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146 - Cocagne : plus on y dort plus on y gagne

By: Jacques Favier

J'avais annoncé ce billet en conclusion de celui qui traitait de la propriété et de la souveraineté, de certaines illusions politiques nées d'une soudaine prospérité, de fantasmes où la mémoire féodale offre à une classique revendication libertarienne le motif kitsch d'un fief ou d'un royaume .

Tout autre est le Pays de Cocagne, que nous croyons tous connaître et dans lequel s'emmêlent, dans une innocence un peu enfantine, paresse et gourmandise rêvées avec la semaine des quatre jeudis ou le Palais de Dame Tartine.

En nous penchant sur ce mythe d'abondance cher à nos ancêtres, je crois que nous pouvons apprendre à mettre en questions notre propre activité pour donner forme mythologique à nos formes modernes de prospérité ou d'abondance.

Il est vraiment amusant de remarquer que le Brueghel qui peignit en 1567 le pays de Cocagne qui sert d'illustration de couverture au livre dont je vais parler est le grand-père de celui qui illustra la tulipmania après la crise de 1637.

Cocagne, histoire d'un pays imaginaire de Hilário Franco Júnior, n'est pas un livre particulièrement récent. Publié au Brésil dix ans avant le white paper de Satoshi, il a été traduit du portugais au moment où je passais devant Bitcoin sans le voir. Pourquoi en traiter aujourd'hui ?

La préface du médiéviste Jacques Le Goff (1924-2014) donne quelques raisons :

  • « le thème de la Cocagne (…) est né à l’époque du grand développement de la société médiévale, du milieu du XIIe au milieu du XIIIe siècle, au moment où les réussites matérielles, sociales, politiques et culturelles aiguisèrent les appétits ».
  • « Contrairement au mythe antique de l’âge d’or, réapparu au XIIIe siècle, la Cocagne n’est pas une utopie tournée vers le passé, c’est une utopie qui se libère de cette prison des sociétés et des individus qu’est le temps sous sa forme de calendrier ».
  • « En ce siècle où l’on met de plus en plus le droit par écrit, lequel pèse toujours plus sur la société (droit romain renaissant, droit canonique en pleine expansion, droit coutumier mis par écrit), la Cocagne (...) est très certainement une unomie, un pays sans loi, mais cette caractéristique est contenue dans la notion d’utopie, c’est-à-dire un pays non seulement sans code, sans répression, mais aussi sans violence et sans désordre. Ne faut-il pas voir dans cela la libre floraison de lois naturelles ? »

Partons donc explorer l'imaginaire d'ancêtres si anciens, si peu boomers que nul ne leur imputera aucune de nos actuelles misères.

Certes, ce n'est pas chose aisée du fait de l'ignorance où nous nous trouvons (sauf quelques médiévistes) des réalités de ce temps. « Du côté de la société imaginaire » rappelle Hilário Franco Júnior « se cache fréquemment la forte présence d’une société concrète à travers l’exagération ou l’inversion de ses valeurs, la négation de ses peurs ou encore la projection de ses désirs ».

Cette mise en perspective de ce que l'on vit et de la façon dont on croit y échapper vaut aussi pour nous, si nous sommes capables d'un regard un tant soit peu réflexif : « L’imaginaire dépasse les imaginations. On n’imagine pas ce que l’on veut, mais ce qu’il est possible d’imaginer (…) le Moyen Âge a fréquemment imaginé des anges, des fantômes et des dragons, non des martiens, des êtres mutants ou des monstres fabriqués par l’homme ».

La définition mérite d'abord attention : « résultat de l’entrecroisement du rythme très lent de la mentalité et de celui plus souple de la culture, l’imaginaire établit des ponts entre les différentes temporalités ».

La terminologie proposée est également précieuse : « La modalité d’imaginaire qui cible son attention sur un passé indéfini pour expliquer le présent est un mythe. Celle qui projette sur l’avenir les expériences historiques – concrètes et idéalisées, passées et présentes – d’un groupe est l’idéologie. Celle qui part du présent pour tenter d’anticiper ou de préparer un futur qui récupère un passé idéalisé est l’utopie. Naturellement les frontières entre ces trois modalités d’imaginaires sont mouvantes ».

D’après Lewis Mumford (The story of utopias, 1922) la République de Platon serait ainsi une utopie de reconstruction, alors que Cocagne serait une utopie d’évasion.

Les premières se fondent sur le principe de réalité tel que défini par Freud : on y valorise l’ordre et la réglementation nécessaires au maintien de la civilisation, l’homme préférant la sécurité au bonheur. Dans les secondes, au contraire, prévaut le principe de plaisir et la quête de satisfactions plus instinctives.

Le mythe comme l’utopie sont, selon Hilário Franco Júnior, des produits du présent, lequel nécessite toujours de bâtir des ponts entre le passé et le futur, pour se penser et se projeter. En ce sens « l’utopie est un mythe projeté dans le futur ». Si tout discours mythique n’est pas une utopie, tout discours utopique repose sur un fonds mythique, bien que, du point de vue de ses défenseurs, il ait un potentiel de concrétisation qui le différencieraient du mythe.

L’important est dès lors de mettre en avant l’idée de projet qui est à l’œuvre dans une utopie.

Selon Raymond Ruyer (l’Utopie et les utopies, 1950) la pensée mythique réalise, dans le champ imaginaire, une dissolution des structures sociales grâce au trait ludique typique de toute utopie. C'est moi qui souligne ludique car j'y retrouve ma conviction que Bitcoin n'est pas une monnaie de casino mais qu'il intègre (entre bien d'autres choses !) une irréductible part de jeu, conviction maintes fois exprimées, dès 2014 dans Monnaie pour rire, pour jouer ou pour changer ? ou en 2020, quand j'écrivais que Bitcoin est à la fois argent du jeu et jeu de l'argent.

Venons-en au texte spécifiquement étudié par l'universitaire brésilien. Il en existe peu de manuscrits : trois en tout, dont le plus complet, en français et datant du dernier tiers du 13ème siècle, est conservé à la BnF :

Ce texte de 188 vers est tellement foisonnant, et le temps de mes lecteurs si chichement compté, que je vais ici me concentrer sur ce qui est proprement monétaire. Ainsi, au vers 108 : là personne n’achète ni ne vend (Nus n’i achate ne ne vent). En fait, là où un idéal de vie comme celui de l’auteur des Proverbes bibliques était de vieillir en travaillant, celui du poète médiéval de se maintenir jeune dans l’oisiveté.

Selon Hilário Franco Júnior, une double abondance, alimentaire et vestimentaire, rend complètement caduque la profusion de monnaie. Le Fabliau de Cocagne imagine une terre où l’offre serait bien supérieure à la demande, et cela malgré la consommation effrénée de ses habitants. Scenario peu crédible sauf sur quelque île paradisiaque, mais qui exprime les critiques de certaines couches sociales du temps à l’égard du productivisme corporatif et de la croissante monétarisation de l’économie occidentale.

Ce qui relève l’abondance de la Cocagne, c’est le fait qu’elle ne dépende pas du travail humain : l’oisiveté y est même la seule activité rémunérée :  plus on y dort, plus on y gagne  dit crânement le vers 28 (qui plus i dort, plus i gaaigne). Leur refus du travail transparaît clairement dans la relation que les habitants du pays béni entretiennent avec l’argent.

Au pays de Cocagne, les monnaies ne sont pas qu’abandonnées, elles sont mortes, définitivement superflues, nettement futiles.  Des bourses pleines de deniers gisent le long des champs . Au contraire de ce que défendait l’économie monétaire revigorée de l’époque, elles ne se reproduisent pas, elles ne sont pas des semences. Elles restent éparpillées, complètement stériles, sur les champs trop féconds. Tandis que l’économie occidentale au Moyen-Âge avait de plus en plus recours à la monnaie, celle de la Cocagne demeure naturelle et autosuffisante. La Cocagne est ce que les anthropologies définissent comme une culture de l’excès.

Et les précieux gneu gneus aristotéliques dans tout cela ?

Des trois fonctions classiquement attribuées à l’argent, aucune n’est valable en Cocagne. Ce qui prête à réfléchir.

  • La première (d'être un instrument de mesure de la valeur des biens et services proposés) n’y est pas applicable parce que les biens et services sont si nombreux qu’ils n’ont aucune valeur marchande, n’importe qui pouvant en jouir à n’importe quel moment. Question : n'est-ce pas ce que l'on a si longtemps et jusqu'ici en vain attendu du progrès ?
  • La deuxième fonction (d'être un instrument d’échange qui bénéficie du consentement général) n’a pas davantage de sens à Cocagne où tous les habitants sont propriétaires des richesses locales et où  chacun prend tout ce que son cœur souhaite , sorte de rêve à la fois collectiviste et consumériste bien éloigné de la sobriété heureuse aujourd'hui tant vantée (généralement pour les autres).
  • La troisième enfin (d'être une réserve de valeur) n’a pas d’utilité : comme les habitants savent que leurs pays sera toujours riche, ils ne se sentent pas encouragés à accumuler ou à épargner. Si l’argent reste par terre, si personne n’en veut, c'est que le futur n'effraye pas. On n'y est pas., ou tout du moins cette frousse du futur est un élément marquant (ou clivant) de notre temps.

La trilogie labor-dolor-sudor, propre à l’idéologie féodale, est remplacée dans le fabliau par abondance-jeunesse-oisiveté.

Parce que le travail implique une hiérarchie sociale, la soumission à des personnes et à des règles, l’inexistence du travail signifie liberté. Par conséquent le non-travail explique et articule d’une certaine manière la plupart des caractéristiques de cette terre, bénie par Dieu et tous ses saints plus que n’importe quelle autre, même si clairement, tout obtenir sans travail est le trait le plus antichrétien de la Cocagne pour un homme de jadis, comme il serait aussi le plus choquant pour les dirigeants de notre pays, avec leurs obsessions comptables et leurs hymnes abrutissants à la valeur travail.

Je ne dis pas que Cocagne soit forcément un exemple à proposer au bitcoineur. Mais, modèle médiéval pour modèle médiéval, utopie anachronique pour utopie irréaliste, il vaut bien le fantasme féodal.

Reste un point troublant dans ce beau livre : on n'y parle fort peu de politique, ni dans les termes du passé, ni dans les nôtres. Tout au plus certaines gloutonneries y paraissent-elles parodier la curie papale. Plus que des révolutionnaires, les habitants de Cocagne sont en réalité des anarchistes radicaux. Ils ne sont pas sujets, fût-ce d'une principauté privée établie par quelque baleine crypto ; ils ne sont pas concitoyens et le mince succès des votes sur la blockchain me semblent à cet égard significatifs.

Les bitcoineurs sont convives (avec un goût prononcé pour la viande!) et amis. Aristote (toujours lui!) le disait bien avant l'auteur anonyme et sans doute picard : si les hommes avaient les uns pour les autres de l'amitié (φιλία / philía) il n'y aurait nul besoin de politique. C'est décidément, pour moi, Bruegel l'Ancien qui les peint le mieux.

Pour aller plus loin, on pourra relire :

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79 - Rapport Landau, la tentation du Mur

By: Jacques Favier

théorie du port numériqueAprès le rapport de Mme Toledano pour France Stratégie, puis celui de l’Office d’Evaluation Parlementaire, et en attendant les autres travaux parlementaires en cours, celui de la Commission des Finances du Sénat et celui de la Commission des Finances de l’Assemblée Nationale dont le rapporteur est Pierre Person, le rapport commandé en janvier par Bruno Lemaire vient allonger la liste des textes où ceux qui veulent faire avancer les choses doivent scruter de (tout) petits signes encourageants.

Le « Rapport Landau » vise à répondre aux questions posées par Bruno Lemaire en janvier. Ses rédacteurs ont dû s’adapter à partir de mars lorsque le même ministre a énoncé l’ambition de faire de la France la championne des ICO, mais aussi, on peut le supposer, en voyant la tournure plus ouverte que prenaient les auditions devant les missions parlementaires.

Dans ce cadre, ce texte a des mérites, limités mais non négligeables. Tout en sacrifiant à «la technologie blockchain… dont les crypto-monnaies ne sont qu’une des applications possibles», il cible bien l’usage monétaire de la chose, sans trop s’embourber comme le font certaines institutions dans un fatiguant déni ou sans trop contourner cet usage. Certains « blockchain enthousiastes » le lui ont d’ailleurs déjà reproché !

On peut certes le reprendre sur certains points, de vocabulaire ou de technique. On pourrait aisément aller plus loin que ce texte : souligner que si les crypto monnaies sont, comme le dit l’introduction, « sans véritable précédent dans l’histoire » cela ne vient pas de ce qu’elles « circulent indépendamment de toute banque et sont détachées de tout compte bancaire ». Nos vieux Nap en faisaient autant.

Inversement, on pourrait soutenir qu’elles sont bien davantage que « l’expression d’un mouvement de société, d’inspiration libertaire » rendu plus offensif par le discrédit du système. En rester là c’est prendre le risque de les confondre avec les monnaies locales complémentaires, dont le rapport note lui-même qu’elles sont gentiment tolérées par le système qu’elles entendent remettre en cause. Le rapport voit bien qu’il y a quelque chose d’essentiel qui se joue autour des procédures de consensus (qui « permettent aux participants au réseau de valider collectivement les transactions ») mais cela est évacué aussi vite que cité parce que cela nécessiterait d’étendre le discrédit dont souffre le système bancaire à l’ensemble du système, institutions politiques comprises.

la guérison

On voit bien qu’il y a, chez les rédacteurs, de la considération pour le mouvement des cryptos (notamment « pour l’engouement qu’elles suscitent ») qui fait écrire que « il serait imprudent pour les pouvoirs publics, quand ils décideront de leur réponse réglementaire, de négliger ces aspirations et ces soutiens ». Il y a une forme de respect, puisque le bitcoineur ne se voit pas traité de terroriste, de trafiquant de drogue ou de proxénète. Il y a parfois de la sympathie : « l’ambition des crypto-monnaies est belle »… mais aussi une petite dose d’hypocrisie quand la phrase enchaîne avec « mais difficile à satisfaire : neuf ans après le lancement du Bitcoin, elles sont très peu acceptées et utilisées pour les paiements » alors qu’une bonne part des recommandations du rapport vont viser à ce que perdure l’inconfort de l’utilisateur, et que cette durée de 9 ans n’est pas forcément significative à l’échelle du déploiement d’une technologie aussi innovante.

Il y a même de troublants aveux. Autour du seigneuriage, par exemple, quand on lit que « le seigneuriage peut être affecté au fonctionnement du système. C’est le cas du Bitcoin, de ce point de vue totalement transparent et intègre ».

Mais fondamentalement, et comme l’audition de Jean-Pierre Landau devant la mission Person nous en avait donné l’avant-projet, tout ce qui, à tort ou à raison, est perçu comme indice ou preuve de l’inefficacité des monnaies crypto est imputé à ce qui en est le cœur même : la décentralisation. Comme si les plus grandes faillites de l’histoire (monétaires ou autres) n’avaient point été parfaitement centralisées. Non, non : un peu de recentralisation ferait le plus grand bien aux crypto-monnaies, et « les autorités publiques doivent prendre le leadership et se muer en véritables développeurs de nouvelles applications permises par la blockchain ». En deçà de toute expertise, au delà de tout biais identitaire, on est ici en réalité dans le dur d’un conflit politique : il y a peut-être, d’un côté, les « idéaux libertaires » sur lequel le rapport insiste, mais il y a de l’autre une panoplie d’ « idéaux régaliens » qui ne sont pas moins idéologiques même s’ils ne sont jamais questionnés.

Curieusement le rapport concède cependant un avantage, là où l’État, il est vrai, n’a guère d’intérêts à défendre, savoir pour les paiements transfrontaliers. Est-ce à comprendre qu’un système inefficace sera toujours assez bon pour les malheureux émigrés ? Ou bien est-ce l’aveu implicite (JP Landau l’avait dit devant la mission Person) que le système officiel est tellement alourdi de compliance formelle et tatillonne qu’il en devient inefficace, et que la religion du KYC a tué le correspondant banking, accélérant la situation de non-bancarisation de la majorité de la population terrestre ? Mais même là, ce sont des choses comme Ripple (voire Corda !) qui se voient désignées comme solution possible… No comment.

Je n’entends pas tout reprendre : ni critiquer les espoirs mis dans les blockchains privées (il suffit de regarder la liste des personnes consultées), ni finasser sur les limites d’une digitalisation de tout et de n’importe quoi, ni insister sur la confusion persistante entre la simple représentation digitale de la valeur qu’envisagent tous les suiveurs et la cristallisation numérique d’une valeur endogène qu’a réalisée le protocole Bitcoin, ni pinailler les chiffres douteux sur la consommation électrique de la Hongrie ou la comparaison avec les performances de Visa (merveilleusement centralisées, mais aux Etats-Unis, bien que l’invention de la carte à puce ait eu lieu en France).

Les lecteurs qui partagent mes préoccupations iront donc plutôt voir dans la troisième partie du rapport ce qui a trait aux politiques publiques. Citons : « Malgré les interrogations qu’elles suscitent, il n’est pas proposé de réguler directement les crypto-monnaies. Ce n’est aujourd’hui ni souhaitable, ni nécessaire. Une règlementation directe n’est pas souhaitable, car elle obligerait à définir, à classer et donc à rigidifier des objets essentiellement mouvants et encore non identifiés. Le danger est triple : celui de figer dans les textes une évolution rapide de la technologie; celui de se tromper sur la nature véritable de l’objet que l’on réglemente; celui d’orienter l’innovation vers l’évasion règlementaire. Au contraire, la réglementation doit être technologiquement neutre et, pour ce faire, s’adresser aux acteurs et non aux produits eux-mêmes. » C’est plutôt de bon sens, et cela aurait gagné à être mis en œuvre par bien des intervenants depuis des années.

Après quoi, on sombre un peu dans le vœu pieux (« la coopération internationale doit permettre d’éviter que la concurrence règlementaire ne conduise à des abus ») ou dans la baliverne («il faut dissocier l’innovation technologique, qu’il faut encourager et stimuler, de l’innovation monétaire et financière, qui doit être considérée avec prudence»).

Ce que le rapport, et c’est sa plus grande faiblesse à mes yeux, n’aborde pas, c’est comment nos autorités pourraient s’y prendre pour faire de la France la championne des ICO tout en laissant les monnaies crypto dans leur espace virtuel, en évitant « toute contagion » et en verrouillant au maximum les points de contact, quand je proposais au contraire d’aménager ceux-ci pour être le plus avenants, commodes et équipés possible. Il y a même un paradoxe fondamental, dans toute l’ambition politique de la Championne des ICO, qui est de faire les yeux doux à ces opérations (souvent magnifiquement centralisées, j’en conviens, mais souvent aussi vaines, creuses, décevantes voire crapuleuses) tout en accusant de bien des maux les seuls use-cases prouvés à ce jour des protocoles d’échanges décentralisés, au premier rang desquels se trouve toujours, que cela plaise ou non, Bitcoin. L’assertion, pour lui refuser la nature d’étalon, selon laquelle « aucun exemple de contrats (de vente ou de prêt) libellés en crypto-monnaies n’est recensé à ce jour » montre l’étendue de l’illusion sur les ICO : une belle majorité des ICO « ethereum » sont faites avec des contrats autonomes libellant le prix des jetons en ethers. Il faudrait aussi rappeler aux auteurs qui ne connaissent la crypto que de l’extérieur que Bitcoin est l’étalon sur la plupart des exchanges. Clairement, on a ici un problème de biais identitaire : Bitcoin est un étalon pour un groupe de personnes pour l’instant essentiellement actives dans le cyberespace.

Il y a aussi un passage qui peut laisser rêveur, en ce qu’on ne sait s’il est extrait tel quel d’un vieux rapport concernant l’Internet, ou s’il admet implicitement que Bitcoin a enfin créé l’Internet de la valeur. Je le livre à la méditation du lecteur : « Internet conduira à une profonde transformation des modes de financement de l’innovation et des entreprises. Les émissions et levées de fonds transfrontières sur le réseau vont se développer rapidement. Tirer les bénéfices de cette technologie en protégeant les épargnants représente un immense défi ». Si l’on entend bénéficier d’ICO en euros organisées par des banques centralisatrices chargées du KYC, alors effectivement, « tirer les bénéfices » de la « profonde transformation » qui s’annonce risque d’être un peu dur.

le déploiement d'un réseau

Malgré quelques interventions courageuses des uns et des autres, le rapport en reste aussi à la désastreuse posture d’interdire aux banques (françaises ? leurs succursales luxembourgeoises s’apprêtent à le faire ou le font déjà !) toute implication, voire à une recommandation selon laquelle « les banques pourraient également être soutenues et encouragées dans leur refus de financer les achats de crypto-monnaies par leurs clients ». Lesquels clients pourront céder aux sollicitations des arnaqueurs : cela permettra d’entretenir le moulin à invectives. C’est exactement le contraire du message diffusé par la Gendarmerie Nationale qui recommandait il y a quelques semaines de « demander toujours conseil à votre banquier ».

Demander ensuite mollement à ces mêmes banques un peu de bienveillance pour les entrepreneurs ou les détenteurs de cryptos (ce que le rapport appelle « la bancarisation des acteurs de la chaîne de valeur de la crypto-finance ») sera évidemment voué à l’échec. Très accessoirement, et comme je l’ai déjà noté, cela rend tout à fait utopique la fiscalisation des bitcoineurs dont on parle par ailleurs si imperturbablement : si les banques n’acceptent pas les flux de cash-out des crypto, avec quel argent les bitcoineurs payeront-ils les impôts qu’on leur demande ? Il faudrait parfois toucher le sol. Malgré les remarques formulées par quelques gestionnaires d’actifs, qui connaissent quand même leur métier, quant à l’amélioration qu’une goute de Bitcoin apporterait à leur gestion, le rapport va jusqu’à exclure la chose (là aussi, en France seule ?) sous le prétexte presque inconvenant que cela fournirait de la liquidité à la crypto-sphère, et avec une mauvaise foi à couper le souffle : après avoir expliqué que Bitcoin était trop jeune pour que l’on puisse induire de ses performances qu’il constituera à terme une réserve de valeur, on nous dit sans ciller et comme s’il s’agissait d’un fait historique qu’il baisse quand tout va mal. Faut-il rappeler qu’il est né après 2008 ?

C’est donc un état de siège (solution propice à la création d’innovations monétaires…) qui est instauré, isolant les crypto-monnaies des banques et des investisseurs institutionnels. Prendre en modèle la désastreuse Bitlicence dont les effets ont pu être concrètement mesurés à New-York est une indication claire de l’effet recherché.

le tour de Gaule

Mais pendant le siège show must go on, le divertissement continue avec ses magiciens et ses jongleurs : tokéniser les récompenses aux ramasseurs d’ordures volontaires (sans en parler aux urssaf ?) pour leur permettre de payer ce qui servira de remplaçant aux Vélib’ ou échanger, comme l’a fait la Banque de France, des éléments de secrétariat administratif sur une DLT tout ce qu’il y a de classique, voilà qui va faire de la France (laquelle bien sûr « se doit de tracer une voie originale ») un objet d’universelle admiration.

Il va falloir un peu de sérieux. Si l’on veut tokéniser les billets des JO 2014, sans que cela ne se termine par une commande publique à IBM (ou à Consensys, que l’on aura prise pour une société française) et si cela doit participer à l’image de modernité de notre pays autant concevoir autre chose qu’un gadget, et si possible le faire avec des savants français.

Reste un tabou. L’idée du jeton crypto-fiduciaire (de la CBeM si on veut) hante des milieux fort différents. Dans le cadre que j’avais tracé, celui d’un port numérique dont la monnaie légale, elle-même numérique, pourrait s’interfacer aisément avec les monnaies numériques libres et communes, il me semble que cela faisait sens. Ici on ne sait trop que croire. Aborder les choses sous l’angle du symbolique politique (« politiquement, la disparition du souverain en tant que signe monétaire visible ne serait pas neutre ») fera sourire tant l’eurosceptique que celui qui regarde l’objet matériel qu’est le billet de la BCE, conçu pour évoquer le moins possible « le souverain ». Aborder cela sous l’angle de la sécurité (« si des catastrophes humaines ou naturelles venaient à perturber ou détruire les systèmes informatiques sous-tendant la monnaie digitale… ») sonne aussi assez comiquement aux oreilles du bitcoineur, décentralisateur par nature et qui sourit de voir le rapport n’envisager comme alternative au centralisme d’Etat que le centralisme d’un GAFA.

Aborder franchement le sujet d’une crypto-fiduciaire consisterait à examiner si les banques centrales sont prêtes à se mettre face aux banques commerciales qu’elles sont censées régir et non servir, et à leur reprendre une part du gâteau. A la Banque de France, le sujet provoque des discours pour le moins embarrassés et sinueux. Reste donc seulement une vague frayeur à l’idée que ce ne soit un GAFA (le sigle n’apparaît pas une fois) ou un « conglomérat financier » qui s’empare de la technologie et n’impose son token. De ce risque, en réalité, rien n’est dit de la façon dont on le contournera. Nous avons, pour notre part, déjà demandé ce que la « souveraineté française » gagnerait à cette sujétion supplémentaire, quand les monnaies libres, communes et ouvertes du cyberespace pourraient offrir l’instrument d’un ré-aplatissement du monde. L’obstination que le rapport met à traiter Bitcoin de « monnaie privée » est ici une entrave au jugement.

En ce qui concerne la mise au clair de quelques notions essentielles, le rapport demande en gros que l’on s’inspire du régime des devises (eh oui) mais hélas ne fait aucune proposition quant à la fiscalité des particuliers, se contentant de citer la récente décision du Conseil d’Etat, sans souligner ni les coûts divers qu’ont représenté, pour l’écosystème français, 4 années de quasi-vide juridique laissé au bon plaisir de la seule administration fiscale, ni les bénéfices somme toutes limités (et pas universels) du nouveau régime, ni son caractère totalement non compétitif. Comme dans le même temps l’Office Parlementaire d’Evaluation produit un rapport de 200 pages, par ailleurs remarquable, mais où le sujet fiscal fait l’objet d’une ligne (page 95) pour nous révéler que le statut fiscal de Bitcoin et autres « n’est pas clair », il ne reste plus qu’un espoir tenu : que le rapport Person en suggère un, clair, logique et compétitif et qu’il plaise à la sagesse du Prince de lui donner son accord avant la prochaine loi de finances.

montagnes

Au risque de répéter ce que j'ai dit lorsque j'ai été auditionné par la mission Person, puis par la mission Landau, et que j'ai déjà écrit ici et : consacrer plusieurs pages à la thématique fiscale des ICO fera certainement les délices des avocats fiscalistes (qui ont dû en fournir une bonne part) mais c’est une perte de temps si la fiscalité des particuliers détenteurs de crypto-monnaies reste un non sujet. A croire que ces thématiques ne sont pas abordées pour construire une fiscalité adaptée, légitime et raisonnable, mais juste pour inciter à l’exode. Sous cet angle, malheureusement, ça marche.

Le rapport a un mérite : il n’insulte jamais l’avenir des crypto-monnaies (ainsi « on ne peut exclure qu’une crypto-monnaie existante ou à venir s’impose un jour dans les paiements et donc, comme réserve de valeur, présentant une concurrence et un défi pour les monnaies officielles »). Depuis Adolphe Thiers assurant que le train ne transporterait jamais ni marchandises ni voyageurs, la liste est longue des prévisions aussi hautaines que malencontreuses. Mais le spectre du fâcheux rapport Théry, malgré quelques tentations aisément décelables quand le rapport aborde « l’impossible montée en puissance », rend aujourd’hui prudents les Cassandre numériques ou les satisfaits de l’ordre existant. Dans ces conditions on aurait pu souhaiter que le rapport soit aussi prudent avec l’avenir de la France qu’avec l’avenir de la technologie. Etouffer Bitcoin n’est pas à la portée des autorités. Le chasser de leur pré-carré et faire de la France une Albanie crypto, peut-être.

isoler

C’est l’éternelle tentation du mur, et son inévitable ambiguité : qui isole-t-on ?

Monsieur Landau souhaite «contenir» les cryptomonnaies, et non pas permettre leur développement. Or cela fait des années que l’on « contient » ! La France était très en avance en 2011. Le plus ancien exchange européen est Français. Pourtant après avoir rencontré de nombreuses difficultés (notamment avec les banques) il ne pèse pratiquement rien aujourd’hui et les plateformes américaines dominent d'ores et déjà le marché Européen. Ajouter des contraintes supplémentaires c'est renoncer totalement à ce que des plateformes «crypto-crypto » se développent en France (ou en Europe). Tout l’écosystème sera ailleurs, avec ses ressources humaines, physiques et financières. On ira les voir en Californie une fois par an.

Commandé, il est vrai, à un moment où le ministre n’avait pas encore embrassé l’ambition de faire de la France la « Championne des ICO », la lecture du rapport Landau n’inquiète guère, mais ne laisse que fort peu de chances de voir notre pays devenir le « port numérique » que j’appelais de mes vœux.

Ici encore, et sauf initiative venue des plus jeunes et des digital natives dans l’Administration, au Parlement ou... à l’Elysée, nous serons marginalisés là aussi.

sur le mur

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78 - Le rapport de France Stratégie

By: Jacques Favier

A l’heure où plusieurs institutions n’ont pas encore lâché prise, que ce soit la BRI qui vient de publier tout un chapitre à charge contre les cryptomonnaies ou la Banque de France qui a multiplié durant tout le printemps des imprécations assez creuses, le rapport intitulé Les enjeux des Blockchains et publié par France Stratégie ouvre peut-être la saison des textes plus équilibrés et des propositions, même timides, qui pourraient engager la France dans autre chose qu'une impasse. Les mêmes experts, en gros, ayant ensuite « planché » devant les missions parlementaires ou l'équipe de Jean-Pierre Landau, on peut du moins l'espérer.

Publié sous la signature de la Professeur Joëlle Toledano (qui n’est pourtant pas à titre personnel une bitcoineuse fanatique !) avec le concours de plusieurs personnes, ce document mérite d’être d’abord salué pour son équilibre, quelles que soient les critiques que nous pouvons lui adresser à la marge.

le rapport toledanoDès les premières phrases, on sent que le texte est habile. Il fait, aux pudeurs encore de mise face au « sulfureux bitcoin », les concessions nécessaires pour être lisible même par les effarouchés. Sans leur celer cependant l’arbitraire des distinctions éculées entre la technologie et le jeton qui lui donne accès et la finance. Ni l’inanité de la réduction à « la blockchain » de ce qui est d’abord une technologie de consensus. Ni l’impasse où aboutissent très vite ceux qui se prennent à leurs propres mots. Ni le fait que les disruptions viennent rarement de l’intérieur des systèmes, financiers ou autres. Il reste cependant à nos yeux des points douteux qui auraient pu être critiqués, par exemple que la décentralisation et la désintermédiation soit vraiment et automatiquement facteur de baisse de coûts.

Le titre du second chapitre « Que faire du Bitcoin ? » est donc ironiquement ionescien (d’autant que Bitcoin, comme Amédée, grandit géométriquement). Le rapport ne cache ni que Bitcoin est « un petit peu l’argent liquide d’Internet » ni qu’il incarne « ce vieux rêve de l’internet, une monnaie électronique ».

