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147 - L'historien croco et le crypto saurien

By: Jacques Favier —

Bien sĂ»r mes amis bitcoineurs pourront ĂȘtre surpris de dĂ©couvrir ma nouvelle production, mĂȘme si le totem saurien en orne malicieusement le titre.

Ceux qui suivent ce blog savent cependant que NapolĂ©on y apparaĂźt dans plusieurs billets (en rĂ©alitĂ© dans plus de 25 et j’en ai Ă©tĂ© surpris moi-mĂȘme en les comptant) et notamment dans NapolĂ©on et nous et Un bon croquis, vraiment ? Comme l’a dit un de nos amis : « Jacques Favier, vous prononcez trois fois son nom devant une bibliothĂšque, il apparaĂźt et il vous fait un cours sur NapolĂ©on ».

Enfin, Ă©videmment, j’ai prĂ©vu pour les crypto-curieux la possibilitĂ© d’acquĂ©rir Aigle, crocodile & faucon en bitcoin. Ce n’est pas chose facile, du fait de la loi sur le prix unique du livre, mais cela pourra se faire lors d’évĂ©nements communautaires. Je ne me cache pas, et le mot  Bitcoin  apparaĂźt mĂȘme sur la page 4 de couverture, comme le nom de Tintin.


Mais venons-en Ă  l'essentiel : pas plus qu'en Ă©crivant sur Tintin, je n’ai pas rĂ©digĂ© ce livre sur NapolĂ©on avec ma main gauche, ni avec d’autres lobes de mon cerveau que pour les livres consacrĂ©s Ă  Bitcoin.

Ou, pour parler comme Satoshi, I had a few other things on my mind mais I’ve not moved on to other things.

Quinze ans avant le white paper, voyant mon pĂšre qui durant quelque congĂ© s’agitait sur sa tondeuse autoportĂ©e au lieu de se reposer Ă  l’ombre de son marronnier, je le taquinai en comparant cette frĂ©nĂ©sie jardiniĂšre Ă  l’activitĂ© de NapolĂ©on sur sa minuscule Ăźle d’Elbe et lui posai soudain la question : que ce serait-il passĂ© s’il y Ă©tait restĂ© tranquillement en fĂ©vrier 1815 au lieu d’enchaĂźner un pari fou, une Ă©popĂ©e jamais vue, un dĂ©sastre sans prĂ©cĂ©dent et un calvaire Ă  l’autre bout du monde ? Nous en avions devisĂ© : Ă©tait-il forcĂ© de s’agiter, pouvait-il ne rien faire ?

On reconnaĂźt lĂ  mon fond de taoĂŻsme, dont le nom La voie du Bitcoin atteste dĂ©jĂ . Lao-Tseu l'a dit : « la voie du Sage est d’agir sans lutter » 

Au-delĂ  de l’anecdotique (le tracteur paternel Ă  l’heure de la sieste) mon intĂ©rĂȘt pour l’annĂ©e 1815 a sa rationalitĂ©. C’est une annĂ©e critique Ă  tous Ă©gards, avec deux « alternances » spectaculaires (trois mĂȘme, si l’on prend la pĂ©riode avril 1814-juin 1815) autour d’un Ă©pisode sans Ă©gal dans l’histoire, ces « Cent Jours » qui sont moins le dernier Ă©clat de l’Empire que la premiĂšre rĂ©volution du 19Ăšme siĂšcle. Des alternances dont les monnaies gardent la trace !

C’est aussi le moment de vĂ©ritĂ© pour le personnage politique de NapolĂ©on, en attendant la terrible sanction qui attend le stratĂšge. AprĂšs une longue dĂ©cennie de dĂ©rive monarchique, il s’aperçoit sur l'Ăźle d'Elbe et vĂ©rifie Ă  son retour qu’il n’a plus comme soutiens, en rĂ©alitĂ©, que l'armĂ©e, des vieux jacobins et quelques jeunes libĂ©raux. Lesquels n’en sont pas moins surpris que lui. C'est cette double surprise qui me parait offrir un objet de rĂ©flexion.

Aujourd’hui les diatribes contre NapolĂ©on viennent trĂšs majoritairement « de gauche » tout en reprenant – il faut le noter – la panoplie complĂšte des calomnies forgĂ©es par les Ă©migrĂ©s et surtout par le gouvernement tory de Londres, et tout en ignorant les jugements bien plus pertinents de Marx ou d’historiens marxistes comme Antoine Casanova. Il m’a paru intĂ©ressant, en contre-point, de saisir ce moment historique oĂč le camp de gauche redĂ©couvre un Bonaparte que ses ennemis de droite ont, eux, toujours considĂ©rĂ©, selon le mot de l’autrichien rĂ©actionnaire Metternich, comme un « Robespierre Ă  cheval ».

VoilĂ  pour expliquer le choix de 1815 pour y placer mon point de divergence et y tester l’idĂ©e d’une non-action, d’une histoire alternative Ă  dĂ©velopper dans un univers virtuel. Les nombreuses uchronies qui se fondent sur l’idĂ©e d’un triomphe en Russie ou d’une victoire Ă  Waterloo ne m’intĂ©ressent pas, les hypothĂšses de base en Ă©tant (sauf improbable intervention divine !) historiquement irrĂ©alistes. Il m’a semblĂ© que, le 26 fĂ©vrier 1815, au contraire, NapolĂ©on aurait pu dĂ©cider (seul) de rester sur son Ăźle. La suite du rĂ©cit m'appartenait-elle, pour autant, en toute libertĂ© ? Cette rĂȘverie m’a accompagnĂ© durant prĂšs de 30 ans.

Entre temps, j’avais rencontrĂ© Satoshi. Dans ma famille, on n’est pas assez formatĂ© pour me pinailler sur les fonctions aristotemiques de la monnaie ou sur le fait que Bitcoin n’ait pas de « rĂ©alitĂ© tangible » : la formule canonique pour me charrier c’est « ta monnaie qui n’existe pas » et cette boutade me plait bien, parce que cela pose des questions bien plus vastes que de savoir si l’on peut mordiller une piĂšce ou froisser un bout de papier entre ses doigts. Qu'est-ce qui existe ?

Toutes les rĂ©flexions menĂ©es ou partagĂ©es sur cette monnaie gravĂ©e par une idĂ©e et battue par des calculs, cette monnaie cĂ©leste pour employer un mot de Mark Alizart, dĂ©ployant son propre espace numĂ©rique dans lequel elle a bien toutes les propriĂ©tĂ©s d’un objet tangible et toutes les qualitĂ©s d’une monnaie sui generis, je ne les ai pas cantonnĂ©es dans un coin hermĂ©tique de mon crĂąne quand, Ă  partir du confinement – situation obsidionale trĂšs appropriĂ©e au sujet – j’ai entrepris de faire enfin vivre « mon » NapolĂ©on dans son nouveau royaume.

A vrai dire, partant de Satoshi et de la grande question de sa « disparition » j’avais dĂ©jĂ , quatre ans plus tĂŽt, Ă©voquĂ© un mot de NapolĂ©on selon qui « les hommes de gĂ©nie sont des mĂ©tĂ©ores destinĂ©es Ă  brĂ»ler pour Ă©clairer leur siĂšcle ». J'y abordais surtout le personnage tel que l’imaginait Simon Leys en 1988, dans une autre uchronie oĂč il montrait comment et pourquoi l’empereur Ă©vadĂ© de Sainte-HĂ©lĂšne refusait ensuite de se manifester.

Partant, en sens inverse, de NapolĂ©on, et mĂȘme si je sais bien que le chiffre napolĂ©onien Ă©tait dans la pratique d'assez faible qualitĂ©, il y a des mots de lui qui m’ont fait penser Ă  Satoshi. Ainsi de « je lis toujours utile » car j’ai toujours pensĂ© que l’assembleur de Bitcoin avait dĂ» beaucoup amasser de savoir avant de les assembler. De mĂȘme pour « rien ne se fait que par calcul » et mieux encore « je calcule au pire » qui me semble convenir Ă  l’inventeur d’un systĂšme qui tient non sur nos vices (toute l’économie le fait) mais sur une plus faible rĂ©munĂ©ration de l’action vicieuse que de l’action conforme.

J'ai souri aussi en lisant « Il n’y a pas nĂ©cessitĂ© de dire ce que l’on a l’intention de faire dans le moment mĂȘme oĂč on le fait » et me suis demandĂ© si le jugement portĂ© sur l'un par le gĂ©nĂ©ral Bernard (le futur Vauban du nouveau monde) ne s'appliquerait pas aussi bien Ă  l'autre : « C'est peut-ĂȘtre la meilleure tĂȘte du siĂšcle, la mieux organisĂ©e. Il n'Ă©tait Ă©tranger Ă  rien, faisait tout par lui mĂȘme, il ne s'Ă©tait jamais confiĂ© Ă  personne qu'au moment de l'exĂ©cution, ayant toujours lui seul dĂ©libĂ©rĂ© et dĂ©cidĂ© de ce qui convenait le mieux ».

Au-delĂ  de ces quelques clignotants (car il ne s’agit pas pour moi, Ă©videmment, de comparer l’un des hommes les plus connus de l’histoire avec celui qui a effacĂ© presque toute trace de son existence terrestre) j’ai poursuivi ma propre expĂ©rience de pensĂ©e. Le bitcoineur qui aura le courage de me suivre entre 1815 et 1827 (j’ai donnĂ© quelques annĂ©es de vie supplĂ©mentaires Ă  mon hĂ©ros par vraisemblance et parce que c'Ă©tait utile Ă  mon rĂ©cit) retrouvera au fil des pages bien des histoires dĂ©jĂ  traitĂ©es ici : le thaler de Marie-ThĂ©rĂšse, la monnaie qui n’existait pas mais qui fit si peur au roi, la fantaisie obstinĂ©e de trois ou quatre faquins qui ont privĂ© le Louvre de trĂ©sors d’art Ă©gyptien. Il y trouvera une pique concernant l'Ă©conomie d'Aristote et des idĂ©es qui peuvent ĂȘtre les nĂŽtres : le mĂ©pris des billets sans encaisse ou le financement communautaire par exemple.

Le lecteur trouvera surtout dans mon rĂ©cit des rĂ©flexions qui peuvent ĂȘtre cruciales pour nous : sur la temporalitĂ©, sur la mass adoption et d'abord sur la souverainetĂ© et les limites d’une souverainetĂ© « personnelle » qui prĂ©occupe tant de bitcoineurs Ă  tendance fĂ©odale. NapolĂ©on, d’aprĂšs le TraitĂ© passĂ© avec ses vainqueurs en avril 1814 restait « empereur » mais il ne s’agissait plus que d’un titre honorifique viager. ConcrĂštement il n’était plus « souverain » et de maniĂšre pareillement viagĂšre que de l’üle d’Elbe. Petite robinsonnade : il « rĂ©gnait » sur un territoire 30 fois plus grand que le Liberland mais presqu’aussi dĂ©pourvu des infrastructures concrĂštes qui permettent l’exercice efficace de la souverainetĂ©.

Il se trouvait donc dans la situation inverse de celle qui faisait fantasmer Andrew Howard en dĂ©cembre dernier quand il imaginait des bitcoiners tellement riches qu’ils en deviendraient souverains de larges Ă©tendues de terre. NapolĂ©on restait souverain (et, mĂȘme vaincu, il conservait selon les notes de police un poids politique considĂ©rable en France et en Italie) mais il n’avait plus sous les bottes qu’une sous-prĂ©fecture 16 fois plus pauvre que la Corse voisine et un pĂ©cule (4 millions de francs-or) qui lui filait entre les doigts.

Or la souverainetĂ© ne consiste ni Ă  se pavaner sur un trĂŽne qui « n'est qu'une planche garnie de velours » (mot apocryphe) ni Ă  s’épargner les ingĂ©rences Ă©trangĂšres (en se faisant oublier sur l’üle d’Elbe ou sur quelque Ăźle artificielle) mais Ă  agir souverainement, concrĂštement, efficacement, sur le thĂ©Ăątre du monde. Il avait un exemple : le pape Pie VII, son ancien prisonnier, restaurĂ© dans ses États sans tirer un seul coup de feu et dont on disait, Ă  Londres mĂȘme, qu’aucun gĂ©nĂ©ral ne l’avait combattu aussi efficacement que le pape Ă  la tĂȘte de son Église.

NapolĂ©on dira Ă  Sainte-HĂ©lĂšne qu’il aurait pu sur l'Ăźle d'Elbe « inventer une souverainetĂ© d’un genre nouveau » et je me suis longuement interrogĂ© sur ce que ces mots pouvaient signifier. Il choisit finalement d’en revenir Ă  la forme antĂ©rieure et en perdit en cent jours toute apparence.

Ayant dĂ©cidĂ© que, dans mon rĂ©cit, il n’irait pas se faire Ă©craser Ă  Waterloo, je ne pensais pas qu’une courte sagesse consistant Ă  jardiner tranquillement sur son Ăźle aprĂšs l’avoir un peu mieux fortifiĂ©e fournirait une matiĂšre suffisante Ă  mon livre. Il fallait d’abord que, sans rentrer en France, il pose un acte souverain de nature Ă  desserrer les contraintes (financiĂšres) et les menaces (militaires) qui pesaient sur sa misĂ©rable principautĂ© et puis ensuite qu’il continue d’agir Ă  la mesure, jusque-lĂ  prodigieuse, de son imagination et de son activitĂ©.

Plus facile Ă  dire qu’à Ă©crire. Les historiens normaux, universitaires, mĂ©prisaient traditionnellement les « uchronies » jusqu’à ce que certains ne confessent que « l’histoire contrefactuelle » est aussi un puissant outil pour comprendre l’histoire tout court. Car tout, si l’on est honnĂȘte et factuel, ramĂšne Ă  la contrainte de rĂ©alitĂ© qui est incommensurable par rapport Ă  ce que l’on appelle pompeusement le « volontarisme politique » et qui est bien plus proche de l’imagination romanesque que ne le croient les « dirigeants ».

Admettons donc que NapolĂ©on ne bouge pas de sa « petite bicoque », tolĂ©rĂ© dans son coin de MĂ©diterranĂ©e et qu’il trouve le moyen de s’y fortifier, de s’y dĂ©fendre, d’y vivre en petit prince et d’y poursuivre ses rĂȘves. Ce n’est pas donnĂ© (et tout le dĂ©but de mon ouvrage vise en gros Ă  tracer les manƓuvres qui le lui ont permis dans mon univers virtuel) mais une fois ceci obtenu le reste du monde change-t-il ? Oui et non. Notez que la question se pose aussi pour Bitcoin : admettons qu’il arrive Ă  un point oĂč nul ne peut le dĂ©truire, l’interdire ou le contraindre, et qu’il soit reconnu comme une monnaie « comme les autres » : le reste du monde change-t-il radicalement ou seulement Ă  la marge ?

Personne, donc, ne va mourir Ă  Waterloo, ni mĂȘme errer comme Fabrice Del Dongo sur ce champ de bataille qui va hanter durablement l'Ăąme française. Il n’y aura ni « terreur blanche » ni « chambre introuvable » ; des centaines d’hommes politiques ne feront pas les girouettes, les anciens rĂ©gicides ne seront pas exilĂ©s et Nathan Rothschild ne fera pas de bon coup en Bourse sur ce coup-lĂ .

La France en restera au TraitĂ© de Paris signĂ© en 1814, une paix entre rois qui sent encore l'ancien rĂ©gime, et ne sera pas acculĂ©e au dĂ©sastreux TraitĂ© de Paris de 1815 qui annonce bien davantage les paix des vainqueurs que connaĂźtra le siĂšcle suivant ; elle ne versera pas 2 milliards de francs-or d’indemnitĂ©, Nice et la Savoie resteront françaises, comme quelques places fortes sur les frontiĂšres belge et allemande, que nous ne rĂ©cupĂ©rerons jamais celles-lĂ . Plus de 2000 tableaux resteront suspendus aux cimaises du Louvre et les Chevaux de Saint-Marc perchĂ©s sur l'Arc du Carrousel.

La légitimité du régime politique de la Restauration ne sera pas si sauvagement compromise ni la séculaire prétention française à la suprématie européenne si tragiquement enterrée. La démographie française ne plongera pas.

Pourtant la contrainte du rĂ©el restera forte et continuera de s’imposer Ă  NapolĂ©on sur son Ăźle mĂ©diterranĂ©enne comme Ă  l’auteur sur son clavier : Metternich et Castlereagh ont toujours un agenda rĂ©actionnaire, les Italiens veulent toujours chasser les Autrichiens, que les Prussiens regardent toujours comme un obstacle Ă  leurs ambitions, les AmĂ©ricains et les Anglais sont toujours dĂ©cidĂ©s Ă  corriger les Barbaresques et ceux-ci sĂšment toujours la terreur en MĂ©diterranĂ©e, l’AmĂ©rique du Sud veut toujours se libĂ©rer de l’Espagne. Et puis, bien sĂ»r, le Tambora explose Ă  la mĂȘme minute dans l’histoire et dans mon rĂ©cit, qui connaissent tous deux une annĂ©e sans Ă©tĂ©.

Pour construire ce que j’ai appelĂ© un « rĂ©cit » plutĂŽt qu’un roman, j’ai donc d’abord essayĂ© d’imaginer le moins possible. J'ai voulu partir des faits, des situations, des coĂŻncidences. J’ai moins relu les historiens (qui expliquent ce qui s’est passĂ© tellement finement qu’on en conclut que cela ne pouvait que se passer) que les tĂ©moins : correspondances et mĂ©moires livrent les « petits faits vrais » dont parlait Stendhal, des coĂŻncidences, des traces d’évĂ©nements oubliĂ©s. J’ai aussi passĂ© des heures dans les catalogues de ventes publiques consacrĂ©es aux autographes ou aux reliques napolĂ©oniennes. Mes lecteurs connaissent mon goĂ»t des reliques, ces objets fĂ©tiches.

AprĂšs cela (osons le dire) j'ai, comme Satoshi, moi-mĂȘme agencĂ©. Parce que le problĂšme posĂ© Ă  NapolĂ©on enfermĂ©, appauvri et menacĂ© sur son Ăźle Ă©voque un peu un triangle d’incompatibilitĂ©.

Comme je le dis en introduction de mon livre, tous les faits prĂ©cisĂ©ment datĂ©s et antĂ©rieurs au 26 fĂ©vrier 1815 Ă  dix-huit heures sont exacts et de façon surprenante, bon nombre de faits ultĂ©rieurs le sont Ă©galement. Tous les personnages nommĂ©s ou seulement dĂ©signĂ©s par un nom de lieu ont rĂ©ellement existĂ©, mĂȘme si certains sont demeurĂ©s parfaitement inconnus. Enfin de nombreux propos et Ă©crits, empruntĂ©s Ă  des sources crĂ©dibles, sont littĂ©ralement reproduits mĂȘme si je les ai rĂ©agencĂ©s dans le temps pour les besoins de mon rĂ©cit.

Contrairement Ă  tous les historiens qui accumulent les faits pour montrer que NapolĂ©on Ă©tait pris au piĂšge – ou plutĂŽt aux piĂšges – et que seul demeure encore obscur le point de savoir si ceux qui avaient tendu ces rets ne furent pas eux-mĂȘmes un peu surpris de l’évĂ©nement, j’ai montrĂ© qu’un certain agencement de faits et d’effets lui offrait l’occasion des « soudaines inspirations qui dĂ©concertent par des ressources inespĂ©rĂ©es les plus savantes combinaisons de l’ennemi » comme on l’avait dit une vingtaine d’annĂ©es plus tĂŽt en Italie.

