  son capital sont antĂ©rieurs aux naissances d’Amazon ou de Facebook et ils n’avaient pas mĂȘme la fiscalitĂ© pour seule boussole. Le choix d'installer la gestion de nombreux fonds d'investissement des banques françaises Ă  Luxembourg, voire Jersey, tient aussi au caractĂšre de havres rĂ©gulatoires autant que fiscaux de ces paradis. Les effectifs des rĂ©gulateurs financiers de Saint-Helier, comme ceux en charge de l’application du RGPD Ă  Dublin ne doivent pas obĂ©rer la « productivitĂ© » de ces vertueux pays !

Que certains Gafa, Facebook en tĂȘte, soient aujourd’hui, comme l’affirme l’auteur, demandeurs de rĂ©gulation est bien possible. Pour restaurer leur capital de confiance, ils ont surtout intĂ©rĂȘt Ă  partager certaines responsabilitĂ©s. Il y a lĂ -dedans une bonne part de chiquĂ©. La chasse aux fake news est un Ă©pisode risiblement « sur-jouĂ© » par les Ă©lites politiques. Lors de l’élection française de 2002, l’emballement hystĂ©rique autour d’un fait divers n’ayant ensuite abouti Ă  aucune condamnation, ne saurait ĂȘtre imputĂ© aux dĂ©mons des Gafa. Quant aux « propos manifestement haineux » ciblĂ©s par la proposition de loi de Madame Avia, cette notion floue n’a Ă©videmment pas sautĂ© la barre au Conseil Constitutionnel. Tout ceci ne servira in fine qu’à augmenter l’emprise des rĂ©seaux, seuls Ă  mĂȘme (par leur technologie comme par leurs effectifs) de faire le mĂ©nage des plus grosses saletĂ©s. Que M. Trump ait Ă©tĂ© l’un des premiers Ă  en ressentir l’effet devrait donner Ă  penser. Les rĂ©seaux imposeront leurs valeurs avant celles qu’on dĂ©crit comme « les nĂŽtres » mĂȘme quand de large part de notre population ne les partage pas.

Il est par ailleurs dangereux de spĂ©culer sur la baisse de la confiance dont jouissent les Gafa, si celle dont pourraient se targuer les Etats est moindre, voire nulle, ce que l’auteur ne concĂšde, significativement, qu’à l'ultime page de son livre. L'invocation incantatoire du caractĂšre de « notre État de droit » est un Ă©lĂ©ment de langage relativement nouveau qui vise sans doute Ă  imposer le silence sur ce point, en en faisant une donnĂ©e de nature plus qu’une variable passible d’érosion.

Le bictoineur attend Ă©videmment le chapitre financier

Son attente n’est pas déçue : JoĂ«lle Toledano dĂ©nonce d’abord la cĂ©citĂ© du monde officiel, tombant de sa chaise face Ă  Libra, malgrĂ© des mises en garde de Madame Lagarde dĂšs septembre 2017. Avec une pointe de vanitĂ©, puis-je rappeler que j’en avais parlĂ©, moi, dĂšs mai 2016 ? Je suggĂ©rais, je me cite, de « tracer la perspective de ce qui pourrait ĂȘtre un rĂ©el use-case de la blockchain pour les banques centrales, quand elles en auront fini avec le stade du proof of concept : une blockchain banque centrale dont l'unitĂ© de compte serait une dĂ©clinaison digitale de sa propre monnaie (une e-fiat) ».

L’auteur embraye sur la double rĂ©action officielle (passĂ©e l’agitation sous le choc quand on a dĂ©couvert que l’élĂ©phant Ă©tait dans le bac Ă  sable) : se prĂ©parer Ă  adapter leur rĂ©glementation pour accueillir l’intrus, accompagner des rĂ©ponses industrielles aux projets des Big Tech. AprĂšs un coup de patte que nous ne dĂ©savouerons pas Ă  la « faible efficacitĂ© du systĂšme financier existant », elle expose le risque qu’une monnaie numĂ©rique de banque centrale ferait courir aux banques puis rĂ©vĂšle la solution dialectique : n’émettre que la monnaie utile Ă  la banque commerciale, pas celle qui serait utile Ă  ses clients. Il faut donc rappeler ici, ce qui a Ă©tĂ© dit plus haut par l’auteur elle-mĂȘme : la force des Gafa tient sur la satisfaction de leurs clients, bien plus que sur la contrainte. La force du systĂšme rĂ©gulĂ© est manifestement d’une toute autre nature. JoĂ«lle Toledano ne le cache pas ; elle semble mĂȘme douter de l’issue du projet.