Amédée

Notre ouvrage La Monnaie Acéphale y est abondamment cité, et pratiquement présenté comme une référence. Même si, comme les auteurs en sont présentés comme des propagandistes de Bitcoin, on suggère dans une note en page 21 que la présentation faite en dix pages la même année par Arvind Narayanan (assistant à Princeton) et Jeremy Clark (assistant à la Concordia Institute) est « plus académique ». Ce qui n’empêche pas dans la note placée juste en dessous de citer les Echos et même Vanity Fair

Mais ne refusons pas notre plaisir : le « sulfureux Bitcoin », comme le « grand méchant loup » est désormais intégré au récit dans une place centrale et n’est plus l’apanage des criminels mais le sujet d’étude d’une « communauté de passionnés d’origine diverse, où les spécialistes de l’informatique, de la cryptographie et de l’algorithmique côtoient ceux de la finance, de l’économie, du droit, de l’histoire ». Le Cercle du Coin, d’ailleurs bien représenté durant les auditions de France Stratégie, est décrit comme « probablement le plus emblématique » de cette passion.

A noter que la controverse écologique a le mérite de ne pas se centrer sur les chiffres extravagants de Digiconomist et que les dénonciations de la « bulle », quand bien même elles viennent de sommités, sont mises en regard de la valeur d’utilité (actuelle ou à terme) des jetons, même si on aurait pu souhaiter une réflexion plus profonde sur ce qui constitue leur valeur.

Le Chapitre 3 aborde la « trust machine », sans que le caractère infalsifiable de la blockchain soit réellement questionné. De ce fait la rubrique des usages « notariaux » laisse un peu sur le lecteur sur sa faim, celui sur « l’Internet de la valeur » paraissant plus séduisant, malgré la revue des difficultés qui n’en élude qu’une, celle qu’induit le frottement fiscal tant que les transactions entre deux jetons cryptos restent susceptibles de taxation même s’ils ne font pas apparaître de liquidité en monnaie légale. Et soudain, au détour d’un intertitre surgit « le retour au galop du bitcoin » certes assorti d’un point d’interrogation. Le lecteur se voit rappeler qu’en définitive, le jeton (précieux) est la clé de voûte du bâtiment où l’on longe tous ces rêves. Avec une mise en garde que nous pourrions signer des deux mains : « pour séparer le bon grain de l’ivraie et bénéficier des seuls effets souhaités des Blockchains, il ne suffira pas d’essayer d’interdire ou de contrôler le bitcoin » d’autant que, pour filer la métaphore, peu de bon grain monte vraiment en épi malgré l’enthousiasme des entrepreneurs et de leurs sponsors, pour un nombre de raisons assez élevé que le rapport liste opportunément.

Ayant pointé les difficultés qu’ont encore les cryptomonnaies à s’interfacer avec le monde réel (sans ajouter, comme nous nous le permettons ici, qu’une part de ces difficultés pourraient être aplanies par ceux-là mêmes qui les désignent comme des faiblesses) l’étude en vient au chapitre 4 à l’hésitation qui saisit les pouvoirs publics. Le cas de la Banque de France est une illustration saisissante et pour qui sait lire entre les lignes, la citation d’un texte de son Chief Economist donne une idée des contorsions et du vertige de l’institution : « Même dans le cas extrême et très improbable où de la monnaie digitale de banque centrale avec des attributs de dépôt serait émise et où le public l’adopterait massivement, le rôle des banques dans la distribution de crédit, bien que s’exerçant dans des conditions plus difficiles en raison d’une moindre information directe sur leur clientèle, ne devrait pas être gravement compromis ». Plus concrètement, la note pointe la convergence qui se fait jour autour d’une régulation raisonnable, qui donnerait notamment un cadre à ce qui doit en avoir un : la fiscalité (on regrettera que l’échantillon soit établi de manière à suggérer un taux de l’ordre de 25%, ce qui paraît douteusement compétitif) ou la comptabilité. Le rapport n’hésite pas même à souligner que « la relation avec les banques et le manque d’expertise des pouvoirs publics deviennent néfastes ». Dont acte.

La conclusion pointe un dilemme : « Deux scénarios sont envisageables : ou bien encadrer suffisamment les Blockchains existantes ; ou bien favoriser le développement de nouvelles infrastructures plus sécurisées. À ce jour, il est difficile de trancher le dilemme : le rapport recommande donc de mener de front les deux stratégies de ‘’maîtrise’’ des blockchains existantes et d’accompagnement de l’émergence de nouvelles solutions. ». On pourra regretter que, malgré la présence de nombreux scientifiques lors des auditions, le choix ne soit pas fait plus résolument en faveur de cette deuxième solution, surtout quand il existe des solutions françaises et des avantages compétitifs à la clé.

Les 7 recommandations qui forment le 5ème chapitre sont assez sensées même si certaines risquent (mais c’est la loi du genre) d’apparaître comme des vœux pieux. Quand on lit que l’on va « développer les usages des blockchains en s’appuyant sur un groupe à compétences transversales, à l’intérieur de l’État » on se dit qu’un inventaire de ce qui existe « à l’intérieur de l’Etat » pourrait amener quelques doutes, d’autant que le problème est cruellement mis en relief 3 pages plus loin. Quand on lit qu’il faut « définir et contrôler les règles de reporting applicables aux places de marché » on ne peut s’empêcher de songer que la surveillance des acteurs français ou opérant en France ne sera pas une tâche harassante. 
Au delà, c’est la légitimité même de l’Etat pour faire le job qui peut paraître relever d’un biais identitaire chez les rédacteurs du rapport, et d’un tropisme culturel proprement français. Que le laboratoire de réflexion sur les échanges centralisés soit structuré autour de la Caisse des Dépôts (fondée en 1816) et que la cellule d’accueil des startups soit logée chez un régulateur paraît tout naturel à nos élites. Nous pensons que ça ne l’est pas, du moins pas sans examen ni sans un profond aggiornamento numérique de l’Etat et de l’administration.

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71- Un texte original

By: Jacques Favier

S'il faut reconnaitre des mérites à la note intitulée Les implications macroéconomiques du Bitcoin et rédigée par M. Paul Mortimer-Lee, chef économiste pour le marché américain chez BNP Paribas Securities, on commencera par se réjouir de lire enfin un texte issu de l'intérieur du système, non de ses retraités, fournisseurs, obligés et stipendiés, et dont l'argumentation est conduite avec raison, sans tulipes ni ponzi. On y trouvera quelques phrases au contraire bien réjouissantes !

Mortimer Lee

Le second succès à souligner est d'avoir, pour un texte de deux pages, fait déjà tellement tourner le moulin à paroles chez des dizaines de journalistes dont rien n'indique qu'ils aient eu accès au document original et des centaines de commentateurs qui auraient souhaité une lecture directe et non celle de l'article du Telegraph et des innombrables copier-coller de celui-ci dans la presse généraliste comme spécialisée.

On peut s'interroger sur la confidentialité intentionnelle ou non d'un document qui n'est apparemment ni tout à fait secret ni réellement accessible. Plusieurs lecteurs ont assuré l'avoir cherché en vain. J'en ai demandé par mail, dès lecture de l'article du Telegraph, une copie à la chargée presse de la Banque, mardi 21 novembre à 7 heures du matin. A cette heure je n'ai pas eu de réponse. Mais comme je le rappelle souvent, le mot grec historia signifie enquête, et l'on ne se forme son opinion que sur des documents originaux...

J'espère donc satisfaire la curiosité de nombreux amis et au delà en mettant ici en ligne le document original débarassé de ses legal notices et de la liste des numéros de téléphone de la direction des études (seule chose qui m'ont paru de nature à nuire à nos amis banquiers).

Si le Telegraph citait bien le mot « la seule conclusion qu'il s'agisse d'une bulle ne dit pas qu'elle doit éclater prochainement » mon impression est que son analyse (pour ne pas parler de celles qui ne citaitent que l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'Ours) tendait quand même à tirer les concluions de Mortimer-Lee du côté anxiogène.

D'abord le chief economist le dit d'entrée de jeu : « les bulles, comme la précédente bulle technologique, ont souvent de solides fondements, et dans le cas présent c'est la technologie blockchain. Les cryptodevises sont probablement là pour demeurer ». Quant à l'inflation du cours, il le renvoie dès l'introduction de sa note à l'inflation du QE.

Plaisamment aussi, et pour nous reposer des sornettes pompeuses sur la nature de la monnaie (le monopole régalien magnifié par la signature de Monsieur Trichet sur chaque billet) Mortimer-Lee rappelle que money is what money does, un point qu'il est parfois opportun de rappeler et sur lequel les historiens pragmatiques ne contrediront pas les économistes pratiques. Le système de fiat money se voit, dans sa note, étonnement introduit par le mot « but » et souligné par le mot « currently ». On ne saurait mieux rappeler que ce que certains veulent faire passer pour le dessein du Ciel n'est qu'un état de fait assez récent et sans fondement particulier.

Venons-en au montant limité du nombre de jetons Bitcoin. Là aussi les avant-goûts de la note me paraissent avoir été tirés vers la critique : monnaie limitée, risque déflationiste etc. Ceci appela une réponse au demeurant très fine du polytechnicien Alexis Toulet défendant le Bitcoin, monnaie pour un monde fini, défense à laquelle je souscris largement. Mais le texte original me paraît bien plus ouvert, ne serait-ce que parce que ce montant limité n'est pas présenté comme une erreur ou un complot, mais comme « a brilliant feature by the designers » sans compter le rappel des délires du QE ou des expropriations à l'arrache pratiquées à Chypre.

le telegraphTant et si bien que le paragraphe sur les conséquences monétaires n'occupe guère qu'un petit tiers de la note. Et que l'absence de prêteur en dernier ressort qui faisait le titre du Telegraph n'y apparait que bien discrètement.

Je laisse chacun supputer les raisons de l'attitude de la presse financière. L'opération me semble avoir, les historiens me comprendront, un petit côté dépêche d'Ems !

La note de Mortimer-Lee révèle, notamment sur les conséquences de Bitcoin pour la politique monétaire, des analyses bien plus proches des réponses critiques exprimées par divers bitcoineurs par exemple sur Bitcoin.fr, que des avertissements catastrophiques (serious concerns) par lesquelles on avait voulu la résumer. Les forks sont métaphoriquement comparés à de nouveaux gisements, ce qui n'est pas mal vu.

Ce texte qui s'achève fort philosophiquement par une promesse sibbyline : « a controversial and volatile future looks assured» gagne décidément à être lu en version originale !

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63- L'Alternative

By: Jacques Favier

L'ouvrage de Kariappa Bheemaiah qui n'est pas encore traduit en français n'est donc pas celui qui a fait le plus de bruit chez nous. Il est cependant le plus solide et sans être d'accord sur tout je suis admiratif de cette alternative différente de toutes les métaphores pétaradantes dont on a orné la Blockchain.

AlternativeDès les premières pages, l'auteur annonce un plan ambitieux :

  • un retour sur les notions fondamentales touchant à la monnaie et à la dette ;
  • le rôle que peuvent jouer les blockchains dans un monde financier fragmenté, et notamment via les fintech ;
  • les conséquences sociétales, et notamment l'apparition de nouveaux paradigmes dans le capitalisme, et les conséquences sur le système monétaire, en y comprenant d'abord les banque centrales ;
  • les perspectives offertes, notamment de nouveaux instruments de politique monétaire et de politique tout court.

Mon compte-rendu est assez long, mais l'ouvrage le mérite. Les illustrations, dues à des associations d'idées parfois intimes, n'engagent évidemment que moi.

Un mot d'abord sur l'auteur, et son parcours improbable et attachant. Il a quitté l'Inde à 20 ans pour gagner la France, et d'abord pour servir au sein de la Légion étrangère, dans le célèbre 2ème REP de 2006 à 2011. C'est en Afghanistan et sur d'autres fronts, alors que certains cherchent et trouvent Bitcoin à l'autre bout du monde, que celui que ses amis appellent "Kary'' se pose la question du financement de la guerre, puis de l'origine des incroyables sommes dépensées dans sa conduite.

Kary et la pluie de fiat

Dès son introduction, Kariapppa Bheemaiah déplore "l'exclusion croissante" de Bitcoin de tous les propos concernant la blockchain, une erreur (en voie de guérison ?) répétant tristement les errances des grands groupes promoteurs d'intranets aux débuts de l'aventure Internet, une diversion qui cause un fossé au milieu d'un monde qu'il s'agirait de transformer, en s'assignant une transformation majeure d'un système monétaire intoxiqué à la dette.

How "money makes the world go round"

De même déplore-t-il que, alors même que la pensée utilitariste conduit à une prise d'ascendant de la monnaie sur la société, les études universitaires (pour ne pas parler des études secondaires) ne donnent que bien peu de place au sujet de la création monétaire et de son lien au crédit.

Sans surprise, son court récit de l'évolution historique de la monnaie depuis le troupeau (pecunia) jusqu'à la fiat monnaie me laisse sur ma faim, en ce qu'il élude (comme presque tous les autres) la nature de dommage collatéral de guerre (avec les libertés individuelles...) qui est celle du billet de banque puis de la monnaie scripturaire, et qu'il s'obstine à parler de trust sans même évoquer (à ce point) le rôle structurant de la contrainte fiscale dans l'universelle acceptation du signe monétaire légal. Mais Kary disserte de façon opportune sur la différence entre monnaie de base (banque centrale) et monnaie commune (scripturaire), sur les réserves fractionnaires et leurs conséquences quant à l'offre de monnaie. On ne comprend pas la crise de 2008 si l'on ne voit que, de longue date, l'expansion sans fin du crédit (à tout faire, et même des sottises) a été une excellente affaire pour les banques avec des impacts sur les marchés, dans les affaires, dans les foyers...

Les problèmes posés par la dette sont innombrables et pour certains peu susceptibles de solution (surtout à long terme). De plus ils échappent aux politiques et à leur prétendue régulation, phagocytée par le système bancaire et impuissante face au shadow banking. Etrillant au passage les hypothèses d'efficience des marchés et de rationalité des anticipations, Kary se propose de repenser le capitalisme fondé sur la dette avec une analyse introspective de notre rapport à celle-ci.

La Finance entre flou et loup

Si la monnaie n'est qu'un instrument tellement neutre que l'on peut n'en parler si peu, comment a-t-on, demande Kary, laissé les banques et leur système prendre à ce point le contrôle de nos vies ? Il dénonce d'abord ce qu'on appelle le "consensus de Washington" qu'il décrit comme une kidnapping idéologique, et aussi le laxisme qui a conduit au too big to fail moralement crapuleux et pratiquement dangereux : les grandes banques font de trop grandes erreurs. Or, dit-il, remédier au TBTF autrement que par des vœux pieux réglementaires (et donc centralisateurs) est une affaire où les fintechs et l'utilisation de la blockchain (des échanges décentralisés) peuvent s'avérer décisives parce que cela augmenterait la diversité, et donc la résilience globale. Mais aussi parce que les échanges décentralisés réduiraient l'asymétrie d'information : la fragmentation est ainsi un antidote au malaise actuel.

Passionnantes sont à cet égard les citations d'un discours du 120ème gouverneur de la BoE, lors du prestigieux dîner offert par le Lord-Maire de Londres. Les Fintech ne vont pas, dit le gouverneur, améliorer l'expérience utilisateur (qui en a bien besoin, entre nous) : elles vont changer la nature de la monnaie.

De l'historique long de la blockchain, Kary donne une vue profonde, sur laquelle je ne m'étendrai pas car cela recoupe évidemment bien des aspects de notre propre Monnaie acéphale mais qui est remarquable, comme l'est sa présentation des smart contracts.

Cool it with the Blockchain nous dit Kary. des idéesC'est un instrument, entre autres, dans la boîte à outil qui doit servir à la transformation de la finance, c'est à dire à sa fragmentation et non à sa consolidation comme on l'entend clamer dans tant de conférences. Et à la transformation de l'audit, de la régulation, du contrôle. Le tout non sans frottement parce que la macro-économie s'intéressant peu aux impacts du système monétaire, il faut aller chercher vers d'autres sources, comme la biologie de l'évolution ou la science de la complexité, de quoi stimuler nos imaginations. Et ensuite (tout bêtement, pourrait-on dire) parce que la numérisation des activités financières est encore bien incomplète, ce dont les clients s'aperçoivent chaque jour.

un passeport du temps de la révolutionL'identité digitale est encore dans les limbes alors que foisonnent déjà les avatars.

En regard, on se demande parfois si les fonctionnaires obsédés du KYC se rendent compte de l'inadaptation (de l'archaïsme courtelisnesque) de leurs procédures.

Kary fait à ce sujet des commentaires dont la méditation pourrait être féconde, allant jusqu'à la reconstruction de la notion de "trust" (le lien qui unit l'état mouvant de nos identités à la face changeante de la monnaie) et à la tokenisation de l'identité.

Repenser le capitalisme

Le capitalisme, nous dit Kary, est passé d'un type de société qui utilisait des marchés pour atteindre certains objectifs partagés en matière de prospérité, à un état de la société dans lequel tout est à vendre, y compris le risque. Kary passe ici en revue les trois leviers dont on a fait un usage intensif : marchés, régulations et politiques. Il souligne au passage que la régulation dans sa forme courante a concouru à l'instauration d'oligopoles bancaires et entravé le développement de technologies comme celles des blockchains. L'avenir du capitalisme ne peut se construire sur des abstractions universitaires, sans compréhension de la complexité et des dynamiques de la société qui advient, fragmentée et numérisée. Beaucoup parlent de l'économie de l'innovation, sans innover dans le discours sur l'économie elle-même.

La régulation (croissante) des marchés reste rigide, peu capable d'une supervision holistique, ce qui en retour entrave l'innovation. Or la technologie pourrait être mise en oeuvre pour réguler l'innovation technologique elle-même, comme le suggèrent par exemple le cas d'une blockchain appliquée au lending ou celui du trade finance avec des projets comme Corda (R3CEV).

Réguler la régulation

la régulation et les méchantes petites banquesAu delà des cris de whipping boys des financiers et des lamentations sur le frein que la régulation oppose à l'innovation, Kary lie ces problématiques à la grande question, celle de la reine Elizabeth, citée dès la première page de notre propre livre, "why did no one see it coming ?" question qu'il citera d'ailleurs expressément, lui aussi, un peu plus loin, au début de son 4ème chapitre. Question à laquelle, selon lui, il faudrait répondre en se penchant essentiellement sur l'asymétrie de l'information, une thématique chère aux tenants de la crypto et que l'usage des blockchains renouvèle, quelque soit la seconde asymétrie, entre code légal extrinsèque et code technique intrinsèque.

Des politiques pour un futur sans cash

Partant du constat que le crédit n'est plus un moyen d'atteindre une prospérité future (avec la valeur sociale que le crédit avait alors) mais une matière première qui se vend à un prix fixé par le marché, alors même que la monnaie et le crédit, loin de susciter une augmentation de pouvoir d'achat à terme, représentent du pouvoir d'achat du seul fait de leur création, avec un impact macroéconomique, Kary réclame un réexamen de la façon dont sera créée la monnaie. Et au besoin un retour à un rôle exclusif de la puissance publique, ou - si cela paraît trop régalien- la concurrence de diverses monnaies en circulation et concurrence libre. Avec un marketing de la monnaie !

Assez peu dissert au chapitre du respect de la vie privée, Kary attribue le paradoxal maintien du cash, par des banques centrales qui en annoncent rituellement la fin, au droit de seigneurage.

C'est ici que la "Blockchain souveraine" se révèle cruciale dans "l'Alternative Blockchain". Un point sur lequel je rejoins évidemment Kariappa Bheemaiah, ayant moi-même écrit de longue date que la banque "avait les jetons" même si je ne souscrirais pas à tous les bénéfices qu'il suppose à l'instauration d'une e-currency émise par les Banques centrales, d'autant qu'il en expose avec beaucoup de détails (pages 123 sqq) les multiples hypothèses en s'appuyant surtout sur l'étude de Barrdear et Kumhof.

On entre ici dans ce qui est le coeur de l'Alternative

La dizaine de bénéfices potentiels de l'instauration d'une blockchain souveraine émettant des e-fiat à hauteur de 30% du PNB trace une véritable révolution, non pas très au delà du paiement, mais bien au coeur même de la monnaie et du paiement.

Ce qui est clair c'est qu'une introduction de e-fiat ne signalerait pas l'apparition d'un simple nouveau signe fiduciaire mais bel et bien la mise en concurrence directe de la monnaie banque centrale et de la monnaie de dette des banques, et probablement pas, c'est le moins qu'on puisse dire, à l'avantage de ces dernières. Que les particuliers puissent avoir accès à l'argent "de base" était encore une chose possible il y a seulement quelques années, mais les derniers clients privés de la Banque de France ont été, dans les premières années de ce siècle, priés de rendre leur chéquier rose et d'aller prêter leur argent aux banques commerciales qui avaient dénoncé l'odieuse distorsion de concurrence.

le chéquier rose qui a marqué des générations de banquiers

La place laissée à l'activité des banques commerciales (et à la monnaie de dette) dans un système où la Banque Centrale mettrait à la disposition de la population, directement ou indirectement, un token e-fiat, peut faire l'objet de variantes. La liberté de circulation des monnaies, dans un modèle fondé sur la confiance et non par la contrainte, poserait le problème de la compétition entre deux séries de e-tokens dont les émissions suivraient des lois différentes (maximisation du profit via la rareté pour les tokens privés ou communs, politique monétaire pour les tokens publics) et ceci est évoqué en se fondant sur le papier américain de Jesús Fernández-Villaverde et Daniel Sanches publié avril 2016 Can Currency Competition Work ? - un papier passionnant mais qui me semble pêcher sur un point, la coexistence étant supposée s'établir sur un seul et même territoire peuplé de païens, et non avec une cryptosphère dont la population est pour une part différente.

coexistence ou rivalité

Or, comme le note juste à la suite Kary, l'apparition de la blockchain a mis crument en lumière que tout l'appareil tant de création que de politique monétaires a été construit à l'âge préinternaute. Se servir de cet instrument sans une profonde redéfinition de la monnaie n'a que peu de valeur. De nouveau, nul n'est obligé de suivre ici Kary dans toutes les directions qu'il trace (peu de bitcoineurs éprouveront de l'enthousiasme pour les monnaies à taux négatifs, et cette possibilité devrait plutôt augmenter le charme de Bitcoin à leurs yeux) mais il a le mérite d'ouvrir la réflexion autrement que par des promesses de disruptions aussi creuses que vagues comme on nous en inflige tant. En parlant de fiscalité (le sujet n'est abordé en général que de façon superficielle et pour accuser Bitcoin d'être un trou noir à ce sujet) l'auteur fait une proposition intéressante : si l'argent est de nouveau émis en fiat par le gouvernement (et non issu de dettes bancaires) et que les contribuables doivent payer des impôts en e-fiat gouvernemental, alors le gouvernement doit bien les distribuer (en faisant des dépenses) dans la population avant de taxer celle-ci.

Se fondant sur les thèses de Randal Wray et Yeva Neisisyan, Understanding Money and Macroeconomic Policy (2016) Kary suggère combien la blockchain peut conduire à une re-nationalisation de la monnaie, ou à un QE profitant à d'autres qu'au système bancaire commercial, et n'exposant pas le système au risque perpétuel d'explosion d'une bulle de dettes. Et au delà, à une pratique d'helicopter money et de revenu universel ( une innovation... proposée par Thomas Paine en 1795 ! ) qu'il faudra bien se résoudre à envisager sérieusement quand on aura enfin fini de croire que l'innovation va résoudre les problèmes du chômage de masse.

une invention méconnue : l'helicopter money

la Blockchain, vers la monnaie hélicoptère

La Blockchain peut aider à renverser le paradigme dominant qui voit la richesse créée par l'activité privée et appréhendée par l'État pour sa politique sociale. Kary souligne que si elle est appréhendée de manière privée, elle est bel et bien créée par des machines et des programmes qui ont été construits de manière collective. L'exemple de la blockchain elle-même le souligne (que l'économie capitaliste ne cesse de vouloir s'approprier, voire en la brevetant, tout en en dénonçant l'origine obscure et anarchiste). Certes le revenu de base universel pourrait être distribué via le réseau de banques commerciales, mais avec un effet pervers : l'accroissement de leur capacité de distribution de crédit. Kary en conclut donc qu'une blockchain circulant des e-fiat est techniquement la meilleure solution, y compris d'un point de vue politique et fiscal.

Oublier l'équilibre

Revenant à la Queen's question, Kary remarque que la notion d'équilibre, au singulier ou au pluriel, qu'il s'agisse de l'atteindre ou de le restaurer, n'est pas adaptée à la croissante complexité de notre économie. S'appuyant sur W. Brian Arthur ( Complexity and the Economy, 2014) il rappelle que l'équilibre ne laisse nulle place à l'amélioration, l'exploration, la création, bref la vie. Comme pour Faust c'est, ai-je envie de dire, le moment de satisfaction mortifère auquel Méphisto peut enfin lui demander son âme. Mieux vaudrait, dit fort justement Kary, regarder les enseignements pragmatiques de l'histoire de la technologie que les dogmes des équilibres mathématiques voire comptables. Il se penche donc longuement sur les 5 traits saillants (spécialisation, diversification, ubiquité, socialisation et complexité) de l'évolution technologique, avec un focus particulier sur les fintechs et sur la Blockchain en leur sein. La notion d'équilibre, dont il explore les fondements ontologiques, est peu compatible (sauf pour des états temporaires et multiples) avec ce qu'enseigne les modernes théories de la complexité, que les big data et la capacité de calcul dont on dispose aujourd'hui viennent étayer.

mathinessOr, si le monde de la finance investit des millions dans diverses expériences de blockchain, les modèles mathématiques utilisés par les banques centrales (essentiellement le modèle DSGE, qui est une extension de la théorie de l'équilibre général, et ses variantes) sont historiquement datés, gonflés de mauvaise mathématique et finalement peu à même de modéliser et d'inclure l'effet des marchés (dont on postule l'efficacité) eux-mêmes. Aujourd'hui, cela commence à crever les yeux, même à la Banque Mondiale (lire page 177) comme on le voit dans l'article publié en 2015 par son Chef Économiste et où il dénonce une aberration à laquelle il a donné le nom de mathiness. Paul Romer n'est évidemment pas le seul (ni le premier) à avoir pensé cela. Paul Pfeiderer, un prof de Standord, avait ainsi signé la même année 2014 son savoureux article intitulé Chameleons, the Misuse of Theoretical Models in Finance and Economics dans lequel il offre une théorie adéquate pour soutenir quelque politique que l'on voudra.

Au contraire l'Agent based modelling (qui ne réduit pas des millions de gens à un consommateur efficient et des milliers d'entreprise à un modèle simplet) permet d'exploiter la transparence de cette mine de data que va offrir la blockchain.

le tombeau de LaplaceSi les modèles courants sont déterministes et axiomatiques, la réalité économique dérive de mécanismes qui ne le sont pas. Si les modèles sont réductionnistes, négligent les interconnexions et les influences, les nouvelles technologies les augmentent considérablement. L'économie de la complexité, c'est celle d'une information croissante, et l'on voit comment la Blockchain transparente s'insère ici. Car l'information dont chacun dispose dépend de la structure des réseaux, de sa propre place et hiérarchie dans ceux-ci, et l'on voit ce qu'une blockchain vraiment décentralisée peut changer à cela...

Si la Blockchain disparait un peu de la surface des dernières pages, on a compris qu'en forgeant nos outils, nous nous forgeons nous-mêmes et que ce nouvel outil peut jouer, selon Kary, un rôle essentiel dans une nouvelle politique fondée sur l'ABM et non plus sur les modèles de type DSGE.

Dans ce livre dense, riche en références, Kary n'entend pas "vendre" de la Blockchain, mais l'utiliser sérieusement pour réfléchir avant d'en proposer l'usage pour transformer la finance de manière radicale. Non pas chiffrer les économies que le vieux système en tirera(it) tout en amusant la galerie avec des jouets plus ou moins automatiques ou "intelligents".

Les Trophées, José Maria de Herredia, 1893Ce n'est donc qu'en apparence que Bitcoin, dont le livre commence en dénonçant l'expulsion du champ des propos convenables, semble disparaître ensuite du texte.

J'ai déjà noté qu'au lieu de décrire une blockchain allant très au delà du paiement, l'Alternative restait obstinément sur l'argent et sur le paiement, non en nous emmenant de plus en plus loin mais en creusant de plus en plus profondément la mine découverte par Satoshi Nakamoto, mine métaphorique qui se révèle elle-même profonde : la raison doit renoncer à battre la campagne et se mettre à creuser, même s'il faut pour cela se laisser embarquer sur un continent "alternatif".

Nous sommes bien aux bords mystérieux du monde d'hier.






(*) Pour aller plus loin : (et c'est tout en anglais !)

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62 - Céleste Monnaie ?

By: Jacques Favier

Parler à la fois d'informatique et de philosophie est une chose. L'informatique, nous dit le philosophe Mark Alizart, n'est jamais en effet, que l'aboutissement de tout le travail de formalisation de la pensée que la philosophie a entrepris dès l'aube de son histoire, de L'Oragnon d'Aristote à la Logique de Hegel.

Mêler le Cloud et le Ciel (celui des Idées en l'occurrence, ou celui de l'Esprit) en est une autre, qui n'est pas pour me déplaire. J'avais jadis trouvé dans la maison de Victor Hugo des mots latins sur lesquels je reviendrai (in libro / ad cælum) et qui me paraissaient établir un lien.

L'informatique est la philosophie faite science, ou plutôt la preuve que la philosophie contient un élément décisif d'effectivité. La méfiance qu'entretiennent pourtant les acteurs de ces deux disciplines ne n'expliquerait que par des éléments de conjoncture historique aujourd'hui dépassés. Alizart explore le moment où refait surface la présentation de l'ordinateur (le mot désigne une qualité que les théologiens médiévaux attribuaient à Dieu) comme image, voire réalité de Dieu - une idée présente aux débuts de l'informatique. Il est temps, dit-il, qu'une philosophie qu'il appelle une ontologie digitale vienne soutenir cette vieille intuition.

la Pascaline

Partant de la Pascaline (ci-dessus) et passant par la double invention (anglaise) de l'ordinateur par Babbage et Turin, Alizart en extrait l'idée que l'informatique s'est justement développée contre la mécanisation de la pensée, que l'ordinateur n'est pas une machine à calculer, ou alors que c'est une machine à calculer réflexive non-linéaire, et, en ce sens, que ce n'est pas du tout une machine, c'est un organisme. C'est pourquoi l'ordinateur ne cesse d'aller vers la nature.

Le célèbre test de Turing s'inscrit ici, souvent mal compris. Le problème n'est pas de savoir si la machine pense. Il s'agit de comprendre que le Soi est une propriété générique de l'Être. C'est la vie qui imite l'informatique, laquelle n'est pas une invention de l'homme mais une propriété du vivant. Il y a des lignes de code dans la nature.

Aussi l'informatique confirme-t-elle ce dont on a toujours eu la prescience : il y a de la pensée dans l'Être, ce qui nous met bien plus près des présocratiques comme Parménide que des hyper-cartésiens.

Mais plus important encore - à mes yeux du moins - loin d'être un outil à notre disposition, une chose, une machine, l'informatique est un milieu, notre milieu, l'informatique céleste qui donne le titre à l'ouvrage d'Alizart. Comme dans les romans d'Isaac Asimov ou d'autres, l'informatique est une sorte de Verbe fait chair qui préside à une fusion de l'organique et de l'inorganique dans le numérique.