Une fois rĂ©ussies la sortie de l’histoire et l’entrĂ© dans le rĂ©cit, j’ai tenu Ă  ce que celui-ci demeure historiquement crĂ©dible, donc sans odyssĂ©e conquĂ©rante Ă  travers l'Orient, l'Asie et jusqu'Ă  la Chine comme dans ce qui est considĂ©rĂ© comme la premiĂšre uchronie de l’histoire, celle de Geoffroy-ChĂąteau en 1836). J'ai voulu aussi que mon rĂ©cit s’inscrive dans une temporalitĂ© rĂ©aliste, dans une temporalitĂ© du post hoc ergo propter hoc que connaissent bien ceux qui comprennent la blockchain.

Le systĂšme de contraintes a Ă©tĂ© desserrĂ©, mais elles demeurent. Inversement le geste de NapolĂ©on au point de divergence crĂ©e une premiĂšre onde de choc, diffĂ©rente de celle suscitĂ©e par son retour, mais non nĂ©gligeable : il ne fait pas rien, mais autre chose. Il agit sans lutter. L’onde de l’évĂ©nement alternatif se propage dans le temps du rĂ©cit, avec les rĂ©actions des divers acteurs. Elle est suivie d’autres initiatives de NapolĂ©on, anticipant ou rĂ©agissant Ă  d’autres faits historiques : la piraterie des barbaresques, l’insurrection de l’AmĂ©rique latine, la revendication dans de nombreux pays d'un gouvernement constitutionnel, etc.

Ce second temps du rĂ©cit est, pour qui tente d’imaginer l’histoire, aussi difficile que pour qui tente de deviner le futur (chose que l’on demande toujours niaisement Ă  l’historien). Comme je l’avais fait pour Bitcoin, j’ai rĂ©flĂ©chi en termes de mĂ©tamorphoses. NapolĂ©on est un camĂ©lĂ©on, les peintres l’ont bien montrĂ© et de son vivant mĂȘme on a dit qu’il y avait plusieurs hommes, ou qu’un grenadier avait pris sa place aprĂšs sa mort en Russie.

J’ai fait un choix. Saisissant NapolĂ©on au moment oĂč il est dĂ©sarmĂ©, les plus hauts faits que j’aborde sont ceux qui n’auront pas lieu. Parce que dĂ©libĂ©rĂ©ment « mon » NapolĂ©on est un ĂȘtre de raison qui renonce Ă  l’aventure. Il l’avait dit Ă  Caulaincourt en 1812, qu'il n'Ă©tait pas « un Don Quichotte qui a besoin de quĂȘter les aventures ». Il dĂ©cide de revenir Ă  son personnage, le seul qui puisse « dĂ©passer NapolĂ©on » : Bonaparte, le pacificateur et lĂ©gislateur. Mon NapolĂ©on est donc conforme Ă  ce que l’on disait de lui avant le Sacre, le « plus civil des gĂ©nĂ©raux ». Et pour dire les choses crĂ»ment, il penche non seulement pour la paix mais aussi pour les « idĂ©es du siĂšcle » et non vers les fastes et « les prĂ©jugĂ©s gothiques ».

Cette Ă©volution n’est pas totalement un choix arbitraire ou complaisant de ma part. C’est celle que le prisonnier de Sainte-HĂ©lĂšne a rĂ©ussi Ă  suggĂ©rer, posant au Messie de la RĂ©volution. Seulement, au lieu de dire ce qu’il « aurait pu » ou ce qu’il « voulait » faire, il le fait dans la mesure de ses moyens. Au lieu de cĂ©der Ă  ce que l’historien contemporain Emmanuel de Waresquiel dĂ©crit comme « la tentation de l’impossible » en 1815, il tente ce qui est possible de 1815 Ă  sa mort.

Évidemment, il y a la tĂąche du rĂ©tablissement de l’esclavage. S'intĂ©resser Ă  NapolĂ©on est-il dĂšs lors une faute morale ?

À Sainte-HĂ©lĂšne, peut-ĂȘtre du fait de la frĂ©quentation de l'esclave Toby qu'il voulut racheter, comme dans mon rĂ©cit, NapolĂ©on est conscient de la tĂąche, et moi aussi, bien sĂ»r. Insuffisamment Ă©voquĂ©e jadis (on lui a bien plus reprochĂ© l’exĂ©cution du duc d’Enghien) elle obnubile aujourd’hui pratiquement toute l’épopĂ©e et condamne le hĂ©ros au bannissement en 140 signes : on ne peut pas, on ne doit pas s’intĂ©resser Ă  quelqu’un qui a commis cela. L'acte est nul : le personnage doit l'ĂȘtre Ă©galement.

Brisons l'idole... mais cela a déjà été fait, et pas qu'un peu. Et toujours en vain.

L’une de ses plus violentes ennemies, la reine de Sicile (sƓur de Marie-Antoinette) le considĂ©rait pourtant Ă  la fois comme « l’Attila, le flĂ©au de l’Italie » et comme « le plus grand homme que les siĂšcles aient jamais produit ». Nous ne semblons plus capables d’ambivalence : Ridley Scott le prĂ©sente comme un minus, l’Ɠil vide, dominĂ© par sa femme ou par les Ă©vĂ©nements. C'est peu crĂ©dible, mais un autoritaire belliqueux ne mĂ©ritent guĂšre d'Ă©gards posthumes. C’est ainsi l’opinion courante sur X, hors quelques chapelles bonapartistes dont les dĂ©vots caricaturaux ne perçoivent la lumiĂšre qu’au travers de vitraux trop chamarrĂ©s. Il faut Ă©chapper Ă  ces courtes vues.

Je me demande souvent (et on a senti un petit frisson au moment du rĂ©cent teasing de HBO) ce que les bitcoineurs diraient de Satoshi s’ils apprenaient qu’il battait sa femme, sĂ©questrait sa domestique philippine ou avait violĂ© son neveu ? Le Bitcoin fonctionnerait-il moins bien si Satoshi n'Ă©tait pas un smart guy ou seulement s'il n'Ă©tait pas adepte de l'Ă©conomie autrichienne ?

Passant ainsi, par posture morale, Ă  cĂŽtĂ© du « plus grand homme du plus grand peuple » comme l’écrivit plus tard son frĂšre aĂźnĂ©, le risque est grand de passer aussi Ă  cĂŽtĂ© de ces trĂšs grands hommes que furent ceux qui le servirent. Car presque tous le servirent, comme le remarqua tout de suite l’impertinent Rivarol (mort en 1801) : « ils le servent au lieu de s’en dĂ©faire ». Et pas seulement des sabreurs : depuis l’incroyable entreprise scientifique que fut l’expĂ©dition d’Égypte jusqu’aux derniĂšres heures aprĂšs Waterloo, il fut entourĂ© de savants comme Monge, ContĂ©, Laplace, Chaptal, LacĂ©pĂšde, Fourier.


Ce dernier joue un certain rĂŽle dans mon rĂ©cit. Imaginerait-on, aujourd’hui, un prĂ©fet capable d’inventer un outil mathĂ©matique, de travailler sur la thĂ©orie analytique de la chaleur, de formuler, le premier, l’hypothĂšse de l’effet de serre tout en recevant la belle sociĂ©tĂ© et en protĂ©geant le jeune gĂ©nie qui allait dĂ©chiffrer les hiĂ©roglyphes ?

Oublier volontairement NapolĂ©on, c’est oublier les Français durant 15 ans. Et mĂȘme, puisqu’on ne va pas non plus cĂ©lĂ©brer les rois qui le suivirent, on en vient Ă  se rĂ©veiller miraculeusement en 1848 (avec enfin l’abolition de l’esclavage) sans trop s’appesantir sur le destin qui conduit de nouveau la RĂ©publique et la France sous la coupe d’un Bonaparte. DĂ©cidĂ©ment, mieux vaut lire l’histoire dans Marx que sur X. En arrĂȘtant Ă  Brumaire (voire Ă  Thermidor) la marche de l’Histoire telle qu’on rĂȘverait (aujourd’hui) qu’elle ait Ă©tĂ©, on fait passer Ă  la trappe un demi-siĂšcle de la vie des Français et l’aventure de la plus Ă©tonnante gĂ©nĂ©ration de nos ancĂȘtres, ceux qui comme NapolĂ©on Bonaparte avaient 20 ans en 1789.

Quel sens donner à l’aventure que j’imagine ?

La dĂ©faite de 1814 et la Restauration avaient dĂ©barrassĂ© NapolĂ©on de pas mal d’illusions et de la plus grande partie de la vermine d’Ancien RĂ©gime qu’il avait eu le grand tort de croire ralliĂ©e. Je ne pense donc pas avoir cĂ©dĂ© Ă  une passion personnelle en supposant que, dans la nouvelle Ăšre que mon rĂ©cit permet, NapolĂ©on devait de nouveau s’appuyer sur les « bleus » contre la France « blanche » et la « Sainte-Alliance », sur des savants contre les notables, sur des jeunes ardents contre les fatiguĂ©s.

Talleyrand le lui avait (peut-ĂȘtre) dit : on peut tout faire avec des baĂŻonnettes, sauf s’asseoir dessus. PrivĂ© d’armements et donc de l’ultima ratio regum, il ne lui reste que ce que les plus intelligents de ses ennemis lui reconnaissent : sa prodigieuse capacitĂ© de calcul, son instinct stratĂ©gique, son coup d’Ɠil tactique mais aussi ce que ses vrais vainqueurs, le tsar et le pape lui ont appris : reculer, user la force de l’ennemi ou mĂȘme s’en servir, et souvent attendre. Pour me couler dans cela, j’ai aussi dĂ» affronter l’une des grandes questions qui agitent les bitcoineurs, la « temporalitĂ© ».

Bonaparte, tout au long de sa carriÚre, gÚre une « mass adoption »

Il déclare aprÚs Brumaire que « la Révolution est fixée aux principes qui l'ont commencée : elle est finie ». Ce mot, qui a tant plu et rassuré alors, lui est aujourd'hui reproché par les belles ùmes.

Quels qu’aient Ă©tĂ© ses choix ensuite, y compris la fĂącheuse dĂ©cision d’enlever les mots « RĂ©publique française » des monnaies 5 ans (quand mĂȘme) aprĂšs son sacre, il n’a jamais souhaitĂ© revenir sur la RĂ©volution. Il disait seulement, Ă  sa façon, en avoir clos ce que LĂ©nine aurait peut-ĂȘtre appelĂ© la maladie infantile : « J'ai refermĂ© le gouffre de l'anarchie et dĂ©brouillĂ© le chaos ». Quinze ans de consolidation, essentiellement juridique, des « immortels principes » grĂące aux fameux Codes et puis la France se retrouve, sans lui et sans son despotisme, en monarchie certes constitutionnelle mais Ă  forte tentation rĂ©actionnaire.


Encore faudrait-il mesurer la vitesse de percolation. Il y a une anecdote savoureuse, rapportĂ©e par un tĂ©moin occulaire (le trĂ©sorier Peyrusse) et collationnĂ©e par Thiers dont je colle ici l'extrait. C'est, lors du  vol de l'Aigle  (je n'ai donc Ă©videmment pas pu la reprendre dans mon rĂ©cit) la rencontre avec une gardienne de vaches, dans les Alpes, qui ne sait mĂȘme pas qu'Ă  Paris, le roi a, depuis dix mois, remplacĂ© l'Empereur, qui se tient devant elle dans sa masure... et en sort « tout pensif » !

La « mass adoption » des idées nouvelles semble avoir été bien lente, en mettant le T=0 à la nuit du 4 août.

Qu'en sera-t-il pour celle que l'on ferait courir du 1er novembre 2008 ? J’ai citĂ© l’an passĂ© Ă  Biarritz un texte de Aleksandar Svetski, fondateur du Bitcoin Times dans lequel il notait que les bitcoiners ont une tendance Ă  surestimer la vitesse avec laquelle Bitcoin va envahir le monde et devenir une monnaie largement acceptĂ©e. Notamment parce que, considĂ©rant celui-ci sous l'angle pratique et technologique, ils Ă©tablissent des comparaisons avec l'adoption de techniques disruptives antĂ©rieures. Il rappelait qu'avec Bitcoin, le jeu Ă©tait aussi politique et culturel : on joue ici avec les plus grands enjeux, pour les plus grands gains, contre les plus grands ennemis - Ă  la fois externes et internes; on se bat Ă  la fois contre l'establishment et contre les cultures dans lesquelles nous avons nous-mĂȘmes (encore pour bon nombre) Ă©tĂ© Ă©levĂ©s.

Telle est probablement la situation de la société française en 1815. On verra qu'avec malice, j'ai fait en sorte que la « non-action » accélÚre la marche de l'Idée.

Si la vie m'en laisse le temps et si je trouve des Ă©diteurs, mes prochaines publications ne concerneront toujours pas Bitcoin mais resteront virtuelles puisqu'il pourrait s'agir... de femmes qui, de toute leur vie, n'ont laissĂ© qu'une seule trace, ou d'un homme qui en a laissĂ© une, mais sans avoir jamais existĂ©. Et il ne sera plus question de l'Empereur, c'est promis ! Je resterai tel que j'ai tentĂ© de me dĂ©finir un jour : un  historien local, rĂȘveur et virtuel .

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L’histoire des dĂ©buts de Bitcoin comme vous ne l’avez jamais lue ailleurs

By: Ludovic Lars —

Bitcoin est un objet fascinant. Au cours des années, il a fait couler beaucoup d'encre. Véritable OVNI technique et monétaire, il a su se faire sa place dans l'inconscient collectif mondial. Avec la hausse du cours et les épisodes spéculatifs successifs, les médias généralistes ont fini par évoquer de ce phénomÚne économique. Tout le monde a déjà entendu parler de Bitcoin, en Occident comme ailleurs, et beaucoup de personnes savent vaguement de quoi il s'agit.

Toutefois, nous ne connaissons pas forcĂ©ment son histoire. Pire que ça : celle-ci se perd au fil du temps. Contrairement aux pionniers qui Ă©taient prĂ©sents Ă  ses dĂ©buts, les nouveaux arrivants n'ont pas conscience de ce qui a prĂ©cĂ©dĂ©. Ils n'ont pas idĂ©e de ce qui s'est passĂ© durant les premiĂšres annĂ©es, de qui Ă©tait Satoshi Nakamoto, de ce qu'il a dit, des aspirations des premiers utilisateurs. Il y a, en somme, une perte de transmission, qui est problĂ©matique quand on connaĂźt le message initial de Bitcoin, qui s'inscrivait en opposition Ă  l'autoritĂ©, aux États et aux banques.

C'est pour combler cette lacune qu'un nouveau cours arrive sur PlanB Network* : une histoire de la crĂ©ation de Bitcoin (HIS201). Ce cours, rĂ©digĂ© par moi-mĂȘme, prĂ©sente ce qui a eu lieu entre l'Ă©tĂ© 2008 et l'Ă©tĂ© 2011. Il se focalise Ă©videmment sur le personnage de Satoshi Nakamoto, qui, aprĂšs avoir crĂ©Ă© Bitcoin, s'est Ă©vertuĂ© Ă  faire croĂźtre son systĂšme avant de disparaĂźtre. Le cours parle Ă©galement longuement des gens qui ont interagi avec Satoshi et qui l'ont aidĂ©. Bitcoin n'existerait pas sans eux.

Dans ce cours, vous apprendrez :

  • Quels ont Ă©tĂ© les systĂšmes qui l'ont prĂ©cĂ©dé ;
  • Comment Bitcoin a lentement Ă©mergĂ© durant l'annĂ©e 2009 ;
  • Comment s'est dĂ©roulĂ© le premier essor de Bitcoin Ă  partir de l'Ă©tĂ© 2010 ;
  • Comment la communautĂ© s'est formĂ©e autour Bitcoin ;
  • Quelles ont Ă©tĂ© les raisons qui ont motivĂ© Satoshi Ă  disparaĂźtre.

Vous découvrirez de nombreux détails passionnants sur cette histoire captivante. Vous aurez également une vision d'ensemble claire de la façon dont les évÚnements se sont succédés entre 2008 et 2011. Les références aux origines de la cryptomonnaie n'auront plus de secret pour vous.

Je vous invite Ă  suivre ce cours gratuitement sur la plateforme de PlanB Network.

Bonne lecture !


* Ce texte a été publié initialement sur le blog de PlanB Network. PlanB Network est une organisation internationale dont la mission est soutenir les communautés locales de Bitcoin par le biais de l'éducation et de la mise en réseau. Elle a été créée en 2023 pour prolonger les efforts menés par Découvre Bitcoin dans la sphÚre francophone.

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La correspondance entre Martti Malmi et Satoshi Nakamoto

By: Ludovic Lars —

Le 23 février 2024, alors que se tenait le procÚs qui opposait Craig Steven Wright à la COPA (Crypto Open Patent Alliance), un évÚnement concomitant a marqué tous les passionnés de l'histoire de Bitcoin. Martti Malmi, ancien développeur du logiciel principal et bras droit de Satoshi Nakamoto entre 2009 et 2010, a publié la correspondance privée par courrier électronique qu'il entretenait avec le créateur de Bitcoin. Dans ces courriels, on retrouvait une multitude de détails intéressants qui permettaient d'éclaircir ce qui s'était passé à cette époque-là et de confirmer quelques aspects de la personnalité de Satoshi.

Martti Malmi a publié cette correspondance sur son site personnel. Il s'agit d'une archive incomplÚte, constituée de 260 courriels, couvrant la période entre mai 2009 et février 2011. On sait en effet que ses échanges avec Satoshi ont eu lieu jusqu'en mai 2011, mais qu'il avait changé d'adresse entretemps. Comme raison expliquant cette publication tardive, il a indiqué :

« Je ne me sentais pas à l'aise de partager des échanges de correspondance privée par le passé, mais j'ai décidé de le faire pour un procÚs important au Royaume-Uni en 2024, dans lequel j'étais témoin. De plus, il s'est écoulé beaucoup de temps depuis que ces courriels ont été envoyés. »

Ces courriels ne sont pas entiĂšrement nouveaux dans le sens oĂč le journaliste Nathaniel Popper avait dĂ©jĂ  eu l'occasion de les consulter en 2015 lors de l'Ă©criture de son livre Digital Gold, qui retraçait les dĂ©buts de l'histoire de Bitcoin. Il avait en effet pu interroger Martti Malmi, qui lui avait fourni ces courriels, et des extraits de ces Ă©changes Ă©taient abondamment citĂ©s dans le livre.

La prise de contact

Martti Malmi est un personnage important dans l'histoire de Bitcoin. Finlandais, il a été actif dans Bitcoin entre 2009 et 2011, avant de prendre un emploi à plein temps et de s'éloigner progressivement de Bitcoin. Il utilisait le pseudonyme sirius-m sur SourceForge, un pseudonyme qu'il a conservé lors de de son implication dans Bitcoin.

En 2009, Martti Malmi est un jeune Ă©tudiant en informatique Ă  l'UniversitĂ© technologique d'Helsinki situĂ©e Ă  Espoo Ă  l'Ouest de la capitale. Il dĂ©couvre Bitcoin en avril grĂące Ă  son intĂ©rĂȘt passager pour le crypto-anarchisme de Tim May. Le 9, il teste le systĂšme et mine ses premiers bitcoins avec son ordinateur portable (bloc 10 351). Dans la soirĂ©e il rĂ©dige un court texte de prĂ©sentation de Bitcoin, qu'il publie sur le forum anti-state.com et celui de Freedomain Radio. Ces deux forums ont pour point commun de promouvoir largement la libertĂ© de l'individu face Ă  l'État, mais ils diffĂšrent dans leur sensibilitĂ© : le premier est de tendance libertarienne de gauche, prĂŽnant un anarchisme de marchĂ© anti-capitaliste, tandis que le second appartient Ă  la droite anarcho-capitaliste rothbardienne, Ă©tant rattachĂ© Ă  la personne de Stefan Molyneux.