Elle ne croit guĂšre au dĂ©mantĂšlement par les amĂ©ricains, « sauf peut-ĂȘtre pour Facebook » , ce qui selon elle, met la responsabilitĂ© de la lutte entre les mains des europĂ©ens. L’eurosceptique risque ici de dĂ©crocher.

Elle ne croit guĂšre, non plus, que l’attaque par le droit de la concurrence suffise, car l’attaque de l'empire est plus vaste, plus ambitieuse Ă  chaque Ă©tape, alors qu'aucune rĂ©sistance n'est exercĂ©e par la nature du terrain. Que Google soit en train de cartographier la terre est une chose, qu’elle vise Ă  prendre le contrĂŽle des Google cities pourrait certes priver les Ă©diles du contrĂŽle de la politique de leur propre ville » 
 si seulement ils en avaient une. On sait bien que la dĂ©sertification des centre-villes est antĂ©rieure Ă  Google, que la clochardisation de certains quartiers et la gentrification d’autres, ne sont pas dues Ă  Amazon ! La lecture de ce livre rappelle souvent, ce qui n’est malheureusement pas Ă©crit, que la nature a horreur du vide. Et que le vide politique, malgrĂ© un incessant bavardage, est sidĂ©rant.

JoĂ«lle Toledano propose donc de rĂ©guler plutĂŽt les entreprises de l’écosystĂšme, au niveau europĂ©en (Ă  suivre
) en renforçant nos capacitĂ©s d’analyse (si on peut aligner les salaires sur ceux qu’offrent les Gafa
) et en Ă©valuant les Ă©volutions du modĂšle Ă©conomique dans sa globalitĂ©. RĂ©guler les Ă©cosystĂšmes, pour les ouvrir Ă  la concurrence, imposer des codes de conduite empĂȘchant les abus de position dominante, taxer (dans quel pays ?) les investissements ne rĂ©pondant pas au « critĂšre de l’investisseur avisĂ© en Ă©conomie de marchĂ© » tout cela risque de s’enliser, dans le temps juridique (alors que l’envahisseur est agile) et dans l’espace bourbeux de l’Union EuropĂ©enne.

Enfin « introduire la concurrence » risque de nous emmener dans des aventures Ă  la Qwant, qu’il est inutile de dĂ©tailler tant elles se ressemblent toutes. Lutter contre la personnalisation des prix fera un bon sujet de conversation dans le train, oĂč personne ne paye jamais le mĂȘme prix. Mais au total presque toutes les mesures proposĂ©es par JoĂ«lle Toledano sont pertinentes
 sur le papier. Reste Ă  savoir de combien de courage politique et de quelle force de travail compĂ©tente et motivĂ©e, ce que l’auteur dĂ©signe comme « les moyens intellectuels et politiques » disposeront les vieux et impĂ©cunieux royaumes.

Reste aussi Ă  mesurer le soutien de l’opinion dont ils disposeront face au « pouvoir d’influence et pouvoir de sĂ©duction » de l’Empire.

Et c’est là sans doute que je peux commencer l’inventaire de ce qui me paraüt manquer à l’analyse, d’autant que la conclusion y invite trùs clairement.

Rien n’indique que les États jouiraient du moindre support concret de l’opinion face Ă  leurs adversaires. C’est parfois difficile Ă  articuler devant l’autoritĂ© qui parle de « nos institutions » ou de « notre Etat de droit ». L’argument rhĂ©torique opposant « notre Constitution » Ă  laquelle nous serions profondĂ©ment attachĂ©s aux conditions d'utilisation des Gafa, que nous approuvons effectivement d’un clic ignare, indiffĂ©rent et pressĂ© n’a pour moi que peu d'impact. Il y a, vis Ă  vis des Gafa, une sorte de servitude volontaire. Ce que j’entends par lĂ  est chose fort connue et depuis fort longtemps. Le problĂšme c’est que face aux États, la servitude n’est plus vraiment ressentie comme volontaire. Demandons aux gilets jaunes, demandons Ă  ceux qui sont verbalisĂ©s Ă  hauteur de 10% d’un mois de SMIC pour de simples balivernes. Ce qui, il y a prĂšs de deux ans, a Ă©tĂ© ressenti par des politiciens, des juristes et des journalistes bien en cour comme une profanation d’un symbole rĂ©publicain n’a soulevĂ© sans doute que peu d’émotion hors de leur cercle.