Si l'ontologie inachevée de Whitehead a exercé une influence notable sur Deleuze, un philosophe qui a lui-même influencé la cyberculture, Alizart nous propose un arrêt préliminaire chez Hegel : Il ne doit rien au hasard si c'est la même année 1830, alors que Babbage inventait ce qui deviendrait le premier ordinateur, que le philosophe allemand a tiré sa révérence, satisfait d'avoir élaboré une nouvelle «science de la raison» (...) Ce sont les limites de la pensée mécaniste qui les ont tous deux mis en mouvement.

le monde est constitué d'information

Hegel fut moqué pour avoir dit que la réalité était constituée d'idées. Alizart traduit : elle est constituée d'informations. Ainsi, dit-il, comprendre que Hegel parle d'informatique, c'est comprendre et l'informatique, et Hegel. Après Coperninc, avant Darwin et Freud, Hegl inflige une blessure narcissique à l'Homme : il est remplacé au centre du monde par un Système qui n'a pour seule activité que de se reproduire et se penser. Au commencement, pour le philosophe allemand, il y a une brique d'information mais cette brique est aussi bien la machine qui traite l'information.

C'est à cet endroit, page 80 (et je n'exclus pas que mon idée soit idiote ou démente) que je me suis dit qu'au commencement, c'était Genesis et que cela renvoyait exactement à ce que nous écrivons, Adli Takkal Bataille et moi dans notre Bitcoin, la monnaie acéphale (page 55) :

GenesisSans vouloir s’embourber dans un débat digne de celui de l’œuf et de la poule, il faut absolument intégrer que c’est l’action de générer des jetons qui a provoqué l’apparition du genesis block, le premier de la blockchain, mais que le protocole et le code exécuté existaient avant même la première écriture. Cela permet de comprendre que la blockchain est une production du protocole Bitcoin, et qu’après seulement ce dernier s’en est aussi servi de support à ses unités de compte, les bitcoins.

Bref, voilà une monnaie qui décidément ne se décrit que platoniquement (une monnaie in libro mais aussi ad cœlum) et dont on pourrait presque dire, en empruntant les mots de Mark Alizart que tout le Système va consister à voir cette machine, qui est à la fois forme et contenu, machine et programme, nombre et traitement de nombres, bref contradiction vivante, réflexivité pure, croître jusqu'à rendre raison de sa contradiction native.

Un peu plus loin Alizart abordant le Concept chez Hegel se demande soudain pourquoi user du mot Concept pour traiter de ce qui est le plus réel, le moins abstrait ? Là aussi, je songe à Bitcoin, saisi par la pensée comme unité de compte (virtuelle bien loin de l'usage que fait Deleuze de ce mot) quand le bon sens veut sentir la monnaie entre le pouce et l'index. Cette étrangeté tombe sitôt qu'on se rappelle que la plus haute réalité, c'est l'unité de la pensée et de l'Être, autrement dit, l'information.

Nombreux sont les moments où l'hypothétique lecteur-bitcoineur lèvera le nez en songeant à de possibles rapprochements. Ainsi du bruit qui préside au développement des formes, à la création d'information. Nombreuses aussi les figures mythiques (Ulysse) ou historiques (Vinci) qui m'ont servi dans ce blog ou dans mes conférences et que je retrouve chez Alizart.

une horloge bitcoinLa «fin de l'histoire» qui préoccupe un peu les philosophes et les historiens procure également l'occasion d'un rapprochement.

Je cite Alizart : le temps ne cesse pas de couler, simplement il n'est plus un temps subi, imposé de l'extérieur, il n'est plus la marque du désordre et de l'entropie, il est un temps voulu, créé, qui inverse l'entropie : le temps produit par le calcul; nécessaire à la synchronisation des opérations du Système... et je renvoie mon propre lecteur à ce que j'ai écrit dans mon billet précédent.

Pour qui réfléchit à ce qu'annonce l'IoT, certaines pages consacrées à la deuxième cybernétique et à l'écologie synthétique sont du plus vif intérêt, même si elles décevront (peut-être!) les tenants de la cyberculture, les adeptes du Ghost. Alizart nous le dit : parce que le Système tend à se rapprocher de l'essence de toute personne en général c'est à dire du «trou» qui la fonde, «le Système n'a pas vocation à remplacer l'homme, mais l'homme et le Système ont vocation à faire ensemble "Événement" à l'horizon de leur vérité».

Et soudain, en page 153, après que sur le terreau géologique du tas de ferraille et de silicium, Alizart a abordé la phase végétale de développement du réseau, surgit le mot que j'attendais (seule raison, peut-être, de ma tenacité) : « le contenu du réseau est identique au réseau. Aussi bien, cette information est réellement vie. Elle prend la forme de ces virus et de ces automates cellulaires qui prolifèrent sur Internet. Le protocole blockchain peut aussi être compris comme une sorte de colonie symbiotique».

Que voilà une chose dont les thuriféraires de la «technologie blockchain» n'ont pas eu le quart de l'intuition !

algues symbiotiques

Dans la phase animale, enfin, surgit le robot, avec qui notre hybridation a déjà commencé de telle sorte que l'homme est cette synthèse même sans qu'il y ait à imaginer un transhumanisme. Que deviennent l'homme et le monde ? L'informatisation permet d'amélirer la projection horizontale des esprits vers d'autres esprits. Pour décrire l'effet de l'informatisation, Alizart emploie deux mots dont les bitcoineurs usent eux-mêmes souvent : fluidifier, horizontaliser. Enfin elle fait muter le langage lui-même, le monde symbolique qu'il constitue et dans lequel l'Esprit a trouvé sa demeure, ces fictions où il vagabonde, enfin délivré de tout. Ce monde devient effectivement un monde : le virtuel. On peut regretter le dernier mot, il n'empêche que la description d'Alizart colle à notre perception et appelle furieusement la monnaie réglant les échanges de ce monde-là.

La réalité qu'Alizart appelle donc virtuelle est, selon lui, proprement le monde de l'Esprit.

Alors enfin, en page 166, apparait le mot Bitcoin. Mark Alizart m'a prétendu n'en avoir pas une connaissance approfondie. Je trouve pourtant qu'il le situe à la place qui lui revient : Au milieu de ces Esprits, mixtes de machines, de cerveaux et d'Êtres, apparaitraient les idées, mais comme des formes concrètes, comme des idées vivantes, des idées virus, des idées machines, à l'instar de ce qui se passe dans le végétal. Le bitcoin, cette monnaie à la fois réelle et virtuelle, enchâssée dans la colonie symbiotique du protocole Blockchain, est déjà une des formes vivantes du symbolique.

Un pas plus loin : la collection de ces idées serait l'Idée elle-même, faite effective, le Soi du Système. Est-ce délire de ma part, ou bien n'y at-til pas quelque chose qui évoque «l'Internet de la monnaie», pour parler comme Antonopoulos, par opposition à une simple monnaie de l'Internet ?

J'arrête sur cette question mon compte-rendu, à quelques pages seulement de la fin de cet ouvrage passionnant qui s'achève, je n'en dirai pas davantage, par un retour à Hegel mais aussi à Teilhard et à Paul. Il faut, pour avancer dans le monde qui nous attend, vivre selon l'Esprit.

Mark Alizart

Pour aller plus loin :

  • Un entretien publié sur le site Un Philosophe : l'informatique est notre nouvelle ontologie.
  • Un article traitant d'art, et sur lequel Alizart appelle l'attention : L'ordre des lucioles qui interroge «la manière dont les objets qui constituent notre monde se connectent, se synchronisent, s’influencent réciproquement».
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60 - Instantanés et métaphores d'un rêve décentralisé

By: Jacques Favier

SnapshotJe dois commencer par renouveler des remerciements à celui qui m’a offert l’un des 200 exemplaires numérotés de Snapshot, unsurpassable blockchain solution édité par notre ami Ludom. Je suis un rien vieille France, je l’avoue volontiers, et donc c’est le genre de chose qui me touche !

Ce recueil de témoignages et de récits est un peu à l’image de ce que montre sa couverture : décentralisé, parfois redondant dans les cheminements qu’il offre aux lecteurs. Mais quel que soit l’ordre dans lequel on l’abordera, il offre d'intéressantes leçons.

Je reviendrai en fin de texte sur le choix d'illustration, qui n'engage strictement que moi.

L’introduction, en forme d'historique (mais la maison de Ludom ne s’appelle-t-elle pas « Plaisir d’Histoire » ?) rappelle d’abord cette évidence, que sans communauté aucune crypto n’a d’avenir ; à force d’entendre parler de « technologie blockchain » du soir au matin, cette dimension essentielle finirait par passer à la trappe. Il faut une communauté, et constituée de gens passionnés s’ils ne sont pas riches.

angeComme Satoshi, le fondateur BCNext a disparu (mais sans doute est-il ensuite toujours là sous un autre nom) et comme celle de Bitcoin, la mise en œuvre, la « genèse » de NXT, fut un peu chahutée : rumeurs complotistes, ratés, trafics sur le prix. Certes, le cours de NXT part très fort : celui qui aurait investi 1 bitcoin (250$) le jour d’Halloween 2013 pour le changer en NXT aurait eu 3900 BTC le jour de Noël, soit, avec le cadeau supplémentaire de la hausse du bitcoin, plus de 2 millions de dollars. Un exploit jamais vu dans la crypto depuis Bitcoin, et plus rapide encore.

Outre les traits immédiatement saillants (programmation en Java, système de brainwallet qui fait que les clés sont dans la data base de tout un chacun, 100% PoS, 100% minés dans le genesis block) les divers récits soulignent le contexte historique : la fin 2013, le bitcoin à 1000 $, l’effervescence d’alt-coins plus ou moins inspirés et ne remettant pas en cause la position monopolistique de bitcoin. NXT se présente non comme un fork mais comme un héritier, non comme une alternative monétaire mais comme une plateforme financière.

le dénombrement 1566On voit la communauté migrer de bitcointalk vers son propre forum, y gagner au passage en sérieux des échanges. En 2014 cependant, plusieurs membres ne sont encore là, à l’image de ce qui se passe chez Bitcoin, que pour spéculer. Un des développeurs qui est sans doute un financier expérimenté, visionnaire, crée alors un grand nombre d’actifs. Ce jl777 a l’idée de développer un écosystème de type Keiretsu (conglomérat à participations croisées), une démarche qui a pu avoir un côté « apprenti sorcier » .

Dans la seconde partie de 2014, l’enthousiasme et les opportunités de profit rapide se calment progressivement. Le temps des décisions graves est venu. Un vol de 50 millions de NXT sur bter.com, qui était alors la principale plateforme, donna à la communauté l’occasion d’envisager un roll-back. Très peu adoptèrent l’alternative et la communauté resta ferme sur sa morale originelle. On jugea que bter.com n’avait qu’à blâmer sa propre incompétence, qui lui vaudra d’ailleurs un nouveau hack par la suite. La solution, développée par jl777, était à trouver dans une solution d’échange décentralisée, comme NXT MultiGateWay. Avec Supernet, le même développeur proposa aussi un système qui permettrait aux différentes communautés crypto de collaborer.

L’année 2015 fut un hiver pour les cryptos, et plus dur encore pour NXT dont le token sortit de la liste des 10 premières capitalisations. NXT n’était plus la seule crypto 2.0 et ses concurrents étaient bien mieux dotés en fonds. Plus significative que la chute du cours, celle du nombre de transactions (divisé par 4) était largement due à la baisse du nombre de transactions sur le marché des actifs, mais aussi à la baisse sensible du day-trading des spéculateurs. Bref on patinait !

Patineurs 1566

Mais à en croire les auteurs, à l’issue de cette traversée, NXT offre aux particuliers, aux professionnels et au développeurs un ensemble complet de solutions de gestion décentralisées. Ce qui lui manque encore, disent-ils, c’est la notoriété, minuscule comparée à celle de Bitcoin. A défaut d’attirer des spéculateurs, NXT doit attirer des porteurs de projets, pour lesquels il s’avérerait la meilleur si ce n’est la seule offre de service. L’aventure n’en serait donc qu’au début, et … moins onéreuse à tenter qu’à l’origine !

Le livre présente une vue kaléidoscopique de l’écosystème NXT. Ainsi du système NRS (NXT Référence Software), c’est à dire du client officiel permettant connexion et transaction, ou de la présentation du media NXT.org par son fondateur (pseudonyme) qui souligne l’abnégation de celui qui écrit pratiquement seul sur son sujet, parce que les « intérêts » sont ailleurs, et l’émergence d’une solution de rémunération des contributeurs. La conviction qu’il s’agit de porter ? Que chacun, vraiment, maintenant, peut utiliser NXT, un « outil disruptif pour les gens ordinaires » et sur lequel chacun peut construire gratuitement.

Pour une bonne part le livre doit se lire comme une sorte de manifeste politique de la décentralisation : une chose est de la faire vivre dans une communauté de militants, une autre de développer sur cette base un système qui doit interagir avec d’autres mondes, dont celui du business. Bref il faut créer une tête de pont, et cela se met en place dès la seconde partie de 2014, à l’abri du droit néerlandais. La fondation NXT permet de donner une interface convenable aux interlocuteurs fonctionnant encore selon les vieilles règles, tout en laissant la communauté suivre son propre mode d’être. Elle n’est pas là pour diriger, mais pour faciliter

Mais les auteurs ne dissimulent pas que la décentralisation se heurte à bien davantage qu’un simple trait de caractère ou une habitude commode de l’humanité : la délégation des pouvoirs a aussi rendu de fiers services à l'humanité ! Là encore, décentraliser un network est une chose, le faire d’une communauté est toute autre chose. Les développeurs ont une importance vitale, mais pour autant ils ne guident pas la communauté. Celle-ci fonctionne sur la base d’initiatives individuelles diverses qui rencontrent, ou non, un écho concret. De l’extérieur, cela peut paraître un grand, long et souvent bruyant désordre. Mais en réalité, disent-ils, le cercle du possible n’est pas prédéfini à l’origine par un leader, il est en construction permanente par la communauté. Un leader mènerait de A à B, prédéfinis. Des négociateurs permettent qu’in fine, du travail soit accompli, et que le point B ne soit pas perdu de vue.

Danse, 1566

Je n’entrerai pas dans le détail de la présentation de nombreux projets permis par le protocole, développés puis portés par la communauté : l’Alias, l’Arbitrary Message, l’Asset Exchange décentralisé et non régulé (sinon par la réputation) et sur lequel sont échangés près de 700 assets forgés comme des colored coins, la plateforme de crowdfunding MS (Monetary System) où chacun peut créer sa devise, ou le NXT Market Place, encore très confidentiel. Tout en en détaillant les caractéristiques, les auteurs avouent que ces aventures se déroulent encore dans un monde tout petit monde assez fragile, pour lequel le bitcoin reste la principale passerelle vers le monde traditionnel.

NXT se présente pourtant comme a revolutionary tool for business dans un monde du business pour lequel blockchain fut d’abord un buzzword fort creux. Le récit de Roberto Capodieci figure sans doute là pour suggérer ce que des solutions d'échange décentralisées peuvent concrètement apporter dans les affaires. En même temps, les chapitres présentant les possibilités de vote ou de mélange des transactions (coin shuffling) sur NXT ne paraissent pas cibler en priorité le business en priorité !

Portement de croix 1564Plus sincère que bien des ouvrages écrits par des utopistes ou autres "faiseurs de systèmes" Snapshot ne cache ni les limites, ni les erreurs. Le rêve parfois vire au cauchemar.

Cette nouvelle technologie n'est pas seulement une expérience sociétale, c'est aussi le développement d'un projet à plusieurs millions de dollars, et qui pourrait un jour se peser en milliards. Il a connu ses trolls, ses scams, mais aussi ses conflits.

Cependant comme Bitcoin repose sur les mathématiques, NXT prétend reposer sur la coopération sans laquelle il ne vaudrait plus rien. Le chapitre "The fork" est à cet égard instructif quant aux grands débats (et aux petits travers) qui ont pu animer la communauté : la blockchain est-elle faite pour stocker de l'information plutôt que pour distribuer des messages et permettre une vérification future (et sans tiers) des données ? comment rendre acceptable par tous l'introduction de changement rendant incompatibles deux versions du protocole ? Comment faire évoluer une blockchain constamment exposée aux feedback du business, bien davantage encore que celle de Bitcoin ?

Enfin le dernier chapitre concerne Ardor, NXT 2.0, non pas un fork mais une innovation que son promoteur présente avec la nette distinction de ses deux jetons, l’un utile à la validation, l’autre à la transaction. On gagne évidemment en scalability. On y gagne surtout (qui donc ?) en chacun chez soi. Chaque chaîne fille a son propre jeton représentatif de son propre objet, et fait payer ses fees de transactions (lesquelles peuvent avoir leurs règles propres) avec ce jeton. Ardor, c’est Blockchain as a Service, présentée implicitement comme le sens de l’histoire

Mais en contrepoint des questions de ces deux derniers chapitres, questions qui ne sont pas sans écho dans l’actualité du bitcoin ces jours-ci, surgissent d’autres questions : le lead developer est-il un leader ? et sinon, est-il un esclave ? En terme moins politique, on se demandera comment peut-on être sûr de ce que l’on mange en salle quand on entend les gens s’engueuler dans la cuisine ? Enfin on notera que du forum au slack puis à la mailing list, l’instrument choisi pour communiquer en dit bien long sur une communauté.

Comme le note en conclusion Robert Bold, l’univers crypto paraît encore à ce jour davantage préoccupé par sa guerre civile permanente (et infantile) que par une mise en ordre de bataille face aux fiat, lesquelles ont toutes les armes (lois d’exception) pour survivre à toutes les crises que leurs défauts mêmes engendrent. Il plaide pour des attitudes plus diplomatiques, entre cryptos, vis à vis des institutions financières et de la part de celles-ci. On ne peut qu’approuver !

                       ***

Quelle conclusion tirer, pour ma part ? Il y a dans toute cette aventure un incontestable côté Jeux d'enfants ou pour le dire comme l’un des auteurs a glamorous tale of geeks changing the world with Java code quitte à le faire comme des apprentis sorciers un rien psychorigides.

Jeux d'enfants 1560

Pourtant, parfois, sous l’ambition d’être unsurpassable, il sourd comme une sorte d'amertume, qui n'est pas sans évoquer ceux qui se voyaient déjà en haut de l'affiche:
d'autres ont réussi avec peu de voix et beaucoup d'argent
moi j'étais trop pur, ou trop en avance...

Si les « bitcoin evangelists » n’ont manifestement rien à envier, pour l’ardeur, à ceux de NXT, on se demande parfois, à la lecture de cet ouvrage, si les développeurs NXT font lire tout cela tel quel à leurs clients… et quand on lit bien des anecdotes, on s’étonne un peu de voir les prudents banquiers adopter NXT tellement plus facilement que Bitcoin comme support de leurs expériences.

J'ai donc lu ce livre avec curiosité, parfois un peu d'étonnement. En y trouvant davantage de politique que de technique. Je ne sais pourquoi, c'est à l'évocation de la Fondation logée aux Pays-Bas (comme on disait jadis) que j'ai commencé à songer à l'illustrer comme je l'ai fait.

Carnaval et Careme 1559

On lira ici une interprétation marxiste de la peinture de Brueghel insistant sur l'absence d'autorité centrale, en l'espèce, de l'église catholique. Ce qui m'a frappé, tandis que je menais mon travail, c'est que si dans certaines scènes de Brueghel le peuple est ordonné par une activité, spécifique et temporaire (le repas, la danse) il est, à l'état ordinaire, représenté sans ordre perceptible. Et que pourtant cela semble faire sens. Je trouve que certaines toiles offrent d'assez belles métaphores d'un système décentralisé. Voici une chose sur laquelle je reviendrais volontiers !

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59- La Blockchain d'un monde qui change

By: Jacques Favier

couvertureLa publication de La Révolution Blockchain de Philippe Rodriguez donne, par son sujet, par sa date de publication et malgré son titre un signal intéressant.

Certes le titre (on reviendra sur le sous-titre) est un peu galvaudé depuis que Don Tapscott a utilisé l'expression : le caractère révolutionnaire de la blockchain a eu tendance à se fondre dans la fureur de mots qui emporte aussi les fintechs, les bigdata et tant d'autres choses, parce qu'ici comme ailleurs s'applique la trop fameuse sentence de Tancrède Falconeri dans le Guépard, réplique culte que cite d'ailleurs Rodriguez.

Mais le brin d'audace est à l'intérieur du livre, qui traite d'abord du Bitcoin, en cette année 2017 où il y a fort à parier que bien des gens vont redécouvrir le bitcoin que des gourous désinvoltes leur avaient jadis conseillé d'oublier.

En UkraineEn commençant son récit par Bitcoin, non pour l'évacuer comme le font les opportunistes mais pour le montrer au coeur même des révolutions du siècle, avec notamment l'image célèbre des QR Codes brandis place Maidan, Rodriguez montre que pour lui, la révolution c'est d'abord une monnaie sans banque et sans Etat, sans censure et sans surveillance.

Au-delà de Bitcoin, nous dit Rodriguez, la révolution blockchain n’est pas un simple épiphénomène technique ou technologique de l’évolution de nos économies et de nos sociétés. Elle s’inscrit, au contraire, dans de grandes révolutions de notre temps, qui sont autant de défis pour nos modes de consommation et de vie. Le monde change autour de nous et la technologie ne fait que s’adapter aux nouvelles réalités qui nous entourent.

En clair l'auteur délaisse le chemin des contrebandiers qu'empruntent ceux pour qui la blockchain doit juste faire gagner une (généreuse mais hypothétique) poignée de milliards aux banques et automatiser leurs services titres, au détriment de la petite-bourgeoisie du middle-office. Certains consultants abondent dans le sens de leurs clients note d'ailleurs Rodriguez.

L'auteur n'élude pas l'arrière-fond de crise politique globale. Là où les juristes et économistes officiels brandissent encore leur confiance jamais expérimentalement vérifiée dans nos institutions, Rodriguez note que crises bancaires et monétaires ont non seulement montré l’essoufflement de notre modèle économique général, mais elles ont aussi interrogé la véritable souveraineté des États et de nos gouvernements face aux pouvoirs de l’argent et de la finance. Au fond, sur le modèle de la théorie du cygne noir de Nassim Taieb, ces crises à répétition nous ont fait envisager l’idée que notre modèle économique pouvait avoir une fin en soi et qu’il fallait, en conséquence, savoir envisager sa mutation à moyen terme.

surgit un cygne noir...

De tout ce qui crée le malaise actuel, société de surveillance et dérive autoritaire, des crispations de l'ancien monde, le livre fait un exposé assez complet.

Il voit dans la blockchain le rouage essentiel d'une nouvelle économie qui re-développerait les communs de jadis, voire les re-sacraliserait. A côté de la technologie, il y a donc une communauté, essentielle. Les développeurs, les hackers, les informaticiens, les mathématiciens, mais aussi les économistes, les entrepreneurs et les politiques auront tous un rôle à jouer dans cette évolution de notre communauté, car le pari n’est pas seulement économique et politique, il est aussi technologique et social. Plus loin, l'auteur, qui donne un aperçu assez large de la culture (romanesque, cinématographique...) qui a vu naître Bitcoin, ajoute qu'au fond, la révolution blockchain a d’abord été une affaire de culture, de littérature et d’esprit avant d’être mise sur pied par des ingénieurs et des techniciens. Je ne sais si l'on peut dire avant, ou si en même temps ne conviendrait pas mieux : c'est un point de détail. Il est clair en tout cas qu'il n'y a pas, en tout cas, de "technologie blockchain" qui viendrait avant, à côté ou derrière le bitcoin.

Les puristes regretteront donc l'assertion selon laquelle Blockchain et bitcoin sont ainsi deux frères jumeaux, longtemps confondus, aujourd’hui reconnus dans toutes leurs différences. Pour moi, on le sait, le débat est du type oeuf-poule. On peut donc certains jours en faire l'économie...

La seconde partie ("Que nous apprend l'économie sur la Blockchain ? ") remet aussi le phare, dès les premières pages, sur le bitcoin.

Certes qualifié (prudence de banquier?) de "quasi-monnaie", Bitcoin permet de changer de monnaie, et Rodriguez a le mérite de ne pas nous emmener illico très au-delà du paiement comme le font tant de charlatans qui se gardent bien ainsi de parler de paiement. Pourquoi vouloir changer la monnaie ? demande-t-il. Parce qu’elle est, pour ainsi dire, le pouls d’une économie, le sang coulant dans ses veines et alimentant chacun des organes de la société, et que les récentes crises économiques ont montré que du sang neuf était plus qu’essentiel à la revitalisation du corps sociétal.

au coeur de la revitalisation du corps social ?

L'histoire de la monnaie est peut-être exposée trop longuement par rapport au sujet du livre. De plus, je ne peux souscrire à la présentation (très libérale) de la naissance de la monnaie à partir du troc, mais la moitié de mes amis bitcoineurs au moins adhèrent à ce mythe...

Une invention vraiment admirablePas davantage je ne partagerai l'enthousiasme que l'apparition du billet de banque en Chine est censé provoquer : l'auteur passe sous silence la dévaluation de 80% que représente le Zhiyuan chao de Kubilai Khan en 1287, la suspension de convertibilité en 1374 et finalement l'interdiction de ces billets par l'empereur Ming Renzong sous peine de mort au début du 15ème siècle.

Ce sont là des critiques bien marginales. Je suis plus embarrassé quand Rodriguez semble cautionner l'OPA de Menger, Mises et Hayek sur Bitcoin. OPA posthume, évidemment, et opérée par John Matonis. Il ne s'agit pas de nier une filiation évidente, mais l'idée de dénationalisation de la monnaie remonte bien avant l'école autrichienne (disons jusqu'au 14ème siècle qui fut celui d'Oresme), et la volonté de créer un "or numérique" suggère aussi d'autres filiations. Enfin le Bancor de Keynes aurait pu être mentionné.

Les explications techniques sont très accessibles, évidemment au prix d'une réelle simplification, et de l'oubli de certaines finesses qui font la beauté de l'édifice. Mais elles tendent vers une conclusion plutôt exigeante : si l’on remplace les mineurs par des entreprises qui sont autorisées à miner, si l’on remplace la multitude des apports en puissance informatique, ces systèmes diminuent d’autant leur crédibilité en termes de sécurité et d’indépendance. Ça a le goût de la blockchain, la couleur de la blockchain mais ce n’est pas de la blockchain

pendant qu'on y est ...

Enfin la dernière partie aborde les usages futurs possibles de la blockchain au regard de la double modification de l'identité et de la propriété, ce qui est un angle intéressant, de la mutation énergétique, de l'exigence sans cesse accrue de transparence dans toutes les relations et transactions, de l'évolution (annoncée par Bersini) vers une société assurantielle. Bien sûr, dans ce catalogue de promesses de haut vol, les considérations de mise à l'échelle ou d'interopérabilité restent un peu sous les nuages. Et, en dépit d'un morceau sur la "titrisation blockchain", le rapport entre actifs digitaux et actifs numériques est parfois un peu flou.

Pour finir, la politique n'est pas oubliée, et c'est là que le sous-titre prend vraiment son sens: Algorithmes ou institutions, à qui donnerez-vous votre confiance?

L'ironie perce parfois, comme lorsque Rodriguez met en face à face l'explosion du nombre de gens employés à réglementer ou surveiller la finance et le peu de résultat en terme de confiance suscitée. Même si l'on voit mal par quel moyen notre Etat sclérosé accoucherait à court terme d'une démocratie liquide (un coup d'état informatique pour nous libérer de règlements contraignants, d’usages dépassés, de relations desséchées ?) ni inversement en quoi l'organisation sur une blockchain nantaise du référendum sur l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes rendrait les points de vues des uns et des autres mieux réconciliables, il faut bien dire que l'enthousiasme de l'auteur, sourcé chez Don Tapscott, est sympathique.

Oui la blockchain est un chantier de pionniers civiques engagés dans de grandes transitions.

Le principal mérite, à mes yeux, de cet ouvrage touffu est de finir, comme il a commencé, sans éluder la monnaie comme point nodal des visées du protocole d'échange qu'est Bitcoin.

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56 - Bitcoin et Big Brother

By: Jacques Favier

bigbrotherProfesseur à l'Université libre de Bruxelles, Hugues Bersini vient de publier un petit ouvrage intitulé Big Brother is driving you qu'il présente comme de brèves réflexions d'un informaticien obtus sur la société à venir.

Alors que la réflexion sur la blockchain s'articule de plus en plus sur son rôle d'administrateur de confiance, et sur les avantages ou inconvénients d'une confiance de nature algorithmique, il est intéressant d'écouter ce qu'ont à dire les meilleurs connaisseurs des algorithmes.

Après celui de Cardon (déjà cité dans mon billet sur Fouché) le livre de Bersini est donc une lecture à recommander.

Ce scientifique fécond (plus de 300 articles), spécialiste reconnu de l'IA et des algos, de la logique floue et du comportement de systèmes complexes, pionnier dans l'exploitation des métaphores biologiques etc... nous dit que seule l'informatique sera capable d'apporter les solutions qui s'imposent avec la complexification du monde et la multiplication des menaces écologiques, économiques et sociétales. La virtualisation de toute information, la multiplication des modes de connexion, la transformation de tout objet en ordinateur rendent, écrit-il, possible la prise en charge totalement automatisée des biens publics. Bientôt des transports en commun impossibles à frauder optimiseront le trafic pour un coût écologique minimum, tandis que des senseurs intelligents s'assureront d'une consommation énergétique sobre, que les contrats financiers et autres ne souffriront plus d'aucune défection et que les algorithmes prédictifs préviendront toute activité criminelle. big eye Voilà pour le constat, assorti d'une prédiction : nous y consentirons.

''Face à l'urgence, nous accepterons de confier notre société aux mains d'un big brother "bienveillant". L'interdit le deviendra vraiment et la privation remplacera la punition. Mais le souhaitons-nous vraiment ?''

A cette question, je ne pense pas qu'il réponde vraiment, et d'une certaine façon la question est plutôt de savoir si nous avons vraiment intérêt à pousser jusqu'aux dernières conséquences cette logique.

faites au mieuxUne équivoque qu'il explicite de façon amusante : En Sicile, il est d’usage courant de transformer les feux de signalisation en de simples recommandations. Si de telles actions illégales sont rendues impossibles par la rigidité coercitive de nos algorithmes, il devient quasiment impossible de parvenir à en détecter les bugs. Et nos sociétés, dès lors, de se scléroser dans une intemporalité glaçante. L'algorithmique est-elle un autoritarisme comme un autre ?

c'est pour votre bienCes critiques sont recevables et méritent toutes l’attention. Elles plaident pour un compromis subtil entre une algorithmique toujours souple et des espaces de délibération morale uniquement réservés aux humains.

Parfois, le lecteur pourra trouver que la morale de l'auteur ne manque pas non plus de souplesse, ou aura du mal à approuver, au chapitre 11, l'idée qu'il est sans doute grand temps de reconsidérer quelque peu notre obsession de la vie privée.

Certes il écrit dans un pays qui n'est pas en état d'urgence, mais il me semble que le professeur Bersini ne perçoit qu'un possible processus vertueux (et, oui, pourquoi protéger les secrets des coupables?) et non l'évident processus totalitaire (à la fin tout le monde étant coupable, tout le monde craint, se censure et rase les murs). Je crains, pour ma part, que l'État post-démocratique n'ait retrouvé le postulat médiéval (tout homme est marqué par le Mal) sans garantir ni le secret de la confession ni le pardon des péchés...

si vous n'avez rien à à craindre, vous n'êtes pas des nôtres

Mais l'ouvrage se lit assez facilement et donne le plaisir que procure toujours la conversation stimulante d'un être non seulement savant mais cultivé. Pas si obtus que cela, le professseur bruxellois, certes un chouïa technocrate, mais philosophe souvent.