Dans son texte au ton résolument agoriste, intitulé P2P Currency could make the government extinct?, Martti Malmi écrit :

« Comme le Liberty Dollar et certaines monnaies locales nous l'ont montrĂ©, nous ne pouvons pas nous fier Ă  une monnaie Ă©mise de maniĂšre centralisĂ©e qui peut ĂȘtre facilement arrĂȘtĂ©e par l'État. À la place, nous pourrions avoir un systĂšme monĂ©taire alternatif basĂ© sur un rĂ©seau p2p dĂ©centralisĂ©. En faisant quelques recherches sur Google, j'ai dĂ©couvert qu'un systĂšme de ce type a rĂ©cemment Ă©tĂ© proposĂ©, et il s'appelle Bitcoin.

[...]

Le systĂšme est anonyme, et aucun État ne pourrait possiblement taxer ou empĂȘcher les transactions. Il n'y a pas de banque centrale qui puisse dĂ©prĂ©cier la devise avec la crĂ©ation illimitĂ©e de nouvelle monnaie. L'adoption gĂ©nĂ©ralisĂ©e d'un tel systĂšme ressemblerait Ă  quelque chose qui pourrait avoir un effet dĂ©vastateur sur la capacitĂ© de l'État Ă  se nourrir Ă  partir de son bĂ©tail. Qu'en pensez-vous ? Je suis trĂšs enthousiaste Ă  l'idĂ©e d'un systĂšme pratique qui pourrait vraiment nous rapprocher de la libertĂ© au cours de notre vie. »

AprĂšs avoir publiĂ© ce texte, Martti Malmi envoie un courriel Ă  Satoshi Nakamoto dans lequel il dĂ©clare ĂȘtre « Trickstern du forum anti-state.com » (son autre pseudonyme) et qu'il « aimerait aider avec Bitcoin ». On ignore Ă  quelle date il a expĂ©diĂ© ce message, mais probablement peu de temps aprĂšs la publication du texte. Satoshi lui rĂ©pond le 2 mai 2009 (#1). Il va droit au but en Ă©crivant directement : « Merci d'avoir lancĂ© ce sujet sur ASC, ta comprĂ©hension de bitcoin est en plein dans le mille. »

Le crĂ©ateur de Bitcoin poursuit en commentant, Ă  propos des rĂ©ponses sur le forum provenant probablement de gold bugs : « Certaines de leurs rĂ©ponses Ă©taient plutĂŽt rĂ©actionnaires, mais je suppose qu'ils sont tellement habituĂ©s Ă  s'opposer Ă  la monnaie fiat qu'ils estiment que tout ce qui n'est pas l'or n'est pas assez bon. Ils admettent qu'une chose est inflammable, mais affirment qu'elle ne brĂ»lera jamais parce qu'il n'y aura jamais d'Ă©tincelle. » Ici, il fait rĂ©fĂ©rence (peut-ĂȘtre malgrĂ© lui) au thĂ©orĂšme de rĂ©gression de Mises, qui postule qu'un bien doit nĂ©cessairement possĂ©der une valeur d'usage non monĂ©taire avant de pouvoir devenir une monnaie et que les amateurs d'or aiment invoquer pour dĂ©fendre leur point de vue. Dans son analogie, l'utilisation non monĂ©taire est cette « Ă©tincelle » et la combustion correspond au phĂ©nomĂšne monĂ©taire qui, une fois lancĂ©, peut continuer de lui-mĂȘme Ă  condition de disposer de suffisamment de combustible.

Présenter Bitcoin

Satoshi se prĂ©sente comme meilleur programmeur qu'Ă©crivain, une Ă©valuation pour le moins contestable quand on compare la qualitĂ© de ses interventions avec celle de son code, qui est mĂ©diocre. Dans le premier courriel (#1), il dĂ©clare : « Mon style d'Ă©criture n'est pas trĂšs bon, je suis un bien meilleur codeur. » Cet Ă©lĂ©ment fait Ă©cho Ă  une rĂ©ponse faite Ă  Hal Finney quelques mois plus tĂŽt oĂč il disait qu'il Ă©tait « meilleur pour la programmation que pour l'Ă©criture ». Il dira aussi en 2010 qu'« Ă©crire une description de ce truc pour le grand public est sacrĂ©ment difficile ».

Ainsi, mĂȘme si Martti prend part au dĂ©veloppement durant l'annĂ©e 2009 (il sera crĂ©ditĂ© dans les remerciements de la version 0.2), Satoshi le met plutĂŽt Ă  contribution pour remplir la page web sur SourceForge (bitcoin.sourceforge.net), la plateforme oĂč est hĂ©bergĂ© le code du logiciel, notamment en Ă©crivant une foire aux questions (FAQ). Pour ce faire, Satoshi lui fournit (#3) une compilation des explications qu'il a pu fournir çà et lĂ , en privĂ© et en public. On y retrouve des rĂ©ponses donnĂ©es Ă  Hal Finney, Ray Dillinger, Dustin Trammell, Jonathan Thornburg, John Gilmore, Martien van Steenbergen, Michel Bauwens et Mike Hearn. (Notons que certaines d'entre elles n'avaient pas encore Ă©tĂ© publiĂ©es Ă  ce jour.)

AidĂ© par ces courriels riches en informations, Martti rĂ©dige alors la FAQ (#4), qui est approuvĂ©e par Satoshi (#5). Elle contient des Ă©lĂ©ments de langage constitutifs de ce qui fera Bitcoin par la suite. Bitcoin y est prĂ©sentĂ© comme une « monnaie numĂ©rique anonyme basĂ©e sur un rĂ©seau pair Ă  pair » qui « utilise la cryptographie Ă  clĂ©s publique et privĂ©e », qui « est valorisĂ©e pour les choses contre lesquelles elle peut ĂȘtre Ă©changĂ©e, tout comme le sont toutes les monnaies papier traditionnelles » et dont les nouvelles unitĂ©s « sont gĂ©nĂ©rĂ©es par un nƓud du rĂ©seau chaque fois qu'il trouve la solution Ă  un certain problĂšme calculatoire ». Martti Ă©voque Ă©galement quelques-uns des avantages apportĂ©s par Bitcoin : le transfert de fonds sur Internet, l'absence de contrĂŽle des transactions par un tiers de confiance, la protection vis-Ă -vis des politiques monĂ©taires inflationnistes des banques centrales et le potentiel de hausse de la valeur dĂ©coulant de l'accroissement de la taille de l'Ă©conomie.

La page est mise en place le 6 mai (#9). Martti y installe Ă©galement un forum et un wiki le 9 juin (#17). La page, le wiki et le forum seront annoncĂ©s par Martti Malmi lui-mĂȘme sur la liste de diffusion de Bitcoin le 13 juin.

Le 11 juin, Satoshi contacte Ă  nouveau Martti Malmi et lui propose le mot « cryptomonnaie » (cryptocurrency en anglais) pour dĂ©crire Bitcoin (#19). Il Ă©crit : « Quelqu'un a proposĂ© le mot "cryptomonnaie"
 c'est peut-ĂȘtre un mot que nous devrions utiliser pour dĂ©crire Bitcoin, ça te plaĂźt ? » Le Finlandais approuve et avance que « The P2P Cryptocurrency » pourrait ĂȘtre le slogan de Bitcoin. Cette suggestion sera mise en Ɠuvre : le titre de la page web deviendra « Bitcoin P2P Cryptocurrency » et l'annonce de la version 0.3 en juillet 2010 dĂ©crira le projet comme « Bitcoin, the P2P cryptocurrency » (#198).

Toutefois, tout ne convient pas Ă  Satoshi. Par exemple, dans le mĂȘme courriel du 11 juin, il dit Ă  Martti qu'il n'est « pas Ă  l'aise » avec le fait de dĂ©clarer que Bitcoin est un « investissement » (#19). Plus tard, en juillet 2010, il reviendra Ă©galement sur la mise en avant de l'anonymat, pour deux raisons : le danger pour l'utilisateur et la perception du grand public. Quelques heures aprĂšs sa dĂ©claration sur le forum ne pas vouloir « mettre l’aspect "anonyme" au premier plan », il Ă©crira ainsi Ă  Martti (#197) :

« Je pense que nous devrions mettre moins l'accent sur l'aspect anonyme. Avec la popularitĂ© des adresses bitcoin au lieu de l'envoi par IP, nous ne pouvons pas donner l'impression que tout est automatiquement anonyme. Il est possible d'ĂȘtre pseudonyme, mais il faut ĂȘtre prudent. [...] De plus, "anonyme" sonne un peu suspect. Je pense que les gens qui veulent de l'anonymat le dĂ©couvriront sans que nous en fassions la promotion. »

L'obsession de l'amorçage

Les courriels publiĂ©s par Martti Malmi rĂ©vĂšlent aussi l'obsession de Satoshi Nakamoto Ă  propos de l'amorçage de Bitcoin. Le 21 juillet 2009, il Ă©crit Ă  celui qui est devenu son bras droit (#24) : « Cela aiderait si les gens pouvaient l'utiliser pour quelque chose. Nous avons besoin d'une application pour l'amorcer. Des idĂ©es ? » Un mois plus tard, le 24 aoĂ»t, il lui partage ses idĂ©es et il Ă©crit (#28) : « Ce serait plus efficace s'il existait Ă©galement une niche de produits pour laquelle il pourrait ĂȘtre utilisĂ©. Certaines monnaies virtuelles, comme le Q coin de Tencent, ont percĂ© dans le domaine des biens virtuels. » Le 28, Martti rĂ©pond (#30) : « Bitcoin pourrait ĂȘtre promu auprĂšs des utilisateurs de communautĂ©s virtuelles comme World of Warcraft et Second Life, qui comptent toutes deux des millions d'utilisateurs. » Tout ceci rappelle la rĂ©ponse de Satoshi Ă  Dustin Trammell du 15 janvier 2009 oĂč il expliquait que Bitcoin pourrait servir de « points de rĂ©compense », de « jetons de don », de « monnaie pour un jeu », aux « micropaiements pour des sites pour adultes » ou encore au paiement pour un site web ou pour envoyer un courriel.

Il y a nĂ©anmoins un problĂšme qui hante cet amorçage : celui de la premiĂšre valorisation. Bitcoin est en effet le projet d'une nouvelle monnaie qui a besoin d'une « Ă©tincelle ». Pour cela, la mĂ©thode historique la plus simple est l'adossement Ă  une autre monnaie dĂ©jĂ  adoptĂ©e : c'est de cette maniĂšre que les États ont pu faire accepter le papier-monnaie Ă  leurs populations. C'est pourquoi Satoshi l'envisage et dĂ©clare Ă  plusieurs reprises dans ses Ă©changes avec Martti que Bitcoin sera « garanti par du liquide » (#1) ou « par de la monnaie fiat » (#3). Si cela peut paraĂźtre Ă©nigmatique de prime abord, il prĂ©cise sa pensĂ©e quelques mois plus tard (#28) : « Offrir de la monnaie pour garantir les bitcoins attirerait les chasseurs de gratuitĂ©, ce qui aurait l'avantage de gĂ©nĂ©rer beaucoup de publicitĂ©. »

Pour mettre en place ces idées, Satoshi est en contact avec plusieurs donateurs éventuels. Dans le courriel du 21 juillet (#24), il écrit ainsi à Martti : « Il y a des donateurs que je peux solliciter si nous trouvons quelque chose qui nécessite un financement, mais ils souhaitent rester anonymes. » L'un d'entre eux sera sollicité plus tard pour payer les diverses dépenses de Martti : le Finlandais recevra 3 600 $ par la poste tout juste un an plus tard ! (#210)

Les idées de Satoshi pour l'amorçage inspirent Malmi, qui tente de mettre en application la garantie du bitcoin par le biais d'une plateforme de change. Le 22 juillet 2009, il décrit son concept à Satoshi (#25) :

« J'ai pensĂ© Ă  un service de change qui vendrait et achĂšterait des bitcoins contre des euros et d'autres devises. La possibilitĂ© d'Ă©changer directement des bitcoins contre une monnaie existante donnerait au bitcoin la meilleure liquiditĂ© initiale possible et donc une meilleure facilitĂ© d'adoption pour les nouveaux utilisateurs. Tout le monde accepte d'ĂȘtre payĂ© avec des piĂšces facilement Ă©changeables contre de la monnaie commune, mais tout le monde n'accepte pas d'ĂȘtre payĂ© avec des piĂšces qui ne sont garanties que pour l'achat d'un type spĂ©cifique de produit.

À titre pĂ©dagogique, la formule permettant de fixer un prix stable en euros serait quelque chose comme : (Le montant d'euros qu'on est prĂȘt Ă  Ă©changer contre des bc + la valeur en euros des biens que d'autres personnes vendent contre des bc) / (Le nombre total de bc en circulation - les actifs propres en bc). »

La plateforme de Martti consiste Ă  jauger l'offre et la demande d'une maniĂšre diffĂ©rente que la bourse traditionnelle, en prenant en compte les euros et les bitcoins dĂ©posĂ©s par les usagers. Il finit par mettre en Ɠuvre son idĂ©e en mars 2010 au travers du site Bitcoinexchange.com (#133) et rĂ©alise quelques ventes au fil des mois (#191, #214), mais le systĂšme n'est pas avantageux pour les utilisateurs. La plateforme fermera en 2011.

La garantie de la valeur du bitcoin provient en réalité de l'action d'un autre utilisateur, bien connu par ceux qui s'intéressent à l'histoire de Bitcoin : NewLibertyStandard (NLS). Celui-ci s'inscrit sur le forum hébergé sur SourceForge durant l'automne 2009. Le 8 octobre, il annonce qu'il échange des bitcoins contre des dollars sur son site web, newlibertystandard.wetpaint.com, à un taux de change basé sur son propre coût de production. Martti en informe Satoshi (#34), qui lui répond une semaine plus tard (#35) :

« Il est encourageant de voir que davantage de personnes s'intéressent au projet, comme ce site NewLibertyStandard. J'aime son approche de l'estimation de la valeur basée sur l'électricité. Il est instructif de voir quelles explications les gens adoptent. Elles peuvent aider à découvrir une maniÚre simplifiée de comprendre [Bitcoin] qui puisse le rendre plus accessible aux masses. De nombreux concepts complexes dans le monde ont une explication simpliste qui satisfait 80 % des gens, et une explication complÚte qui satisfait les 20 % restants, ceux qui voient les défauts de l'explication simpliste. »

De son cÎté, Martti contacte NLS (#34) et effectue un échange avec lui le 12 octobre : 5 050 bitcoins contre 5,02 $ sur PayPal. Cela donne au bitcoin un prix d'échange pour la premiÚre fois de son histoire : 0,001 $ environ ! Par la suite, NLS continue à contribuer au projet, par l'intermédiaire de son service de change et par ses tests réalisés pour le portage du logiciel sur Linux (#66). Quant à Satoshi, son obsession à propos de l'amorçage ne le quittera que lorsque le projet prendra réellement de l'ampleur, aprÚs le slashdotting de juillet 2010.

La méfiance de Satoshi

Ce qui ressort enfin de ces courriels est la méfiance de Satoshi Nakamoto vis-à-vis du pouvoir. Celui-ci en effet met tout en place pour éviter d'avoir affaire aux autorités, ayant l'intuition qu'il est en train de construire un systÚme monétaire révolutionnaire et que cela ne plaira pas aux élites installées.

Le crĂ©ateur de Bitcoin dĂ©montre une connaissance pointue des systĂšmes de paiements et de monnaies centralisĂ©es alternatives comme les devises en or numĂ©riques telles que Pecunix et e-Bullion, le systĂšme Liberty Reserve, ou encore le service russe WebMoney. Lorsque Martti lui parle de l'avancement du prototype de sa plateforme d'Ă©change en fĂ©vrier 2010, il lui conseille ainsi d'accepter les virements entrants de Liberty Reserve, qui permet de faire des Ă©changes « sans poser de question et en toute confidentialité » (#141). Il Ă©voque aussi l'existence des cartes-cadeaux (« paysafecards ») qui peuvent rendre service pour rĂ©aliser certaines opĂ©rations financiĂšres. Le mĂȘme jour, il suggĂšre Ă  Martti de ne pas « se prĂ©cipiter » et de ne pas « se faire rejeter par toutes les solutions de paiement » (#142), ce qui indique qu'il connaĂźt trĂšs bien la censure bancaire qui rĂšgne dans le milieu. Il a Ă©galement conscience du problĂšme de la rĂ©trofacturation comme l'atteste un courriel adressĂ© Ă  Martti quelques jours plus tard (#151) :

« Toutes les méthodes de paiement conventionnelles ont recours à la réfutabilité pour pallier l'absence de mots de passe et de crypto. Le systÚme est largement ouvert à la copie des numéros de carte de crédit et des numéros de compte en clair, et ils y remédient en inversant la transaction aprÚs coup. »

Satoshi sait donc trĂšs bien oĂč il met les pieds et est conscient que ce qu'il fait remet en cause l'autoritĂ© financiĂšre sur le transfert monĂ©taire sur Internet. Il a probablement entendu parler de la fermeture du systĂšme de devise en or numĂ©rique e-gold a fermĂ© en 2007 et de l'arrestation de ses fondateurs, qui ont Ă©tĂ© condamnĂ©s pour facilitation de blanchiment d'argent et activitĂ© de transfert d'argent sans licence. Il a connaissance de la censure financiĂšre grandissante perpĂ©trĂ©e par les banques pour se conformer aux rĂ©glementations Ă©tatiques.

Il donne quelques indices dans sa façon de dire les choses. Par exemple, lorsqu'il s'oppose au fait de déclarer explicitement de considérer Bitcoin « comme un investissement » en juin 2009, il écrit à Martti que « c'est quelque chose de dangereux à dire » et qu'il devrait « supprimer ce point » (#19), craignant probablement les lois qui réglementent le conseil en investissement. Plus tard, en février 2010, lorsque Martti lui évoque la volonté de traduire le site web en finnois, Satoshi répond la chose suivante (#158) :

« Il serait peut-ĂȘtre prĂ©fĂ©rable de ne pas le traduire dans ta propre langue. Souvent, la rĂ©ponse habituelle en matiĂšre de lĂ©galitĂ© est que le contenu n'est destinĂ© qu'aux ressortissants d'autres pays. Le fait de le traduire dans ta langue maternelle affaiblit cet argument. »

Ainsi, la préoccupation de Satoshi vis-à-vis du pouvoir politique atteint un niveau quasi paranoïaque, ce qui montre qu'il a conscience du caractÚre profondément transgressif de sa découverte. C'est probablement pourquoi il déclarera dans l'un de ses derniers messages publics en décembre 2010 que « WikiLeaks a donné un coup de pied dans la fourmiliÚre » et que « la colonie se dirige maintenant vers nous », avant de disparaßtre à jamais.

Le succĂšs de Bitcoin et la disparition

À partir de la fin de l'annĂ©e 2009, les choses commencent Ă  s'arranger pour Bitcoin. Le mois de novembre est consacrĂ© Ă  la migration de la page SourceForge vers Bitcoin.org (#102) : la description de Martti Malmi se retrouve donc sur le site officiel (#124). C'est aussi l'occasion de lancer un nouveau forum, celui hĂ©bergĂ© sur SourceForge n'Ă©tant pas assez Ă©voluĂ©. Satoshi Ă©crit ainsi (#59) : « Maintenant que le forum sur bitcoin.sourceforge.net gagne en popularitĂ©, nous devrions vraiment chercher un endroit qui hĂ©berge gratuitement la gestion d'un forum complet. » AprĂšs des hĂ©sitations au sujet du moteur logiciel Ă  utiliser, c'est Simple Machines Forum qui est choisi par Satoshi (#99). Le nouveau forum est mis en ligne le 26 novembre Ă  l'adresse bitcoin.org/smf (#110).