Faut-il s’en Ă©tonner ? L'opinion est saoulĂ©e d'injonctions contradictoires et absurdes. La gestion de la pandĂ©mie a Ă©tĂ© sinon une « étrange dĂ©faite » du moins un fiasco exemplaire, et ce sont pas des anarchistes ou des amish qui le disent, mais le trĂšs convenable Institut Montaigne. Et - soyons clairs - ceci n'est pas (seulement) un mal français. En Belgique ou en Suisse, on voit les mĂȘmes rĂ©sistances aux applications de traçage Coronalert ou SwissCovid, et l'une des premiĂšres raisons tient Ă  ce que ces solutions viennent du gouvernement.

DerriĂšre l’extĂ©nuation, de l’adhĂ©sion, du consentement, du respect, il y a l’ombre portĂ©e de tant d’échecs. Le philosophe italien Raffaele Alberto Ventura, dans un article intitulĂ© La chute de l’ordre dominant, soutenait en 218 que les diffĂ©rentes colĂšres populaires du moment manifestaient une forme de « rĂ©action aux rendements dĂ©croissants du paradigme en place ». Autrement dit le coĂ»t croissant des Ă©lites et le bĂ©nĂ©fice marginal dĂ©croissant que les gouvernĂ©s en retirent conduisent Ă  l’érosion du consentement.

Le clivage entre « nous » et « eux » est Ă  la fois excessif et imprĂ©cis. Il y a de la porositĂ©, ou de la corruption. J’ai lu ce livre le jour mĂȘme oĂč j’apprenais le recrutement d’un ancien patron de la NSA, apĂŽtre de la surveillance Ă©lectronique de masse, par le conseil d’administration d’Amazon. La plupart du temps, les puissants s’entendent fort bien entre eux et leurs « conflits » sont plutĂŽt des rĂ©glages hiĂ©rarchiques internes que des dĂ©bats de sociĂ©tĂ©, quelque soit la rhĂ©torique dĂ©ployĂ©e. Les honnĂȘtes gens le savent.

philo mag confiance.jpg, sept. 2020Le « nous » caché dans le titre du livre désigne-t-il le bon peuple naïf, les citoyens frustrés, les politiques désarmés ? Il pourrait ne désigner que les consommateurs abusés et les PME rackettées, si l'auteur n'expliquait pas, justement, les limites de l'approche par le droit de la concurrence.

On n'avancera pas sans un peu de philosophie débarrassée des convenances politiques. Plusieurs articles dans le dernier numéro de Philosophie Magazine évoquent la crise actuelle de la confiance. Celui du rédacteur-en-chef, Martin Legros fait - au rebours des discours officiels - l'apologie de la défiance. J'ai bien aimé sa référence à La société de défiance, publié en 2007 par Yann Algan et Pierre Cahuc (aux éditions de la rue d'Ulm) et cette citation prophétique :

« Le dĂ©ficit de confiance mutuelle nourrit la nĂ©cessitĂ© de l'intervention de l'État. Mais en rĂ©glementant et en lĂ©gifĂ©rant de façon hiĂ©rarchique, l'État opacifie les relations entre les citoyens. En court-circuitant la sociĂ©tĂ© civile, il entrave le dialogue social et dĂ©truit la confiance mutuelle. »

La confiance algorithmique est une réponse possible à cette situation aporétique.

Il manque donc, Ă  mes yeux, une perspective sur ce qui pourrait ĂȘtre reconstruit sur des architectures dĂ©centralisĂ©es. De mĂȘme, il me semble qu’il manque une vue sur le sujet de l’identitĂ© en ligne, d'autant que c'est un sujet typiquement rĂ©galien. S’identifier en ligne grĂące aux Gafa est plus aisĂ©, et on le fait vingt fois par divertissement. S’identifier avec les procĂ©dures Ă©tatiques (ou bancaires) est long, pĂ©nible, parfois kafkaĂŻen, et cela ne vous dote que d’une identitĂ© locale, hexagonale.

De telles vues auraient offert matiÚre à élargissement de la perspective, sinon pour l'extension du domaine de la régulation, du moins pour les possibilités de brÚche dans le dispositif de l'Empire. C'est ce qu'on avait lu chez Laurent Gayard, par exemple, mais aussi... dans les angles du rapport Toledano, que j'ai déjà commenté sur ce blog.

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