Le bitcoin, dans ce livre qui ne lui est pas consacré, n'arrive qu'au chapitre 8, avec une présentation fort classique, même si elle met bien en valeur sa nature de "bien commun", parfois oubliée. Mais c'est un peu partout, au détour de considérations qui ne le concernent pas au premier chef, que le bitcoineur trouvera de quoi alimenter sa propre réflexion.

Sur un point, Hugues Bersini est proche d'Andreas Antonopoulos. L'américain d'origine grecque parle d'inversion des infrastructures : comme les premiers automobilistes mal à l'aise sur des routes conçues pour le transport à cheval, le bitcoineur doit commencer son chemin dans un monde encore régi par le système financier du 20ème siècle.

infrastructures partagées

Les photos du début du 20ème siècle suggèrent en effet que la cohabitation a dû être rude !

Le bruxellois d'origine italienne dit cela à sa façon, notant que les trains connaissent encore des collisions frontales qu'ignore le métro : la destruction créatrice de Schumpeter a beaucoup de mal à s’attaquer aux infrastructures publiques de la dimension d’un chemin de fer. Il est par exemple évident que les modes plus récents furent bien plus simples à automatiser que leurs prédécesseurs, car pensés et conçus alors que les automatismes et l’intelligence artificielle pointaient leur nez dans les laboratoires. Il en est ainsi des lignes de métro modernes et de l’automatisation de l’avion au regard du train.

On peut ici songer aux impératifs et problématiques de sécurité, si radicalement différents concernant les avoirs en bitcoin et en monnaie fiat.

On ne peut non plus s'empêcher de songer aux possibilités qu'offre Bitcoin en lisant le chapitre 4 « Qui paye la casse ? ». On y trouve d'abord une réflexion classique sur le problème de la responsabilité d’un logiciel et de la conclusion d’une société de plus en plus « assurantielle » où toute notion de responsabilité humaine s’évanouit au profit de la seule solidarité et du dédommagement.

Puis Bersini livre une intéressante piste de réflexion : si on ne peut juger une machine (qui n’a pas de responsabilité car pas de personnalité juridique) c’est aussi qu’on ne peut juger un « calcul inconscient » comme le sont ceux qu'effectue l'intelligence artificielle : le responsable ne peut rendre compte de son méfait car toute introspection lui est devenue impossible , ni lui, ni aucun de ses nombreux programmeurs. L’ingénieur est hors circuit, incapable même d’expliquer la défaillance. Autant dire, me semble-t-il, que de telles décisions ont intérêt à s'inscrire dans un univers propre, doté, certes, d'un filet assurantiel... mais aussi d'un système transactionnel de type cryptographique, indépendant de la détention par les parties d'une personnalité juridique.

Je l'ai dit, le chapitre 11 ("Si vous n'avez rien à cacher") me parait pour le moins discutable. Le suivant ("les braves Internautes n'aiment pas qu'on suivent une autre route qu'eux") consacré à la police par réputation et aux lépreux du Web, réintroduit le bitcoin donné comme exemple de la robustesse d'un système décentralisé, auquel n'ont pas (encore?) accédé les systèmes de notation désintermédiés mis en place par les Airbnb et autres sites de mise en relation.

Personnellement, je n'aurais pas écrit que le bitcoin existe par la désintermédiation des banques en établissant un strict parallélisme avec les sites de partage de voitures qui existent par la désintermédiation des taxis d'antan. Car c'est peut-être ne voir dans Bitcoin qu'un protocole d'échange, sans prêter attention à ce que son token a de spécifique.

le paradoxe de l'oeufJe ne suis pas certain non plus de partager l'opinion selon laquelle on a égalemnt vu avec le bitcoin comment son composant stratégique le plus important, la "chaine de blocs", rend cet édifice monétaire pratiquement incorruptible.

Est-ce la blockchain qui rend le bitcoin incorruptible, ou le coût du minage (et ainsi la préciosité du bitcoin) qui rend la blockchain incorruptible? Vertige de poule et d'oeuf...

Sans entrer en débat sur les thèses principales du livre, il reste à l'historien un regret : le livre ne dit rien de la façon dont ce nouveau monde va (lui aussi) vieillir, du destin de ces archives sur le temps long. Les papiers jaunissaient, les films aussi. Les langues, les graphies évoluaient. Qu'en sera-t-il ? Les lois et les moeurs changent (les unes de façon discrète, les autres de façon continue, me semble-t-il), comment les algos épouseront-ils la dérive des unes et des autres ? Les big data conserveront-elles la trace de comportement et de transactions devenues illicites, dans un monde où chaque matin apportera son lot d'interdits nouveaux?

cherchez l erreur

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141 - The Game

By: Jacques Favier

Il est sans doute peu commun de publier le compte-rendu d'un ouvrage paru en 2018 et traduit en 2019.

Cela conduit évidemment à avouer qu'on ne l'avait pas vu passer, malgré les éloges de Libé. Comme je ne suis pas le plus mal informé du canton crypto, on peut suggérer que je ne suis pas le seul, ce qui légitime ma démarche et donne quelque utilité à ma publication. Ce qui la rend plus étrange encore, c’est que le livre ne traite pas de Bitcoin. Le lecteur a beau savoir que j’ai tendance à exhiber mes autres marottes sur la Voie du Bitcoin, il peut être tenté de passer son chemin. Qu’il n’en fasse rien !

Il me semble en effet que The Game (le titre est resté en anglais dans toutes les traductions) répond plutôt bien à certaines questions auxquelles le très médiatisé ouvrage de Nastasia Hadjadji, No Crypto répondit plutôt mal 5 ans plus tard et notamment quant à la  matrice idéologique  de Bitcoin.

The Game c'est, le lecteur français le comprend dès la couverture (du moins pour ceux qui y ont jadis joué) évidemment Space Invaders dont le design iconique les caractéristiques et les promesses servent de fil conducteur à la réflexion d'Alessandro Baricco, philosophe et musicien de formation, journaliste, romancier et essayiste traduit dans de nombreuses langues.

Là où Hadjadji se fonde sur l’hypothèse (étayée croit-elle par quelques exemples arbitrairement privilégiés) d’un complot relativement récent de machiavéliques cypherpunks libertariens, férocement hostiles aux impôts et animés d'une idéologie à la Pinochet qu'ils voudraient refiler sournoisement à des crétins, Baricco, lui, abordait le changement paradigmatique du numérique sans se concentrer sur la monnaie ni même sur la privacy. Et surtout il allait y voir bien plus loin en amont. Ces deux différences rendent son analyse largement plus intéressante et stimulante que le brûlot anti-crypto qui a occupé les esprits un temps.

Baricco, ne parle pas, ou pas seulement, des geeks ou des cypherpunks. Il parle de nous tous, les humains, que nous soyons nés avec Arpanet, avec Internet, avec le Web ou avec Google, nous qui utilisons Wikipedia et Facebook, Youtube et Netflix, Twitter et Whatsapp et quelques autres encore, nous que nos aînés ont d’abord pris pour des barbares, nous les humains qui avons (tous) muté, qui avons (tous) migrés et qui vivons aujourd'hui dans une révolution qui s'est installée dans la normalité et adoptons des usages qui, quelques décennies plus tôt nous auraient paru la preuve de la mauvais éducation des jeunes gens.

L’idée (presque universelle il y a quelques décennies) d’avoir été envahis a en effet été largement remplacée par le sentiment de vivre une humanité augmentée, d’avoir commencé de « coloniser des zones de nous-mêmes que nous n’avions jamais explorées ».

Je renvoie à la citation de Montaigne dont nous nous étions servis Adli et moi en première page du premier chapitre de l’Acéphale : « notre monde vient d’en découvrir un autre ». Baricco décrit ces humains nouveaux comme des conquistadors et il ne dissimule aucune des peurs que cette situation peut générer : métamorphose anthropologique sans contrôle, artificialité, superficialité.

Son historique impeccable et simple de la numérisation du monde est imagé par l’établissement d’une posture, la nôtre, qui n’est plus Homme-Épée-Cheval mais Homme-Clavier-Écran. Là où il renverse la table c’est quand il dit « nous pensions que la révolution mentale est un effet de la révolution technologique ; or nous devrions comprendre que c’est le contraire qui est vrai ». C’est bel et bien un nouveau type d’intelligence qui a généré les ordinateurs et non le contraire.

Alors, quand il emploie lui aussi le mot matrice il ne désigne pas une volonté de primate désireux d’éviter l’impôt, mais « l’intelligence qui a donné le jour à la révolution numérique ». Et cette intelligence, il part d’un jeu pour en écrire le déploiement. Et ce jeu, c’est en historien qu’il l’inscrit dans une séquence qui saute aux yeux : baby-foot/flipper/space invaders.

J’ai un an de plus que l’auteur. Comme lui j’ai eu le privilège de m’exercer à ces trois jeux. Je vais même dire où, car il me semble frappant d’avoir des souvenirs aussi précis de choses que je vivais aussi légèrement : dans le salon d’un hôtel au bord d’un lac marocain durant mes vacances, dans un bistrot en face de Normale Sup après les cours, sur l’unique ordinateur du bureau que nous occupions à trois au premier étage de la Banque Paribas.

Oui, un ordinateur pour trois, alors que le PC existait depuis 6 ans. La chose était plantée au centre du bureau où nul n’aurait songé à installer un baby-foot ou un flipper. J’ajoute que dans aucune de ces circonstances je n’ai joué avec des fascistes et que, pas plus malin que tant d’autres, je n’ai pas alors réfléchi sur le fait que l’écran, d’abord absent, puis simple tableau où compter les points gagnés, était devenu finalement le terrain de jeu lui-même.

La seule transgression dont j’ai eu conscience en cette année de mes 30 ans était de jouer sur mon lieu et durant mon temps de travail. J’ai vite compris que tout le monde le faisait, certains au moins à mi-temps, sans que cela ne saute aux yeux ou aux oreilles de ceux qui passaient dans le couloir, voire de leur vis-à-vis, parce que matériellement la posture de jeu et celle de travail (dans une banque, dans une bibliothèque, dans un bureau d’étude) était désormais exactement la même et que le nouveau « terrain de jeu » avait vocation à être le terrain tout court.

« Une certaine façon d’être au monde commence à se mettre en place (…) une idée différente de l’ordre et de l’emprise sur la réalité ». Un monde dont les entrepreneurs emblématique allaient être ceux « qui sautaient les étapes, préférant être en prise directe sur les choses » indifférant à l’immédiate conséquence la destruction des intermédiaires, des médiateurs et celle des élites. « Il n’y a ni haut ni bas dans le Web » disait Berners-Lee.

Sécession ? Baricco rappelle que rien de ce qui se pense aujourd’hui (un mouvement perpétuel se jouant des frontières) ne se peut comprendre sans le souvenir de l’horreur globale du monde des frontières et des grands principes du 20ème siècle. Oui, même de cela dont des politiques réactionnaires nous rebattent encore les oreilles, « de principes et de valeurs qui s’étaient révélés aussi sophistiqués que destructeurs ». Une civilisation très raffinée n’offrant qu’une fin tragique.

De cela, les conquistadors du monde numérique (plus proches en fait des pilgrim fathers si je peux corriger Baricco dans ses emprunts à l’histoire) ont pris la fuite : des principes, des valeurs et de « l’élite indestructible qui les promouvait ».

Ils auraient pu ensuite (comme cela se fit au temps des Lumières) attaquer l'ordre vétuste et l'ancien régime avec des idées. Ils l’ont fait en s’attaquant au fonctionnement des choses et en optant systématiquement pour ce qui shuntait le système et ses élites en permettant le plus de mouvement, la plus grande mobilité.

Alors bien sûr tout ce qu'écrit Baricco est loin de nous concerner, nous les bitcoineurs et nos cryptos ! Mais j’ai été ébloui par tant de phrases qui, pourtant, semblent écrites pour nous, voire par certains d’entre nous et que je reporte en les faisant ressortir.

A-t-on assez (et souvent sottement) reproché à Bitcoin de ne pas être tangible (en frottant son pouce et son index droits l’un sur l’autre, geste presque obscène). Quelle incompréhension ! C’est, nous dit Baricco (Folio, p. 107) « comme si l’instinct de ces premiers organismes était toujours de limiter le contact avec la réalité physique (…) comme s’ils avaient un besoin urgent de fondre leurs richesses en or léger, facile à cacher, facile à transporter, suffisamment souple pour s’adapter à n’importe quelle cachette, assez résistant pour supporter n’importe quelle explosion ».

Le Web ayant créé une « copie numérique du monde » en additionnant les mille petits gestes de chacun de nous, copie plus artificielle ou compressée diront les uns, plus smart et accessible diront les autres et finalement plus proche, par sa démarche non linéaire (les hyperliens) de notre façon naturelle de penser, cette copie numérique nous offre « une expérience relativement réelle, pour peu qu’elle ne le soit pas du tout ».

Et encore cette brillante formule ne marque-t-elle qu’une étape qui doit être dépassée car aux yeux d’une personne du nouveau millénaire, le smartphone (entre autres) n’est pas une médiation mais « une articulation de son être au monde » (leur troisième main, ai-je dit parfois en voyant mes jeunes amis).

Donc, là où Hadjadji dénonce avec une émotion que l’on veut croire sincère le refus de principe (via l’outil technologique) de la « délibération collective », Baricco montre une fuite loin d’une « civilisation en ruine ». Il me semble que celui qui chercherait dans l’actualité des traces de délibération collective risquerait de faire moins ample moisson que celui qui y collecterait les indices d’effondrement du système legit. Ce qui impliquerait qu’il y a eu, de la part des « pères de l’insurrection numérique » ce que Barocco nomme une fuite, plutôt que ce qu’Hadjadji dénonce comme un complot.

Cette évasion, Baricco ne l’attribue pas à un plan mais à « une sorte de boussole collective » indiquant la ligne de fuite et à une (contre) culture partagée, celle du Whole Earth Catalog (et oui, il a repris le thème de sa couverture...) dont les racines étaient bien antérieures à l’Internet ! L’auteur, Steward Brand, à 85 ans, n’est toujours pas facho. Il servit de référence à Steve Jobs, qui le confessa en 2005 dans son discours de Stanford. Brand avait prédit en 1974 l’ordinateur (et le pouvoir) personnels et il voyait alors depuis des années le code comme un geste anti-système.

Il y a quelques années, Jean-Jacques Quisquater avait fait visiter aux participants d'un Reas du Coin le Mundaneaum de Mons, reste d'un autre et grandiose projet (plus ancien encore) : celui du socialiste, pacifiste et mondialiste Paul Otlet (1868-1944) qui voulut lui-aussi construire une terre nouvelle, plus propre et plus sage, faite d’information librement partagée. Un  Google de papier .

Tout ce qui s'élabora dans les années 90s, bain culturel des cypherpunks, venait de loin, de très loin. Cela dépassait infiniment l’évitement de l’impôt (ce dernier soit-il délibéré en commun, comme dans le petit ouvrage de la bibliothèque rose fuchsia) et même d’échanger gratuitement de la musique compressée, comme un jeune homme de 19 ans le proposa dans l’avant dernière année du siècle dernier.

Une bonne part du vieux monde ricana de l’effondrement de la bulle dot.com et partit en guerre « à l’ancienne » après le 11 septembre. Mais le nouveau monde numérique poursuivit son déploiement, dont la naissance de Wikipedia fut tellement emblématique, à tant d’égards, suivi de la naissance de LinkedIn, premier réseau où les humains déposèrent des copies numériques d’eux-mêmes, suivie de celle du BlackBerry Quark qui rendit enfin la posture Homme-Clavier-Écran mobile et potentiellement soutenable 24/24. L’auteur déroule les Annales jusqu’en 2007, soit jusque à l’iPhone dont l’écran digéra même le clavier et que Steve Jobs présenta ‘’comme un jouet’’, non par simple packaging mais par ce qu’il avait été conceptuellement pensé comme un jeu video.

La monnaie qui naît le 3 janvier 2009 (date absente du livre) avait au berceau, je l’ai toujours dit, les caractéristiques d’une monnaie de jeu. Si Baricco n’en parle pas, il dit clairement que « le jeu vidéo a été une sorte de berceau pour de nombreux protagonistes de cette insurrection » numérique.

Une autre remarque de Baricco m’interpelle, au sujet des icônes. Mon professeur d’égyptologie (trente ans avant l’iPhone, s’il vous plait) nous disait que les hiéroglyphes allaient fleurir. Or « non sans ironie, ces icônes utilisaient l’image stylisée des outils qu’elles étaient en train de détruire : le combiné du téléphone, l’enveloppe des lettres ». Et soudain, alors que la pièce d’or Bitcoin m’a si souvent agacé, je me suis dit qu’elle pouvait être perçue comme ironique !

Baricco ne fait pas l’impasse sur la casse – que ce soit la destruction de (toutes) les élites ou le fait que « nous avons fini par accepter non seulement de nouvelles formes d’intelligence de masse, mais aussi d’anciennes formes de stupidité individuelle » – et ajoute (situant cela en 2007, pour mémoire) que « pendant un long moment, qui n’est peut-être pas encore terminé, il a fallu un regard froid et entraîné pour distinguer les prophètes des crétins ». J’aurais pu reprendre cela dans mon discours de Biarritz.

Il ne fait pas non plus l’impasse sur ce qui saute aux yeux à savoir les « montagnes de pognon » que certaines dot.com se sont mises à gagner : « tous ces profits étaient-ils le but de l’insurrection numérique » ? On ne peut pas dire que cela ne nous concerne pas. Et sa réponse est « oui et non » car il rappelle que le Web a été offert à l’humanité, que Wikipedia ne fait pas de profit et que Satoshi est resté petit-bourgeois. Bien sûr « le succès commercial vertigineux de certaines entreprises est devenu la traduction compréhensible par tous d’une prise de contrôle du centre de l’échiquier ». Voici qui nous change de la pyramide comme figure géométrique, sans nous rassurer car « il y a toujours un moment, où, lorsqu’elles l’emportent, les rebellions contre un système deviennent à leur tout système » - ce que j’ai dit à ma façon à Biarritz : tout attendre de l’hyper-bitcoinisation de l’économie est du même ordre que de reconstruire les villes à la campagne en espérant que l’air y sera meilleur !

Une chose que Baricco montre, c’est combien ce changement est intime : « s’il existe un deuxième monde, il est naturel que les gens s’y rendent (et) la personnalité ‘’authentique’’ des gens devient le résultat d’une somme de présences, dans le premier monde et dans le deuxième, qui réagissent ensemble telles des substances chimiques et fournissent une sorte ». A mettre en regard (en ringard) de la sempiternelle « vraie vie » dont les no-coineurs nous infligent l’épais truisme. Ce qu’il écrit de notre « humanité augmentée » (p. 226 et suiv.) me paraît très fin mais nous entraînerait trop loin.

Pour ce qu’il en est de la « matrice idéologique » on ne trouvera chez Baricco que des réflexions trop larges pour nous (le Game est universel, Bitcoin reste marginal) et fondées sur l’expérience italienne du Mouvement 5 étoiles, qui naît lui aussi en 2009 et qui malgré de bruyantes promesses a fini généralement considéré comme un attrape-tout vaguement centriste quoique populiste, non comme un mouvement de type alt-right américaine.

Certaines considérations pourraient en apparence être reliées de papier fuschia : « je remarque au moins deux points où l’insurrection numérique et le populisme peuvent se rencontrer, se reconnaître et vivre ensemble. L’un réside dans la haine viscérale des élites, l’autre dans un penchant instinctif vers l’égoïsme de masse ». Mais pour Baricco il y a convergence, pas engendrement. C’est une tendance, une chose qui arrive parfois, pas une fatalité. De même pour le passage de l’individualisme de masse à l’égoïsme de masse.

Le plus étonnant est que Baricco n’aborde pas Bitcoin dans les pages où, sur la fin, il décrit les paradoxes, les oppositions, les mouvements de résistance et même les outils de résistance qui se font jour contre le Game. C’était sans doute là sa place « logique » dans son exposé, aux mains de la seconde des forces d’opposition qu’il décrit (entre les vétérans du 20ème siècle et les perdants : les puristes du Game) et dont il laisse penser que les combats seront perdus. Il ne cite pas non plus Bitcoin et son indestructible vérité lorsqu'il traite de la pot-vérité.

Qu’un esprit aussi averti ait (volontairement ou non) ignoré une proposition de monnaie aussi adaptée à ce qu'il décrivait m'a paru troublant durant toute ma lecture. D'autant que ce qu’il écrit de la révolution numérique s’applique fort bien cependant, avec un décalage dans le temps, à la révolution crypto dont la première fut, finalement, la vraie matrice.

« Il y a trente ans, seuls quelques hackers marginaux qui bricolaient dans la contre-culture californienne auraient pu imaginer une telle chose. Nous savons maintenant qu’ils ne déliraient pas. De façon incroyable, leur idée d’utiliser les ordinateurs pour briser les privilèges séculaires et redistribuer le pouvoir à tous les êtres humains avait quelque chose de sensé. Je jure que je n’aurais pas misé un dollar là-dessus. Et pourtant ».

J'en étais là de ma lecture, j'avais presque fini. Je me disais que Baricco n’avait (toujours en 2018) simplement pas « vu » Bitcoin. Ne venait-il pas d'avouer pas que de toute façon, initialement il avait ou aurait sans doute tout loupé ? Que celui qui a « vu » Bitcoin avant 2012 et l’a embrassé du premier coup lui jette la pierre orange.

Et puis soudain, en haut de la page 320, alors que je rêvassait quelque peu, je sursautai !

Apparition bien modeste, en réalité : c'est moins le migou que le détail qu'un distrait ne remarquera guère : l'auteur confesse qu'il aurait aussi bien pu écrire sur autre chose, que pour, comprendre les hommes de son temps, il n'aurait été  pas moins utile d'étudier le Prozac ou la Slow Food, la théologie du pape Jean-Paul II, les Simpson, Pulp Fiction, le programme Erasmus le règne des sneakers, la disparition de la salle à manger, l'avènement des sushis, Amnisty International, MTV, Dubaï, les bitcoins, le réchauffement climatique ou encore la carrière de Madona .

Malgré la dénégation rhétorique et l'humour détaché dont Baricco use souvent, on sent bien que dans ce bazar de l'actualité, ce n'est pas une place centrale qu'il assignerait à Bitcoin. Et encore, je me frotte les yeux, il écrit  les bitcoins . Avant d'éructer (on n'est pas sur X) je suis allé voir le texte italien original : la faute est du traducteur, que l'on n'accablera pas.

Un dernier mot sur Baricco : son Novecento, monologue théâtral publié en 1994, est devenu un audio-livre lu par l'auteur pour en faire un NFT sur la plateforme OpenSea, où il a été mis aux enchères en mars 2022.

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140 - Sur le Software de David Golumbia

By: Jacques Favier

La sortie du livre No Crypto de Nastasia Hadjadji (dont j'ai rendu compte ici) a remis en selle, dans les controverses entre bitcoineurs, le livre de David Golumbia The Politics of Bitcoin : Software As Right-Wing Extremism.

M'étant d'abord contenté de rapporter les comptes-rendus expéditifs qui m'en avaient été présentés, j'ai pensé qu'à défaut de m'infliger la lecture et le compte-rendu d'un nouvel ouvrage assimilant la crypto à l'extrême-droite, je pourrais présenter ici un compte-rendu rédigé à l'époque de sa publication, soit en 2017, par un économiste qui a produit de nombreux articles sur Bitcoin.

L'analyse qu'en avait fait William Luther, Associate Professor of Economics à la Florida Atlantic University et Director, Sound Money Project à l’American Institute for Economic Research m'a paru intéressante à plus d'un titre, et devrait être méditée tant sur l'aile gauche de la bataille – où l'on pousse des cris d'orfraie bien mal inspirés – que sur l'aille droite où l'on en voit qui semblent vouloir tout faire pour donner raison à leurs détracteurs.

L'original est en ligne, on trouvera ci-dessous sa traduction.

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Beaucoup de gens considèrent le bitcoin comme un bout de code intelligent, un mécanisme de paiement alternatif ou une preuve de concept pour la technologie blockchain sous-jacente.

David Golumbia, lui, y voit de l'extrémisme d'extrême-droite. Dans son nouveau livre, The Politics of Bitcoin, Golumbia affirme que Bitcoin a été conçu pour « satisfaire des besoins qui n'ont de sens que dans le contexte de la politique de droite » (p. 12) ; que « les enthousiastes de Bitcoin reprennent presque mot pour mot des textes d'écrivains (d'extrême droite) » (p. 21) ; et qu'en tant que tel, « Bitcoin sert (...) à répandre et à enraciner solidement » l'idéologie d'extrême droite (p. 25).

En tant qu'économiste monétaire, je suis d'accord avec une grande partie de ce qu'écrit Golumbia. Il dénonce à juste titre « le populisme raciste et l'opposition conspiratrice envers la Réserve fédérale » (p.19). Malgré les origines sur l'île au nom inquiétant de Jekyll de la Fed, il ne s'agit pas d'un groupe occulte qui profiterait aux juifs et aux familles de banquiers anglais au détriment de tous les autres. Golumbia a raison de décrire la fréquente évocation de la perte de pouvoir d'achat du dollar depuis l'origine de la Fed comme un récit « extrêmement trompeur, car ne tenant pas compte de facteurs essentiels tels que les taux de salaire, le taux d'intérêt sur l'épargne et le taux de change, ainsi que de la possibilité d'investir ce dollar sur les marchés financiers ou dans l'industrie » (p. 16). Dans la mesure où les enthousiastes de Bitcoin perpétuent ces points de vue, ce sont des imbéciles. Mais l'idée générale avancée par Golumbia, à savoir que Bitcoin est un produit d'extrême-droite, s'effondre dès que l'on en gratte un peu la surface.

Tout d'abord, l'idée qu'il existe une idéologie de droite uniforme est presque certainement erronée. La gauche et la droite américaines modernes sont des coalitions. Toutes deux se composent de nombreuses écoles de pensée politique distinctes, même si elles chevauchent. Et, bien que les membres d'une même coalition partagent des penseurs historiques communs, il n'est pas rare que certains membres de la gauche partagent également des penseurs historiques avec certains membres de la droite. En d'autres termes, il n'existe pas d'idéologie uniforme de droite ou de gauche et les ensembles d'idéologies de droite et de gauche se chevauchent.

L'une des principales factions de la gauche américaine moderne, par exemple, peut avoir des racines qui vont jusqu’aux progressistes de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle et jusqu’à des penseurs libéraux tels que John Stuart Mill. Mais Mill n'en a pas moins exercé une influence intellectuelle sur les libéraux classiques du début au milieu du 20ème siècle et sur les libertariens du milieu du 20ème siècle et du début du 21ème siècle. Il est donc étrange de se référer aux « principaux penseurs de droite tels que Friedrich August von Hayek », comme le fait Golumbia (p. 7). En effet, s'il est vrai que de nombreux membres de la droite américaine moderne citent Hayek en termes favorables, la philosophie politique de Hayek est fondamentalement en désaccord avec plusieurs idées de la droite.

En effet, Hayek se considérait comme un libéral, travaillant dans la tradition de Mill et d'autres. Il s'est prononcé contre les lois criminalisant l'homosexualité, en faveur d'un revenu de base universel et, au cas où il y aurait des doutes sur ses appréhensions à l'égard de la droite, en faveur de l'égalité des chances. Il a écrit un essai intitulé « Pourquoi je ne suis pas un conservateur ».

La simplification à outrance construisant une idéologie unique de la droite conduit à d'autres confusions, tant en ce qui concerne l'idéologie qu’en ce qui touche à la qualité des arguments proposés par les différents penseurs. Voyez comment l’analyse de Golumbia sur Milton Friedman (pp. 17-19), un économiste libéral classique très respecté, lauréat du prix Nobel de l'économie, se trouve immédiatement suivie d'une analyse d’Eustace Mullins (pp. 19-21), un négationniste antisémite qui a popularisé des théories complotistes sur la Réserve fédérale. Cette juxtaposition suggère que les deux points de vue seraient intimement liés. En réalité, Friedman a largement soutenu la banque centrale. Il comptait parmi les critiques les plus virulents de l'étalon-or, citant son coût élevé en ressources naturelles et ses longues périodes d'ajustement, et pensait qu'une banque centrale pourrait mieux atténuer les fluctuations macro-économiques indésirables. Quoi que l'on pense des positions de Friedman, c'est faire preuve d'une grande ignorance ou être intentionnellement injuste que de suggérer qu'il était un complice de Mullins. Friedman était un économiste sophistiqué. Mullins était un charlatan.

Ironiquement, c'est Golumbia - et non Friedman - dont la position se rapproche le plus de celle de Mullins. Il perpétue le mythe de la Fed en tant qu'institution privée et semble totalement ignorer son rôle de régulateur :

 Après tout, la Réserve fédérale, comme les extrémistes de droite ne se lassent pas de le rappeler, ne fait pas partie du gouvernement ; l'OSHA, l'EPA, la SEC et d'autres agences en font partie. La Fed n'a pas de pouvoir d'exécution direct, alors que les agences de régulation en ont généralement  (p. 37).

Or en vérité, la Fed est une institution publique. Les sept membres de son Conseil des Gouverneurs - dont le président et le vice-président - sont nommés par le Président des États-Unis et confirmés par le Sénat. Le président est tenu, par la loi, de faire rapport au Congrès deux fois par an sur les objectifs de la politique monétaire de la Fed. La Fed remet la quasi-totalité de ses bénéfices, ou seigneuriage, au Trésor. Et sa division de la supervision et de la réglementation bancaires supervise les holdings bancaires américaines, les organisations bancaires étrangères opérant aux Etats-Unis et les banques membres du Système de Réserve Fédérale. En effet, son rôle de régulateur s'est considérablement élargi ces dernières années avec l'adoption de la loi Dodd-Frank qui l'a désignée comme l'autorité de régulation responsable de la mise en œuvre et de l'exécution des tests de résistance prudentielle pour les banques. La Fed est peut-être une institution souhaitable. C’est peut-être une institution indésirable. Mais la Fed est, sans aucun doute, une institution publique.

La classification faite par Golumbia du monétarisme de Friedman comme étant d'extrême-droite est également mal inspirée (p. 18). Le monétarisme n'est pas - et n'était pas - une position d'extrême-droite. Il s'agissait, à l'origine, des idées d'un économiste progressiste de gauche nommé Irving Fisher. À la suite de Fisher, Friedman a soutenu que (1) le taux d'intérêt nominal était la somme du taux d'intérêt réel, tel qu'il est observé sur le marché des fonds prétables, et du taux d'inflation attendu - une idée que Golumbia cite favorablement ailleurs dans le livre (p. 16) - et que (2) un taux de croissance de la monnaie plus élevé, ceteris paribus, entraîne un taux d'inflation plus élevé. Les (anciens) opposants keynésiens à Friedman soutenaient, à l'époque, que les taux d'intérêt nominaux étaient déterminés par la préférence pour la liquidité et que la banque centrale pouvait choisir n'importe quel taux d'inflation à partir d'un choix de politiques pour atteindre le taux de chômage souhaité, tel que décrit par une courbe de Phillips à long terme. Aujourd'hui, le point de vue standard des néo-keynésiens - un point de vue partagé par la plupart des économistes de gauche et de droite - commence par reconnaître la validité approximative de la position de Fisher-Friedman à long terme.