Quelques mois plus tard, ce forum commence à attirer beaucoup de monde et devient le centre névralgique de la communication autour de Bitcoin. Le 7 février 2010, Satoshi s'étonne ainsi de son succÚs (#153) : « Le forum est en train de décoller. Je ne m'attendais pas à ce qu'il y ait autant d'activité aussi rapidement. » En mai, Martti devra ajouter plusieurs sections pour organiser les nombreuses discussions (#191).

Certaines personnes contactent Ă©galement Satoshi en privĂ©. C'est notamment le cas de Jon Matonis, un Ă©conomiste qui tient le blog The Monetary Future oĂč il traite de sujets liĂ©s aux monnaies numĂ©riques, Ă  la banque libre et Ă  la cryptographie, et qui « souhaite Ă©crire un article sur Bitcoin » (#189). Le 4 mars, Satoshi lui rĂ©pond en le complimentant sur son blog en disant qu'il « aurait aimĂ© qu'il y ait quelque chose comme ça » quand il avait fait ses premiĂšres recherches trois ans auparavant. Le 6, il envoie un courriel Ă  Martti en lui demandant de l'aide, car il n'a « pas le temps de rĂ©pondre Ă  ses questions », chose que le Finlandais accepte le lendemain (#190). NĂ©anmoins, il semble que Satoshi ne le met finalement pas en relation avec Jon Matonis, ce dernier publiant un trĂšs succinct article sur Bitcoin le 13 mars (UTC).

Le 11 juillet 2010, il se produit un évÚnement qui bouleverse l'histoire de Bitcoin : suite à la sortie de la version 0.3 du logiciel, une courte présentation de Bitcoin rédigée par un utilisateur est publiée sur Slashdot, un site d'actualité trÚs populaire auprÚs des passionnés d'informatiques et d'autres sujets. Cet évÚnement provoque un afflux massif de visiteurs sur le site et sur le forum de Bitcoin, une augmentation du nombre d'utilisateurs et de mineurs sur le réseau. En particulier, le prix du BTC connaßt la premiÚre hausse majeure de son histoire, en passant de 0,008 $ à 0,08 $ en une semaine.

Mais cela veut dire aussi que le travail de Satoshi et des développeurs s'accroßt considérablement. Le 18 juillet (#210), le créateur de Bitcoin écrit ainsi à Martti, en réponse à sa suggestion de changer de service d'hébergement pour le site et le forum :

« S'il te plaĂźt, promets-moi de ne pas faire de basculement maintenant. La derniĂšre chose dont nous avons besoin, c'est de problĂšmes de basculement qui s'ajoutent Ă  l'afflux de travail que nous recevons actuellement de slashdot. Je perds la tĂȘte tellement il y a de choses Ă  faire. »

Ce sentiment de surcharge se confirme dÚs l'été avec plusieurs problÚmes techniques qui sont découverts, comme le 1 RETURN bug ou le dépassement de mémoire qui provoque le Value Overflow Incident.

Tout ceci montre cependant que le projet a pris. La communauté est désormais suffisamment grande et enthousiaste pour que Bitcoin ne faiblisse pas. Satoshi sent qu'il peut prendre du recul et donner plus de responsabilités à ses premiers auxiliaires, Martti Malmi et Gavin Andresen. Le rÎle de Gavin est notamment prépondérant. Le 3 décembre, lorsque Martti lui demande à qui il pourrait donner un rÎle d'administrateur serveur supplémentaire pour le site, Satoshi répond (#241) :

« Ce devrait ĂȘtre Gavin. J'ai confiance en lui, il est responsable, professionnel, et techniquement bien plus compĂ©tent que moi avec linux. »

C'est probablement en dĂ©cembre 2010 que le crĂ©ateur dĂ©cide de disparaĂźtre, alors que des utilisateurs du forum suggĂšrent que WikiLeaks devrait accepter le bitcoin, l'ONG de Julian Assange Ă©tant soumise Ă  un blocus financier des acteurs traditionnels et ne pouvant donc pas recevoir de dons. Le 5 dĂ©cembre, Satoshi s'y oppose publiquement en dĂ©clarant que « le projet a besoin de grandir progressivement pour que le logiciel puisse se renforcer en cours de route » et que « Bitcoin est une petite communautĂ© expĂ©rimentale encore naissante ». Le 7 dĂ©cembre, il envoie un courriel Ă  Martti lui demandant s'il peut l'« ajouter Ă  la liste de dĂ©veloppeurs du projet sur la page de contact ». Son intention est de retirer ses propres informations de contact. Cela corrobore les propos que Gavin Andresen tiendra quelques annĂ©es plus tard, Satoshi ayant procĂ©dĂ© exactement de la mĂȘme façon avec lui : « [Satoshi] a fini par me rouler dans la farine en me demandant s'il pouvait mettre mon adresse de courrier Ă©lectronique sur la page d'accueil de bitcoin, et j'ai dit oui, sans me rendre compte que, lorsqu'il mettrait mon adresse, il enlĂšverait la sienne. »

Le 12 dĂ©cembre, Satoshi poste son dernier message public sur le forum, mais continue d'interagir en privĂ© avec les personnes en lesquelles il a confiance. Il cherche Ă  se faire le plus discret possible et ne souhaite pas s'exposer en se chargeant de la communication du projet. Ainsi, le 6 janvier 2011, lorsque Gavin lui dit qu'il ferait mieux de parler Ă  la presse Ă  l'occasion d'un contact avec Rainey Reitman de l'Electronic Frontier Foundation, il rĂ©pond que ce dernier est « la meilleure personne pour le faire » (#254). Ce n'est pas par manque d'intĂ©rĂȘt, car il poursuit en ajoutant :

« L'EFF est trÚs importante. Nous voulons entretenir de bonnes relations avec elle. Nous sommes le type de projet qu'ils apprécient ; ils ont aidé le projet TOR et ont fait beaucoup pour protéger le partage de fichiers en P2P. »

Il disparaĂźt dĂ©finitivement en mai 2011, deux ans aprĂšs la premiĂšre prise de contact avec Martti Malmi. À celui-ci il Ă©crit : « Je suis passĂ© Ă  autre chose et je ne serai probablement plus lĂ  Ă  l'avenir. » Il a peut-ĂȘtre choisi de se consacrer Ă  son activitĂ© professionnelle, mentionnĂ©e dans l'un des courriel pour expliquer son absence d'aoĂ»t 2009 (#24). On ne le saura probablement jamais.

Suite à la disparition du créateur de Bitcoin, le site et le forum seront confiés à Cobra (un autre Finlandais) et Theymos. Le forum sera ensuite déplacé à l'adresse forum.bitcoin.org en mai 2011 puis vers bitcointalk.org en août. Martti Malmi, lui, vendra ses bitcoins durement minés pour s'acheter un appartement à Helsinki. Et Bitcoin continuera de fonctionner, bloc aprÚs bloc.

Des nouveaux éléments dans l'énigme Nakamoto

La publication de la correspondance entre Martti Malmi et Satoshi Nakamoto constitue ainsi un évÚnement important, qui a marqué la communauté de Bitcoin. Ces courriels nous racontent la relation qui unissait le créateur de Bitcoin et le jeune Finlandais lorsqu'ils ont développé ce qui est aujourd'hui une cryptomonnaie utilisée par des millions de personnes, notamment en forgeant un discours qui a depuis été repris par beaucoup. Nous remercions ainsi Martti Malmi de les avoir mis en ligne, malgré sa réticence compréhensible à rendre public des échanges privés sans l'accord de l'autre personne.

Ces courriels sont fondamentaux dans la comprĂ©hension que l'on a de Satoshi. MĂȘme s'ils ne nous apprennent rien de rĂ©ellement crucial, ils ont le mĂ©rite d'Ă©claircir certains points sur la façon dont se sont dĂ©roulĂ©es les choses, tant du point de vue de la communication que de la technique. Certains traits de personnalitĂ© du crĂ©ateur de Bitcoin nous sont aussi confirmĂ©s comme son obsession de l'amorçage ou sa mĂ©fiance des autoritĂ©s.

En outre, ses relations avec d'autres personnages clés de l'histoire de Bitcoin transparaissent un peu plus clairement. Le 21 juillet 2009, Satoshi a ainsi mentionné Hal Finney disant qu'il avait « ouvert la voie » des années auparavant avec « sa Reusable Proof of Work (RPOW) » (#24), ce qui nous confirme qu'il avait bien connaissance de ce systÚme datant de 2004. Martti et Satoshi parlent aussi d'un certain David (#23), qui n'est nul autre que David Parrish ou dmp1ce et qui semble avoir un peu contribué au développement en 2009. On distingue aussi l'importance de NewLibertyStandard qui a tout simplement lancé Bitcoin économiquement en étant le premier commerçant et en garantissant une sorte de plancher de valeur. Enfin, Gavin Andresen apparaßt clairement dans ces e-mails comme celui qui pris la place de Martti Malmi en tant que bras droit de Satoshi au cours de l'année 2010, le Finlandais ayant été assez occupé à partir de ce moment.

En complĂ©ment de cet article, vous pouvez retrouver l'Ă©pisode d'Enigma Nakamoto consacrĂ© Ă  ce sujet : Épisode 11 : les mails de Martti Malmi.

Vous pouvez Ă©galement en apprendre plus sur Bitcoin dans mon livre, L'ÉlĂ©gance de Bitcoin, qui regorge de dĂ©tails croustillants et dont les deux premiers chapitres sont dĂ©diĂ©s Ă  raconter son histoire. Disponible sur le site de l'Ă©diteur en format brochĂ© et ebook, ainsi que sur Amazon.

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76 - Nolite te auctoritates...

By: Jacques Favier —

dame de coeur d'aprĂšs une crĂ©ation d'EstarisBitcoin serait toujours un truc de geek et dans la pratique un truc de mec. Si bien des Ă©vidences factuelles tendent Ă  le faire croire, je suis de ceux qui pensent depuis longtemps que la prĂ©sence fĂ©minine doit ĂȘtre recherchĂ©e et valorisĂ©e, et que l'excuse commode selon laquelle il y a traditionnellement peu de copines passionnĂ©es par la technologie est fausse et dangereuse Ă  plus d'un titre.

Au-delĂ  d'un point de principe - la techno comme la monnaie sont affaires de tous - je pense qu'une dĂ©marche spĂ©cifiquement fĂ©minine doit ĂȘtre mise en valeur en ce qui concerne l'usage des monnaies dĂ©centralisĂ©es, ou plutĂŽt que la rĂ©flexion menĂ©e depuis plus de deux siĂšcles par les femmes pour construire leur Ă©mancipation est potentiellement riche d'enseignements pour ceux qui veulent inventer une monnaie sans sujĂ©tion.

Commençons par ce qui est un peu trivial. MĂȘme si les choses s'amĂ©liorent (oh combien lentement) il y a encore bien trop peu de jeunes femmes dans les hackatons, dans les amphis ou dans les auditoires de nos confĂ©rences, dans nos forums et dans les meet-up de notre CommunautĂ©.

Au début de certains repas du Coin il m'arrive de préciser que notre but n'a jamais été de former un gentlemen's club. Malgré des invitations largement lancées en direction des amies ou des profils féminins rencontrés au cours de nos diverses activités, il n'est pas toujours possible d'avoir une convive par table. Pourtant, les attitudes justement dénoncées par un article récent du NYT n'ont pas cours dans nos événements et celles qui nous fréquentent semblent apprécier ces rencontres.

Je ne crois pas que les femmes soient moins intéressées par la technologie. Serait-ce pourtant le cas qu'il resterait le point de savoir si elles sont moins intéressées par la monnaie et le paiement.

Une Ă©tude dĂ©jĂ  ancienne de CoinDesk cherchant qui Ă©taient, en juin 2015, les utilisateurs de bitcoin rĂ©pondait qu’ils Ă©taient jeunes (25 Ă  34 ans), pale, techie and male (Ă  90%). MalgrĂ© l'explosion du nombre de bitcoineurs au niveau mondial, les (rares) Ă©tudes sur ce thĂšme ne permettent pas de percevoir une rĂ©elle amĂ©lioration, certaines affichant un taux extrĂȘmement inquiĂ©tant de 4% de femmes seulement. Une chronique canadienne sur CBC s'en est rĂ©cemment Ă©mue, souligant que cela pouvait rĂ©ellement constituer un signe inquiĂ©tant.

Le poids des femmes (courses alimentaires quotidiennes et « shopping » festif) est Ă©norme dans les actes d’achats, surtout en transactions unitaires. Avec ou sans Lightning Network, Bitcoin ne sera pas une monnaie sans les femmes.

Venons-en à ce qui touche au changement paradigmatique que constitue Bitcoin. Il y a un rapport profond, aussi ancien que l'Humanité, entre la monnaie et la langue. Or certains linguistes, comme Gretchen McCulloch, l'écrivait en 2015, pensent que ce sont les filles (jeunes) qui inventent et renouvÚlent la langue, créant jusqu'à 90% des innovations. Parce que, comme l'avancent Deborah Cameron et d'autres, elles auraient une plus grande sensibilité sociale, des réseaux plus étendus, voire un avantage neurobiologique en la matiÚre. Si tout cela est vrai, sans jeunes femmes parmi nous, Bitcoin pourrait se retrouver un jour vieux sans avoir jamais été adulte.

Marie Laurencin

Il y a cependant des relations bien plus profondes entre celles et ceux qui supportent Bitcoin et pensent que les monnaies décentralisées sont une part de leur liberté, et les femmes qui ont lutté pour leur émancipation et savent que cette lutte ne s'est point achevée en un glorieux jour de proclamation.

Nous avons tous entendu cent fois que les femmes ont dĂ» attendre jusqu'en 1965 pour avoir un compte en banque (sans l'autorisation de leur mari) et Ă  dire vrai cela me fait toujours sourire. Parce que ce poncif suggĂšre qu'elles attendaient cela depuis des siĂšcles. Il y a fort Ă  parier qu'elles n'ont attendu que quelques annĂ©es, et qu'en 1965 bien des maris n'avaient pas eux-mĂȘmes de chĂ©quier : la bancarisation massive dĂ©bute plutĂŽt vers 1967. D'autre part (et mĂȘme si la loi de 1965 donne aux femmes d'autres libertĂ©s) cela assimile le fait d'avoir un compte en banque (et non des espĂšces dans sa poche) Ă  une forme de libertĂ©. Ce qui mĂ©riterait examen. Et il pourrait y avoir bien plus grave !

The Handmaid's taleEn 1985, la romanciÚre et universitaire canadienne Margaret Atwood écrivait son roman The Handmaid's Tale qui met en scÚne un futur dystopique épouvantable dans lequel les Etats-Unis vivent un cauchemar théocratique de type wahhabite mùtiné d'enfer policier façon URSS. Avec un petit avant-goût prophétique de Patriot Act. Le sort des femmes y est particuliÚrement horrible.

Ce livre d'anticipation qui ignore les téléphones mobiles ou Internet est pourtant devenu un roman-culte de la cause féministe et a été récemment brandi dans de nombreuses manifestations hostiles à la remise en cause des droits des femmes par le président Trump, puis porté à l'écran en 2017 dans une série télévisée (en français La servante écarlate).

Voici un court extrait montrant comment, concrĂštement, un piĂšge peut se refermer sur les femmes, mais aussi sur les ennemis, sur les autres. Ou sur vous.

Et la formule latine qui sert de titre à mon billet ? Les curieux liront (note en bas de page) ce que signifient, ou ne signifient pas, les quelques mots latins que l'héroïne trouve dans un recoin de sa geÎle, inscrits comme un message secret. Ceux qui ont déjà suivi la série comprendront ce que je veux dire : Ne laissez pas les autorités vous ...

Une formule de Simone de Beauvoir devrait ĂȘtre mĂ©ditĂ©e par tous ceux (hommes et femmes) qui refusent la forme spĂ©cifique de sujĂ©tion quotidienne et de censure potentielle que reprĂ©sente la monnaie administrĂ©e et centralisĂ©e : « N'oubliez jamais qu'il suffira d'une crise politique, Ă©conomique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. »

Ce que les femmes nous rappellent, c'est que nos droits ne sont jamais acquis. Une autre figure « féministe », Léon Blum, était également un grand inquiet sur le chapitre de la pérennité de nos libertés. Comme la grenouille dans l'eau qui chauffe, nous nous endormons bercés par les discours sur nos valeurs républicaines, notre civilisation et notre état de droit. Nolite te auctoritates...

Blum

Pour aller plus loin, sur le mock latin de Margaret Atwood :

mĂȘme pas latiniste

  • voir ici en anglais l'histoire de cette Ă©trange formule, avec une interview d'un universitaire de Cornell University par Vanity Fair...
  • et lĂ  en français un article de haute linguistique d'une universitaire lilloise !
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73 - Genre Venus

By: Jacques Favier —

L'épisode suscité par la célÚbre Nabilla Benattia met en perspective divers enjeux qui sont apparus, avec un air de plaisanterie, dans une lumiÚre finalement assez déplaisante.

Au départ, un petit film, que tout le monde a vu et dont je transcris quelques phrases.

Danae par Chantron 1891« Les chĂ©ris, je sais pas si vous avez entendu parler du bitcoin, genre cette sorte de nouvelle monnaie virtuelle
 Et en fait je connais l'une des filles qui travaillent avec un trader qui sont Ă  fond dans le bitcoin. C'est un peu la nouvelle monnaie, genre la monnaie du futur. Et donc en fait je trouve que c'est assez bien. Et comme en ce moment genre c'est grave en train de se dĂ©velopper, ils ont crĂ©Ă© un site (..) ça vous permet d'apprendre Ă  utiliser le bitcoin. VoilĂ , je crois que c'est le bon moment, ça commence Ă  peine Ă  se dĂ©velopper, et je pense que c'est le moment de s'y intĂ©resser un petit peu. En fait, mĂȘme si vous y connaissez rien ça vous permet de gagner de l'argent, sans y investir beaucoup, genre vous y investissez des petites sommes, genre moi j'ai dĂ» mettre Ă  peu prĂšs 1000 euros j'ai dĂ©jĂ  gagnĂ© 800 euros, mais vous pouvez faire beaucoup moins ».

Y avait-il vraiment de quoi faire entrer en ébullition la cryptosphÚre, l'Internet, puis l'AMF, maladroitement relayée par Libération, le journal des jeunes de 77 ans?
On a un peu envie de remarquer qu'elle dit plutĂŽt moins de sottises que bien des journalistes spĂ©cialisĂ©s, et que son incitation Ă  un investissement pĂ©dagogique est assez prudent. Comme l'a courageusement notĂ© le directeur de l’hebdomadaire du Point, jeudi sur France Inter, cela signifie que le phĂ©nomĂšne commence Ă  toucher le grand public et qu'on doit se rĂ©jouir que quelq'un porte enfin la chose sur la place publique. « En revanche, vous entendez souvent des politiques en parler, du bitcoin ? Jamais, ou presque. Est-ce qu'ils comprennent ? Ă  mon avis, pas souvent (...) Eh bien celle qui porte le sujet sur la place publique, c’est Nabilla Benattia. Puissent les politiques l’écouter, et se saisir enfin, de ce phĂ©nomĂšne tout sauf anecdotique ».

Alors d'oĂč vient le scandale ?

Parlons d'abord de la forme : une publicité à peine déguisée sur une cible douteuse?

Certes Nabilla Benattia s'exprime ici sur un rĂ©seau social ouvert aux tout jeunes adolescents qui ne sont pas une cible appropriĂ©e pour des placements risquĂ©s ou non, mĂȘme si les enfants peuvent voir les publicitĂ©s automobiles diffusĂ©es par la tĂ©lĂ©vision sans prĂ©caution particuliĂšre Ă  l'Ă©gard de ceux qui n'ont pas l'Ăąge de rouler.

Certes elle fait la promotion d'un site Internet qui vend une formation pour les personnes intĂ©ressĂ©es par la cryptomonnaie, formation qui nĂ©cessite de souscrire un abonnement alors qu'elle assure que « c'est gratuit ». Mais si l'on doit compter tous les liens prĂ©tendant mener vers des tĂ©lĂ©chargements gratuits et qui en trois clics amĂšnent l'internaute Ă  la page payante, on va remplir un Bottin. Les internautes, mĂȘme jeunes, connaissent la vie...