Plutôt que de reconnaître le consensus qui s’est établi autour de cette position de Fisher-Friedman, Golumbia attribue « aux prix à la consommation, aux prix des matières premières et des actifs, à la productivité et à d'autres aspects du travail » le mérite d'être des causes plus « conventionnelles » de l'inflation (p. 22). Il est absurde de suggérer que les prix à la consommation, ceux des marchandises et des actifs soient à l'origine de l'inflation. L'inflation est définie comme une augmentation de l'indice des prix. Elle ne peut donc pas être causée par une augmentation des prix. Une autre cause doit être à l'origine de la hausse des prix observée (c'est-à-dire de l'inflation).

La confusion qui entoure l'explication de Golumbia sur le lien entre la croissance de la monnaie et l'inflation provient de la non-reconnaissance de la clause ceteris paribus mentionnée plus haut. Friedman comprenait certainement que les changements dans le taux de productivité et, par conséquent, dans la croissance de la production, se traduiraient par une trajectoire plus ou moins élevée des prix. Mais de tels changements, selon Friedman, auraient tendance à être temporaires, c'est-à-dire qu'ils modifieraient le niveau des prix mais pas leur taux de croissance à long terme (c'est-à-dire l'inflation). De la même manière, Friedman savait que les changements dans la demande de détention de monnaie auraient pour effet d'augmenter le taux d'inflation. Mais, comme il prenait en considération des monnaies nationales bien établies, avec de larges bases d'utilisateurs, il pensait que les changements dans la demande de monnaie seraient relativement faibles, en particulier si les autorités monétaires géraient l'offre de la manière la plus responsable possible.

Les erreurs précédemment mentionnées sont aggravées lorsque Golumbia se tourne vers Bitcoin. En décrivant le mécanisme d'offre au cœur de Bitcoin, il déclare que « les développeurs pensent que le nombre total de pièces en circulation a un impact sur la valeur de la monnaie » (p. 29). Il a certainement raison de dire que ce point de vue « est un argument économique plutôt qu'informatique ». Mais il ne pourrait pas se tromper davantage qu’en la décrivant comme une position « avec laquelle peu d'économistes sont d'accord ». Au contraire, c'est une position avec laquelle peu d'économistes seraient en désaccord ! Certes, les économistes reconnaissent aujourd'hui que des facteurs autres que l'offre affectent le pouvoir d'achat d'un bien. Et pour les crypto-monnaies naissantes comme le bitcoin, qui – contrairement aux monnaies nationales établies considérées par Friedman – disposent d'un nombre d'utilisateurs relativement faible, les changements dans la demande de détention et les changements correspondants dans le pouvoir d'achat peuvent être très importants. Mais reconnaître d'autres facteurs n'implique pas que l'offre de monnaie n'a pas d'importance. Elle l'est très certainement.

Golumbia décrit à juste titre la volatilité de la valeur d'échange du bitcoin comme son « obstacle fondamental et le plus intéressant » à une large acceptation (p. 52). Et il a raison de rejeter les affirmations des défenseurs de Bitcoin selon lesquelles la crypto-monnaie est « à l'abri de l'inflation » (p. 30). Mais il va trop loin en affirmant que cette volatilité empêche le bitcoin d'être considéré comme une monnaie. Sa conclusion ne tient que si l'on confond la définition de la monnaie (c'est-à-dire un moyen d'échange communément accepté) avec les fonctions courantes d'une monnaie (c'est-à-dire le moyen d'échange, la réserve de valeur et l'unité de compte). De plus, cette définition n'est pas le résultat d'une redéfinition du terme monnaie par les défenseurs du bitcoin qui feraient en sorte que seul le rôle de moyen d'échange compte, comme l'affirme Golumbia (p. 51). Il s'agit de la définition standard proposée par les économistes. Considérons, par exemple, la revue Money de la Federal Reserve Bank of Dallas (Everyday Economics, septembre 2013, p. 1), qui est utilisée pour enseigner aux élèves du secondaire, et qui est aussi un outil de travail pour les économistes et qui commence par définir l'argent comme « tout ce qui est largement accepté comme forme de paiement pour l’achat des biens et des services ou pour le remboursement des dettes », c'est-à-dire un moyen d'échange communément accepté. Ou encore, la Banque fédérale de réserve de Philadelphie, qui a publié un document intitulé Functions and Characteristics of Money : A Lesson to Accompany The Federal Reserve and You (2013, p. 1), laquelle demande aux enseignants de collège et de lycée de « 1) définir l'argent comme tout ce qui est largement accepté comme paiement final pour les biens et les services. 2) expliquer comment la monnaie agit en tant que moyen d'échange, unité de compte et réserve de valeur ». Distinguer la définition de la monnaie de ses fonctions courantes n'est pas un complot infâme des crypto-anarchistes. C'est le point de vue conventionnel des économistes monétaires, repris par les institutions monétaires nationales.

Dans la mesure où il existe un complot infâme visant à redéfinir la monnaie, il s'agit d'un complot fomenté par Golumbia. Il affirme que « la majorité des experts en théorie économique définissent simplement l'argent comme une monnaie émise par un gouvernement souverain » (p. 54).

Ce point de vue, connu sous le nom de Théorie Monétaire Moderne, n'est moderne ni dans le sens où elle serait nouvelle, ni dans le sens où elle serait largement partagée par les économistes monétaires aujourd'hui. La doctrine du chartalisme remonte à Georg Friedrich Knapp, dont la Théorie de l'État de la monnaie a été publiée en allemand en 1905 et traduite en anglais en 1924.

Les partisans contemporains de la Théorie Monétaire dite moderne sont principalement regroupés dans quelques départements d'économie hétérodoxe (par exemple, l'Université du Missouri-Kansas City, dans le Bard College). On peut bien affirmer que la Théorie Monétaire Moderne est supérieure à l'approche standard, comme le font certains économistes hétérodoxes, mais ce n'est certainement pas l'approche standard, comme le suggère Golumbia.

Bitcoin est une technologie innovante qui permet aux utilisateurs de transférer des créances de valeur rapidement et en toute sécurité sur internet, sans dépendre d'un tiers de confiance. Dans la mesure où les gens de droite trouvent cette technologie souhaitable, elle peut bien être soutenue par une rhétorique de droite ou utilisée pour promouvoir des objectifs de droite.

Mais pas exclusivement. Les gens de gauche peuvent soutenir Bitcoin avec leur propre rhétorique et peuvent utiliser le bitcoin pour promouvoir leurs propres objectifs. L'affirmation de Golumbia, selon laquelle bitcoin est un logiciel d'extrême droite, ne tient pas la route. Elle découle d'une compréhension superficielle de l'histoire des idées et de l'économie moderne. Il reste à voir si le bitcoin sera largement accepté. Il est presque certain que le point de vue de Golumbia ne le sera pas.

William Luther
Collège Kenyon

☐ ☆ ✇ La voie du ฿ITCOIN

139 - No crypto, dit-elle.

By: Jacques Favier

Le livre de Nastasia Hadjadji, annoncé sur les réseaux sociaux plusieurs jours avant sa sortie, y a immédiatement suscité des réactions pas toutes courtoises de la part des crypto bros. Il est vrai que l'autrice avait commis selon moi une maladresse : diffuser un mois à l'avance, pour teaser, des assertions sommaires de type top 5 des arguments . Ceci mène presque infailliblement à ouvrir les inutiles altercations avant l'utile lecture.

Inversement les premières réactions positives, comme celle de Pablo Rauzy, qui m'a élégamment bloqué sur Twitter depuis, m'ont semblé n'avoir goûté de cet ouvrage que ses exagérations dangereusement simplificatrices. On trouvera en fin d'articles des liens vers quelques comptes-rendus du même livre.

Je remercie Nastasia Hadjadji de m'avoir, sur ma demande, communiqué son texte pour me permettre de rédiger un compte-rendu critique que je voudrais raisonnable de son livre, dont j'ai repris tels quels les titres des chapitres. Les illustrations sont de mon fait et n'engagent évidemment que moi.

Il était clair pour elle que je ne pourrais qu'avoir un oeil critique sur la plupart de ses thèses. Pour l'inciter à parcourir mon précédent billet, où je disais refuser la transformation des évangiles autrichiens en  petit livre orange  de la Bitcoinie, je lui ai rappelé ce que je reprochais à ceux-ci :  Toute réserve voire toute critique n'est pas une erreur ou une ignorance, cela peut être un choix politique ou sociétal . Elle a noté qu'il était utile de le rappeler, cela vaut donc pour tout le monde et dans les deux sens.

L'introduction présente le pitch de Bitcoin sans rien cacher d'un contexte qui en 2008 lui donnait bien des attraits, mais réduit vite l'innovation technique à la  technologie baptisée blockchain .

On ne saurait reprocher ce raccourci à une no-coiner quand tant de consultants prétendument spécialisés l'ont emprunté... Comme tant d'autres, l'autrice voit bien la décentralisation des données, mais elle élude celle du consensus. On verra même plus loin l'étrange assertion selon laquelle le principe de confiance est  dilué  entre les acteurs du réseau. La technique n'occupe qu'une part modeste dans son livre : après tout un objecteur de conscience n'a pas besoin de savoir démonter une mitraillette... Ceci posé, l'ironie de l'autrice sur le fait que  n'importe quelle idée ou projet farfelu peut être financiarisé sous forme de token  n'est pas faite pour me déplaire et la description du FOMO n'est que trop vraie.

Très rapidement le vocabulaire et les références montrent cependant que l'information a été pour une part notable puisée chez les banquiers centraux. La suite de la lecture le confirmera.

Je ne compte pas me livrer au petit jeu consistant à relever des imprécisions ( l’accumulation des nœuds sur la blockchain ) ou des erreurs factuelles. Il y en a dans tous les livres (les miens compris). Je note simplement que beaucoup de choses sont écrites ex-post :

  • En janvier 2009, le genesis block n'a pas porté l'excitation des cypherpunks (ni de quiconque)  à son comble  ;
  • En décembre 2010, quand Satoshi tire sa révérence, son million de bitcoin ne vaut certainement pas 50 milliards d'euros ;
  • Les frères Winklevoss n'ont pas investi très tôt  mais en 2013 : après certains membres du Cercle du Coin !
  • Les capital-risqueurs n'ont certes pas été parmi les premiers croyants. Une lecture rapide de l'Acéphale aurait donné à l'autrice une connaissance plus fine du mécanisme d'adhésion des uns et des autres ;
  • Quant aux maximalistes, la mode des laser-eyes ne date pas non plus des origines.

Ces petites erreurs de datation n'ont guère d'importance et pourraient être oubliées si elles n'instillaient l'idée d'un complot de early adopters pour s'en mettre plein les poches. Mais comme ce n'est pas le cœur du propos de l'autrice, on peut passer outre.

On ne va pas contredire Nastasia Hadjadji quand elle soutient que les cryptomonnaies sont des objets politiques. Mais je ne dirais pas comme elle  avant d'être des objets techniques  : elles le sont en même temps . Elle prévient que son analyse politique va être conduite en s'appuyant sur la Critical Internet Theory, une discipline des sciences sociales qui met en lumière les structures de pouvoir. Est-ce cela qui lui permet de décrire le secteur de la crypto comme s'abritant derrière  un épais rideau de fumée  ? La fumée me semble moins dense ici que du côté des banques centrales, qui sont bien placées dans les structures de pouvoir... Quant à affirmer que ce qui est obscurci c'est un  héritage idéologique rétrograde  cela consiste à glisser la conclusion dès l'introduction, ce qui n'est pas de la meilleure méthode. Disons que cela sent le pamphlet plus que l'enquête, et prête le flanc à l'accusation de militantisme qui agace (inutilement d'ailleurs) l'autrice.

LE CULTE DE BITCOIN

Le premier chapitre se focalise sur la secte Bitcoin : des envoûtés ridicules au début, dangereux à la fin. Sur le réseau Twitter, Nastasia Hadjadji exploite assez lourdement ce filon religieux qui à mon sens mériterait mieux.

Que certains bitcoineurs américains usent d'un style ridiculement évangélique me semble surtout traduire le fait qu'ils sont... américains. Faire énoncer les travers des banques centrales ou de la monnaie fiat en reprenant leurs formulations les plus exaltées est un moyen biaisé de décrédibiliser la critique.

Une remise en cause des thèses écologiques qui se limiterait à ridiculiser le culte de Gaïa et à incriminer certains douteux traitements du cancer à base d'herbes ne manquerait pas d'agacer l'autrice et ses amis.

Une critique des thèses communistes qui ressasserait des références au Petit Père des Peuples et à l'avenir paradisiaque qui attendait l'humanité sous la dictature du prolétariat aurait la même pertinence !

Quelque soit l'outrance religieuse (qui je le répète est typiquement américaine et ne me parait pas affecter particulièrement les communautés francophones) il est absolument faux d'écrire que  dans le culte de la crypto, l’accumulation de la richesse n’est pas le fruit du travail individuel ou collectif, mais bien le produit de l’adhésion à un système de croyance censé rétribuer les plus méritants en leur offrant une rédemption future dans un monde purgé de ses vices . C'est faire peu de cas du travail des codeurs, pour ne citer qu'eux, et du développement organique de l'écosystème.

DYOR, dont l'autrice semble se moquer, s'inscrit bien dans une école dont le vrai mantra, au-delà des to the moon (souvent employés au second degré) reste dont trust, verify. Hodl n'est pas plus ridicule dans sa forme que la lutte finale et exprime sur le fonds une stratégie financière bien plus raisonnable que mystique. Enfin il ne m'a jamais semblé que mes amis cryptos étaient plus isolés de  leurs systèmes de solidarité primaires  que mes amis militants politiques.

La vérité est que, pour l'autrice, le fait religieux est sans doute perçu aussi négativement que superficiellement. Car fondamentalement le Bitcoin peut bien être perçu et/ou défini comme une religion. De nombreux bitcoineurs connaissent et admettent cette comparaison, sans se livrer pour autant à des folklores sectaires. Moi-même je considère qu'il entre des facteurs religieux dans Bitcoin. Je considère aussi, à certains égards, le socialisme comme un avatar du messianisme judéo-chrétien.

Et alors ? Ce sont (comme en ce qui concerne l'IA, par exemple) des grilles d'analyse, des spéculations intellectuelles, nullement des arguments invalidant l'intérêt de la chose étudiée. Pour ceux que cela intéresse, je les renvoie à ce que j'ai dit en 2021 dans le podcast Parlons Bitcoin, tant sur les apparences religieuses que sur la nature religieuse de Bitcoin.

Avec un ton parfois inutilement déplaisant, l'autrice avoue cependant que la crypto-sphère n'est pas toute-une, que l'on y rencontre aussi  des traders en costume trois-pièces, des renégats de la finance traditionnelle mais aussi des hauts fonctionnaires qui se présentent comme les descendants des économistes autrichiens  mais aussi  des militants radicaux de la gauche alternative  et enfin des LGBTQI+ ou ... des pères et mères de famille, tous unis par l'idée de changer le monde et remettant en question un système jugé à bout de souffle. On a envie de dire qu'une religion qui réunirait tant de gens différents aurait déjà gagné la partie !

La mise en cause de Pierre Person, dont le rapport (à mon humble avis) était loin d'être un chèque en blanc à la crypto mais dont la mission d'information a permis d'initier des échanges dans les deux sens, me parait bien déplacée. Qu'un membre du Parlement possède des cryptos, s'y intéresse et le fasse savoir ne pèse pas lourd face aux dizaines de députés anciens et futurs banquiers, au poids écrasant de l'élite financière dans toute la technostructure de l'État (organismes régulateurs compris) et au rôle jugé  naturel  des banquiers comme auteurs des divers rapports censés réformer leur industrie opaque, prédatrice et dangereuse.

La mise en cause de  crypto-enthousiastes évoluant parfois au sein même des administrations publiques  pour n'être pas nominative mérite donc la même réserve : lesdites administrations sont d'une telle porosité à la banque que la présence de deux ou trois bitcoineurs ne me paraît pas déséquilibrer dangereusement le système.

À la fin du premier chapitre, on a toujours du mal à comprendre comment tant de gens différents, que l'autrice baptise opportunistes, défricheurs, idéologues férus d'Ayn Rand, idéalistes rêvant de justice sociale, révoltés, mystiques peuvent se retrouver dans le même panier, accusés du même  culte des cryptos .

LES RACINES D'UNE E-DÉOLOGIE

Après avoir laissé penser que les critiques contre le système bancaire, quoique partiellement justifiées, relèveraient d'un conspirationnisme animé par une haine sectaire du bien commun, l'autrice donne dans ce second chapitre l'impression que les soucis de privacy et la défense des libertés individuelles ne sont en regard que des caprices de geeks enclins à cacher leurs saletés. Ainsi le Patriot Act n'aurait inquiété qu'eux et le mot liberticide n'a pas été jugé nécessaire pour le présenter.

De la même façon, on peut juger que les 22 lignes présentant la crise de 2008 relèvent d'une forme d'euphémisation voire de complaisance. On s'étonne même de voir Occupy Wall Street et le mouvement des 99% expédiés en 10 courtes lignes.

Ceci dit, la présentation de l'émergence de Bitcoin à partir des idées des cypherpunks est correcte et écrite de façon plutôt alerte. Et même si le tableau du mariage entre la Big Finance et le Big Crypto n'est pas trop bien intentionné, j'aurais tendance à y souscrire si les torts n'étaient pas entièrement attribués aux magnats de la crypto. Il faut aussi rappeler qu'une corruption (FTX par exemple) est un délit à deux : une chose qu'il vaut mieux oublier quand on entend se faire le chantre de l'État comme garant du bien commun.

L'AGE D'OR DE L'ARNAQUE

L'autrice tire profit autant qu'elle le peut des arnaques montées avec des cryptos (arnaques qui sont parfois bien peu tech!) mais pour ce qui est vraiment  crypto  — comme Terra/LUNA et ce qui en découle par effet domino – la réflexion qui attribue la faille à un  choc de confiance dans un marché baissier  me parait un peu courte de son propre point de vue car cela ne différerait alors en rien de toutes les autres catastrophes financières

Il pourrait, selon moi, être noté qu'une partie de la dangerosité de l'écosystème vient de sa porosité à la Big Finance (la dette, le levier, la recherche de rendements fous et un comportement de mouton de Panurge auquel les cryptos naïfs tant raillés n'ont rien à envier) et qu'une autre vient de l'agitation maladroite de régulateurs qui ont le chic pour envoyer les investisseurs les moins formés vers les plateformes les moins régulés (donc les plus cool à l'entrée). Cette seconde critique est effleurée lorsqu'est évoquée la complaisance des autorités françaises pour Binance, mais, là encore, l'autrice ne peut enfoncer le clou car mettre en cause les régulateurs nuirait à son projet. On ne lui en voudra pas d'ignorer le psychodrame Recover chez Ledger, car il est survenu postérieurement : ça n'en est pas moins instructif : écoutez Alexis Roussel sur le Live n°12 de Faune Radio !

Et c'est là, après moult récits consacrés aux arnaques, que surgit la question de la valeur même de Bitcoin : Ponzi, Greater Fool Theory et  Finance Casino , ce dernier poncif n'étant cependant pas mis à profit pour aller voir ce qu'il en est des dépenses de jeu des Français et de la tonte légale opérée par ce vertueux système qui tire clairement sa rentabilité des joueurs compulsifs.

Poser la grande question de la valeur de Bitcoin ici, à ce moment forcément sordide du livre, c'est déjà y répondre de façon peu honnête. Toute la critique, cependant, est loin d'être vaine, mais elle me parait toucher plus durement les promesses du venture-capital que celles des cypherpunks. Et l'encadrement des influenceurs est loin de ne cibler que les crimes de la crypto...

A la longue, toutes les diatribes s'emmêlent et ressemblent un peu à ces sermons contre le péché qui finissent par questionner aussi sur le curé et donner de mauvaises idées aux plus naïfs.


LE DÉSASTRE ÉCOLOGIQUE

On ne s'attend pas vraiment ici à une surprise dans la dénonciation du Proof of Waste qui commence par six pages de narration sur la petite ville de Navarro au Texas, où s'organise une résistance au minage. L'autrice cite ensuite, plus rapidement, les termes bien connus de la controverse, les arguments et contre-arguments et même les imprécisions et les limites de la possibilité de chiffrer certaines choses comme le mix énergétique. Le lecteur crypto n'aura guère de commotion à trouver ici le  chercheur  de Digiconomist ou les comparaisons exprimées en transactions, mais il constatera une certaine modération de l'autrice.

Il regrettera qu'elle n'ait pas trop songé à regarder ce qu'il en est de la consommation du système bancaire mondial, récemment investiguée par Valuechain avec ses tonnes de paperasses, de béton, ses millions de bureaux, son trading et ses inefficiences diverses.

Sa description d'une industrie de type  parasitique  ne l'empêche pas de confesser que l'aventure de Sébastien Gouspillou au Congo est  séduisante , tout en accompagnant cette concession de réserves plus ou moins circonspectes.

CRYPTO-COLONIALISME ET INCLUSION PRÉDATRICE

C'est évidemment ici du Salvador qu'il s'agit. Si quelques mots malveillants émaillent le récit, le caractère autoritaire de la décision (dont il faut bien avouer que nombre de bitcoineurs se sont trop aisément accommodés) est assorti d'une accusation de colonialisme. Il entre ici (pardon pour la parabole religieuse) un petit côté paille-et-poutre : la gestion démocratique de notre propre système et sa vassalité aux maîtres américains devraient inciter à plus de circonspection, surtout s'il faut concéder in fine que le président Bukele est toujours populaire.

On sait que le bilan de l'expérience, si tant est qu'il soit déjà temps de l'établir, est mitigé. Chacun peut en conclure ce qui lui plait. Il est probable que l'autrice n'a fait que recopier des articles hostiles, qu'elle n'a pas mis les pieds dans ce pays lointain où nombre de bitcoineurs français ont au contraire été prendre le pouls de l'opinion, des commerçants et des clients. Leurs propos (je pense à ceux de Yorick de Mombynes ou à ceux plus récents de Rogzy et de Lionel Jeannerat) sont nuancés, critiques parfois, mais pas défaitistes ; ils auraient gagné à être repris honnêtement. Un  sondage  réalisé par Bitcoin.fr sur Twitter en novembre 2021 au sujet du projet de  Bitcoin City  révélait, sur un peu plus de 500 votants, de l'enthousiasme (48%) mais aussi un taux de scepticisme (30%) qui n'est pas le propre d'une secte de fanatiques. Un autre, plus récent, montre aussi une dispersion plus grande que ce que l'autrice suppose

L'autrice se lance ensuite dans une description, inspirée des travaux du chercheur néo-zélandais Olivier Jutel, des méfaits de l'impérialisme des investisseurs cryptos (loups déguisés en agneaux prônant l'inclusion financière) dans divers pays perdus ou îlots inconnus mais aussi auprès de communautés historiquement subordonnées : femmes, minorités de genre, populations racisées et travailleurs pauvres. À l'inclusion financière espérée, elle oppose la réalité d'une « inclusion prédatrice » décrite par des chercheurs comme Tonantzin Carmona. Elle se garde au passage de trop situer celle-ci, qui œuvre au sein du think tank Brookings, l'un des plus prestigieux de Washington : il compte d'ailleurs Ben Bernanke et Janet Yellen parmi ses membres... Deux pages plus loin, les arguments pour expliquer les raisons de la faible adoption de la crypto-monnaie sont puisés ... à la BRI.

Nastasia Hadjadji reprend aussi les arguments de Molly White contre la prédation affinitaire qu'exercerait l'écosystème Bitcoin pour nourrir son système pyramidal, parlant d'une fraude affinitaire , ce qui fait un peu sourire (quand on pense au pathos sur l'euro dont l'usage est censé manifester notre adhésion aux valeurs de l'Union ) mais ce qui est finalement un sophisme : les systèmes pyramidaux qu'elle débusque sont certes affinitaires (tous les Ponzi et d'une certaine façon toutes les arnaques le sont plus ou moins) mais ils visent à l'enrichissement d'escrocs, pas à la prospérité de Bitcoin. Et nul bitcoineur sérieux ne soutiendrait que les escrocs ne doivent pas être poursuivis.

POLITIQUE DU BITCOIN

J'ai regretté à titre personnel l'association en 2022 de M. Zemmour à l'image de la licorne Ledger. Mais se servir de cela alors que l'entreprise avait invité tous les candidats (et que le candidat vainqueur de l'élection précédente avait été photographié en 2017 avec un prototype de cette entreprise entre les mains) est un procédé de scénarisation journalistique.

Que les autres candidats (et notamment le technophile M. Melenchon) n'aient pas profité de cette occasion est tout aussi significatif que l'aubaine saisie par un candidat d'extrême-droite en quête de différentiation.

Bitcoin serait donc un  cheval de Troie introduisant chez des utilisateurs insuffisamment conscientisés  des idées aux relents antidémocratiques forgées dans le terreau de la pensée cyberlibertarienne . L'autrice s'inspire ici du livre The Politics of Bitcoin de David Golumbia, qui lui parait être une démonstration méthodique, quand une lectrice française (pourtant personne fort sage) m'a confié au contraire être  assez choquée du niveau de bêtises qu’on peut y lire . Avec des mots moins élégants, plusieurs anonymes sur Twitter ont écrit la même chose, récusant les thèses brandies par M. Golumbia et les à-peu-près de Stéphane Foucart. Soit ils ont viré à l'alt-right sans s'en rendre compte, soit la thèse ne s'applique pas à eux.

Bitcoin donc instillerait l'idée d'une société fondée sur la défiance généralisée . La thèse prête à rire quand on vient de lire que Bitcoin était affinitaire, mais elle révèle surtout une coupable confusion. D'abord les geeks qui soldent leurs échanges en bitcoin se méfient bien moins les uns des autres (et c'est vrai que souvent ils se connaissent) que des banques et de l'État. Ensuite se méfier de l'État n'est pas faire montre d'une défiance généralisée. Enfin la défiance est une confiance négative. Je fais confiance à X pour se comporter honnêtement et à Y pour se comporter en crapule : dans les deux cas (surtout dans le premier, hélas) je peux me tromper. Bitcoin contourne défiance et confiance et établit une certitude non humaine et surtout non centralisée, donc sans voyeur clandestin, parasite ou officiel, sans tout ce que Nastasia Hadjadji présente comme  toute forme de contrôle ou de supervision , des notions dont je ne sache pas qu'elles seraient d'essence démocratique. À ce sujet, puisqu'elle affectionne l'image du cheval de Troie, l'autrice aurait pu glisser un mot des MNBC ailleurs que dans une unique note en fin de livre.

Est-ce être  de la droite radicale conservatrice  que de payer comme le faisait mon paisible bisaïeul et de chercher à recréer une marge de manœuvre face aux dérives autoritaires des États ? N'est-ce pas l'autrice, ici, qui cède à une idéologie invasive ? Car que propose-t-elle pour que la colère liée à l'effondrement du système classique (où elle va chercher ses arguments...) se transforme  en un agir politique «de gauche», tourné vers la remise en question des hiérarchies sociales et politiques  ? A part toujours plus d'impôt, de régulation et par tant de surveillance, nourrissant encore et encore la technostructure actuelle ?

Reprenant mot pour mot le récit d'une filiation strictement autrichienne de Bitcoin (récit souvent intempestif et contre lequel je me suis exprimé récemment) elle le retourne et fait de l'idéologie crypto une forme de conspirationnisme contre des banques centrales qu'elle se garde bien par ailleurs de défendre positivement. Quitte à s'emmêler un peu, parlant de  réhabilitation de l'étalon or  dès le XIXème siècle et omettant de citer le Général De Gaulle (peu suspect d'anarchisme) parmi ses thuriféraires.

 L’exigence de transparence et d’autonomie d’une partie de la population qui affirme son manque de confiance envers les institutions bancaires traditionnelles est aujourd’hui instrumentalisée à des fins politiques . Et donc ? On devrait transformer cette exigence en quoi ? On attend le prochain rapport (commandé par Bercy à un copain banquier) pour voir si la transparence est suffisante, comme on attend le prochain grand débat pour voir si le réenchantement opère sur ceux  pour qui les gouvernements sont totalitaires et tyranniques par essence  ?

Quand bien même la vision technophile des bitcoineurs serait  une vision du monde très éloignée des principes de délibération et d’intérêt général associés aux démocraties représentatives  ; quand bien même ces principes seraient sérieusement mis en œuvre, autrement que par l'autoritarisme croissant des pouvoirs prétendument libéraux, les directives européennes et l'arrogante parlotte des apparatchiks ; quand bien même tout anarchisme serait forcément de droite... en quoi serait-il interdit d'adhérer à cette vision technophile ? En quoi serait-il légitime de focaliser à ce point sur le politique en survolant les enjeux techniques ? Les pouvoirs actuels, ivres de video-surveillance, de drones et de gadgets ne sont pas moins technophiles que les bitcoineurs : à chacun de choisir sa tech, je reste libre de préférer la sousveillance et le pseudonymat à la surveillance et au fichage.

D'autre part, qu'elle n'adhère pas elle-même au monétarisme de Friedman est bien son droit ; que de nombreux bitcoineurs n'adhèrent pas au keynésianisme est le leur. Les condamnations et les arguments d'autorité n'y changeront rien. L'assertion selon laquelle  le plus souvent, la nature profondément idéologique de ces positions est passée sous silence vaut à mes yeux pour tout le monde.

La fin du livre revient à son point de départ. Les petits investisseurs qui ont cédé au promesses du Père Noël (et sur ce point, sans citer Plan B et les modèles S2F, l'autrice vise assez juste) et au FOMO du miracle technologique finiront, prophétise-t-elle, ruinés par leur  fausse monnaie, vraie fétiche , amers et mûrs pour le fascisme. On peut craindre qu'il n'y ait une poignée de facteurs autrement plus graves à l'œuvre dans la dérive de nos sociétés.

CONCLUSION

L'autrice a écrit huit fois en moins de 180 pages que la colère était légitime, sans aller bien loin au-delà de sa conviction (respectable et cohérente avec les références à la Crtical Theory, à Ellul, à Fred Turner, à Dominique Cardon etc.) que les cryptos n'y changeront rien. Son texte semble n'être qu'un effort pour stigmatiser Bitcoin,  en questionner les racines, les imaginaires et leurs implications dans le réel  sans forcément questionner sa propre position, sa posture, ses convictions.

Elle assure que  critiquer les cryptos ne revient pourtant pas à faire allégeance à la FED, à la BCE ou à BlackRock, SoftBank et McKinsey et on lui fait naturellement crédit que telle n'est pas, en effet, son intention.

Mais on peut penser que ses critiques du système légal restent superficielles et que son apologie de la délibération démocratique se heurte tellement à la réalité objective de la politique contemporaine (dans presque toutes les démocraties et particulièrement en France) qu'on en a presque mal pour elle.

Et c'est à ce point que soudain, comme une résolution dialectique de ce conflit longtemps muet, éclot tel un lotus sorti de l'eau boueuse l'idée de faire advenir un monde de cryptos de gauche.

Puisqu'une partie de la conclusion était affichée en introduction, que n'y a-t-elle aussi placé de quoi donner espoir à ceux qui n'étaient pas d'avance acquis à sa critique, pour qu'ils acceptent de lire les 164 pages précédentes ! Il aurait fallu, je crois, annoncer bien plus tôt l'idée que  la généalogie cyberlibertarienne de Bitcoin a le mérite de poser au centre de la table un répertoire de réflexions sur les notions de résistance à la censure et aux dispositifs de surveillance, comme composantes d’une société libre et émancipée des formes de coercitions propres aux marchés mais aussi aux États  puisque  ces pistes de réflexion rejoignent, en certains points, celles d’une partie de la gauche radicale .

J'avais, en avril 2018, accepté de participer à un échange avec la section du 5ème arrondissement de La France insoumise. La vidéo de cette rencontre, qui est d'ailleurs la plus visionnée de toutes celles que l'on trouve de moi, rend mal compte de la qualité des échanges (les assentiments font moins de bruit que les critiques, et la prise de son avait été un peu artisanale). Mais je me souviens d'un net clivage, entre des questions techno plutôt bienveillantes et curieuses et des critiques politiques assez tranchées.

Je n'en parlerais pas ici si (vers la 59ème minute) n'avait eu lieu un échange fort curieux avec un assistant un peu cassant et qui m'avait frappé par le fait qu'il se disait en même temps représentant en ce lieu de LFI et de... l'ACPR. Il ne présentait pas la chose comme contingente (dans le genre faut bien vivre) : il parlait expressément à ces deux titres. Je m'étais dit que c'était là une forme d'insoumission à laquelle je ne m'attendais pas. C'est un sentiment qui j'ai retrouvé parfois à la lecture du livre de Nastasia Hadjadji.

Ce que je regrette, pour finir, c'est que l'autrice, ayant pris le temps de rencontrer mais surtout de lire de très nombreux crypto-sceptiques (et cette recension est intéressante), se soit contenté d'un survol de la  littérature crypto la plus grossière (notamment sur Twitter) et n'ait pas pris la peine de rencontrer aussi des cryptos qui, pour une part, partagent certaines de ses idées.

Elle aurait ainsi pu échanger sans déplaisir avec le philosophe Mark Alizart, auteur de Cryptocommunisme, aller voir les doctorants de l'EHESS et parler avec le chercheur Maël Rolland.

Elle aurait pu aller jusqu'à Neuchâtel voir Julien Guitton (lien vers sa critique dans les commentaires ci-dessous) ou Alexis Roussel, bitcoineur fondateur de la plateforme Bity, mais aussi COO de l'entreprise Nym Tech qui développe une infrastructure réseau décentralisée et centrée sur la protection des données privées des utilisateurs. Longtemps président du Parti Pirate suisse, il est l'auteur d'un petit livre sur l'intégrité numérique.

Une telle rencontre, comme celle des communautés crypto suisses (dans un pays où l'on délibère beaucoup et où l'on s'inquiète un peu de notre santé) l'aurait sans doute inspirée. Du moins si elle acceptait enfin d'entendre tous ceux qui lui disent leur intérêt pour un instrument inclusif et une culture technique libre, comme lors de cette émission dont elle ne semble pas avoir retenu les réactions et questions reçues.

Enfin, sans fausse modestie, elle aurait pu intégrer les apports d'auteurs pour le moins non marqués alt-right comme Adli Takkal Bataille et moi-même, mais aussi Claire Balva ou Alexandre Stachtchenko ou parmi les américains, Andreas Antonopoulos, traduit en français et curieusement absent de son ouvrage.

Ses propos auraient été plus nuancés, mieux balancés entre technique et politique, moins imprégnés de certaines réalités d'un pays où nul sans doute ne la lira, et auraient permis à son livre non de cliver (au risque de renforcer les influences qu'elle entend dénoncer) mais de bâtir un espace de rencontre autour de l'idée de  résistance à la censure et aux dispositifs de surveillance, comme composantes d’une société libre et émancipée des formes de coercitions . Ce qui n'est pas une mince affaire et ne devrait être considéré comme sectaire par aucune personne sensée.


Quelques autres comptes-rendus :

  • Celui de Pablo Rauzy, déjà mentionné et qui estime que sa lecture vaut  largement la peine tant les thèses présentées et les raisonnements développés le sont avec rigueur ce qui est exactement ce qu'ont nié les lecteurs cryptos. In fine il confesse tout de même un léger malaise :  si je devais avoir un reproche à faire à l'ouvrage ce serait de bien trop laisser les mots « anarchie », « anarchisme », « anarchiste », et même « libertaire » au camp de ceux qui n'y voient que l'anti-étatisme et la liberté individuelle absolue, sans aucune des notions de socialisation, de libertés collectives, et d'autogestion que ces termes devraient pourtant porter avec force . Pour lui les choses sont simples. Le bon anarchiste est de gauche, le mauvais est libertarien et de droite. Il aurait  aimé par exemple que lorsque l'autrice cite Tim May, a minima une note de bas de page remette en question cette appropriation malpropre de l'anarchisme par un libertarien, pour ne parler que d'une des premières fois où ce souci apparaît dans l'ouvrage. J'avoue avoir ri en lisant qu'il aurait  apprécié que la logique du raisonnement soit poussée plus loin, jusqu'à affirmer qu'une émancipation réelle ne sera pas permise sans se défaire pour de bon de toutes formes d'autorités imposés, que ce soit donc par un état ou par une puissance privée à travers un marché.  : j'ai moi-même fini par penser que Nastasia Hadjadji recopiait parfois des sources bancaires et butait ainsi sur la contradiction fatale de tout adepte de la régulation : ne pas imaginer d'autre régulateur que l'État même que par ailleurs on prétend combattre aussi.
  • Celui de Ludovic Lars qui commence par s'interroger (un peu longuement) sur ce que sont aujourd'hui et pour les geeks la droite, la gauche et leurs extrêmes respectifs, essentiellement en suivant le modèle de Fabry puis en situant dans ce paysage marqué par ce qui est aujourd'hui un extrême-centre' (Macron , Lagarde...) une innovation comme Bitcoin, défini comme « un nouveau territoire de liberté » ou comme un « commun numérique sans frontière ».
  • Celui de Julien Guitton qui rappelle que  le manifeste crypto-anarchiste commence par : “Un spectre hante le monde moderne, le spectre du crypto-anarchisme.”  et constate que  a gauche est devenue autoritaire, elle pratique la censure, et là, la mise à l’index. Et pourtant, la gauche anarchiste libertaire des squats de survivants est toujours là .
  •  Pourquoi il faut dépolitiser Bitcoin  un compte-rendu critique et fort intéressant de Ines Assaini dansZone Bitcoin.
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134 - Un imbécile heureux (bien sûr) quoique méfiant

By: Jacques Favier


Nassim Nicholas Taleb vient de délivrer dans l’Express une interview à Laetitia Strauch-Bonart, par ailleurs autrice d'un De la France remarqué et dont on aurait aimé lire les commentaires.

Ce texte est publié sous un titre tout en finesse et qui malheureusement le résume bien : « Le bitcoin est un détecteur d’imbéciles ».

Comme il me paraît délicat de réserver de telles insultes à un cercle restreint d’abonnés, je mets cela à la disposition de tous.

J’enchaîne en disant que j’ai lu jadis avec beaucoup d’intérêt Le hasard sauvage. C’était en 2001 et à l’époque je n’étais pas encore imbécile mais directeur financier d’un groupe coté en Bourse qui possédait des intérêts majoritaires dans un groupe de casinos. J’étais administrateur de quatre établissements de jeux en France et cette activité, qui me déplaisait moralement, me passionnait d’un point de vue humain (« Le hasard est le plus grand romancier du monde » disait Balzac) mais aussi mathématique.

A la même époque de ma vie, j’ai donc lu les ouvrages de Louis Bachelier (Le Jeu, la Chance et le Hasard, 1914) d’Émile Borel et Jean Ville (Application de la théorie des probabilités aux jeux de hasard, 1938 ; Valeur Pratique et Philosophie des Probabilités, 1939) de Marcel Boll (La Chance et les Jeux de Hasard, 1948) de Nicolas Mandelbrot (Fractales, hasard et finance, 1997) et de Nicolas Bouleau (Martingales et Marchés Financiers, 1998). Je m’en souviens. Je suis peut-être un imbécile mais je m’applique. Je lis en prenant des notes. J'en ai conclu que pour dénoncer la  finance casino  il fallait être inculte – et ignorer l'histoire des probabilités et l'histoire des mathématiques financières – ou bien politicien et incapable d'évoquer une réalité qui vous dépasse autrement que par des formules toutes faites.

J’ai donc bien aimé, revenons-y, Le hasard sauvage. J’ai moins goûté le suivant (Le Cygne noir, 2007) tant parce que M. Taleb se répétait que parce qu’il cédait un peu à la fanfaronnade. D’anciens collègues qui le connaissent (nous sommes de la même classe d’âge) m’ont semblé trouver eux-aussi que la circonférence de sa boîte crânienne avait subi l’inévitable dilatation que provoque toujours la célébrité.

Pour ce qu'il en est de Bitcoin, M. Taleb (qui préfaçait encore le livre de Saifedean Ammous en 2018) a changé d’avis à son sujet. C’est son droit. Mais l'imbécile que je suis se souviens qu'il avait salué dans le CR dudit livre cette préface remplacée dans le seconde édition par un mot de M. Saylor. Mais comme je possède l'édition collector, et à titre de cadeau à mes lecteurs imbéciles, je l'accroche ici et en commentaires aussi.

Comme on a pu le voir avec Jean-Paul Delahaye, qui lui aussi a renié son enthousiasme adolescent pour Bitcoin quoique pour d'autres raisons me semble-t-il, on voit dans la prose des born-again à la monnaie fiat un peu du célèbre « courbe toi fier Sicambre, brûle ce que tu as adoré » et naturellement – comme dans la formule du baptême de Clovis – « adore ce que tu as brûlé ».

Bref convertis ou renégats, ils en font trop, c’est bien connu ! L'amusant est qu'une bonne explication en fut donnée d'avance par M. Taleb quand il jouait au sage antique dans son Lit de Procuste :  La personne que l’on a le plus peur de contredire, c’est soi-même .

Quoiqu’ayant également changé d’avis sur le sujet – mais en 2014, après avoir « expédié » Bitcoin d’un haussement d’épaules à deux reprises en 2013 – je ne vais pas tomber dans le ridicule inverse. Ma formation d’historien me conduit à penser qu’il y a du vrai dans ce que dit M. Taleb quand il raisonne sur le temps long (« nous ne sommes pas sûrs des intérêts, des mentalités et des préférences des générations futures ») ; mais il y a aussi du faux quand il écrit que « l’échec total du bitcoin à devenir une monnaie a été masqué par l’inflation de sa valeur » car celle-ci est loin d’avoir été constante. Bitcoin, on le sait, a été enterré plus de 450 fois. Et il a déjà survécu à de singulières chutes de sa valeur ! Il est donc bien hasardeux de l’enterrer encore une fois.

L’argument de l’inflation n’est évidemment pas dénué de pertinence. Comme dans l’expérience classique du ballon qui gonfle quand on fait le vide dans la cloche où on l’a installé, la petite vessie de Bitcoin s'est dilatée dans un bocal qui était en apparence rempli à l’extrême de monnaie fiat, mais cette abondance créée ex nihilo était une sorte de vide. Bitcoin dégonfle maintenant. Mais on ne va décerner à personne un « Nobel » pour une si mince découverte. En fait de surprise, la mienne n’est pas de voir que Bitcoin ne « couvre » pas un portefeuille du risque de l’inflation mais que M. Taleb a pu croire fût-ce un instant, comme il l'avoue, à une promesse non formulée. Bitcoin n’a jamais été une put-option.

Puis, ayant piétiné toutes les banalités, il entre résolument en territoire de sottise. Passons sur le sens civique des banques centrales (« adore ce que tu as brûlé ») et arrêtons-nous sur le « vice générationnel ». De nouveau, M. Taleb et moi ne sommes plus des lapereaux de l’année (à dire vrai je pourrais même être son aîné). Mais là, non. Non licet. Qu’il y ait des jeunes idiots on le sait. Là non-plus, la découverte ne lui vaudra pas le Nobel (de médecine). Que les jeunes n'aient pas tous pris le temps de lire de bons livres d'histoire et de mathématique c'est évident. Mais en matière de savoir historique, il y a aussi de vieux incultes et pas mal de vieux manipulateurs. Ils ont même des chaînes de télévision en continu pour tenir leur échoppe. La moitié de la narration historique qui enveloppe l'état honteux de l'ordre financier international est fausse, l'autre moitié est biaisée.

Et puis moquer les jeunes twittos pour avouer dans la même phrase qu’on se chamaille comme un gosse avec eux et qu’on dresse des bots à les bloquer (avant de pleurer parce qu’Elon Musk vous vire) est risible. C’est proprement retomber en enfance.

La suite est moins amusante. Je me reconnais mal, je ne reconnais pas mes amis du Cercle du Coin et je ne crois pas que les convives des Repas du Coin se reconnaîtraient dans sa description de sceptiques du Covid (j’ai mes 4 doses, docteur) de climato-sceptiques (il y en a en revanche et en haut lieu dans l’appareil d’un État condamné pour inaction en la matière) de soutiens de Poutine ou de quelques autres despotes (je n’en dirais pas autant de tous les politiciens) ou de carnivores radicaux.

Mes amis bitcoineurs sont, pour une large majorité d’entre eux, vaccinés. Une bonne part des non vaccinés de ma connaissance n’ont en revanche aucune idée de Bitcoin : ce qui les singularise plutôt à mes yeux est leur inscription sociale, plus enviable qu’on ne pourrait le penser. Je suis certain que M. Taleb a des amis non vaccinés et non bitcoineurs. Bref on peut être riche, diplômé et un peu parano sur ces questions-là, dont la gestion n'a pas non plus été un chef d'œuvre de clarté et d'efficacité.

M. Taleb me laisse penser que j'ai un bagage scientifique insuffisant. Je l'admets bien volontiers et je le regrette. Je me soigne, sur cela aussi. Mais qui peut s'estimer satisfait en la matière ? Monsieur Taleb ?

M. Taleb (qui pour cela est resté très seventies) me laisse penser que je suis au moins à moitié facho. Pour le dire tout crûment : oui j’ai – en bitcoinie et dans le reste de ma vie – des amis de droite et pour certains sans doute « de la droite de la droite » comme on dit maintenant ; mais aussi de gauche, et pour certains de la vraie gauche, pas la molle qui sert de pathétique supplétive aux forces de l'ordre.

M. Taleb, au fond, malgré ses airs de dandy humaniste, reste un trader et un matheux : il est sans doute plus à son aise devant son écran qu’avec les gens, qu'il ne peut traiter avec simplicité. Il décrit la communauté comme un cluster : il ne l’a jamais fréquentée autrement qu'in silico. Relisez-le donc : « être sur Twitter, c’est comme aller dans un café qui réunit toute la population et que vous ne savez pas lequel est un imbécile et lequel est professeur de médecine. En général, quand on va dans un vrai café, on sait si on est au PMU ou aux Deux Magots. Twitter c’est la pagaille, le mélange. Vous vous retrouvez avec Einstein à votre gauche et un routier à votre droite qui commentent la politique du FMI ou discutent de savoir si les gens de Davos essaient de mettre des puces dans nos cerveaux... ».

Je suis bien désolé mais si l’on n’est pas volontairement idiot, on fait aisément le tri même en ligne. L’orthographe et le style (ne s'exerce-t-il que sur 140 signes) donnent des premières indications. L’affichage des autres messages permet de trancher si tel ou tel interlocuteur a été maladroit dans la forme ou s’il est constamment dément dans le fond. Le bon sens aide à faire le ménage, sauf à manquer d’instruction soi-même. Enfin, savoir ce que pensent les gens moins formés que soi n’est pas forcément sans intérêt quand on prétend à une parole publique. Si l'on veut échanger courtoisement il y a des lieux pour cela et pour ceux qui ne craignent pas le choc avec des cerveaux qui auraient la puissance de feu de celui d'Einstein, il est un peu simplet d'aller les chercher en cliquant.

Pour le reste, sa théorie des trois groupes de gens, dont seuls ceux « qui ont un cerveau et se placent vaguement au centre » seraient sensés est une platitude prudhommesque dans sa forme et dangereuse dans le fond.

M.Taleb met dans le même sac l’outrance verbale de l’extrême droite à la Zemmour (il ne semble pourtant pas étranger lui-même à une forme très clivante de rhétorique) et les arnaques dites nigérianes avec l’argumentaire de Bitcoin. Comme si la confusion de tout et de n'importe quoi n’était pas justement à la base de la rhétorique de ce  Café du Commerce  dont il se croit autorisé à se gausser.

Bitcoin fonctionne-t-il vraiment comme la bague de Râ ou le bracelet magnétique en cuivre : un aimant pour les idiots ?

Cela peut être le cas. Ça s'est déjà vu dans l'Histoire et les gens intelligents ne sont pas forcément immunisés. Les promesses d’enrichissement rapides, via la crypto ou par le loto, se valent toutes, même si curieusement nul tribun ne dénonce les secondes alors que les loteries dépassent désormais allègrement les 200 millions. Les espérances millénaristes des bigots, des fachos, des gauchos ou des cryptos se ressemblent fatalement quelque peu. Les idiots aiment les promesses comme les enfants aiment le sucre. So what?

Il y a curieusement une promesse (sans sucre) que M. Taleb ne relève pas et donc un angle d’attaque qui reste mort dans sa diatribe.

Cet homme satisfait d’être « vaguement au centre » n’évoque pas Bitcoin comme une protection possible contre un futur dystopique. Dans celui imaginé par Margareth Atwood on voyait bien que le contrôle de l'État sur la monnaie est une faille dans nos libertés. Or la formule « police d’assurance contre un futur orwellien » est ... de M. Taleb lui-même dans sa préface à Ammous !

Simplement... ce n'est plus son problème. C'est déjà exactement ce que j'avais noté dans le cas de Jean-Paul Delahaye. C'est une caractéristique de ce qui se passe en face. Pour eux, tout va bien.

Regardons donc en face.

  • Une inflation que ne pouvait pas prédire un président de la République pourtant inspecteur des Finances et dont un patronne de Banque Centrale ose dire qu'elle est « pretty much come about from nowhere », des banques centrales balbutiant durant des années de pitoyables et effrayantes copies de cryptomonnaies pétries de mauvaises intentions (lire Snowden).
  • Mais aussi des banques commerciales rongées par l’inefficience, une lutte anti-blanchiment « au premier euro » devenue sa propre finalité (parce que la came, elle, circule de mieux en mieux), des transactions de plus en plus surveillées, contrôlées ou restreintes, une régulation partout exercée par d’anciens ou de futurs acteurs et pas forcément les moins douteux, le mélange des intérêts privés aux affaires publiques jusqu'au sommet de l'État.
  • Mais encore des économistes qui se présentent comme de sages universitaires mais qui sont tous stipendiés…

Tout cela, qu’il faut bien désigner comme un système (au risque d’être moqué comme complotiste) et que notre télévision désignerait comme un régime s’il n’était pas au cœur de notre propre État... tout cela a-t-il encore des leçons de quoi que ce soit à donner ?

J’ai travaillé dans une banque, quelques années, il y a quelques décennies. J’y ai conservé des amis. D’autres amis rencontrés ailleurs sont également banquiers, à des niveaux divers. Franchement parlant, je ne leur trouve pas un moral de fer et j’y songe à chaque fois qu’il est question dans la presse de bitcoineurs brisés ou suicidaires. Le moral de la communauté, sa résilience, son humour aussi, ne sont pas ceux d’une secte.

Mon sentiment est le suivant : bien sûr, j’ai croisé depuis 2014 quelques solides idiots. Ici, comme ailleurs. Malicieusement j’ajouterais volontiers (à usage interne) qu’ils sont sans doute plus nombreux chez les shitcoineurs que chez les OG du canal historique. J’ai aussi eu la joie de fréquenter des gens originaux, profonds et intéressants.

Et au total, si je ne conservais qu’une seule raison de trouver que Bitcoin n’est pas une connerie (pour parler français) c’est que la littérature des bitcoineurs (même avec ses outrances et ses naïvetés) est infiniment plus intelligente et stimulante que les rengaines rances qu’on leur oppose, les intimidations paternalistes (« n’y touchez pas » comme disait une dame de la Banque de France qui fait encore rire), les fresques historiques foireuses dont j’ai parlé dans mon petit livre La monnaie à pétales, les cours de philosophie aristotélicienne réduite à trois bullet points, le tout ponctué de menaces à peine voilées, de citations méprisantes de Rockefeller contre son chauffeur et assaisonné de rires idiots (« c’est une folie complète ce truc »).

Eppur si muove.

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130 - Au-delà de Jean-Paul Delahaye

By: Jacques Favier

C'est une redoutable épreuve pour moi de rendre compte de ce volume, aimablement adressé par la maison Dunod qui a été mon propre éditeur, préfacé par Jean-Jacques Quisquater dont l'amitié m'honore et qui a également préfacé un ouvrage dont j'étais co-auteur et enfin écrit par un universitaire français qui cite deux de mes ouvrages parmi ses 26 références pour aller plus loin .

En regard, Jean-Paul Delahaye représente pour une partie des bitcoineurs (et en tout cas pour ceux que l'on décrit comme maximalistes) un effroyable prototype de Judas, ce qui lui a valu, à partir de 2018, d'être accablé d'injures par les éléments les plus toxiques de notre communauté. Je l'avais déploré et avais approuvé l'Appel pour un débat serein et constructif autour du Bitcoin lancé par deux mathématiciens de mes amis.

Jean-Paul Delahaye est venu à trois Repas du Coin (en 2015 et 2017), il a participé en mai 2017 à Bitcoin Pluribus Impar rue d'Ulm et à un meeet-up du Cercle du Coin quelques mois plus tard. Nous lui avons toujours tendu la main, et encore durant le confinement en avril 2020, l'avons invité à participer à une visioconférence avec nous (voir en bas de page).

J'ai donc lu son ouvrage avec un niveau raisonnable de bienveillance. Il m'a semblé nécessaire de le lire intégralement, sans céder à la joie mauvaise consistant à bondir sur les chapitres nourrissant la polémique  énergétique , pour comprendre autant que possible le chemin suivi et le paysage mental de l'auteur.

Jean-Paul Delahaye commence fort honnêtement par le confesser : Dans un premier temps, séduit et fasciné, j'ai défendu le Bitcoin .

Il rappelle ses publications dont les bitcoineurs se souviennent aussi. Le site de référence Bitcoin.fr recense toutes les publications de Jean-Paul Delahaye sur Bitcoin permettant a chacun de constater l'évolution de sa réflexion.

Il estime que sa principale contribution a été le lien décrit entre la robustesse du protocole et le contenu en calcul de son jeton. Cette notion, qui était au centre de ses travaux théoriques, était d'ailleurs présentée dans notre propre livre, Bitcoin la monnaie acéphale avec un lien QR Code renvoyant à ces travaux.

Dans son dernier ouvrage en date, il semble vouloir faire part de doutes qu'il éprouve depuis 2014 au moins et de son étonnement de voir un Bitcoin qu'il considère maintenant comme  le Minitel des Cryptomonnaies  continuer de résister au lieu de rejoindre le Musée de l'Informatique. Nul ne lui contesterait le droit de sincèrement douter et de s'étonner... s'il ne s'agissait bien que de cela.

le lobby.jpg, sept. 2022Ce qui peut paraître moins acceptable, c'est d'abord que selon lui le paradoxe de la survie de Bitcoin ne peut se résoudre que par deux facteurs, savoir :

  • l'influence de la spéculation qui serait un  frein au progrès des technologies  thèse dont on peut historiquement douter ;
  • et le poids d'un  lobby de gens intéressés (qui) monopolise la parole sur le sujet et en présente une vue biaisée .

Il me semble qu'il a suffisamment et assez longtemps fréquenté le  lobby  français pour se rendre compte du ridicule de ce propos. Mais chacun est assez bon juge pour voir que la parole publique et médiatique sur Bitcoin, loin d'être abandonnée à un  lobby  ou plus simplement à des spécialistes capables d'expliquer la chose, est systématiquement organisée sous forme de débats et donc toujours envahie d'adversaires venus de tous bords, à commencer par des banquiers centraux ou non (pas moins intéressés au débat qu'un honnête hodler) pour finir par des politiques en mal de causes faciles (car taper sur le banquier assis à côté d'eux serait socialement plus risqué).

Toujours en matière de lobby, Jean-Paul Delahaye devrait plutôt se demander ce qui a expliqué durant tant d'années l'improbable survie du Minitel tricolore... Enfin, une petite introspection lui serait utile pour savoir si c'est Bitcoin qui s'est figé ou, depuis quelques temps, l'état de son information. Ceux qui étaient en ce mois de septembre à la Conférence qui s'est tenue aux Açores en sont revenus avec le sentiment d'un monde qui bouge, entreprend et se développe, notamment et contrairement à ce qui se répète ad nauseam, en direction des usages de paiement.

Jean-Paul Delahaye brûle aujourd'hui ce qu'il a adoré il y a peu. Et comme c'est toujours un moment délicat dans la vie d'un homme, il le fait aussi brutalement que possible. Dès son introduction il attribue ce qui à ses yeux est le vice fondamental de Bitcoin à une... erreur.

Aucune dépense d'électricité importante n'est nécessaire pour assurer le bon fonctionnement d'une blockchain ; c'est par erreur qu'un élément du protocole Bitcoin, appelé  Preuve de travail a conduit le réseau Bitcoin a être follement et inutilement énergivore.

De nombreuses pages sont ensuite essentiellement destinées à présenter au public le moins informé la technologie blockchain et ses mirifiques applications, depuis la logistique jusqu'à la monnaie de gros des banques. C'est présenté sans critique, sans distance, sans soupçon, sans réserve et donc sans humour (on pourrait... sur la blockchain Madre dont plus personne ne parle ou la blockchain traquer les œufs frais !).

Rien à dire : depuis 2015 on connait par cœur ce keynote.

Il entre de-ci de-là une petite dose de mauvaise foi (ou de  deux poids deux mesures ) par exemple quand l'auteur écrit que la décentralisation du consensus peut être inégalitaire et illusoire en PoW, sans regarder ce qu'il en est dans les alternatives.

Sans surprise, je n'ai pas repéré d'erreurs techniques dans les exposés que l'auteur fait des divers éléments de ces assemblages technologiques que sont Bitcoin et les autres protocoles décentralisés, mais peut-être n'en aurais-je pas la capacité. J'ai eu un ou deux doutes, notamment quant à ce qu'il dit sur la dissociation de facto des tâches de minage et de validation, mais cela ne mérite pas d'alourdir ce compte-rendu.

L'essentiel est que j'ai eu l'impression à le lire (et toujours en lui faisant crédit de sa bonne foi) qu'il jette sur cela un regard qui se veut purement technique : se servir comme exemple de la blockchain interbancaire pour montrer que l'on peut se passer de jeton précieux est sidérant : ce n'est simplement pas une blockchain, mais une base de données avec des hash et des timestamp. Que ses utilisateurs le prétendent ou que les développeurs qui la leur ont vendue leur aient fait croire est une chose ; toute personne désintéressée voit trop bien que la chose (innovation méliorative mais non révolutionnaire) est pourtant à une blockchain (dotée d'un processus de consensus décentralisé) ce qu'un talkie-walkie est à la radio, ce qu'un club de gentleman est à un parti politique, ce qu'un cartel est à un marché.

L'auteur, de son côté, voit bien que l'appréciation du jeton a permis de rémunérer ce qu'il appelle les  acteurs généraux  dont les développeurs ; mais il ne semble pas voir que cela a aussi financé tout l'écosystème, y compris certaines des blockchains qui sont venues concurrencer, challenger ou compléter Bitcoin. Le simple fait que l'attribution initiale de jetons lui paraisse élégante quand il n'y a pas d'abus montre bien que le fossé entre l'auteur et les valeurs de la communauté est très profond et qu'il n'est pas seulement technique. Quant aux abus le MIT lui-même estimait les simples escroqueries à un cas sur 4...

Mais derrière la posture purement technique, il n'est pas difficile de déceler des postulats politiques.

Je ne crois pas être suspect d'allégeance à l'école autrichienne et je ne suis même pas insensible à certains arguments de l'auteur, par exemple quand il dit que même si l'inflation disparaissait par l'adoption massive de cryptomonnaies déflationnaires,  l'État irait chercher ailleurs sous une autre forme d'impôt les ressources qui lui auront été retirées  et je suis d'accord avec lui pour dire que les États ont  la force de la loi de leur côté, la police et l'armée . Pour autant je trouve stupéfiante (et significative) une certaine désinvolture utilisée pour refuser le débat :

Finalement, le rêve libertarien d'un Bitcoin remplaçant le dollar et l'euro a tout d'une niaiserie d'adolescent mal informé des réalités du monde.

Comme avec l'erreur de Satoshi (il semble penser que le halving constitue une seconde erreur, d'ailleurs) ce mot d'adolescent signe ce qu'il faut bien décrire comme une morgue professorale (symétriquement, j'avais souligné dans un compte-rendu le caractère déplacé de certaines attaques du Pr. Ammous) qui n'est pas plus acceptable dans un camp que dans l'autre.

Attaquer Bitcoin, comme le fait l'auteur, en ne citant et en ne ciblant que les positions les plus outrancières des ultra-maximalistes, est-ce effectuer une critique raisonnable ? Bitcoin, monnaie sui generis et Internet-native, peut trouver dans les décennies à venir une place plus complexe à imaginer que toutes celles qu'on lui trace dans ces polémiques, depuis la peu probable monnaie universelle jusqu'à la peu crédible monnaie du crime, en passant par ce que Jean-Paul Delahaye décrit avec une posture de cathare comme  un simple jeu entre les mains d'un petit nombre de spéculateurs irresponsables .

Ce qui donne de la valeur à Bitcoin n'est uniquement, pour l'auteur, qu'une  confiance technique et communautaire . Ceci nous semble devoir être complété (pour parfaire la comparaison/opposition à l'euro) tant par sa rareté (sur laquelle il ne revient pas, l'ayant balayée comme une naïveté) que par le fait que son coût de production est non nul, fait contre lequel il concentre ses attaques.

Car pour lui, tout au contraire, la production du jeton est  inutilement coûteuse  ce qui introduit une démonstration en trois points visant à nier le lien entre coût de production et valeur. Sur ce point, d'ailleurs, il peut sembler rejoindre ce que disent certains mineurs eux-mêmes (comme Sébastien Gouspillou avec lequel il a longuement polémiqué et qui s'en explique en commentaire ci-dessous). Au total, fonder la solidité de Bitcoin d'abord sur l'adhésion d'une communauté ne me parait pas faux. Bitcoin est bien la monnaie librement choisie d'une communauté, et cette confiance n'est pas établie sur une population par la force de la loi et la farce de la foi. Mais cette confiance n'est pas non plus gratuite ou spontanée : elle se fonde justement sur ce que Jean-Paul Delahaye évacue : la rareté et la caractère onéreux du jeton !

Toutes les pièces du puzzle sont finalement sur la table, et au vu de tous. Les erreurs ou les absurdités dénoncées par tel ou tel peuvent souvent provenir d'une incapacité du dénonciateur lui-même à les mettre les unes avec les autres dans le bon sens.

Et puis on arrive au chapitre 6 intitulé  Empreinte, hachage et concours de calcul . L'envie vous prend de le sauter (je ne l'ai pas fait) quand on se sent inclus dans ces  maximalistes qui semblent prêts à soutenir d'invraissemblables arguments pour soutenir le gâchis monstre qu'il engendre . Fermez le ban ? La sentence sert d'introduction au chapitre, ce qui n'est pas bien sérieux :

L'analyse commande implacablement le rejet de la Preuve de travail — et donc du Bitcoin.