Certes, la justice pourrait entamer une procédure pour publicité déguisée contre celle qui, dans sa vidéo, ne mentionne pas explicitement le caractÚre publicitaire de son message. Là encore, il y aurait un fort risque de paraßtre vouloir « faire un exemple » quand des centaines d'autres « influenceurs » oublient allÚgrement les recommandations de l'ARPP sur la communication publicitaire numérique malgré les foudres brandies depuis longtemps par la Répression des Fraudes. Est-ce propre au numérique ou à Nabilla ? Je n'ai jamais entendu un journaliste rappeler que tel ou tel grand expert économiste présenté à l'antenne comme professeur à Paris I ou à Paris II siÚge aussi, en toute indépendance et pour rendre service, sans doute, chez David de Rothschild ou chez son cousin Edmond,

Maintenant, redescendons sur terre. Quand Nabilla Benattia s'enlise dans ses explications (« Ils ont un site qui est sĂ»r (...) honnĂȘtement ils ont plus de 85% de taux de rĂ©ussite, donc en gros, ils ne se trompent pas, quoi ») quel est l'adolescent d'aujourd'hui, mĂȘme benĂȘt, qui n'a pas compris qu'elle fait de la pub ? MĂȘme les prĂ©-ados savent bien que si Norman et Cyprien gravitent aujourd'hui dans l'orbite de Webedia (Monsieur Ladreit de LacharriĂšre, qui ne possĂšde pas que la Revue des Deux Mondes et qui s'y connait en « relations ») cela n'est pas Ă©tranger Ă  des considĂ©rations de monĂ©tisation de l'influence qu'ils exercent. Je ne dis pas qu'ils approuvent. L'opĂ©ration de rachat de Mixicom par Wabadia avait au printemps 2016 suscitĂ© de vifs dĂ©bats. Mais ils savent !

Genre ?

Il y a dans La VĂ©nus Ă  la fourrure de Polanski (oui, je sais...) une scĂšne oĂč le metteur en scĂšne (Mathieu Amalric) qui n'en peut plus d'entendre Wanda ( Emmanuelle Seigner) balancer de maniĂšre compulsive le mot « genre » pris fautivement ici comme un adverbe Ă  chaque phrase, se fait moquer par elle. Parce que, lui, il Ă©grĂšne des « pour ainsi dire » lĂ©gĂšrement dĂ©suets. Il s'enquiert donc de ce qu'il faut dire aujourd'hui Ă  la place de « pour ainsi dire ».

Personne ne s'est gĂȘnĂ© pour signifier Ă  Nabilla qu'elle n'Ă©tait pas Ă  sa place. L'opinion de dizaines d'experts qui n'ont pas lu le quart de l'article Bitcoin sur Wikipedia, les rires de ceux qui pouffent sur les plateaux en assurant que l'on n'y comprend rien, coupant au besoin la parole de celui qui semblent savoir avec des « oh lĂ  lĂ  on n'y comprend rien! », l'arrogante paresse de ceux qui tranchent que « c'est une folie complĂšte ce truc », les comparaisons absurdes, les invectives, les bidouillages de ceux qui ne savent plus s'ils dĂ©tachent Bitcoin de la Blockchain ou la Blockchain du Schmilblick ... tout est lĂ©gitime, tout Ă  droit Ă  l'antenne. Mais pas la parole de Nabilla assurant que c'est genre la monnaie du futur.

Si elle le dit, c'est forcĂ©ment du grand n'importe quoi nous assure (dans un français, Ă  tout prendre, guĂšre diffĂ©rent de celui de la jeune personne) un vieux briscard de syndicat bancaire. « La vulgaritĂ© et la bĂȘtise en cadeaux additionnels » relance un banquier pourtant populaire. Ces gens lĂ  ne peuvent rien dire quand Bill Gates, Richard Branson, Marc Andreesen ou Al Gore leur expliquent que Bitcoin c’est rĂ©volutionnaire, et que c'est beaucoup mieux qu’une monnaie. En gĂ©nĂ©ral ils n'en sont pas informĂ©s, parce que les propos positifs ne sont pas relayĂ©s. Et si par hasard ils le sont, ça ne les convainc en rien. Mais un vieux fonds de servilitĂ© les maintient dans leur bouderie. Alors que si une jeune femme si diffĂ©rente des critĂšres de leur monde Ă  eux dit Ă  peu prĂšs la mĂȘme chose dans sa langue Ă  elle, ils peuvent se lĂącher.

Et l'illĂ©gitimitĂ© de cette jeune personne rebondit immĂ©diatement sur Bitcoin. Comme il s'agit de coller Ă  la phase ultime de la bulle, qui serait celle de l'arrivĂ©e des idiots (alors mĂȘme que tout annonce l'arrivĂ©e des fonds d'investissemens) Nabilla devient la preuve vivante de l'effondrement conceptuel et financier de « ce truc ». C'est dĂ©finitivement le moment de vendre. Qu'elle conseille d'acheter permet Ă  tout un tas de couillons de conseiller de vendre. A croire que des cartes de CIF ont Ă©tĂ© distribuĂ©es au petit matin dans leurs boites aux lettres. Nabilla c'est mieux que le cireur de chaussure de Rockefeller (ou de Joe Kennedy plus personne ne sait), mieux que le chauffeur de Joe Kennedy (ou de Rockefeller, tout le monde s'en fiche) mieux que le barbier (cette version existe aussi), mieux que toutes les petites gens qui, en se contenant au fond de rĂ©pĂ©ter ce qu'ont dit la veille les demi-instruits, offrent Ă  ces derniers l'occasion de rire un bon coup Ă  la santĂ© des travailleurs manuels et des classes populaires.

Tous les journaux se sont crus obligĂ©s de citer le twitte de l'AMF. Nabilla vivement critiquĂ©e, recadrĂ©e, taclĂ©e, j'en passe. Notez bien que le message de l'AMF n'Ă©tant pas destinĂ©e @nabilla (elle a un compte public) et ne faisant que citer #nabilla (j'imagine que celui qui a la main sur le compte twitter de l'institution comprend la diffĂ©rence) doit ĂȘtre destinĂ© aux ados accros Ă  Snapschat. Ils sont certainement trĂšs nombreux Ă  suivre l'AMF.

Venus au miroir Ă  Anvers, Rubens d apres TitienAu demeurant, au « Y'a pas besoin de s’y connaĂźtre » de Nabilla, l'AMF en rĂ©pondant par un « restez Ă  l’écart » aussi puissamment argumentĂ©, se met Ă  peu prĂšs au mĂȘme niveau, celui de gens qui usent de l'argument d'autoritĂ© que confĂšre notoriĂ©tĂ© ou position sociale mais qui n'ont pas le courage d'approfondir la question.

Depuis Monsieur Valls, on sait que nos Ă©lites ne souhaitent pas trop que les gens essayent de comprendre.

Venus

Sur les réseaux et messageries, la goujaterie vient renforcer le mépris de classe. En pleines séquelles de l'affaire Weinstein, on reste confondu de ce que l'on peut lire sur LinkedIn, dans le déluge d'articles et de commentaires que des responsables encravatés ont consacrés à ces 3 minutes de Snapschat. Il y en a qui comprennent certaines choses tellement lentement qu'ils feraient mieux de ne pas moquer Melle Benattia. Les riches assonances du mot bitcoin font merveille chez des consultants informatiques dignes de personnages de Houellebecq. Les plus délicats des cadres outragés par cette jeune femme sont ceux qui se contentent de demander si elle se croit dans un cabaret.

La VĂ©nus Ă  la fourrure

On sent quand mĂȘme vite une sourde saloperie de mĂąles rancuniers derriĂšre tout cela. Bien sĂ»r, on a compris que Nabilla, cette femme sans Ă©ducation, annonçait le jugement dernier d'un Bitcoin « qui n'en finit pas de mourir » (j'ai lu ça tel quel). Cela n'en fait pas la femme perdue du 17Ăšme chapitre de l'Apocalypse. Ce que rĂ©vĂšlent les rĂ©fĂ©rences plus ou moins discrĂštes aux usages que cette jeune femme pourrait faire de son corps, c'est, au-delĂ  d'une frustration charnelle un peu pathĂ©tique, la risible frustration du monsieur qui se dit qu'il est trop tard pour profiter de l'aventure. Il n'y a que ceux qui n'ont pas achetĂ© un bitcoin en 2014 ou 2015 pour calculer sordidement ce qu'ils auraient dans leurs poches s'ils en avaient achetĂ© mille en 2012. Comme s'ils avaient l'once de courage pour cela !

Pour ainsi dire

En conseillant Ă  ses fans l'achat de 1000 euros de bitcoin, elle mettrait donc la sociĂ©tĂ© française au bord du gouffre. C'est la moitiĂ© de la mise moyenne annuelle d'un français sur deux dans des jeux de hasard qui ne font pas honneur Ă  l'esprit humain, mĂȘme s'ils sont sous la coupe de l'Inspection des Finances. Est-ce qu'il n'y a ni drame social liĂ© au jeu d'argent, ni publicitĂ© pour y inciter ? C'est ce que semble soutenir un rapport d'enquĂȘte parlementaire (de 2005) : « votre rapporteur est parvenu Ă  la conclusion que jamais l'Etat ne pousse Ă  dĂ©velopper le jeu pour alimenter ses caisses, au terme de ses recherches et de ses recoupements dans ce domaine qui relĂšve de l'Ă©thique. L'Etat semble tenir, au moins dans ce secteur, un langage assez pondĂ©rĂ© et se placer en promoteur sincĂšre d'un dĂ©veloppement compĂ©titif, certes, mais responsable ». Rien Ă  voir, donc, avec le grossier tapinage (le mot n'est jamais employĂ© innocemment) de Melle Benattia.

Celle-ci n'aurait aucune capacité intellectuelle ? Est-on bien sûr que la personne qui débite des conseils dans les agences bancaires de quartier s'exprime dans une langue plus recherchée ou avec des arguments mieux étayés ? Aucune importance me dira-t-on,puisque c'est pour placer des produits maison, offrant toute garantie.

Quand il s'agit de séduire les petits bourgeois, la grande finance se prive-t-elle d'user du charme plus que du raisonnement ? Ceux qui ont vécu la fin des années 1980 se souviendront des procédés utilisés pour draguer « l'actionnariat populaire». Paribas exhibait l'Orangerie de la rue d'Antin sur fond de prouesses vocales de Barbara Hendricks : toutes choses mieux assorties aux goûts de la classe dirigeante que le peignoir rose de Nabilla, mais sans guÚre plus de rapport avec l'étude d'une opportunité d'investissement. Suez voulut alors montrer qu'il s'agissait de réfléchir. En faisant appel à une vraie star, pas à une starlette:

En quoi, mais en quoi, ce message est-il différent de celui de Melle Benattia?

Les actionnaires de Suez ont bu le bouillon. Un bide devenu un cas d'école. Le slogan « réfléchissez » revint comme un boomerang sur les stratÚges de l'argent et de la communication. Madame Deneuve, elle, alla jusqu'à se dire « choquée par la méchanceté des journaux, et surprise que les dirigeants de Suez ne réagissent pas pour la protéger ».

En 1993 (seconde vague de privatisation) les sociĂ©tĂ©s en quĂȘte de pigeons corrigeaient le tir, les experts en communication ayant le cuisant souvenir des dĂ©rapages antĂ©rieurs, comme le notait le journal les Echos eux-mĂȘmes. On n'avait pas encore songĂ© Ă  parler de « Blue Chips Nation », mais on n'allait pas tarder Ă  inventer le « placement de pĂšre de famille ». Aider les grands patrons, ça c'est du bon risque ! Financer les dĂ©couverts de fin de mois de l'Etat en collaboration avec des banquiers «SpĂ©cialistes en Valeur du TrĂ©sor », ça ce sont des choses nobles auxquelles on peut penser en se rĂ©veillant le matin.

Les propos de la classe dirigeante sur Bitcoin ne constituent pas un apport Ă  un dĂ©bat d'idĂ©es mais des sarcasmes de concurrents auxquels il convient peut-ĂȘtre parfois de rĂ©pondre comme tel. Genre VĂ©nus...

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72 - Pipeau

By: Jacques Favier —

pour Adli

Le temps de NoĂ«l est celui oĂč l'on raconte aux enfants des histoires, notamment des histoires de marchandises arrivĂ©es jusqu'Ă  eux sans qu'ils aient la moindre conscience d'un paiement, ce qui est aujourd'hui l'ambition ultime de tout le commerce. Comme je l'ai notĂ© rĂ©cemment, les Ă©conomistes aussi racontent facilement des histoires, moins pour illustrer leurs thĂ©ories sur la monnaie, l'investissement ou la dette que pour asseoir dans l'esprit du citoyen des fragments d'un discours de domination. Les tulipes, et les autres histoires des Ă©conomistes sont des paraboles issues d'un fait historique mineur ou incertain, voire faux, mais qui est passĂ© de livre en livre en changeant de signification selon les besoins des siĂšcles, avec cependant une constante : ces histoires servent toujours Ă  faire la leçon.

des histoires pour les enfants

En ce sens, elles sont exactement comme les contes et les légendes que de siÚcle en siÚcle on a racontés aux enfants. Il y en a une que j'ai toujours adorée, et que je me suis amusé à décortiquer ici, c'est celle du Joueur de flûte de Hamelin. Une histoire de promesses non tenues, d'incertitude sur la monnaie, de séduction et de mensonge.

S'agit-il vraiment d'une vieille lĂ©gende ? Avant d'aborder le fait historique prĂ©cis qui serait intervenu un jour il y a fort longtemps dans une petite ville de Basse-Saxe, puis d'en venir en fin de texte Ă  Bitcoin, j'ai songĂ© que le dĂ©licieux PĂšre Castor rappellerait Ă  nombre de mes lecteurs leur petite enfance, et aux plus ĂągĂ©s leurs joies de jeunes parents. Autant replonger un instant dans les joies de l'enfance, mĂȘme s'il ne s'agit pas forcĂ©ment d'enfants ici.

Revenons à l'histoire, car c'en est une, en ce sens qu'il y a quelque chose qui est vraiment arrivé.

d'aprĂšs un vitrail de l'Ă©glise d'Hamelin, gravure de 1592Un manuscrit du milieu du 15Ăšme siĂšcle le rapporte sans fioriture:  en 1284 le jour des saints Pierre et Paul, le 26 juin, 130 enfants nĂ©s Ă  Hamelin furent emmenĂ©s par un joueur de flĂ»te au vĂȘtement multicolore jusqu'au Calvaire prĂšs de la Colline et ils furent perdus . Un vitrail disparu de l'Ă©glise d'Hamelin figurait la scĂšne, dont une copie fut heureusement dessinĂ©e vers la fin du 16Ăšme siĂšcle.

Au 16Ăšme on Ă©mit l'hypothĂšse que ce flutiste pouvait ĂȘtre Pan, ou le Diable. Les rats enrichirent ce qui devenait une lĂ©gende. Mais l'humanisme critique Ă©tait Ă©galement Ă  l'Ɠuvre : on vit plus tard Ă©mettre l'idĂ©e que les enfants seraient en rĂ©alitĂ© des pauvres, sans doute Ă©migrĂ©s en Transylvanie. Telle sera l'opinion des frĂšres Grimm, qui compilĂšrent une bonne dizaine de sources.

L'antique lĂ©gende telle qu'on la rapporte aux enfants ne date donc pour l'essentiel que du 19Ăšme siĂšcle ! Sur ce que peuvent symboliser les costumes du mystĂ©rieux musicien (vert puis rouge), les rats, les enfants ou la colline, il existe une littĂ©rature interprĂ©tative trop importante pour que je puisse seulement tenter de la rĂ©sumer. Le mythe s'avĂšre bien plus fĂ©cond que celui des tulipes, forgĂ© en gros Ă  la mĂȘme Ă©poque. Les histoires d'Ă©conomistes sont finalement bien... pauvres !

Voici ce qui attire mon attention. Le musicien d'Hamelin n'est pas un joueur de flûte pour faire danser les villageois, c'est un joueur de pipeau, on dit aussi d'appeau. Son savoir-faire est de piper, c'est à dire tromper les oiseaux comme on dit aussi piper les cartes au jeu. En anglais on l'appelle d'ailleurs the pied piper, le pipeur bigarré. Pour autant, peut-on dire qu'il triche ?

Le joueur d'Hamelin ne triche pas. Il séduit. C'est le bourgmestre (l'autorité) qui triche et ment. En matiÚre de monnaie, ce n'est pas une premiÚre...

Ce qui m'a mis la puce à l'oreille c'est la subsititution des kreutzers aux florins initialement promis. Je me promettais de faire un peu de numismatique. Seulement... on ne trouve rien sur ce point dans les chroniques qui ont fondé la légende !

  • Dans le plus ancien rĂ©cit anglais, celui du flamand Verstegan (1605) il est dit que l'accord se fit, mais qu'ensuite on argua de ce que nul ne croyait alors la chose possible, et qu'aprĂšs coup on lui donna farre lesse.
  • Un autre rĂ©cite anglais, celui de Nathaniel Wanley (1687) ne donne aucune prĂ©cision : la promesse a Ă©tĂ© faite upon a certain rate et ensuite quand le ''piper" demande ses gages il se les voit refuser.
  • Dans le texte des frĂšres Grimm, qui fait aujourd'hui figure de texte canonique, la chose n'est pas mieux prĂ©cisĂ©e.
  • florins de Florence et StrasbourgC'est finalement chez le romantique anglais Robert Browning que les premiĂšres prĂ©cisions apparraissent. Dans son Pied Piper of Hamelin, le joueur demande 1000 guilders (au vers 95) mais on lui dit ensuite que c'Ă©tait in joke et on ne lui propose aprĂšs coup que 50 (aux vers 155 Ă  173). Mais on ne roule encore le malheureux joueur que sur la quantitĂ© de monnaie, non sur sa qualitĂ©. Ces guilders, en allemand gulden, sont le nom gĂ©nĂ©rique de piĂšces d'or qu'on appelle "florins du Rhin", depuis que la ville de Florence en a initiĂ© la frappe en 1252. On voit ici un de ces florins Ă  fleur de lys de Florence, et en dessous un "florin" de Strabourg, que j'ai choisi pour plaire Ă  Jean-Luc, histoire qu'il continue Ă  relayer mes petits dĂ©lires. Revenons Ă  Browning : il a considĂ©rablement Ă©toffĂ© le rĂ©cit, et c'est de lui que vont partir au 20Ăšme siĂšcle les auteurs pour la jeunesse.
  • Dans la Librairie rose de 1913Dans un petit album de la Librairie rose de Larousse, publiĂ© en 1913, avec un texte  adaptĂ© de l'anglais  par un professeur de l'Ă©cole normale d'Amiens, MF Gillard, le rĂ©cit se fonde clairement sur le poĂšme de Browning. Mais les 1000 gulden promis deviennent 1000 couronnes, et ce qu'on offre au joueur ce sont 100 marcs. Ces indications n'ont pas grand sens : la couronne ne peut faire rĂ©fĂ©rence Ă  aucune monnaie mĂ©diĂ©vale prĂ©cise (et surtout pas d'or!). Quant au marc, c'est une mesure de poids dont l'adoption comme nom de monnaie est trĂšs postĂ©rieure Ă  l'Ă©poque des faits narrĂ©s. Couronnes et marcs sont en 1913 des mots "contemporains". Ceci indique qu'ils ont au moins un sens pour les contemporains.


florin de Lubeck, milieu 14Ăšme siĂšcleCurieusement donc, c'est dans le rĂ©cit que Paul Gayet-TancrĂšde alias Samivel (1907-1992), rĂ©dige et illustre en 1948 pour la sĂ©rie des Albums du PĂšre Castor que l'on trouve reprise l'idĂ©e d'un parjure du bourgmestre jouant sur deux monnaies diffĂ©rentes de l'Ă©poque... Ă  condition de ne pas ĂȘtre trop exigeant sur les dates. Si l'Ă©pisode de Hamelin se situe en 1284, il peut y avoir des florins en circulation. En voici un Ă©mis Ă  Lubeck, ville hansĂ©atique comme Hamelin, au milieu du 14Ăšme siĂšcle. Pour le Kreuzer, la vĂ©ritĂ© oblige Ă  dire qu'il ne circule guĂšre avant le 16Ăšme.

Quel est le rapport de l'une à l'autre piÚce ? Difficile à dire. A Strasbourg, quand les deux monnaies circuleront, soit sensiblement plus tard (disons vers le 18Úme siÚcle) le rapport est de 1 à 60. Au fait, la ville de Hamelin a bien émis sa monnaie. En voici un thaler d'argent frappé vers 1555.

le thaler dee Hamelin en 1555

C'est donc Samivel, juste aprÚs Bretton Woods, qui introduit cette tension monnaie forte / monnaie faible et la met en rapport de façon trÚs graphique avec le couple que forment les enfants et les rats.

illustrations Samivel 1948

Et Bitcoin, dans tout ça ? A mon tour de faire comme Jean-Marc Daniel et consorts, de faire servir le mythe à mon propos !

AprĂšs la crise de 2008 comme en 1948 aprĂšs guerre, il y a Ă  la fois trop de peurs (les rats) et trop de monnaie douteuse en circulation. La planche Ă  billet ou le QE, c'est toujours un mensonge pour soigner d'autres plaies. Le bourgmestre triche. Non qu'il ne possĂšde pas d'or, mais qu'il veut le garder. Il y a de la monnaie d'or pour les uns (la monnaie banque centrale rĂ©servĂ©e aux banques elles-mĂȘmes et Ă  laquelle nous avons de moins en moins accĂšs) et la monnaie en mĂ©tal moins prĂ©cieux (la parole des banquiers) pour les petites gens...

Passons au Pipeur. Son métier, je l'ai dit, c'est de séduire. Les gens ont un problÚme, et lui a la solution. On appelle cela un consultant, de nos jours. Le consultant a deux enjeux : proposer une solution qui plaise (fût-ce en ne touchant surtout pas au problÚme) et ... se faire payer. Mes amis se reconnaitront aisément.

J'avoue donc qu'il m'est arrivĂ© de songer Ă  Hamelin du temps oĂč l'on vantait Ă  toute heure la  technologie Blockchain ... Tous ces banquiers assis sur leur monnaie, mais incapables d'en cĂ©der trois rondelles pour entendre la vĂ©ritĂ© sur Bitcoin, furent si prompts Ă  suivre n'importe quelle petite musique promettant, grĂące Ă   la technologie qui est derriĂšre  encore des Ă©conomies, encore des bĂ©nĂ©fices.

Et on ne les revit jamais, jamais dit le petit dessin animĂ©. Pas sĂ»r. Samivel aprĂšs d'autres laisse supposer qu'ils sont arrivĂ©s quelque part sous la montagne (on dirait aujourd'hui just in the middle of nowhere) oĂč ils se repaissent de la petite musique. La Blockchain sans jeton et sans ouverture s'est avĂ©rĂ©e ĂȘtre une grotte oĂč les POC tournent, tournent, tournent...

samivel 5

Pour aller plus loin :

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67 - Les histoires des Ă©conomistes

By: Jacques Favier —

Pour Jean-Luc

Les Ă©conomistes, quand ils s'adressent Ă  un auditoire auquel ils supposent une intelligence limitĂ©e, aiment Ă  invoquer l'Histoire. En soi, il n'y aurait rien Ă  redire. J'ai mĂȘme tendance Ă  souscrire Ă  l'assertion du regrettĂ© Bernard Maris, selon qui il n'y avait dans l'Ă©conomie que la vĂ©rification par l'histoire qui soit sujette Ă  certitude.

Le problÚme c'est qu'ils racontent bien plutÎt des histoires que de l'histoire. Sur une remarque de mon ami Jean-Luc qui tient sur Bitcoin.fr une précieuse chronologie de Bitcoin, j'ai décidé de recenser ici quelques événements historiques fort souvent cités, mais hélas pas comme le passage du PÚre Noël ou l'apparition de la premiÚre dent d'un gallinacé. Ces histoires sont invoquées comme arguments en béton étayants des raisonnements péremptoires. Mais faux... car ces événements n'ont jamais eu lieu. On pourrait leur inventer un calendrier, et selon l'idée du Mad Hatter de Lewis Carroll, célébrer leur non-anniversaire.

Bitcoin  choisi comme monnaie Ă©talon international

Voici donc une leçon d'histoire illustrĂ©e comme on le faisait jadis pour les enfants. J'y joins quelques Ă©vĂ©nements qui auraient dĂ» avoir lieu, et dont l'Ă©vocation n'est pas sans saveur... Et pour ne pas ĂȘtre en reste, j'en ajoute un : l'avĂšnement de Bitcoin comme standard monĂ©taire en 2050, Ă©vĂ©nement prĂ©vu dĂšs 2017 dans l'excellent livre "Bitcoin la Monnaie AcĂ©phale" (double prix Nobel de LittĂ©rature et d'Economie en 2018, must read, it's amazing !)

Commençons par le jour fantastique oĂč "ON" a remplacĂ© le troc par la monnaie

images d'un mythe"ProgrĂšs de l'Ă©change : La forme primitive de l'Ă©change, c'est le troc" (Evangile selon FrĂ©dĂ©ric, Les Harmonies Économiques, Sourate IV). Donc "on" invente la monnaie, entre hommes prĂ©historiques ayant dĂ©jĂ  des soucis de traders, comme Ă©changer toute la journĂ©e, et des conditions de vie rĂȘvĂ©es par un Ă©conomiste libĂ©ral : ni Etat, ni souverain, ni contraintes, ni gĂ©nĂ©rations passĂ©es (ou futures)... Seulement aucun historien, aucun anthropologue, aucun voyageur ne peut donner un exemple rĂ©el de situation de troc antĂ©rieur Ă  la monnaie. Nulle part dans le monde il n'a Ă©tĂ© possible de trouver une Ă©conomie qui fonctionnerait sur les bases postulĂ©es par Adam Smith et pas mal d'autres autres qui extrapolaient en fait ce qu'ils imaginaient ĂȘtre les pratiques des "sauvages" d'AmĂ©rique. Mais au travers l'exemple des sociĂ©tĂ©s amĂ©rindiennes, il a au contraire Ă©tĂ© possible de prouver que le troc et l'Ă©change marchand n'y Ă©taient pas prĂ©sents avant l'arrivĂ©e des EuropĂ©ens.

Tout cela n'empĂȘche ni les manuels scolaires, ni les sites gouvernementaux de propager le mythe du troc primitif, qui permet d'introduire la monnaie comme un instrument neutre, suscitĂ© par un besoin spontanĂ© de la sociĂ©tĂ© elle-mĂȘme, une pure commoditĂ© permettant de fluidifier les Ă©changes.

Sur l'origine de ce mythe, on lira avec intĂ©rĂȘt l'article de JM. Servet Le troc primitif, un mythe fondateur d'une approche Ă©conomiste de la monnaie

Le jour oĂč l'or n'a rien valu

le veau d'orQuand on a suffisamment ferraillé avec un économiste sur le statut du bitcoin pour lui faire admettre la métaphore d'un "or numérique", il se cabre et vous assÚne ceci : si un jour ni l'or ni le bitcoin n'ont plus la moindre valeur, vous pourrez au moins vous faire des bijoux avec votre or. Les bitcoins, eux, ne vous serviront à rien.

Outre qu'il n'en sait rien, le problĂšme c'est qu'il n'y a jamais eu un seul jour oĂč l'or n'ait rien valu. Souvenez-vous, mĂȘme en plein dĂ©sert, dĂšs que MoĂŻse a le dos tournĂ© (il s'entretient avec son dieu virtuel, "sans rĂ©alitĂ© tangible", sans sous-jacent) le peuple se dĂ©pĂȘche de se faire une idole en or et de l'adorer. Donc, justement, puisqu'on peut en faire une idole ou des bijoux, l'or ne vaudra jamais rien. Ça ne prouve sans doute rien en ce qui concerne Bitcoin, mais ça montre la lĂ©gĂšretĂ© des dogmes Ă©conomiques, et l'aplomb effarant des grands-prĂȘtres en charge desdits dogmes...

Le jour oĂč Luther a emmĂ©nagĂ© Ă  GenĂšve

LutherCelt événement peu connu est une révélation faite en juillet 2019 par l'ineffable Jean-Marc Sylvestre expliquant avec un aplomb inimitable les raisons pour lesquelles Facebook (dont il n'est sans doute qu'usager comme vous et moi) avait choisi GenÚve pour y installer le Libra, comme Luther y avait fondé la Réforme. Ce n'est pas une simple bourde : les économistes aiment à expliquer, en se fondant sur des souvenirs trÚs approximatifs de Max Weber, que l'Allemagne réussi à cause de ses racines protestantes.

Or l'Allemagne a les mĂȘmes racines catholiques mĂ©diĂ©vales que la France, et du temps de la RFA les catholiques y Ă©taient mĂȘme majoritaires. Luther est restĂ© vivre et mourir dans sa Thuringe. En revanche les pĂšres de la rĂ©forme genevoise furent largement français : Jean Calvin, ThĂ©odore de BĂšze et Guillaume Farel. La France n'est catholique que quand cela permet des analyses au lance-pierre...

Il y a donc lieu d'y regarder Ă  deux fois avant de penser que l'Histoire, bonne fille, nous sert "des coĂŻncidences d’évĂ©nements intĂ©ressantes pour comprendre les mutations de l’humanitĂ©" pour parler comme JM Sylvestre, qui concluait son article sur de pitoyables divagations assurant que "l’église protestante, c’était le Uber de la chrĂ©tientĂ© pour s’affranchir du pouvoir du clergĂ©".

Le jour oĂč une tulipe a atteint le prix d'une maison

le grand diable d'argentJ'ai dĂ©jĂ  abordĂ© le mythe de la tulipe sur ce blog, je rappelle seulement qu'il n'y a jamais eu une seule tulipe Ă©changĂ©e au prix d'une maison : il s'agissait d'un marchĂ© d'options, certes immature, mais tenu par et pour des professionnels aguerris. L'exemple mĂȘme de ceux qui n'hĂ©sitent pas Ă  pontifier aujourd'hui en citant les tulipes.

Pour nous mettre en garde, avec leur bienveillance coutumiĂšre, contre notre tendance de petites gens Ă©cervelĂ©es Ă  spĂ©culer sur du vent, les grands Ă©conomistes rappellent aussi que nos ancĂȘtres ont donnĂ© leurs Ă©conomies Ă  l'aventurier John Law, dandy dĂ©bauchĂ© et joueur. Au passage, le gaillard fut quand mĂȘme Surintendant gĂ©nĂ©ral des Finances. Comme Madoff le maitre nageur... qui fut aussi prĂ©sident du Nasdaq. Bref les crises (et les escroqueries) semblent naĂźtre assez souvent au coeur du systĂšme pour qu'on ne les impute pas sans examen ni aux marges, ni aux simples.

Le jour oĂč l'on a reconstruit les Tuileries

Les Tuileries avant l'incendie de 1871Dans la vie d'un investisseur, il y a immanquablement un jour oĂč l'on vous prĂ©sente un produit astucieux (rapportant 5 Ă  10 fois le taux sans risque) et au demeurant parfaitement lĂ©gal. Un truc bien clair, genre panneaux photo-voltaĂŻques, rĂ©sidences d'Ă©tudiants, Ă©conomie sociale et sodidaire... avec quelque part LA PAROLE DE L'ETAT. Sa parole que la chose restera dĂ©ductible, que la loi ne l'interdira pas, que le sens des mots ne changera pas, etc.

Dans ces cas lĂ , je rappelle placidement que le Parlement français n'a autorisĂ© le gouvernement Ă  dĂ©truire les Tuileries en 1882, soit 11 ans aprĂšs leur incendie, et alors que 5,1 millions des francs (or) avaient Ă©tĂ© mis en rĂ©serve pour leur reconstruction (techniquement possible, les dĂ©gĂąts ayant Ă©tĂ© fort limitĂ©s) que parce que Jules Ferry avait prĂ©sentĂ© la mesure comme la ‘‘seule maniĂšre de hĂąter la reconstruction et de la rendre indispensable’’ et fait la promesse de reconstruire Ă  neuf. Inversement, la tour Eiffel devait ĂȘtre une installation provisoire, on le jura Ă  tous ses opposants. On discuta de sa dĂ©molition mollement en 1903, et encore en 1934 quand fut entreprise la dĂ©molition de l'ancien Trocadero. La Tour et la CSG (provisoire Ă  sa crĂ©ation en dĂ©cembre 1990) sont lĂ  pour longtemps.

Le dernier jour des "réparations allemandes"

Farce  triste Ă  VersaillesLa dĂ©sinvolture de la puissance publique n'est pas, consolons-nous une tare franchouillarde. L'État allemand, condamnĂ© en 1919 Ă  payer des rĂ©parations pour avoir dĂ©truit une partie de l'Europe, a obtenu une premiĂšre renĂ©gociation (plan Dawes, 1925) puis une seconde (plan Young, 1929) puis un moratoire (1931) puis tout re-cassĂ©. Le 37Ăšme et dernier versement du plan Young (en 1988) n'a Ă©videmment jamais eu lieu, et on n'en a peu parlĂ© alors... L'Allemagne a tout de mĂȘme payĂ© le 3 octobre 2010 la derniĂšre tranche du remboursement des emprunts souscrits dans les annĂ©es 20 pour payer quelques annuitĂ©s. Depuis, comme on sait, les ministres allemands sont devenus beaucoup plus rigoureux sur le remboursement des dettes d'Etat. Grec surtout.

Le jour oĂč l'inflation a atteint un tel niveau que Hitler est arrivĂ© au pouvoir

propagandeRestons en Allemagne pour ce poncif absolu, cette erreur assidument enseignĂ©e dans nos Ă©coles : l'inflation c'est terrible. En Allemagne, il fallait une brouette de billets pour payer le pain, les gens Ă©taient Ă©cƓurĂ©s, dĂ©sespĂ©rĂ©s, alors du coup ils ont votĂ© nazi. Je pense que c'est Fritz Lang qui a bricolĂ© ce mythe, entre son premier Docteur Mabuse, le joueur de 1922 (que personne ne regarde mais que tout le monde cite) et le Testament du Docteur Mabuse de 1933, oĂč il rĂ©-interprĂšte le personnage, tout en l'assimilant visuellement au FĂŒhrer. La pĂ©riode d'hyperinflation allemande (juin 1921 - janvier 1924) correspond au premier film. L'arrivĂ©e de Hitler au pouvoir (30 janvier 1933) est concomitante du second. Entre temps il y a eu bien des choses sans rapport Ă©vident avec l'Ă©pisode prĂ©cĂ©dent. Notamment une crise d'origine boursiĂšre en 1929, un substantiel soutien du patronat et une lourde compromission de la droite avec cet aventurier rĂ©pugnant. On comprend pourquoi tant de gens prĂ©fĂšrent raconter l'histoire comme on le fait !

Le jour oĂč le GĂ©nĂ©ral du Gaulle a pris peur d'une monnaie locale

De GaulleIl n'y a pas que les Ă©conomistes des banques pour inventer des mythes historiques. Les prophĂštes des monnaies locales complĂ©mentaires sont gros producteurs de gentilles histoires Ă  raconter pour Ă©merveiller l'auditoire... ou leur enrober les raisons des Ă©checs. La premiĂšre MLC de France fut crĂ©Ă©e en 1956 Ă  LigniĂšres-en-Berry. En tout et pour tout 50.000 francs de l'Ă©poque (largement thĂ©saurisĂ©s par des collectionneurs). Quand on en parle Ă  un gars du coin (je l'ai fait, au Salon de l'Agriculture) il vous rit au nez : c'Ă©tait un grosse vantardise du maire-bistrotier local. Mais dans la littĂ©rature des MLC on va lire (ici entre autres) que " l’expĂ©rience s’est arrĂȘtĂ©e, sous pression de l’Etat semble-t-il, qui vraisemblablement a eu peur que le systĂšme fasse des Ă©mules. Il y a assez peu d’information disponible sur cette expĂ©rience, le plus complet Ă©tant un article de la revue Silence, qui reprend un article de 1979." On se recopie joyeusement les uns les autres, c'est moins fatiguant que d'enquĂȘter...

Bref la Banque de France aurait tremblĂ©, le GĂ©nĂ©ral de Gaulle se serait fĂąchĂ©. La vĂ©ritĂ©, c'est que les MLC ont droit Ă  toutes les complaisances de la DGFP, Ă  tous les amĂ©nagements du CMF et Ă  la bienveillance de tous les dĂ©putĂ©s-maires de France. Mais l'histoire est si belle ! Je l'ai entendue maintes fois, avec des variantes (selon les pays) pour expliquer toujours la mĂȘme chose : ça aurait dĂ» marcher, c'Ă©tait trop beau, "ils" l'ont tuĂ©e...

Le jour oĂč un investisseur a achetĂ© un bitcoin Ă  un centime

Celui qui a achetĂ© pour une poignĂ©e de dollars de bitcoin en 2009 est aujourd'hui multi-millionnaire. On a lu cela vingt fois pour dĂ©noncer cette finance casino, si dissemblable de la bonne finance du systĂšme. Le problĂšme, c'est qu'il n'y a pas eu de cours du bitcoin en 2009 et que si les premiers exchanges datent de 2010, mĂȘme Ă  la fin de 2010 (oĂč l'on avait dĂ©passĂ© le cours Ă  un centime) la plupart des gens qui souhaitaient obtenir des bitcoins en France le faisaient encore de la main Ă  la main. Sans doute le type qui raconte cette histoire n'a pas une idĂ©e prĂ©cise de ce dont il parle ...

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66 - Tulipes

By: Jacques Favier —

La spéculation sur la tulipe en 1637 est sans doute le morceau choisi d'histoire le plus souvent invoqué par ceux qui veulent montrer la profondeur de leur ignorance concernant Bitcoin.

Tulipe Mania

De Nout Wellink, ancien patron de la Banque Centrale des Pays-Bas, déclarant en 2013 que « au moins à l'époque on avait une tulipe, là vous n'aurez rien» au patron de Morgan, Jamie Dimon, répétant il y a quelques jours que le Bitcoin était « pire que les bulbes de tulipes » ils sont des centaines de pontifes à avoir assené la chose, complaisamment reprise par tous les faux profonds : il y aurait un demi-million de pages comportant les mots Bitcoin et Tulip sur Internet.

DĂšs que le cours bondit (en anglais: to leap) cette sottise fleurit. Cela doit bien dire quelque chose du monde comme il va.

La rĂ©futation a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© faite d'une comparaison trop savante pour ĂȘtre honnĂȘte : car qui se soucie vraiment de ce qui se passait Ă  Amsterdam du temps des moulins et de la Compagnie des Indes Orientales?

DÚs 2013, un article de Bitcoin Magazine a critiqué formellement le parallÚle. Depuis lors, celui-ci étant réitéré par l'establishment à chaque record ou à chaque hausse sensible de Bitcoin, il devient risible: la crise de la tulipe est un événement non réitéré. Elle ne peut expliquer Bitcoin à la fois en 2013, en 2015, en 2016, en 2017. Bloomberg vient de publier un article expliquant comment Dimon se trompe.