Il ne m'appartient pas dans un compte-rendu de réfuter, mais de présenter : disons que, là encore, il y a une belle efflorescence de connaissances informatiques, un grand luxe de détails pour tout ce qui est technique, et une assez flagrante absence de prise en compte de (certains) enjeux politiques. Je me suis de mon côté assez souvent exprimé là-dessus : ma pensée se résume assez bien à l'ultima ratio regum. Ça vous fâche ? Tant mieux... Avec PoW, Bitcoin est probablement imprenable de force par les États, avec PoS il le serait plus probablement. Sans le PoW et le pseudonymat (tant décriés l'un et l'autre) ce que ministres et banquiers considèrent comme une mauvaise plaisanterie n'aurait pas duré au-delà de 2012.

On a une courte envie de glousser quand on voit l'écologiste Delahaye reprocher à la prédation que constitue la fabrication d'ASIC sur l'industrie électronique de ralentir... la production de voitures.

On sourit aussi en voyant que l'auteur calcule désormais la consommation du minage en partant du hash et non comme il le faisait jadis en partant du cours. Il valide son chiffre (44 TWh/an) en les comparant (nul n'en sera surpris) à ceux de Digiconomist (52 à 204) ou de l'étude de Cambridge (44 à 117). S'ensuivent naturellement différentes projections (x5 en 2 ans) de la même eau que celles faites dans le passé (en 2017 quand Digiconomist et Newsweek annonçaient une consommation de 100% de l'énergie produite dans le monde à l'échéance 2020).

Quant aux arguments des  défenseurs acharnés du Bitcoin  l'auteur se charge de les présenter lui-même et donc de les réfuter ensuite sans trop de mal. Pour autant il ne propose pas de renvois vers les études de Michel Khazzaka ou de Arcane research. Même l'administration américaine paraît pourtant plus ouverte que lui sur la prise en considération de ce que Bitcoin apporte à la transition énergétique, il serait honnête de le mentionner.

Autre occasion de sourire : quand, pour démolir la comparaison avec l'or (j'y suis cité en note!) l'auteur explique que la quantité limitée de Bitcoin est conventionnelle et le prouve par le fait qu'on pourrait modifier le protocole de Bitcoin (comme on a pu le faire chez Ethereum) et – encore plus osé – qu'on pourrait faire un Bitcoin-2 qui serait  un jumeau parfait . Ici comme partout, l'auteur joue d'autant plus facilement avec la réalité qu'il la définit à sa guise et selon ce qu'il entend prouver. Pourtant, citant mon 3ème ouvrage en note, il admet qu'il y a beaucoup de juste dans ce que j'y écris, à savoir que  l'énergie considérable déployée en permanence pourrait être vue comme une sorte de bétonnage du contenu passé par le contenu le plus récent  .

C'est aussi que j'avais emprunté cette idée aux travaux de mon ami Laurent Salat mais aussi... aux siens – et il ne peut le cacher. Enfin il est bien obligé d'admettre que la PoS nécessite également un continuum de la communauté et en conclut que l'avantage revient finalement à l'or (ce qu'en temps qu'historien je peux parfaitement recevoir).

En regard, si l'auteur minimise par tous les moyens la sécurité que PoW apporte à Bitcoin, s'il cite Angela Scott-Bridges sur de possibles faiblesses du LN, il ne nous dit pas grand chose de la sécurité qu'apporte PoS, plus ou moins traitée so far so good. Il est aussi à noter qu'il ne cite aucun des mathématiciens (par exemple Ricardo Perez-Marco en France) qui s'inscrivent en faux contre ses jugements.

Arrivé à la moitié du livre, on peut faire un premier point :

  • On a dit que Bitcoin était une monnaie de boomer ce qui est excessif mais se comprend, mutatis mutandis. Disons que c'est devenu la monnaie du grand frère plein aux as. Les petits frères, arrivés dans le game après 2014 ou 2017, voire plus récemment encore (les nouveaux convertis sont partout les plus bruyants) sont condamnés à trouver autre chose, à se faire une place,
  • En ce sens, M. Delahaye semble bien être le paradoxal boomer des altcoins !
  • Mais en réalité, s'il fait mine techniquement de s'enthousiasmer sur n'importe quel chaton capable de challenger le tigre, il reste politiquement du côté des moutons qui ne s'inquiètent ni du loup ni du berger. Cela transparait au détour d'une critique contre LN :

autant directement utiliser des systèmes centralisés. Il y en a de très robustes : vous ne rencontrez aucun problème avec les transactions demandées à votre banque, par exemple avec des virements SEPA !

Si l'on ajoute le fait que son souci de préserver la vie privée se satisfait d'un vague pseudonymat jusqu'à la contrevaleur de 1000 euros, bref son acceptation tranquille de la société de surveillance, on voit l'étendue de l'indifférence politique de Jean-Paul Delahaye.

On aborde ensuite une description de  l'univers des cryptomonnaies  qui est en réalité une série de notes attribuées par le Professeur sur la base d'un jugement personnel  formulé le plus honnêtement possible . Sans surprise, Bitcoin n'atteint pas la moyenne (37/80) et à ce moment là on se surprend à aller directement voir la moyenne obtenue par Ethereum  modèle révolutionnaire de cryptomonnaie  : 47/80 en PoW, 55/80 en PoS ! Une prosternation devant Vitalik  le plus jeune milliardaire du monde des cryptomonnaies  dont le réseau est un  véritable tour de force  et un hymne aux smart contracts semblent suffire à fonder les dix points d'écart avant the Merge.

La solidité de la PoS (l'ouvrage est antérieur au changement d'Ethereum) n'est examinée que pour Cardano (noté 58/80) et cela par un argument assez peu scientifique : l'absence d'attaque (à ce jour) sur les 70 milliards de capitalisation de cette blockchain. Nulle mention, inversement, de la grande complaisance de Cardano aux exigences réglementaires, qui en ont fait pour certains une blockchain « plus proche de devenir un réseau sujet à la censure, politisé et manipulé ».

Tezos, la pépite française louée par Bruno Le Maire, seul protocole dont les promoteurs sont invités quand les banquiers centraux se sont réunis cette semaine au Louvre, ne semble nulle part mentionnée par ce mathématicien français : désintérêt ou querelle d'école, on n'en saura rien.

Les stablecoins n'obtiennent que des notes fort médiocres (parfois inférieures à celle chichement pesée à Bitcoin) ce qui permet d'enchainer :  il semblerait logique et sain que ce soient les banques centrales elles-mêmes qui les émettent  même si - et sur ce point on ne peut qu'approuver l'auteur -  la volonté d'avancer est assez incertaine . Bref on n'y est pas !

J'avoue avoir lu en diagonale les pages sur les NFT, souri à la comparaison avec les cartes Pokemon (l'auteur a-t-il lu mon billet sur le joujou?) et baillé aux topos sur le prétendu échec de Bitcoin comme valeur refuge. Ça devient un serpent de mer, il faudra que j'y revienne moi aussi, mais disons d'ores-et-déjà que fonder l'examen de cette grande question sur l'analyse des cours comparés de l'or et du bitcoin sur l'unique journée du 24 février 2022 est une démarche de taupin myope. Le récit critique de l'utilisation de Bitcoin par les Ukrainiens (qui n'auraient guère pu s'en servir) et les oligarques russes (qui s'en seraient bien servi) fait montre de l'asymétrie systématique de l'ouvrage.

Le chapitre intitulé Rester lucide  qui passe en revue toutes les faiblesses, failles, accidents possibles ou déjà survenus dans les blockchains les plus diverses peut être une salutaire lecture, même si certains risques semblent de l'ordre de l'épouvantail.et qu'à d'authentiques problèmes techniques l'auteur mêle des caractéristiques bien connues, intentionnelles,  by design et des jugements émis par des personnes diverses (et généralement intéressées au système officiel) qui ne sont pas de nature à ébranler grand monde.

Mais in cauda venenum le dernier et 10ème chapitre  Un choix catastrophique  en ciblant la PoW ne vise qu'à demander  d'interdire Bitcoin, tout de suite, avant qu'il ne brûle le monde  selon les mots d'un journaliste anglais à qui son sens de la mesure a mérité l'honneur d'être mis ici en exergue.

Énumérons donc les arguments :

  1. son coût élevé n'est qu'un argument psychologique ( ce point est étayé de comparaisons amusantes) et crée un fausse sécurité (puisqu'il faut une surveillance par la communauté).
  2. son coût élevé handicape les protocoles qui y recourent : mais l'auteur livre involontairement un contre-argument car cela ne handicape selon lui réellement que les protocoles à smart contracts. Quoiqu'il en soit, Bitcoin n'a pas l'air d'en souffrir particulièrement (c'est d'ailleurs cela qui animé les rageux, non?).
  3. son immoralité écologique prive les protocoles PoW de la clientèle des belles âmes et Bitcoin pourrait un jour être interdit comme les sacs plastiques dans les épiceries.
  4. il encourage le vol d'électricité, et quand il la paye, il exerce néanmoins une ponction illégitime (autant voler, non?)
  5. il provoque une pénurie de composants électroniques (déjà vu plus haut)
  6. il limite le cours : j'ai lu deux fois, je n'ai pas vraiment saisi le raisonnement (voyez vous même, page 223-224 : les Chinois coupent l'électricité, donc la capi n'atteindra pas M1$ etc) qui vise à expliquer qu'avec tout ça Bitcoin ne sera jamais la monnaie unique mondiale.
  7. il est une sorte de prison
  8. il crée des barrières technologiques (donc il crée des prisons dorées, non?)
  9. il rend possible le cryptojacking (c'est ma foi vrai)
  10. il est bruyant et réchauffe l'environnement
  11. il est moins sécurisant que la PoS (déjà dit) avec un argument d'autorité, en l'occurence celle du créateur du ZCash, qui n'ébranle pas, d'autant que sa monnaie fonctionne toujours à ce jour en PoW, ou disons pas autant que le ferait quelques publications académiques. Il est amusant de voir l'auteur écarter tous les propos intéressés des bitcoineurs et leur opposer systématiquement les slogans et la réclame des entrepreneurs.

C'est tout ? Nenni, il y a les torts spécifiques à Bitcoin :

  1. son faible nombre de transactions, qu'on ne peut dépasser qu'avec LN et donc (tenez vous bien) en renonçant  à tous les avantages que procure la technologie des blockchains 
  2. le côté variable de ses commissions (pas comme celles des banques, que l'on découvre toujours après coup en page 27 de la documentation?)
  3. l'avantage donné aux riches du fait des faibles commissions lors des moments de tension (ça me parait à démontrer, ce que ne fait pas l'auteur)
  4. une gouvernance improvisée, liée pour partie à l'anonymat des validateurs (bref ça ne marche pas comme une bonne fondation suisse ou une vertueuse banque) ce qui est illustré ici par un épisode de Bitcoin Cash...

Épilogue : les quatre scénarios de l'Apocalypse?

On a eu un résumé dans l'article du Monde du 24 septembre (tiens le voilà!) et ce sont :

  • A - l'autodestruction (du moins si l'on en croit un n°2 de la BoE, certainement très compétent) pour plusieurs raisons possibles allant de la catastrophe cryptographique à l'effondrement des cours provoquant une brutale prise de conscience.
  • B - l'interdiction comme en Chine ; situation certainement très désirable (comme d'une manière générale l'adoption croissante de tout un tas de chinoiseries, et à laquelle ce livre propose d'ores et déjà une vaste gamme de justification)
  • C - la cohabitation des cryptomonnaies et des monnaies de banques centrales, bref le statu quo, avec deux variantes incorporant (C1) ou non (C2) le maintien de la dominance de Bitcoin.
  • D - l'abandon des monnaies de banques centrales dans une adoption de la concurrence hayekienne, avec (D1) ou sans (D2) dominance du Bitcoin.

On découvre in extremis que l'issue C2 lui parait la plus probable, sans éliminer A et B , les issues C1, D1 et D2 correspondants aux rêves des adolescents sus-mentionnés.

À présent, à vous de faire votre propre jugement . Comme l'auteur y invite, et après avoir dit que s'il fallait parier je parierai pour une situation de cohabitation, je dois ici juger non sans sévérité ce livre qui, certes, se veut destiné au grand public mais au terme duquel on reste sur sa faim compte tenu des promesses que le nom de l'auteur pouvait faire naître.

  • Évidemment on trouvera normal que je juge plus pertinents les écrits passés du mathématicien Jean-Paul Delahaye (cité et remercié dans mes ouvrages) que les arguments polémiques du militant expiant ses péchés de jeunesse en collaborant au sein de l'Institut Rousseau avec des auteurs comme Nicolas Dufrêne ou Jean-Michel Servet qui ont fait eux-aussi de la mise hors-jeu de Bitcoin une cause personnelle. Leur collaboration me semble fonctionner au niveau du PGCD (ici pour les nuls) qui ne peut excéder le plus petit de la série. L'économiste jugeant d'un protocole ou l'informaticien s'essayant à la psychologie de marché ne produisent pas des étincelles.
  • Mais j'ai une raison objective (et non intéressée) de préférer l'ancien Delahaye au nouveau : il offrait bien plus de contenu en calcul. Même si je suis flatté d'être cité, je suis un peu frustré de ne pas voir dans la liste un seul mathématicien. Même les quelques 135 notes renvoient pour l'immense majorité à des papiers polémiques, à des articles de presse et à quelques interviews de banquiers intéressés à tirer à boulet rouge. Un peu comme si je citais Michael Saylor pour étayer l'hypothèse de voir un jour le Bitcoin à 500k...
  • L'idée désinvolte que la PoW viendrait d'une erreur de Satoshi occulte l'hypothèse qu'il puisse s'agir d'une singularité de sa proposition, parmi les nombreuses alternatives d'alors et d'aujourd'hui, et que cette singularité s'expliquerait par une ambition radicale en terme de décentralisation en milieu ouvert.
  • Le fond comme la forme du livre témoignent de ce que l'auteur, personnellement satisfait de sa situation dans un pays dont la gouvernance lui convient et dans un système économique et financier dont il n'anticipe aucun risque grave le concernant, ne voit que des jeux (par définition toujours trop coûteux et insuffisamment sérieux !) dans ce qui est né d'une ambition initiale profondément politique.
  • On lui donnerait néanmoins raison (pour accepter un degré de tyrannie plutôt que de subir plusieurs degrés de réchauffement climatique) si le débat sur le rôle du minage dans la transition écologique n'était pas expédié par quelques citations apocalyptiques, si les arguments des contradicteurs (arguments qu'il connaît mieux que ce qu'il en montre ici) étaient honnêtement exposés, pour que le lecteur puisse effectivement juger ; et juger cela se fait normalement après une instruction à charge et à décharge, un réquisitoire et une plaidoirie.
  • Le livre ne vise cependant rien d'autre, dans la poursuite de ce que réclamait la Tribune de l'Institut Rousseau co-signée en février dernier avec MM. Dufrêne et Servet, qu'une interdiction de facto dont on voit bien à la lecture qu'elle viserait à défendre l'ordre politique actuel (si c'est un ordre...) bien plus que les équilibres naturels.

Finalement et malheureusement, un tel livre, intentionnellement ou non, et la politique qu'il soutient encouragent les propos toxiques et les postures provocantes.





CONFÉRENCES DE JEAN-PAUL DELAHAYE

En 2014, à l'espace des sciences (Rennes): entre dénonciaition du mining et Bitcoin maximalisme ?

En mai 2017 à Normale Sup, sur le  contenu en calcul 

En novembre 2017, au meet-up du Cercle du Coin à Bruxelles : des doutes plus clairement affichés.

En 2020 (déjà) :  dépasser  le Bitcoin

En 2020, Vidéo conférence organisée par le Cercle du Coin durant le premier confinement

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129 - Bitcoin, entre l'ancien et le nouveau

By: Jacques Favier

Bitcoin est parfois décrit (non sans raison!) comme une monnaie d'humains ne se présentant pas les uns aux autres, ne se connaissant pas entre eux et traitant comme des robots, voire comme la monnaie rêvée des machines. Ce qui n'a pas empêché la naissance et le développement d'une sacrée communauté !

En regard, le système fiduciaire se présente comme fondé sur la confiance accordée par des consommateurs protégés par la puissance souveraine (et désormais démocratique) envers des sociétés de banque contrôlées par des régulateurs intègres et compétents : un système plus humain si l'on veut. Mais sans réelle humanité, chacun le sait bien.

J'ai lu cet été un livre portant sur le haut Moyen-Âge (les mérovingiens, les carolingiens et leurs voisins ) et dont la question inaugurale est la suivante :  comment fonctionne concrètement une économie "encastrée", c'est à dire une économie dont les éléments constitutifs, ce que nous appelons le travail, la rémunération, l'échange, la consommation, sont si profondément incrustés ou imbriqués dans les relations sociales qu'ils en deviennent impossibles à individualiser ? 

Telle quelle, la question ne saurait être plus éloignée de Bitcoin et toute comparaison semble hasardeuse à établir !

Pourtant j'ai eu quelques raisons de poursuivre, outre mon amitié pour l'auteur, mon camarade Laurent Feller qui venait de me faire présent de son ouvrage et mon instinct qui me disait que j'allais y piocher de nouvelles munitions contre l'absurde mythe du troc. Je ne fus pas déçu sur ce point d'ailleurs. Enfin, quand j'achevais, une controverse sur Twitter est entrée opportunément en résonance avec ma lecture.

Dès l'introduction on trouve ceci, qui ne peut manquer d'interpeler :  dans un testament médiéval, la valeur des legs est d'abord constituée par les affects qui s'attachent aux objets, non par la contrepartie monétaire que l'on pourrait en tirer . Surgissent en moi tant de réflexions entendues, non pas évidemment chez les cryptotraders mais souvent chez les maximalistes, ainsi que le souvenir de cette scène où un ami qui se reconnaîtra et qui venait d'initier mon fils à l'orange chevalerie en équipant son téléphone et en y déposant un fragment d'or numérique, refusa avec noblesse tout paiement en contrepartie :   On ne fait pas payer du bitcoin . Pourquoi ? On pourrait penser à Mauss et à l'esprit de la chose donnée  que Feller évoque dans sa conclusion et qui force au contre-don.

Dans quelle mesure cette distinction ancienne entre prix et valeur s'appliquerait-elle à Bitcoin ? Ma lecture érudite me suggère trois comparaisons et trois pistes à explorer :

  1. D'abord Bitcoin serait peut-être (je vais me faire mal voir) moins une monnaie qu'un objet précieux, voire sacré, donc fondamentalement destiné à la conservation (le fameux hodl). Moins radicale, l'assimilation de Bitcoin à l'or (la thèse défendue à Surfin Bitcoin par Yves Choueïfaty) s'inscrit pour une part dans cette perspective.
  2. Ensuite comme l'écrit l'auteur  les choses et les personnes sont mêlées  : l'échange, jadis, n'était  que partiellement un échange marchand  et intégrait la logique du don qui structure en grande partie les relations entre les hommes. On sait que Bitcoin, de la cagnotte en faveur d'un ami jusqu'au soutien à des causes politiques, est souvent une monnaie du don. C'est même un moyen de donner avec délicatesse (voir mes remarques anciennes sur la monnaie en chocolat).
  3. Enfin comme dans  les économies anciennes  les économies innovantes ne sont peut-être pas  des reproductions en plus petit ou en moins sophistiqué des économies contemporaines. Elle ne fonctionnent tout simplement pas selon les mêmes règles et celles qui régissent l'économie politique ne s'appliquent qu'imparfaitement voire pas du tout à elles.

Cette différence dans les règles est quelque chose de fondamental.

Savoir que les règles qu'on nous oppose, les lois économiques, les définitions (plus ou moins) aristotéliciennes dans lesquelles on veut parquer Bitcoin, que tout cela a une histoire finalement limitée et circonscrite (quelques siècles tout au plus, quelques décennies parfois) me semble réconfortant. Pour le coup ça justifie la rengaine attribuée à Churchill (voir loin dans le passé pour voir loin dans l'avenir ou quelque chose comme ça : il en a tellement fait qu'on ne sait que choisir).

Au-delà des règles, il y a une philosophie qui doit être prise en compte.

D'un point de vue philosophique, il m'est arrivé de penser que tous les reproches (et même tous les bons conseils) dont on nous abreuve reposent sur l'idée de l'intérêt. Normal pour les tenants d'une monnaie-dette ! Le temps, l'argent, l'enthousiasme placés dans Bitcoin ne seraient pas intéressants. De Bruno Le Maire pleurant sur le magicien qui a perdu trois fois sa mise jusqu'au FMI versant des larmes de crocodile sur le Salvador, en passant par tous les crypto-allergiques de Twitter qui crieront au fou à la prochaine hausse et par la presse qui recherche les pendus, il y a une excitation de nécrophage à guetter le moment de baisse où l'on peut supposer que détenir du Bitcoin ne sert pas notre intérêt.  On vous l'avait bien dit .

La vérité est que Bitcoin n'est pas intéressant mais passionnant. Bien sûr on voit sur les réseaux quelques crypto-dépressifs et des gens qui ont probablement joué au-delà de leurs forces morales. Mais c'est peu de chose par rapport à l'espoir qui porte les hodlers comme à l'enthousiasme des développeurs et des entrepreneurs. Bien des  Universités d'été  de partis politiques seront longuement mentionnées dans les médias sans avoir réuni autant de gens que Surfin Bitcoin 2022.

Il ne faut donc pas abuser des jugements absolus (les  on sait que...) et à cet égard je ne peux qu'adhérer à la plainte de mon ami médiéviste écrivant que  la science économique tend à penser les problèmes qu'elle traite, la valeur, le travail, le marché, sous un angle intemporel, comme s'ils relevaient d'une science de la nature .

Ainsi pour le haut Moyen-Âge certains postulats peuvent conduire à des erreurs de jugement : dire que c'est l'argent (réputé rare, ce qui n'est pas uniformément vrai dans la durée) qui est recherché (et non les produits ou services) c'est rapprocher l'économie de jadis de la nôtre, dans la mesure où la nôtre fait de l'argent une fin en soi ; c'est peut-être aussi postuler, au risque de l'anachronisme, une tension de la vie économique vers la recherche de la richesse et de son accumulation.

Mobilisant Polanyi et Godelier, l'auteur rappelle que les objets monétaires avaient toute sorte de significations, qu'ils étaient notamment des marqueurs de statut ou de rang. Inversement, au Moyen-âge les moyens de paiements n'étaient (déjà) pas limités aux monnaies frappées par les souverains : services (dont la prière!), terres, objets précieux, travail étaient des moyens de paiement.

Le chapitre 10, consacré aux moyens de paiement, développe cela. On y voit aussi des controverses que les dogmes simplificateurs des économistes ignorent superbement, le poids des découvertes (les trésors monétaires sont des trésors de renseignement) quand elles confirment ou infirment les grandes idées, les faiblesses de présentations qui peuvent concourir à transformer une économie d'autrefois  en une variante des économies étudiées par les anthropologues dans les sociétés les plus démunies du globe .

Bref la réalité des trouvailles archéologiques rebat régulièrement les cartes entre une économie exclusivement monétaire que la tradition libérale nous impose en quelque sorte de rechercher et la présentation d'une économie sans besoin de monnaie que la tentation anthropologique pourrait nous induire à construire.

L'œil que je garde toujours ouvert sur le présent m'a livré une occasion de repenser à cela.

Le député Vojetta, dont le principal titre de gloire est d'avoir tombé l'homme politique le plus détesté de France, est sorti de la torpeur estivale pour estimer dans un tweet remarqué qu'il convenait d'oublier les absurdités démagogiques sur l’interdiction de prendre l’✈️ ou celle des jets privés et proposer de parler plutôt d’1 combat réaliste contre le réchauffement : réfléchir ensemble aux moyens de modérer le caractère énergivore des monnaies virtuelles dont le #Bitcoin (99% spéculatif) .

Parmi les polémiques, sous-polémiques et contre-feux divers suscités par cette brillante idée, il n'a pas été possible d'échapper à l'usuelle critique sur la faiblesse de l'usage de Bitcoin comme moyen de paiement ordinaire.

 Quels sont ces 10% des Français qui utilisent les monnaies virtuelles ?  demandait-il.

En resserrant sa question sur des usages de paiement, clairement, on n'y est pas ! Il ne saurait être question de le nier et le Journal du Net a d'ailleurs proposé une réflexion sur ce thème au même moment : les achats en bitcoins : tout le monde en parle, personne ne paie. Trop de raisons y concourent encore actuellement :

  • l'effet de réseau toujours insuffisant ;
  • la démarche purement marketing de la presque totalité des commerces ayant annoncé qu'ils acceptaient Bitcoin ;
  • la maintenance problématique des interfaces de transaction, de change et de comptabilisation qui, du moins jusqu'à la période récente, restreignent très vite l'impact de l'annonce initiale aux commerçants réellement militants. Les choses changeront-elles? Le problème a été abordé à Surfin Bitcoin par Nicolas Dorier, créateur de BTCPay Server ou Jean-Christophe Busnel, managing Partner de StackinSat devant un auditoire fort nombreux. En ligne bientôt ?
  • enfin, il faut le souligner : l'absurde législation française qui (conçue par des gens qui expliquent ensuite benoitement que Bitcoin n'est pas une monnaie) en empêche dans la pratique l'usage comme instrument de paiement courant puisque chaque transaction individuelle déclenche les obligations déclaratives intrusives et les calculs un peu contre-intuitifs du formulaire Cerfa 2086.

Au total donc, en apparence et en France, la richesse placée en Bitcoin reste  purement spéculative  c'est à dire sur des plateformes, attendant du temps (ou du trading) une appréciation plus grande. Chacun sait bien néanmoins qu'une part de cette richesse (comme de celle qu'engendre l'écosystème crypto) circule après change, déclaré ou non, contre fiat ou contre stable, en France ou dans le pays que l'on appelait jadis la  Côte des Pirates  et qui est aujourd'hui un grand ami de la France. Il existe aussi des montages plus ou moins prudents (surtout en bear market) et recommandables.

L'histoire du haut-Moyen-Âge suggère encore une réflexion, fondée sur l'usage qu'on y faisait du lingot, en l'occurrence d'argent :   il apparaît comme une réserve de valeur universellement acceptée et convertible aisément en liquidités. Les voyageurs d'un haut niveau social en emportaient avec eux un peu à la manière dont, autrefois, on emportait des traveller's checks en dollars . Même si la comparaison n'est pas forcément parlante pour les plus jeunes, elle me parait assez pertinente, et extensible à Bitcoin aujourd'hui.

La risible (et sans doute éphémère) controverse sur l'aide que les cryptomonnaies pourraient fournir aux Russes, alors même que le système officiel laissait tant de trous béants dans la raquette des sanctions, a eu le mérite de montrer que les choses ne sont jamais simples quand il s'agit de dire ce qu'est une monnaie, un instrument de paiement, un moyen de transfert. Bitcoin ne peut pas être une monnaie seulement quand il s'agit des Russes...

Comme au Moyen-Âge les détails échappent  comme le dit joliment Feller et par là on entend les traces matérielles de l'existence de trafics qui sont attestés par les textes mais sont insuffisamment ou incomplètement documentés par l'archéologie . Bref l'historien repère bien des circulations d'argent et il retrouve bien  les objets dont elles ont soldé l'achat ... mais pas sur les mêmes sites ce qui le chiffonne un peu :  nous avons donc ici une double impasse .

Serai-je donc le seul à faire le parallèle quand je lis  en fonction des contextes comme de leurs besoins propres, les acteurs rentrent ou sortent du système monétaire . Rien de nouveau sous le soleil ?

Revenons à nos modernes régulateurs : plutôt que d'aller se fourvoyer dans de telles impasses, ne feraient-ils pas mieux d'accepter que Bitcoin est une monnaie sui generis, de constater que la richesse créée par Bitcoin existe, qu'elle circule (souvent, faute de mieux, en alimentant des dépenses somptuaires) et qu'elle pourrait utilement financer des secteurs d'avenir? Ne feraient-ils pas mieux, dès lors, d'aménager la législation pour rendre le pays accueillant, en préférant ce que j'avais dès 2018 appelé une logique de port plutôt qu'une logique de citadelle ?

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105 - La cryptologie au coeur du numérique

By: Jacques Favier


Ce petit ouvrage du grand Jacques Stern est du type que l'on devrait largement offrir à bien des gens qui parlent à tort et à travers de secret et s'offusquent de la seule mention de l'anonymat de façon ignare et irresponsable.

Comment, demande Stern, un art ancestral peut-il, d'Al Kindi et Al Khwârizmî à Diffie et Hellman, devenir une science moderne ? J'avoue avoir appris grâce à lui que les lettres n, p et q utilisés en 1978 par l'article définissant le RSA étaient déjà employés en 1763 par Euler pour présenter dans la revue de l'Académie de Saint-Petersbourg le théorème d'arithmétique modulaire qui porte son nom.

Jacques Stern retrace son propre chemin et comment, pressentant l'émergence d'un monde numérique qu'il appelle encore la « nouvelle cité virtuelle » où tout, depuis les fondations jusqu'aux fenêtres était alors à construire, il a « modestement » choisi de s'intéresser aux cadenas, aux serrures et aux clés.

Il y a du conteur chez ce mathématicien (parabole du cadenas, parabole des tiroirs, couteau suisse...) et de l'historien, dans un domaine où le tic-tac de la montre ne s'arrête jamais. Les records en matière de factorisation (donc d'attaque contre le RSA, principal soutien du sytème cryptographique dans le monde des instruments de paiement contemporains) se succèdent : factorisation d'un nombre de 768 bits en 2009, de 829 plus récemment, soit 250 chiffres décimaux. Les défenseurs se servent donc aujourd'hui d'un modulo d'une taille supérieure à 500 chiffres. Ceci assure une sécurité suffisante d'un point de vue matériel, non d'un point de vue rigoureux, c'est à dire mathématique.

Le chapitre cryptologie, algorithmes et mathématiques est évidemment celui qui demandera le plus de s'accrocher, à ses souvenirs scolaires ou aux branches que procure Wikipedia ; mais au prix d'un certain effort on en ressort mieux informé, ne serait-ce (en ce qui me concerne) qu'au sujet des différences pratiques entre la cryptographie du type RSA et celle qui se fonde sur les courbes elliptiques.

Stern aborde ensuite le chapitre de la présence de la cryptographie dans l'univers du téléphone, de l'Internet et des moyens de paiement. Avec des choses simples, que tous doivent garder à l'esprit : « ce sont les algorithmes assurant l'authenticité, plus que ceux assurant la confidentialité, qui forment la clé de voûte de la sécurité sur Internet » et une formule puissante : « la sécurité est holistique ».

Sa présentation de bitcoin est à la fois sobre, laudative (« combinaison extrêmement remarquable (...) idée proprement révolutionnaire ») et honnête, en ce sens qu'elle situe les enjeux, mais aussi les points controversés.

Enfin le chapitre sur la cryptographie quantique, laquelle nous dit Stern « n'est pas une expérience de pensée » mais rencontre encore des limites, permet à la fois de mesurer les risques et d'éviter certains fantasmes.

J'avoue ne pas avoir trouvé de réponse à une question (que Stern ne pose d'ailleurs pas) : j'ai bien compris que les recherches en matière de cryptographie postquantique ont commencé. Du côté des banques, les clients, in fine paieront la recherche et l'implémentation des solutions nouvelles. Quid du côté de Bitcoin, et notamment à l'échéance de 2040 ?

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103 - Un virus « souverain »

By: Jacques Favier

A ceux qui, comme moi-même, pensent que Bitcoin est fondamentalement une « monnaie souveraine » la lecture du petit livre de Donatella Di Cesare apportera, malgré tout ce qu'il contient de lueurs de fin du monde de nature à rendre chagrin ses lecteurs, quelques pistes pour stimuler la réflexion.