Quoique infiniment hasardeuses, des superpositions de courbes grossiĂšrement effectuĂ©es par certaines publications ratent le point essentiel : la courbe de Bitcoin peut, elle, ĂȘtre rendue significative sur long terme une fois tracĂ©e sur une Ă©chelle semi-logarithmique oĂč la crise actuelle n'apparaĂźt pas forcĂ©ment comme la plus profonde. La loi de Metcalfe s'applique en tendance Ă  Bitcoin, non aux tulipes. Accessoirement donc la courbe du prix des tulipes n'a jamais connu de nouveau pic. S'il est vrai que celui de Bitcoin peut dĂ©visser de 25% et bien plus en quelques jours (des crises d'adolescence d'un objet encore jeune ?) tous les prĂ©cĂ©dents krachs ont Ă©tĂ© gommĂ©s en quelques mois. Voyez le tableau qui pourra effrayer les coeurs mal accrochĂ©s mais qui ne ressemble pas Ă  l'affaire des tulipes.

Venons-en Ă  la comparaison historique et inscrivons la dans sa propre histoire.
DĂšs 2006 (avant Bitcoin!) un Ă©conomiste de l'UCLA avait rappelĂ©, dans un article publiĂ© par la revue Public Choice The tulipmania: Fact or artifact? qu'il s'agissait, en fait de fleur, d'un marronnier toujours fleuri. Le premier apport de Earl A. Thompson (1938-2010) dans cet article est de reprendre le rĂ©cit mythologique qui fonde cette histoire de tulipe, et d'en revenir Ă  la rĂ©alitĂ© historique, sur fond de Guerre de Trente Ans, et Ă  son contexte juridique, qui tient de la manƓuvre maladroite sur un marchĂ© immature.

L'histoire de la tulipe telle qu'on la raconte avec une assurance hautaine, n'est en rĂ©alitĂ© pas mĂȘme une fable d'Ă©conomiste. Elle provient d'un certain Charles Mackay (1787-1857) journaliste, Ă©crivain et poĂšte Ă©cossais, principalement connu pour quelques chansons et pour son livre Extraordinary Popular Delusions and the Madness of Crowds publiĂ© en 1841.

Popular delusions and the madness of crowds

Un livre qui vise la folie de la foule (thÚme typique du siÚcle qui suit la révolution française! ) et qui sollicite largement les anecdotes utilisées. Car il ne semble pas qu'il y ait eu «folie» et moins encore « foule » dans l'affaire qui secoua un peu Amsterdam en 1637. Seulement, réputer que l'homme de la rue est idiot et dénoncer l'aveuglement des foules, c'était si élégant au 19Úme siÚcle...

Mackay n'a pas fait ce qui pourrait ĂȘtre qualifiĂ© de recherche historique critique. Il a recopiĂ© des pamphlets de religieux calvinistes qui, au 17Ăšme siĂšcle, voyaient d'un fort mĂ©chant oeil le dĂ©veloppement de l'Ă©conomie de marchĂ©. Au passage, cela va Ă  l'encontre d'un autre poncif, celui qui oppose le protestantisme capitaliste au catholicisme ennemi de l'argent. Le discours moral contre cette spĂ©culation inspira Breughel le Jeune qui dans sa Satire de la Tulipomania peinte en 1640 reprĂ©senta les acheteurs de tulipes comme des singes. Une mĂ©taphore que les bitcoineurs n'ont pas encore eue Ă  endurer...

Brueghel le Jeune, Satire de la Tulipomanie, 1640

Que s'est-il réellement passé ? La spéculation fut loin de ne porter que sur la tulipe. Si c'est celle-ci que les prédicateurs calvinistes, et Mackay à leur suite, ont cru devoir immortaliser, c'est que la focalisation sur cet objet marginal leur permettait de ne pas dénoncer la spéculation en soi, qui portait tout aussi bien sur le blé. On retrouve cela aujourd'hui dans un discours dénonçant la spéculation sur Bitcoin tenu fort doctement par des gens qui trafiquent de tout du soir au matin.

De mĂȘme l'emballement de 1637 fut loin d'ĂȘtre le fait de « la foule » comme le dit Mackay en suivant son idĂ©e et non les faits. Il fut tout au contraire bien circonscrit dans un milieu de marchands avisĂ©s. A partir de 1634, les Français s'Ă©taient mis Ă  aimer les tulipes et Ă  en commander beaucoup. PlantĂ©es Ă  l'automne, les fleurs n'Ă©taient livrables qu'au printemps. Ceci favorisa fort naturellement l'apparition d'un marchĂ© d'options, lesquelles Ă©taient Ă  l'Ă©poque fort simples : versement d'une prime donnant le droit (non l'obligation) d'acheter Ă  terme Ă  prix fixĂ©. C'est ce marchĂ© qui s'est emballĂ©, avec une hausse du sous-jacent de l'ordre de 5900%, jusqu'Ă  son Ă©clatement le 6 fĂ©vrier 1637.

Il n'y a pas eu de « crise financiĂšre » contrairement Ă  ce qui se rĂ©pĂšte par copier-coller. Personne n'Ă©tait tenu de lever les options. Je cite l'Ă©tude de Thompson : la crise fut «an artifact created by an implicit conversion of ordinary futures contracts into option contracts in an imperfectly successful attempt by Dutch futures buyers and public officials to bail themselves out of previously incurred speculative losses in the impressively price-efficient, fundamentally driven, market for Dutch tulip contracts (...). The “tulipmania” was simply a period during which the prices in futures contracts had been legally, albeit temporarily, converted into options exercise prices».

Le plus drÎle, c'est qu'il revint en effet au pouvoir politique de clore l'incident. Une chose que nul n'aime évoquer, mais qui ne fut pas une exception dans la riche histoire des marchés officiels.

Allez... une petite scÚne culte bien française pour oublier Amsterdam et ses tulipes : Le sucre (1978) avec ici Claude Piéplu, Gérard Depardieu et Jean Carmet. Une histoire vraie (1974) sans le moindre soupçon de cryptographie, mais avec des cours multipliés par 50 sur un marché réglementé...

MalsĂ©ant de rappeler cette vieille histoire ? Si Bitcoin s'effondrait, l'État ne paierait rien. Pas de « risque systĂ©mique ». VoilĂ  une diffĂ©rence notable avec toutes les tulipes, sucres, subprimes et autres spĂ©culations nĂ©es au cƓur du systĂšme et non en ses marges ou dans des cercles alternatifs.

Je ne voudrais pas en rester lĂ . Quelque comiques que soient les menaces du patron de Morgan promettant de virer ses traders s'ils touchent Ă  Bitcoin alors mĂȘme que sa banque s'affiche parmi les plus gros acheteurs d'Exchange Traded Notes sur Bitcoin (lire ici) et dĂ©pose demande sur demande pour breveter par petits bouts la blockchain (qui ne lui appartient point) et forger un bitcoin-privĂ©, ses gesticulations ne disent rien de plus que ce que chacun sait dĂ©jĂ  de ces gens-lĂ .

Sans doute ont-ils lu l'étude de Earl Thompson, suivi sa démonstration historique, compris les explications mathématiques sur l'évolution du prix des options de tulipes. Ils ne sont pas (tous) grossiÚrement incultes. Là n'est pas le problÚme.

Ce qui est bien plus Ă©coeurant, c'est que leur « Sermon sur la Tulipe » devrait viser au cƓur le capitalisme contemporain bien davantage que Bitcoin.

Dans son livre publiĂ© en 2013 Le trĂ©sor Perdu de la Finance Folle, Jean-Joseph Goux revient sur ce qu'il avait prĂ©alablement appelĂ© « l'esthĂ©tisation de l'Ă©conomie politique », ou la « frivolitĂ© de la valeur » au siĂšcle des LumiĂšres, annonçant selon lui le capitalisme post-moderne oĂč la subjectivitĂ© du consommateur est la source prĂ©dominante du prix.

Goux et VoltaireConte pour conte, celui de Voltaire intitulĂ© justement Le monde comme il va est bien plus digne d'intĂ©rĂȘt que celui forgĂ© par Mackay sous des oripeaux d'histoire Ă©conomique. On y voit comment, dans une ville imaginaire qui ne peut ĂȘtre que Paris, le visiteur achĂšte tout ce qu'il lui plait « beaucoup plus cher que ce qu'il valait » Ă  un marchand parfaitement honnĂȘte, cependant, puisqu'il lui rend plus tard la bourse qu'il avait oubliĂ© par mĂ©garde. Écoutons donc plutĂŽt le marchand de colifichets du conte de Voltaire: « Si dans six mois vous voulez le revendre, vous n'en aurez pas mĂȘme ce dixiĂšme. Mais rien n'est plus juste ; c'est la fantaisie des hommes qui met le prix Ă  ces choses frivoles ».

aliĂ©nĂ©De sorte que la grande question, en matiĂšre de tulipes, pourrait bien s'Ă©noncer de la façon suivante : l'iPhone X, mĂȘme dotĂ© de 256 Go, vaut-il rĂ©ellement 0,42 bitcoin ? La Rolex Oyster Perpetual Date en acier vaut-elle bien 1 bitcoin ? Le sac HermĂšs Kelly de 30 cm vaut-il vraiment 1,34 bitcoin ?

Non, bien sûr? Eh bien les prix vont baisser. En bitcoin.

De qui se moque-t-on ici ? De nous tous, mĂȘme de ceux qui ont « ratĂ© leur vie » comme disait Monsieur SĂ©guela et n'ont pas accĂšs Ă  ce demi-luxe. Nous sommes maintenant dans un monde oĂč les pĂątes Ă  tartiner sont en Ă©dition limitĂ©e, oĂč les bouteilles de soda ont des sĂ©ries collectors, de façon Ă  ce que rien ne soit reliĂ© Ă  une valeur d'usage mesurable, mais que tout soit tulipe dans nos supermarchĂ©s de pĂ©riphĂ©rie urbaine.

J'ai Ă©vitĂ© jusqu'ici le jeu de mots sur bulle et bulbe, je ne rĂ©site pas au plaisir de suggĂ©rer cette rĂ©ponse aux prophĂštes Ă  tulipes: « mĂȘlez vous de vos oignons, nous prenons soin des nĂŽtres ».

Pour aller plus loin sur les tulipes et sur Bitcoin :

Quelques choses amusantes sur la spéculation (hors tulipes) :

Le récit de la Tulipe le plus indécent : On le doit à l'indécrottable Jean-Marc Daniel, qui avait déjà usé d'une référence historique au Monneron de façon tout à fait grotesque et qui se transforme lentement en historien de bistrot. Le coup de la salade : on dirait du vécu ! En revanche le pauvre Newton , récupéré dans un dictionnaire de citation j'imagine, n'a pas perdu un kopeck sur la tulipe en 1637, mais sur la South Sea en 1720. Bref un placement boursier. Et encore semble-t-il que cette histoire aussi soit largement "sur-vendue", comme je le suggÚre dans mon commentaire en bas du billet suivant, consacré aux histoires des économistes...

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51 - Des météores ?

By: Jacques Favier —

(Questions impériales sur Satoshi - II)

Le colonel Chabert dĂ©jĂ  Ă©voquĂ© ici pour Ă©voquer l'impossible retour de Satoshi fait lui-mĂȘme signe vers un autre revenant, d'un tout autre poids historique : Quand je pense que NapolĂ©on est Ă  Sainte- HĂ©lĂšne, tout ici-bas m’est indiffĂ©rent dit-il.

un retour

Or l'Empereur, lui, avait déjà réussi un premier retour : le 1er mars 1815, il débarqua à Golfe Juan, revenant de l'ile d'Elbe aprÚs 10 mois d'absence et il fut "reconnu" immédiatement. Balzac, encore, fait dire à son Médecin de campagne : Avant lui, jamais un homme avait-il pris d'empire rien qu'en montrant son chapeau ? Bonne question... Ce vol de l'Aigle fit longtemps espérer par ses partisans un nouveau prodige.

LeysCe miracle d'un nouveau retour aprĂšs une Ă©vasion rocambolesque de Sainte-HĂ©lĂšne Ă  laquelle NapolĂ©on semble s'ĂȘtre toujours refusĂ© (*), certains romanciers l'ont imaginĂ©. Simon Leys (1986), tout en supposant que l'empereur revient vivant en France, s'intitule tout de mĂȘme le sien "La mort de NapolĂ©on" et il n'est pas sans rapport avec ce qui peut ĂȘtre la situation d'un gĂ©nie inconnu comme Satoshi : l'impossibilitĂ© non seulement de "revenir", mais plus radicalement d'ĂȘtre soi-mĂȘme.

Comme il ressemblait vaguement Ă  l’Empereur, les matelots l’avaient surnommĂ© NapolĂ©on. Aussi, pour la commoditĂ© du rĂ©cit, ne l’appellerons-nous pas autrement. Et d’ailleurs, c’était NapolĂ©on. (...) Seul le maĂźtre d'Ă©quipage dĂ©sapprouvait cette appellation. Que l'on associĂąt le nom de son dieu Ă  ce petit homme laid avec son ventre enflĂ© et ses jambes grĂȘles, lui paraissait sacrilĂšge.

en 1820Il est vrai que le portrait fait de lui par un anglais en 1820 laisse envisager combien peu reconnaissable aurait pu ĂȘtre l'enfant prodigue de la gloire aprĂšs quelques annĂ©es de pourissoir tropical.

Mais l'auteur vise au coeur, prĂ©sentant NapolĂ©on Ă©tranger Ă  lui-mĂȘme sur le bateau de son Ă©vasion : Entre le personnage qu'il avait dĂ©pouillĂ© et celui qu'il n'avait pas encore crĂ©Ă©, il n'Ă©tait temporairement personne. DĂ©barquĂ© Ă  Anvers il ne reconnut pas mĂȘme le bassin NapolĂ©on qu'il avait inaugurĂ© en personne dix ans plus tĂŽt. À Waterloo il a le sentiment d'ĂȘtre lĂ  pour la premiĂšre fois. À Paris le voici errant, recueilli comme vieux soldat par de vieux soldats, tous nostalgiques de l'empire. Et un jour la terrible nouvelle arrive. Sur la petite Ăźle lointaine, l'empereur (son sosie, donc) vient de mourir. Tout le monde pleure autour de lui. Lui est foudroyĂ©, sa destinĂ©e devenait posthume.

Voici maintenant qu'un obscur sous-officier, rtien qu'en mourant sottement sur un rocher dĂ©sert Ă  l'autre bout du monde, avait rĂ©ussi Ă  dresser sur son chemin le rival le plus formidable et le plus inattendu qu'on puisse concevoir : lui-mĂȘme !

S'il revenait Satoshi n'aurait-il pas Ă  se battre contre Satoshi lui-mĂȘme?

Le NapolĂ©on de Leys est vrai, extrĂȘmement crĂ©dible. Et pourtant il "se reconstruit" (ce mot que Jean-Paul Kauffmann dĂ©teste) ... comme marchand de melons. Le personnage de l'empereur est dĂ©sormais largement occupĂ© par les fous. Une visite Ă  l'asile l'en convainc : une malheureuse Ă©pave prĂ©sentait une image mille fois plus fidĂšle, plus digne et plus convaincante de son modĂšle que l'improbable fruitier chauve qui, assis Ă  ses cĂŽtĂ©s, l'examinait avec stupeur.

James Sant 1900Napoléon vieillit : chaque fois qu'il se rendait chez le barbier, il mesurait dans le double miroir avec une fascination hypnotisée l'effacement progressif de ses traits originaux, petit à petit supplantés par ceux d'un inconnu qu'il méprisait, qu'il haïssait - et qui lui inspirait une horreur grandissante. C'est ce que peut suggérer la toile de James Sant La derniÚre phase (1900) récemment présentée au public lors de l'exposition Napoléon à Sainte-HélÚne au Musée de l'Armée.

Jusqu'oĂč peut-on comparer Satoshi Nakamoto Ă  NapolĂ©on Bonaparte ? Au plan psychologique, nul n'en sait rien. Quant Ă  l'amour des mathĂ©matiques, il est patent chez les deux hommes (*). C'est au regard d'une forme particuliĂšre de gĂ©nie, qu'il y a, me semble-t-il, chez l'inconnu de 2008 une suretĂ© du regard, une capacitĂ© d'agencer de maniĂšre proprement lumineuse des facteurs de nouveautĂ© rĂ©volutionnaires avec des Ă©lĂ©ments prĂ©-existants (d'ancien rĂ©gime) que l'on retrouve chez le Premier Consul. Enfin c'est surtout dans l'optique d'un Hegel ou d'un Marx qu'il me paraĂźt que la comparaison est permise.

hegel

Pour Hegel(*), NapolĂ©on est l'instrument de l'Absolu sur le thĂ©Ăątre du monde, NapolĂ©on, en entrant Ă  IĂ©na l'Ă©pĂ©e en main le jour oĂč le philosophe achĂšve sa PhĂ©nomĂ©nologie de l'Esprit, devient le hĂ©ros de l'histoire moderne. Je ne crois pas forcer le trait en le retrouvant chez Satoshi. Il s'empare d'une citadelle, celle de la monnaie, achevant un mouvement multisĂ©culaire de libĂ©ration de l'homme des corps intermĂ©diaires, des liens et des autoritĂ©s. Le P2P, c'est l'Absolu du 21Ăšme siĂšcle.

Renversant l'idĂ©alisme hĂ©gĂ©lien tout en conservant sa dialectique historique, Karl Marx ne voit en NapolĂ©on ni l'empereur romain du sacre ni le dieu de la guerre mais le gĂ©nie qui va permettre l'Ă©closion de la sociĂ©tĂ© bourgeoise moderne en France et sur une bonne part du continent. Il reviendra Ă  d'autres de dire, de mĂȘme, ce qu'aura Ă©tĂ© rĂ©ellement le travail historique de Satoshi Nakamoto.

Mais quand le travail est accompli, l'histoire se passe assez bien des grands hommes. En 1791, le lieutenant corse de 22 ans l'avait déjà noté : les hommes de génie sont des météores destinés à brûler pour éclairer leur siÚcle. PlutÎt que de pourrir en victime de ses ennemis, autant faire comme Satoshi et move on to other things.

vieux




Pour aller plus loin :

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50 - Il prit la résolution de rester mort ?

By: Jacques Favier —

( Questions impériales sur Satoshi - I)

Satoshi Nakamoto est une Ă©nigme et le demeurera peut-ĂȘtre. Je n'ai pas l'intention d'ajouter ici mes hypothĂšses personnelles Ă  la longue suite de celles qui ont dĂ©jĂ  Ă©tĂ© formulĂ©es (voir sur le site bitcoin.fr). Pour moi, son mystĂšre qui anime bien des conversations dans la communautĂ© (qui est-il, ou qui sont-ils ? que pense-t-il de tel ou tel problĂšme ? que va devenir son magot ? ) est consubstantiel au bitcoin, si du moins comme l'Ă©crit quelque part Hegel, la vĂ©ritĂ© n'est pas comme une monnaie qui, telle qu'elle est frappĂ©e, est prĂȘte Ă  ĂȘtre dĂ©pensĂ©e et encaissĂ©e. La vĂ©ritĂ© contient de la vie, da la souffrance et de la mort.

le mort d'Eylau

Je ne peux donc partager entiĂšrement le point de vue purement technicien de Peter Todd selon lequel l’identitĂ© de Satoshi est simplement une curiositĂ© historique.

L'apparition épisodique d'un prétendant est une chose qui ne peut qu'amuser l'historien comme elle stimule le romancier et intéresse le psychologue.

Des quatre faux tsars Dimitri successifs à la bonne dizaine de faux Dauphins du Temple, on ne manque pas de références en la matiÚre. Chacune de ces histoires témoigne de la conjonction de trois facteurs : un événement historique mystérieux, inouï ou scandaleux, l'existence d'un désordre mental individuel et une situation d'incertitude politique collective. Il n'est pas question de les rappeler ici, mais seulement de souligner la ressemblance frappante avec ce que nous voyons autour des "prétendants" Satoshi et de leur interférence dans les problÚmes de gouvernance du bitcoin.