Je n'entends pas tordre le propos de cette philosophe italienne qui, en se penchant sur les questions politiques et éthiques à l’ère de la mondialisation, interroge des phénomènes actuels comme celui de la terreur, face cachée de la guerre civile mondiale qu'elle perçoit, ou comme la souveraineté, qu'elle examine à la lumière de Spinoza. Mais il se trouve que bien des choses qu'elle dit de ce virus qui se rit des frontières et des vieilles souverainetés construites à leur abri s'appliquent de façon trop troublante aux grandes cryptomonnaies pour que cela ne puisse pas être relevé.

Donatella di Cesare note d'abord tout ce que le virus a déjà provoqué : instauration d'une « démocratie immunitaire » régie par la mesure des distances physiques et par le contrôle électronique des corps, d'un gouvernement d'experts hors contrôle, d'états d'urgence qui ne sont plus des états d’exception. Pour elle, le virus et les choix faits pour le combattre ont mis en évidence non seulement l'autoritarisme (partout dénoncé, et me semble-t-il, à juste titre) mais surtout ce qu'elle décrit comme l'intrinsèque cruauté du capitalisme.

Contre la doxa qui, comme pour la précédente crise en 2008, assure sans vergogne qu'on ne pouvait rien prévoir, la philosophe assure que ce virus « était dans l'air depuis un moment » et elle en cite des preuves.

Elle rappelle qu'un événement « n'est jamais une absolue singularité, ne serait-ce que parce qu'il s'inscrit dans la trame de l'histoire ». Cette dernière réflexion je l'appliquerais volontiers à la publication du 1er novembre 2008, tandis que Donatella di Cesare met les crises financières et sanitaires dans une même perspective, celle d'une aube du troisième millénaire qui « se caractérise par une difficulté énorme pour imaginer le futur ».

ça c'est paris.jpg, nov. 2020

Quand même, ce n'est pas solliciter le texte que d'y voir des échos à nos propres préoccupations : « le temps semble déjà consommé avant même qu'il ne soit accordé. Nous sommes sur des escaliers roulants qui montent toujours plus vite ». Derrière la proposition d'une monnaie non fondée sur de la dette, ne trouvons-nous pas la mise en cause de ce qu'elle critique : une « croissance devenue une excroissance incontrôlable, sans mesure ni fin » et ce qu'elle appelle « l'extension du principe de l'endettement » ?

Si ce virus couronné est « souverain dès le nom », les souverainistes, eux, en prennent pour leur grade :

« Rien ne nous a protégés, pas même les murs patriotiques, ni les frontières rogues et violentes des souverainistes ». Le virus « démasque partout les limites d'une gouvernance politique réduite à l'administration technique ». Ce n'est d'ailleurs pas un hasard, ajoute-t-elle, si les États se délégitiment les uns les autres.


Sommes-nous en guerre?

Beaucoup de gens ont trouvé le terme impropre, destiné à justifier des mesures odieuses dans une rhétorique typiquement française d'exaltation de la puissance armée. Il est vrai aussi que la prise systématique des décisions en « Conseil de Défense » offre un havre juridique aux dirigeants demi-courageux. Mais s'il faut le prendre au sérieux ce terme de guerre, c'est soit que le virus est souverain (la guerre est théoriquement un privilège de souverain) soit qu'il œuvre comme les terroristes avec lesquels nous sommes aussi « en guerre » et qui, eux, font allégeance à un État souverain fantasmé. Dans les deux cas, qu'il me soit permis de penser que ladite guerre est mal engagée.

Clemenceau, si facilement invoqué de nos jours, eût peut-être bougonné que la guerre au virus est chose trop sérieuse pour être pilotée par de supposés « savants », apparaissant et disparaissant, œuvrant ou tranchant hors tout contrôle démocratique, mais pas forcément hors des enjeux de carrière et d'intérêt. Bref ce qu'on a vu émerger depuis des décennies en matière de gestion des monnaies dites « souveraines ». Si au moins, a-t-on envie de persifler, cela s'avérait efficace !

Pourquoi faut-il indéfiniment réitérer nos erreurs stratégiques ? Citons ici un autre philosophe, Jean-Loup Bonnamy : « le confinement n’est pas très efficace pour sauver des vies et désengorger le hôpitaux. C’est un remède passéiste et archaïque, une sorte de ligne Maginot. Au début du 19ème siècle, le grand écrivain Pouchkine décrivait déjà le confinement imposé par les autorités russes pour lutter (sans succès) contre l’épidémie de choléra. Je suis assez surpris qu’en 2020, à l’époque d’Internet, dans un pays moderne qui se trouve être la sixième puissance mondiale, on utilise un remède qui fait davantage penser au début du 19ème siècle qu’à l’ère du big data  ».

Pour moi, l'erreur est moins celle de Maginot avec sa « ligne » que celle de Napoléon avec son  « blocus » : on peut être en guerre.. et se tromper de terrain, surtout si le combat se livre sur un terrain de nature différente.

Qui va la perdre, cette guerre ?

La philosophe ne prédit pas l'avenir avec certitude : « peut-être le virus souverain finira-t-il par déstabiliser la souveraineté de l'État ». J'avais émis cette hypothèse, mais seulement à titre d'hypothèse, dans un podcast publié par la Tribune en mai dernier et que l'on peut (réécouter ici).

La souveraineté européenne ne devrait, elle non plus, pas sortir magnifiée de l'épreuve. Le cadre qui nous a été donné depuis des décennies comme espace politique et rempart stratégique s'est révélé inconsistant, inopérant, inexistant : « une assemblée de copropriétaires tumultueuse, un amas de nations qui se disputent l'espace à coups de compromis chancelants pour défendre leurs propres intérêts. Aucun sens du commun, aucune pensée de la communauté » dit Donatella Di Cesare. Et c'est sur ce mot creux (et sur un pacte militaire avec les USA et la Turquie) que repose, en dernière analyse, la solidité de notre monnaie légale... Notons en passant que, du point de vue des cryptomonnaies, cette cacophonie est une appréciable aubaine !

Bien sûr l'hypothèse inverse, celle d'une extension à l'infini des « pleins pouvoirs » que s'arrogent les wartime presidents est également possible. Selon l'auteur, cela tient à ce que le pouvoir « ne sait plus parler à une communauté désagrégée qu'en faisant appel à la peur ». La rapidité un peu gênante avec laquelle, par exemple, un ministre français se saisit d'un attentat terrorisant pour demander une mesure de régulation des cryptomonnaies (mesure déjà prévue et que l'événement permet juste de faire passer) est assez emblématique de la convergence de la gouvernance par la peur et de la gouvernance par la dette. Mais ça, ce n'est pas absolument nouveau...

Ce que le virus nous apprend du cyberespace comme terrain de guerre

Donatella Di Cesare ne s'en réjouit pas, mais elle perçoit un changement dans « le McMonde, l'espace énorme du réseau, où chacun a désormais acquis une citoyenneté supplémentaire », même si pour elle (et je pense qu'elle se trompe pour partie) « ce n'est pas sur le scénario réticulaire que se fonde le nous de la communauté politique ». Seulement, si ce n'est pas là, la lecture de son ouvrage ne laisse pas entrevoir de refuge ni de scénario alternatif.

Bien sûr, il y a toujours eu, moins avouable que le goût de la liberté ou que l'enthousiasme mathématico-technologique, un fond de noir pessimisme dans l'idéologie qui sert d'humus à Bitcoin. Et il faut bien dire que la lecture de ce petit ouvrage n'est pas de nature à dissiper nos humeurs sombres. Quand on a parcouru son chapitre sur ce qu'elle appelle le « lockdown des victimes », avec ses morgues et ses corps traités comme de purs déchets, il est bien difficile d'avaler la soupe servie à tous les repas par nos derniers hommes politiques, le potage de « valeurs républicaines ». Et ce ne sont pas les dessins tristes et sales du néoCharlie, instaurés en icônes de la Déesse Raison, qui nous rendront le sourire ou le courage.

Que le scénario soit seulement et techniquement « réticulaire », qu'il soit empreint d'une dose de survivalisme ou d'une pointe de millénarisme il s'y passe bien des choses. Que ce qui advient ne soit pas une « communauté politique » au sens moderne du terme est possible, mais quoi ? L'émergence de Bitcoin est selon moi la preuve que ce qui y germe n'est pas dépourvu de « souveraineté », puisque jusqu'à preuve du contraire, nulle puissance de ce monde n'a pu stopper Bitcoin, quoi que l'envie n'ait pas dû manquer.

Ce que le virus nous a appris, c'est d'abord que le cyberespace est un terrain particulièrement propre à la résilience, j'entends la résistance à ce type de choc. Et pas seulement parce que le virus (à la différence, par exemple, d'un bombardement) affecte peu les infrastructures matérielles du Cloud ou des entrepôts robotisés. Mais parce que le cyberespace est mondial, ce qui s'y déroule n'est pas, ou est peu, suspendu aux inévitables contradictions locales, aux débats byzantins sur ce qui est essentiel ou pas (l'huile oui, les huiles essentielles non), interdit à Strasbourg ou permis à Kehl, aux atermoiements ou aux arbitrages du cher dirigeant bien-aimé. Bien sur il y a des problèmes « à la sortie », au point de contact avec the real life. Mais la nature du cyberespace permet à ses champions de développer deux avantages en apparence contradictoires : la puissance du mastodonte et le caractère furtif de l'oiseau, caractéristiques auxquelles Andreas Antonopoulos ajoute, dans le cas de Bitcoin, la résistance immunitaire d'une horde de rats d'égout !

Amazon livre tout, peut-être ce qui est interdit, en tout cas même ce qui n'est pas jugé essentiel. Il le fait comme l'épicier roulant de jadis, mais il le fait dès le lendemain, parce qu'à l'heure où la FNAC n'a plus de livres en rayon, Amazon a même une grammaire grecque ancienne en stock, et qu'il est aussi le seul à avoir en stock la gamme de tous les cordons de connexion possibles. Personne ne songe vraiment à l'empêcher de livrer, avec sa flotte ou avec celle de ses innombrables et furtifs auto-entrepreneurs. Too big...

En regard, les États (qui semblent parfois mieux anticiper les achats de lacrymogènes que ceux de masques ou de tests) ne sont pas puissants (ce dont attestent la litanie de ce qu'ils n'ont pas en stock disponibles avant de longues semaines mais aussi la petitesse et l'obsolescence de leurs infrastructures ) mais ils ne sont pas non plus furtifs. On l'a bien vu avec le navrant épisode StopCovid, où l'on a attendu des semaines au pied de la montagne sainte l'inévitable souris, inutile, mal conçue, non compatible avec les applications de nos voisins, et finalement pas même indépendante des GAFAM.

Aujourd'hui, une chose me frappe : tout le bien qui est dit de #TousAntiCovid est dit par des autorités centrales, tout le mal qui en est dit, toutes les critiques sont sur les réseaux. C'est dire : fondamentalement l'État ne comprend pas la « viralité ». Dans le vocabulaire officiel « viral » reste un mot grossier, la réputation ne peut ne fonder que sur des cocardes tricolores (sur Twitter, elles ont quelque chose d'incongru) et ce que l'État ne perçoit pas, ne comprend pas, ne sait pas, est accusé de « passer sous les radars », métaphore guerrière et tout de même un peu datée !

Et le souverain Bitcoin ?

Pourquoi monte-t-elle cette monnaie qui « passe sous les radars », ne suscite de communication bleu-blanc-rouge que pour dire « méfiez vous, n'en achetez pas » et n'est évoquée par les économistes stipendiés que comme « une folie complète » ?

Je ne répondrai pas ici à la question. Le virus en est-il responsable ? Je n'en sais rien et je n'y crois guère.

Mais d'une certaine façon si la presse mainstream qui avait si bien enterré Bitcoin n'hésite pas à attribuer sa remontada au virus, n'est-ce pas implicitement qu'aux yeux des noobs sidérés, seul le souverain virus peut ainsi donner valeur à l'incompréhensible monnaie qui monte insolemment face aux monnaies de ces États qu'il tient en échec ? Bref cela nous en apprend plus sur eux que sur Bitcoin...

Post scriptum qui n'a rien à voir (comme disait Delfeil de Ton, qui fut des fondateurs du vrai Charlie, et pour marquer un anniversaire qui n'est pas sans rapport)

Bitcoin, souverain, pourrait bien s'exprimer comme notre dernier grand monarque, du moins dans les mots que lui prêtait un humoriste du temps ...

☐ ☆ ✇ La voie du ฿ITCOIN

101 - Les Gafa et le pouvoir du Pouvoir

By: Jacques Favier

toledano gafa odile jacob.jpg, sept. 2020Joëlle Toledano est une figure respectée du monde officiel. Elle est considérée comme une spécialiste de la réglementation des marchés, a siégé plusieurs années à l’ARCEP, a enseigné la gouvernance de la régulation à Dauphine.

C’est en même temps une personne curieuse de la nouveauté, active au board de plusieurs jeunes entreprises du monde numérique, qui a dirigé en 2018 la mission de réflexion confiée à France Stratégie sur les enjeux des blockchains et qui a participé aux échanges cordiaux de plusieurs « Repas du Coin », sans forcément partager toutes les convictions des bitcoineurs militants.

Son ouvrage est donc très bien informé, équilibré et lucide, y compris quant aux limites des solutions possibles si l’on souhaite, comme elle-même, astreindre des entreprises hors-normes aux normes réglementaires de l’État de droit et de la concurrence non faussée.

Dès les premières pages l’auteur ne nie pas une ancienne et profonde incompréhension de la part des décideurs, une forme de gaucherie face à des entreprises sophistiquées, agiles et opaques. On a envie d'abonder et de rappeler que, bien avant le règne de Google & Co, le célèbre « J6M », pur produit de notre establishment, moitié haut-fonctionnaire moitié banquier d'affaires, étalait déjà en exhibant chéquier et chaussettes percés, son arrogante inadaptation au monde qui émergeait.

Après une rituelle évocation de l’utopie perdue de l’Internet libertaire des origines, passage obligé de toute littérature sur le cyberespace, l’auteur cite Wikipedia et les logiciels libres (mais omet Bitcoin) comme de rares exceptions au triomphe du Web commercial, univers impitoyable dont elle critique les limites de la prétendue autorégulation, sans ajouter que les mêmes arguments pourraient servir contre l’autorégulation des banques ou de tous les industriels mis en cause dans telle ou telle dérive, et qui jurent toujours qu’ils vont produire eux-mêmes les bonnes pratiques nécessaires.

Intéressante, la description des nouveaux empires commerciaux n’élude pas l’exceptionnelle qualité (au-delà de la quantité) des services qu’ils rendent mais en démontent les malices. On ne peut s’empêcher, parfois, de se demander pourquoi on reprocherait aux nouveaux venus ce qu’on a toléré durant des décennies à la grande distribution, ou en quoi la dépendance des médias à Google devrait nous chagriner plus que celle qui lie la presse classique à une poignée de milliardaires dont les relations à l’Etat échappent largement au contrôle démocratique.

Joëlle Toledano reconnaît avec élégance que la prophétie de Marc Andreessen s’est accomplie, et qu’en moins de 10 ans le software a effectivement « mangé le monde ». Ironiquement, j’ajouterais bien qu’il est le seul a l'avoir trouvé digeste, ce monde qui entre temps a mangé le pangolin. Elle-même note que ledit monde, en s’abreuvant au Coca-Cola télévisuel gratuit, s’était quelque peu préparé à son funeste sort.

Plus sérieusement il faudrait ajouter que le nouveau monde a largement été financé par l’ancien. Bitcoin (celui-dont-on-tait-le-nom) représente une très notable exception, puisqu’il a créé (par une sorte de fiat) sa propre valeur. Qu’Amazon poursuive sa croissance au détriment de ses profits courants n'est pas le fait d'un manque de tact ; la chose devrait être mieux replacée, dans une analyse globale, en perspective des mutations du capitalisme financier lui-même.

Enfin j’aurais suggéré ici qu’il fallait toute la sottise (ou la corruption?) des « serviteurs de l’État » et fonctionnaires néolibéraux pour avoir déconstruit des monopoles assez naturels comme ceux des postes, des chemins de fer, etc. - la monnaie faisant ici derechef notable exception - au moment où les seigneurs du numérique en reconstruisaient d’autres qui, à leur façon, sont devenus sinon naturels du moins logiques.

Qui pourrait vraiment se passer de Google ?

la question .jpg, sept. 2020Le veut-on ? L'utilisateur lambda est bien plus souvent acharné à enlever Bing, Search et autres concurrents qui s'installent malhonnêtement et se cramponnent comme des tiques, sans que leurs procédés ne suscitent d'ailleurs d'imprécations officielles. Le voudrait-on qu'il resterait à savoir si on le peut sans sinistre. Le risque ne serait-il pas que Google se passe de nous, caviarde la carte de France, brouille nos pistes ? On a vu face à Amazon l'effet de nos velléités, et avec StopCovid l'impossibilité de contourner totalement les Gafa. Tout juste tente-t-on d'avoir une roue de secours pour un possible délestage du GPS...

J’aime bien la description des Gafa en termes d’empires, même si à ce niveau, celui du 4ème chapitre, on se demande un peu comment nos petits royaumes entendent s’y prendre, si l’adversaire porte déjà la pourpre. En gros, pour l’instant, ils nient, éludent ou finassent. Le livre donne à cet égard quelques tirades savoureuses d’apologie de notre droit de la concurrence malgré son patent échec en l’espèce.

L’auteur ne cèle pas non plus que la grande force de ces empires tient (notamment pour Amazon) à la satisfaction du client. Une chose que les royaumes ne savent ni ne veulent mesurer. Si l’on compte, par exemple, les « sorties de tunnel » on s’aperçoit que le site qui sait le mieux conserver ses visiteurs est celui des impôts. Les clients sont-ils ravis pour autant ? Les administrations régaliennes n’ont nul souci des administrés, nulle considération pour eux (ni souvent pour leurs propres agents). Chacun a pu mesurer, durant le confinement, hier avec la comédie des masques aujourd'hui avec celle des tests, à quel niveau d'efficacité on en était arrivé après des décennies à entendre les politiques pérorer sur le « recentrage de l’État sur ses fonctions régaliennes ». Chacun a pu mesurer, symétriquement, que les réseaux et leurs messageries maintenaient les liens scolaires et qu’Amazon s’inscrivait dans le tout petit nombre des acteurs efficaces.

Le vent a-t-il commencé de tourner contre l’impunité dont ont joui de fait les Gafa ?

C’est ce qu’affirme Joëlle Toledano, pointant quelques condamnations pécuniaires pour entrave au droit de la concurrence et pas mal de tirades des politiques contre la diffusion de contenus haineux. On peut cependant penser que les Gafa se moquent des amendes et que les surfeurs se moquent des contenus qui déplaisent tant aux élites, lesquelles ne sont pas, aux yeux de la masse, exemptes de tout soupçon en matière de diffusion de bobards ou de manipulations patentes de la vérité. Et pas seulement à Washington ou à Minsk.

Que le code privé et opaque devienne la loi est un fait, surtout si l’on pense aux algorithmes. Là encore, cependant, la grande distribution a toujours su organiser le parcours des clients, la disposition des gondoles et même la musique d’ambiance au mieux de ses seuls intérêts… et les « conseils » donnés par les banquiers en matière de placement ne reflètent que la stratégie commerciale de cet oligopole.

Je trouve peu honnête le reproche formulé en terme de productivité au niveau macro-économique. Le « paradoxe » d’une faible contribution des ordinateurs à la productivité a été énoncé par Robert Solow une grosse décennie avant la naissance de Google, 7 ans avant celle d’Amazon. Il y a quand même un bon bail qu’on ne peut plus dire que la productivité se diffuse progressivement « dans l’ensemble du tissu industriel » si tant est que ledit tissu n’ait pas, certes par endroit mais depuis bien longtemps, pris l’aspect d’une guenille. En faire un élément de remise en cause du « cœur de la légitimité des Gafa » me paraît donc à la limite de la défausse quand pourraient être examinées d’autres responsabilités, ressortant pour le coup du monde officiel, dont celle du fardeau des normes sur la Cerfa-Nation, de la prédation du secteur financier ou de coût totalement improductif de la surveillance (AML, KYC et autres jeux stériles). Il m'est arrivé de penser qu'avec ses bullshit jobs, Graeber avait apporté une des réponses possibles au paradoxe de Solow : les ordinateurs servent à numériser tous les 2 ans ma carte plastifiée renouvelée tous les 10 ans (au mieux).

Ainsi donc, les pouvoirs publics seraient enfin murs pour passer à l'offensive? On veut bien le croire même si on ne peut s’empêcher de sourire en lisant que face à « un diagnostic commun, des préconisations partiellement différentes » sont émises par les divers auteurs de rapports des différentes autorités nationales.

Le regulatory shopping tient sans doute autant au vice des Gafa qu’à nos propres tares congénitales, notamment en Europe : les bricolages de Renault aux Pays-Bas malgré la présence de l’Etat français à son capital sont antérieurs aux naissances d’Amazon ou de Facebook et ils n’avaient pas même la fiscalité pour seule boussole. Le choix d'installer la gestion de nombreux fonds d'investissement des banques françaises à Luxembourg, voire Jersey, tient aussi au caractère de havres régulatoires autant que fiscaux de ces paradis. Les effectifs des régulateurs financiers de Saint-Helier, comme ceux en charge de l’application du RGPD à Dublin ne doivent pas obérer la « productivité » de ces vertueux pays !

Que certains Gafa, Facebook en tête, soient aujourd’hui, comme l’affirme l’auteur, demandeurs de régulation est bien possible. Pour restaurer leur capital de confiance, ils ont surtout intérêt à partager certaines responsabilités. Il y a là-dedans une bonne part de chiqué. La chasse aux fake news est un épisode risiblement « sur-joué » par les élites politiques. Lors de l’élection française de 2002, l’emballement hystérique autour d’un fait divers n’ayant ensuite abouti à aucune condamnation, ne saurait être imputé aux démons des Gafa. Quant aux « propos manifestement haineux » ciblés par la proposition de loi de Madame Avia, cette notion floue n’a évidemment pas sauté la barre au Conseil Constitutionnel. Tout ceci ne servira in fine qu’à augmenter l’emprise des réseaux, seuls à même (par leur technologie comme par leurs effectifs) de faire le ménage des plus grosses saletés. Que M. Trump ait été l’un des premiers à en ressentir l’effet devrait donner à penser. Les réseaux imposeront leurs valeurs avant celles qu’on décrit comme « les nôtres » même quand de large part de notre population ne les partage pas.

Il est par ailleurs dangereux de spéculer sur la baisse de la confiance dont jouissent les Gafa, si celle dont pourraient se targuer les Etats est moindre, voire nulle, ce que l’auteur ne concède, significativement, qu’à l'ultime page de son livre. L'invocation incantatoire du caractère de « notre État de droit » est un élément de langage relativement nouveau qui vise sans doute à imposer le silence sur ce point, en en faisant une donnée de nature plus qu’une variable passible d’érosion.

Le bictoineur attend évidemment le chapitre financier

Son attente n’est pas déçue : Joëlle Toledano dénonce d’abord la cécité du monde officiel, tombant de sa chaise face à Libra, malgré des mises en garde de Madame Lagarde dès septembre 2017. Avec une pointe de vanité, puis-je rappeler que j’en avais parlé, moi, dès mai 2016 ? Je suggérais, je me cite, de « tracer la perspective de ce qui pourrait être un réel use-case de la blockchain pour les banques centrales, quand elles en auront fini avec le stade du proof of concept : une blockchain banque centrale dont l'unité de compte serait une déclinaison digitale de sa propre monnaie (une e-fiat) ».

L’auteur embraye sur la double réaction officielle (passée l’agitation sous le choc quand on a découvert que l’éléphant était dans le bac à sable) : se préparer à adapter leur réglementation pour accueillir l’intrus, accompagner des réponses industrielles aux projets des Big Tech. Après un coup de patte que nous ne désavouerons pas à la « faible efficacité du système financier existant », elle expose le risque qu’une monnaie numérique de banque centrale ferait courir aux banques puis révèle la solution dialectique : n’émettre que la monnaie utile à la banque commerciale, pas celle qui serait utile à ses clients. Il faut donc rappeler ici, ce qui a été dit plus haut par l’auteur elle-même : la force des Gafa tient sur la satisfaction de leurs clients, bien plus que sur la contrainte. La force du système régulé est manifestement d’une toute autre nature. Joëlle Toledano ne le cache pas ; elle semble même douter de l’issue du projet.

Elle ne croit guère au démantèlement par les américains, « sauf peut-être pour Facebook » , ce qui selon elle, met la responsabilité de la lutte entre les mains des européens. L’eurosceptique risque ici de décrocher.

Elle ne croit guère, non plus, que l’attaque par le droit de la concurrence suffise, car l’attaque de l'empire est plus vaste, plus ambitieuse à chaque étape, alors qu'aucune résistance n'est exercée par la nature du terrain. Que Google soit en train de cartographier la terre est une chose, qu’elle vise à prendre le contrôle des Google cities pourrait certes priver les édiles du contrôle de la politique de leur propre ville » … si seulement ils en avaient une. On sait bien que la désertification des centre-villes est antérieure à Google, que la clochardisation de certains quartiers et la gentrification d’autres, ne sont pas dues à Amazon ! La lecture de ce livre rappelle souvent, ce qui n’est malheureusement pas écrit, que la nature a horreur du vide. Et que le vide politique, malgré un incessant bavardage, est sidérant.

Joëlle Toledano propose donc de réguler plutôt les entreprises de l’écosystème, au niveau européen (à suivre…) en renforçant nos capacités d’analyse (si on peut aligner les salaires sur ceux qu’offrent les Gafa…) et en évaluant les évolutions du modèle économique dans sa globalité. Réguler les écosystèmes, pour les ouvrir à la concurrence, imposer des codes de conduite empêchant les abus de position dominante, taxer (dans quel pays ?) les investissements ne répondant pas au « critère de l’investisseur avisé en économie de marché » tout cela risque de s’enliser, dans le temps juridique (alors que l’envahisseur est agile) et dans l’espace bourbeux de l’Union Européenne.

Enfin « introduire la concurrence » risque de nous emmener dans des aventures à la Qwant, qu’il est inutile de détailler tant elles se ressemblent toutes. Lutter contre la personnalisation des prix fera un bon sujet de conversation dans le train, où personne ne paye jamais le même prix. Mais au total presque toutes les mesures proposées par Joëlle Toledano sont pertinentes… sur le papier. Reste à savoir de combien de courage politique et de quelle force de travail compétente et motivée, ce que l’auteur désigne comme « les moyens intellectuels et politiques » disposeront les vieux et impécunieux royaumes.

Reste aussi à mesurer le soutien de l’opinion dont ils disposeront face au « pouvoir d’influence et pouvoir de séduction » de l’Empire.

Et c’est là sans doute que je peux commencer l’inventaire de ce qui me paraît manquer à l’analyse, d’autant que la conclusion y invite très clairement.

Rien n’indique que les États jouiraient du moindre support concret de l’opinion face à leurs adversaires. C’est parfois difficile à articuler devant l’autorité qui parle de « nos institutions » ou de « notre Etat de droit ». L’argument rhétorique opposant « notre Constitution » à laquelle nous serions profondément attachés aux conditions d'utilisation des Gafa, que nous approuvons effectivement d’un clic ignare, indifférent et pressé n’a pour moi que peu d'impact. Il y a, vis à vis des Gafa, une sorte de servitude volontaire. Ce que j’entends par là est chose fort connue et depuis fort longtemps. Le problème c’est que face aux États, la servitude n’est plus vraiment ressentie comme volontaire. Demandons aux gilets jaunes, demandons à ceux qui sont verbalisés à hauteur de 10% d’un mois de SMIC pour de simples balivernes. Ce qui, il y a près de deux ans, a été ressenti par des politiciens, des juristes et des journalistes bien en cour comme une profanation d’un symbole républicain n’a soulevé sans doute que peu d’émotion hors de leur cercle.

Faut-il s’en étonner ? L'opinion est saoulée d'injonctions contradictoires et absurdes. La gestion de la pandémie a été sinon une « étrange défaite » du moins un fiasco exemplaire, et ce sont pas des anarchistes ou des amish qui le disent, mais le très convenable Institut Montaigne. Et - soyons clairs - ceci n'est pas (seulement) un mal français. En Belgique ou en Suisse, on voit les mêmes résistances aux applications de traçage Coronalert ou SwissCovid, et l'une des premières raisons tient à ce que ces solutions viennent du gouvernement.

Derrière l’exténuation, de l’adhésion, du consentement, du respect, il y a l’ombre portée de tant d’échecs. Le philosophe italien Raffaele Alberto Ventura, dans un article intitulé La chute de l’ordre dominant, soutenait en 218 que les différentes colères populaires du moment manifestaient une forme de « réaction aux rendements décroissants du paradigme en place ». Autrement dit le coût croissant des élites et le bénéfice marginal décroissant que les gouvernés en retirent conduisent à l’érosion du consentement.

Le clivage entre « nous » et « eux » est à la fois excessif et imprécis. Il y a de la porosité, ou de la corruption. J’ai lu ce livre le jour même où j’apprenais le recrutement d’un ancien patron de la NSA, apôtre de la surveillance électronique de masse, par le conseil d’administration d’Amazon. La plupart du temps, les puissants s’entendent fort bien entre eux et leurs « conflits » sont plutôt des réglages hiérarchiques internes que des débats de société, quelque soit la rhétorique déployée. Les honnêtes gens le savent.

philo mag confiance.jpg, sept. 2020Le « nous » caché dans le titre du livre désigne-t-il le bon peuple naïf, les citoyens frustrés, les politiques désarmés ? Il pourrait ne désigner que les consommateurs abusés et les PME rackettées, si l'auteur n'expliquait pas, justement, les limites de l'approche par le droit de la concurrence.

On n'avancera pas sans un peu de philosophie débarrassée des convenances politiques. Plusieurs articles dans le dernier numéro de Philosophie Magazine évoquent la crise actuelle de la confiance. Celui du rédacteur-en-chef, Martin Legros fait - au rebours des discours officiels - l'apologie de la défiance. J'ai bien aimé sa référence à La société de défiance, publié en 2007 par Yann Algan et Pierre Cahuc (aux éditions de la rue d'Ulm) et cette citation prophétique :

« Le déficit de confiance mutuelle nourrit la nécessité de l'intervention de l'État. Mais en réglementant et en légiférant de façon hiérarchique, l'État opacifie les relations entre les citoyens. En court-circuitant la société civile, il entrave le dialogue social et détruit la confiance mutuelle. »

La confiance algorithmique est une réponse possible à cette situation aporétique.

Il manque donc, à mes yeux, une perspective sur ce qui pourrait être reconstruit sur des architectures décentralisées. De même, il me semble qu’il manque une vue sur le sujet de l’identité en ligne, d'autant que c'est un sujet typiquement régalien. S’identifier en ligne grâce aux Gafa est plus aisé, et on le fait vingt fois par divertissement. S’identifier avec les procédures étatiques (ou bancaires) est long, pénible, parfois kafkaïen, et cela ne vous dote que d’une identité locale, hexagonale.

De telles vues auraient offert matière à élargissement de la perspective, sinon pour l'extension du domaine de la régulation, du moins pour les possibilités de brèche dans le dispositif de l'Empire. C'est ce qu'on avait lu chez Laurent Gayard, par exemple, mais aussi... dans les angles du rapport Toledano, que j'ai déjà commenté sur ce blog.

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