Une chose, nĂ©anmoins m'Ă©tonne toujours. Pour soutenir (rarement) comme pour rĂ©futer (le plus souvent) tel ou tel prĂ©tendant, la plupart de mes amis se forgent implicitement l'image parachronique d'un Satoshi qui serait aujourd'hui le mĂȘme qu'en 2008. On compare la langue, le style, la dĂ©marche du prĂ©tendant aux traces, bien rares de surcroĂźt, laissĂ©es par le disparu. Comme si le temps n'avait pas passĂ© sur lui autant que sur nous.

chabertIl y a un héros de roman qui est l'archétype de cette situation, c'est le Colonel Chabert de Balzac. Cet enfant trouvé dont une révolution a fait un soldat, un héros, Grand Officier de la Légion d'Honneur, disparaßt de l'histoire dans le tumulte d'une bataille terrible (Eylau, 8 février 1807) et réapparaßt à Paris deux ans aprÚs Waterloo, alors qu'il est officiellement mort.

C'est un hĂ©ros dĂ©possĂ©dĂ©, Ă©mouvant, mais assez lucide. Un roi goutteux a remplacĂ© son empereur, un aristocrate l'a remplacĂ© dans le lit de sa femme, la sociĂ©tĂ© a changĂ©, il ne la reconnait pas davantage qu'elle ne le reconnait lui-mĂȘme.

Au terme de ses efforts, il prend, dit Balzac, la résolution de rester mort. Le roman de Balzac nous donne finalement des clés pour tenter de comprendre la situation, que Satoshi soit l'un des prétendants connus, ou bien qu'il soit tout autre et reste caché.

Tant qu'il prĂ©tend Ă  ĂȘtre reconnu, Chabert est traitĂ© de fou. On voit bien qu'une partie des critiques contre les prĂ©tendants Satoshi vise la qualitĂ© de leur Ă©tat mental. Comme si un hĂ©ros (de guerre ou de science) Ă©tait un homme ordinaire et comme si pareille situation ne devait pas le rendre plus Ă©trange encore qu'il ne l'Ă©tait de nature!

craigh– J’irai, s’écria-t-il, au pied de la colonne de la place VendĂŽme, je crierai lĂ  : « Je suis le colonel Chabert qui a enfoncĂ© le grand carrĂ© des Russes Ă  Eylau ! » Le bronze, lui ! me reconnaĂźtra.
– Et l’on vous mettra sans doute Ă  Charenton lui rĂ©pond l'un des rares personnages honnĂȘte et qui croit en ses dires.

Chabert finalement renonce. A vrai dire, il a renoncĂ© depuis longtemps, il n'a cessĂ© de renoncer depuis dix ans : je fus convaincu de l’impossibilitĂ© de ma propre aventure, je devins triste, rĂ©signĂ©, tranquille, et renonçai. On me dira que certains prĂ©tendants ne sont ni rĂ©signĂ©s ni tranquilles ? Mais Ă©coutons Craig Wright, et convenons, au moins, qu'il parle comme un hĂ©ros balzacien (bien sĂ»r il y a aussi des escrocs chez Balzac) : Je suis dĂ©solĂ©. Je croyais que je pouvais le faire. Je croyais que je pouvais mettre les annĂ©es d’anonymat et de dissimulation derriĂšre moi. Mais, Ă  mesure que les Ă©vĂ©nements de la semaine se sont dĂ©roulĂ©s et alors que je me prĂ©parais Ă  publier la preuve que j’avais accĂšs aux premiĂšres clĂ©s, j’ai flanchĂ©. Je n’ai pas le courage. Je ne peux pas. C'est Ă  peu prĂšs le trajet de Chabert !

Le temps change tout ; ce qui est intime, ce qui est social, ce qui est politique. Le colonel avait connu la comtesse de l’Empire, il revoyait une comtesse de la Restauration dit Balzac pour Ă©voquer l'Ă©pouse de Chabert.

Que doit penser Satoshi ? Huit ans aprÚs la grande crise, les banques n'ont jamais été aussi puissantes. Goldman Sachs, qui peut aussi facilement mettre à genoux un peuple que recruter un commissaire européen, développe sa blockchain sans bitcoin, dépose des brevets. Le monde ne bruisse que d'une forme précise de "technologie blockchain", celle qu'il sera possible de transformer en jeu de société.

Un point central du roman est que Chabert semble pourtant tenir davantage Ă  sa femme et Ă  son honneur qu'Ă  son trĂ©sor. Il vaut mieux avoir du luxe dans ses sentiments que sur ses habits. Ce qui ramĂšne au million de bitcoins de Satoshi Nakamoto, trĂ©sor interdit ou abandonnĂ©, peut-ĂȘtre perdu, et qui alimente tant de spĂ©culations.

Il y a un homme qui se passionne pour Chabert, c'est Jean-Paul Kauffmann. Glissons, puisqu'il dĂ©teste que l'on en parle, sur son statut d'otage (durant 3 ans, au Liban) et disons que, selon JĂ©rĂŽme Garcin, sa singuliĂšre bibliographie ressemble dĂ©sormais Ă  un long traitĂ© de la fuite, Ă  un prĂ©cis de disparition dans des lieux sinistres et carcĂ©raux oĂč le temps s’est arrĂȘtĂ© et les portables ne passent plus. Lui-mĂȘme, dans son dernier livre, Ă©crit : je ne suis pas devenu meilleur, simplement plus vivant et plus loin je ne me suis pas reconstruit Ă  l'identique.

kauffmann

Dans ce livre, Outre-terre, il se promĂšne sur le champ de bataille d'Eylau en songeant Ă  Chabert. Il est plus facile de s'identifier Ă  lui qu'au PĂšre Goriot ou Ă  EugĂ©nie Grandet. Chacun peut y chercher, Ă  travers son histoire personnelle, des traces de ses propres heurts, de ses arrachements, de ses phobies. Chabert est la figure de l'absent, du disparu, du gĂȘneur.

De mĂȘme Satoshi disparu, fantomatique, ne devient-il pas, peu Ă  peu, lui aussi une forme de menace ?

Pour aller plus loin :

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44 - La Liberté

By: Jacques Favier —

Lors d’un colloque Ă  l’AssemblĂ©e Nationale, on m’avait demandĂ© de rĂ©pondre Ă  la question : Pourquoi, achĂšte-t-on des bitcoins ? Est-ce la confiance qui mobilise les bitcoineurs ou plus simplement une analyse rationnelle du risque au regard des gains escomptĂ©s ?

J’avais rĂ©pondu qu’il y avait bien des raisons, au delĂ  de l’intĂ©rĂȘt, pour dĂ©sirer dĂ©tenir du bitcoin. Le bitcoin n’est pas intĂ©ressant, il est passionnant, et pour au moins trois raisons : la dimension ludique et communautaire, l'Ă©merveillement technologique et le projet politique.

Quand j’en vins au projet politique, je dus avouer qu’il Ă©tait difficile Ă  prĂ©senter simplement. Je jugeais un peu dur, dans ce temple de nos institutions nationales, d’aller clamer « no borders no banks » et me contentai donc de rappeler que le cƓur du projet d’une monnaie dĂ©centralisĂ©e c’était la libertĂ© du cyberespace, mais en prĂ©cisant «au double sens d’absence de contrĂŽle et de rĂ©pression, mais aussi de fluiditĂ©, d’instantanĂ©itĂ©, de partage et de confiance ». Façon de dire que ce n'Ă©tait pas forcĂ©ment ce que, depuis les Augustes romains, les politiques entendent volontiers par LibertĂ©.

de SevÚre Alexandre à Sempé

Or pendant ce temps, un artiste contemporain que j’ai dĂ©jĂ  Ă©voquĂ© ici abordait lui aussi la chose Ă  sa façon. Youl a dĂ©jĂ  revisitĂ©, Ă  la demande de clients bitcoineurs, la CĂšne de Vinci et les Joueurs de Carte de CĂ©zanne. A chaque fois je suis Ă©tonnĂ© de la pertinence de ses intuitions, et j’échange volontiers avec lui.

promenade au LouvreUn de ses clients venait de lui commander une toile inspirĂ©e de la cultissime LibertĂ© guidant le Peuple d’EugĂšne Delacroix que le Cercle du Coin avait, presque en mĂȘme temps, adoptĂ©e comme illustration de son communiquĂ© de presse « pas de rĂ©volution Blockchain sans Bitcoin ».

Songeant Ă  cela durant que je parlais, je me demandais si ce n'Ă©tait pas un choix trivial, voire fĂącheux. La libertĂ© figure sur des monnaies depuis le temps de Rome, et ce mĂȘme tableau, passablement sagouinĂ©, avait jadis servi Ă  illustrer un billet de 100 francs crĂ©Ă© en 1978 et qui circula jusqu’à la fin du siĂšcle. Je me gardai bien d’évoquer tout cela devant tant d’officiels et me promis d’y revenir pour mes lecteurs.

Depuis mon billet sur sa CÚne, Youl me fait l'amittié de me montrer certaines étapes de son travail.

Youl premiĂšres Ă©bauches

Disons d’abord un mot sur Delacroix : un peintre non-acadĂ©mique mais non-rĂ©volutionnaire, plutĂŽt admirateur de NapolĂ©on. Il n’a pas participĂ© Ă  l’insurrection de 1830. Et pourtant on voit partout son tableau comme illustration de cette rĂ©volte et des suivantes, voire pour illustrer « les MisĂ©rables » (avec le petit Gavroche) alors qu’en fait c’est sans doute Hugo qui s’est inspirĂ© du peintre, bien des annĂ©es plus tard, pour Ă©crire le rĂ©cit d’une insurrection rĂ©publicaine de 1832, qui fut durement rĂ©primĂ©e par le rĂ©gime Ă©tabli deux ans plus tĂŽt.

La toile de Delacroix cĂ©lĂšbre en effet les « trois glorieuses » journĂ©es du 27, 28 et 29 juillet 1830 au cours desquelles la foule de Paris (bourgeois et ouvriers rĂ©unis) renversĂšrent la monarchie « de droit divin » du dernier des frĂšres de Louis XVI. Mais la haute-bourgeoisie et sa presse ne voulaient ni de la RĂ©publique parce qu’elle Ă©tait perçue comme un facteur de dĂ©sordre social, ni du fils de NapolĂ©on, parce que l’empire aurait hĂ©rissĂ© les puissances Ă©trangĂšres. On dĂ©cida donc de placer sur le trĂŽne le cousin du roi renversĂ©, Louis-Philippe et l'on fut bien heureux d'une solution finalement dĂ©nuĂ©e de toute lĂ©gitimitĂ© : Louis-Philippe n'Ă©tait pas le successeur lĂ©gitime, son pĂšre avait votĂ© l'abolition de la monarchie et la mort du roi, et aucun suffrage populaire ne vint jamais conforter ce rĂ©gime bĂątard. On est bien loin des sentiments qu’inspire aujourd'hui l'icĂŽne de Delacroix.

Delacroix, 1830

Cette Liberté illustre ainsi une révolution confisquée. Voilà justement quelque chose que les bitcoineurs peuvent parfois ressentir lors de certaines conférences sur la révolution Blockchain...

Le peintre a peint sa toile cĂ©lĂšbre plusieurs mois plus tard, quand les « trois glorieuses » ont accouchĂ© d’un rĂ©gime d'oligarchie financiĂšre et de haute-bourgeois. Sa LibertĂ© tient un peu de la dĂ©esse antique, mais elle tient aussi de Marianne, fille du peuple Ă  peau brune. Quand les critiques virent le tableau, ils le trouvĂšrent grossier, ils protestĂšrent que Delacroix dĂ©shonorait la glorieuse rĂ©volution de juillet en la peignant avec des teintes d’ordures. Or, de la glorieuse rĂ©volution, il ne restait dĂ©jĂ  que ce qui est au sommet de la pyramide sur laquelle est construit l'agencement de ce tableau: le drapeau. Les visiteurs du Louvre le reconnaissent comme celui de la France mais en 1830 il Ă©tait encore celui de Valmy et d'Austerlitz, tout juste adoptĂ© par le nouveau rĂ©gime.

La "rĂ©volution" consista en effet Ă  changer le drapeau, tandis que le nouveau roi se couchait dans les draps de l'ancien, et que ses prĂ©fets et ses gendarmes maintenaient partout le mĂȘme ordre. Delacroix a-t-il voulu rappeler que le rĂ©gime dĂ©jĂ  embourgeoisĂ© qui Ă©tait nĂ© de l’évĂ©nement de 1830 n’avait sa lĂ©gitimitĂ© (et sa limite?) que dans la violence? Les soldats qui tirĂšrent sur les insurgĂ©s de 1830 firent la mĂȘme besogne au service du nouveau rĂ©gime.

Il y a un goût trÚs amer dans cette Liberté. Il suffit de songer que la toile reprend ostensiblement la composition du Radeau de la Méduse (1819), l'histoire d'une catastrophe..

La MĂ©duse 1819

Maintenant, qu’allait faire Youl ?

Le drapeau orange n'est pas une surprise, mĂȘme si la couleur n'apparaĂźt pas sur les premiĂšres Ă©bauches. Et autour de la LibertĂ© on s'attend Ă  voir une reprĂ©sentation mĂ©taphorique des forces et des mĂ©tiers Ă  l’oeuvre dans la rĂ©volution de la dĂ©centralisation : dĂ©veloppeurs, cryptologues, hackers, bloggers. Bien sĂ»r Youl met aux mains des Ă©meutiers des pics, symboles transparents du travail des mineurs.

La difficultĂ©, c’est que la toile de Delacroix, c’est fondamentalement (d'aprĂšs le peintre lui-mĂȘme) une barricade. Il y a eu des morts en juillet 1830. Pas des milliers, mais assez pour couvrir de leurs noms la colonne de la Bastille qui commĂ©more cela. Dieu merci, l'apparition du bitcoin n’a pas encore fait de morts (sauf des coupables : KarplelĂšs and Co), mais on peut dire que certains aujourd’hui souffrent, voire meurent, du fait des monnaies-dettes. Youl n'a pas Ă©ludĂ© cette dimension. Le sol reste jonchĂ© de corps sacrifiĂ©s.

Youl nouvelle Ă©bauche

Le « vieux monde » n'a guÚre sa place sur la toile de Delacroix. Les tours de Notre Dame, sur lesquelles flotte un minuscule drapeau tricolore, situent discrÚtement l'action dans la cité de toutes les révolutions et font sans doute une allusion au caractÚre trÚs catholique du roi renversé. La BCE prend cette place dans le fonds de la toile de Youl, décor un peu stérile et symbole d'un systÚme lointain.

Youl, Ă©bauche avec monuments

C'est le moment de regarder la mĂȘme LibertĂ© quand elle ornait un billet de banque centrale.

la liberté pour 100 francs

Les plus anciens se souviennent des rumeurs (généralement invérifiables) assurant que tel ou tel pays refusait de laisser circuler cette coupure pour son indécence supposée. Nul ne semblait s'offusquer que cette liberté n'eût point de monument à prendre d'assaut ni d'émeutier à entraßner si ce n'est un enfant unique, en quoi je pense voir une auto-célébration de la génération 68. Comme sur la piÚce romaine, c'est une Liberté sans contenu conceptuel qui guide un peuple sans remise en cause vers un avenir sans changement. On ne peut que songer, devant cette récupération d'une Liberté révolutionnaire recyclée en symbole patriotique à l'étrange transformation qui ferait de la technologie de Satoshi un instrument à alléger les charges des banques.

Au fait, qu'est-ce qui provoqua la révolution de 1830 ? Des ordonnances prétendant réduire la liberté d'expression et restreindre le droit des électeurs. Tiens, tiens...

Allez ! Voici le tableau de Youl terminé. Avec un tel drapeau il devrait conserver sa force révolutionnaire ! Bravo !

La liberté par Youl




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43 - Le bitcoin : d'Oresme à Galilée ?

By: Jacques Favier —

(cet article a été traduit en chinois)

À la ConfĂ©rence « Blockchain : disruption et opportunitĂ©s » tenue le 24 mars Ă  l'AssemblĂ©e nationale, on m'avait demandĂ© une brĂšve mise en perspective de la notion de confiance, notamment Ă  travers la figure de Nicolas Oresme.

Que peut encore avoir Ă  nous dire de ce que nous observons aujourd’hui, un moine normand que l'on a parfois dĂ©crit comme l'Einstein du 14 Ăšme siĂšcle et dont les financiers seuls se souviennent qu'il estimait que la monnaie est l'affaire des marchands ? De cet Ă©rudit, Ă©conomiste, mathĂ©maticien et traducteur d'Aristote, chez qui l'on trouve avec des siĂšcles d'avance des principes qui seront ceux de Gresham, de Turgot, d'Adam Smith ou de Jean-Baptiste Say, il arrive aujourd'hui que se rĂ©clament ceux qui aspirent au retour d'une "monnaie valeur" (mĂȘme si Oresme ne confondait pas la monnaie et la richesse!). J'ai donc pensĂ© que l'idĂ©e de partir d'Oresme pour introduire une rĂ©flexion autour du bitcoin Ă©tait bonne, mais pour aller oĂč ?

Voici le texte (un peu remanié et completé) de mon intervention.

Nicolas Oresme

En apparence Oresme n’a pas grand’chose Ă  nous dire. Il a vĂ©cu plus de 70 mutations monĂ©taires, qui ont fait perdre 50% de sa valeur Ă  la monnaie mĂ©tallique. Ceux qui ont moins de 50 ans, en France, n’ont rien connu de comparable et franchement ça se sent parfois un peu dans leurs commentaires.

Oresme, en bon aristotĂ©licien, rĂ©prouve l’intĂ©rĂȘt sur l’argent, qui est le dangereux fondement de nos monnaies actuelles, mais il conteste aussi le droit de l’Etat sur la monnaie, droit qui est remis en cause avec le Bitcoin.

La monnaie, nous dit Oresme, n'est pas la propriĂ©tĂ© du prince. Elle appartient Ă  ceux qui la gagnent, Ă  la collectivitĂ© de ses utilisateurs, qui seule peut en dĂ©finir le statut. Mais ne nous y trompons pas : quand Oresme dit que la monnaie est affaire de marchands il parle de bonne monnaie. Il aurait peut-ĂȘtre approuvĂ© l’indĂ©pendance de la BCE, certainement pas le Quantitative Easing car la monnaie ne se peut faire par alkemie.

Pour Oresme, la confiance est confiance dans la valeur autant que dans l’échange. Aujourd’hui on confond les deux choses, assez frauduleusement.

Je dois donc revenir sur la prĂ©sentation qui est gĂ©nĂ©ralement faite de la confiance comme naturellement suscitĂ©e et entretenue par une institution tierce et centralisĂ©e. Je crois que c’est simplement faux. Les hommes se font d’abord confiance l’un Ă  l’autre, entre frĂšres, amis, voisins. La premiĂšre forme de monnaie-dette chacun la connait : au cafĂ© on ne partage pas, on dit « je te revaudrai ça ». Je suis de ceux qui pensent que la monnaie n’a pas d’origine prĂ©cise et qu’elle est, comme le langage lui-mĂȘme, (confĂšre l’expression sur parole) un Ă©lĂ©ment constitutif de notre humanitĂ©.

Il suffit de rappeler que les mots confiance et confidence ont les mĂȘmes racines latines pour voir que la confiance est chose intime. La confiance (au delĂ  du premier cercle) est historiquement de nature ethnique ou religieuse. Voyez le rĂŽle que les liens familiaux et religieux jouent traditionnellement dans certaines communautĂ©s de marchands (lombards, juifs, ismaĂ©liens, gujaratis) et sur certains marchĂ©s comme celui du diamant.

Or la puissance publique n’est pas de nature intime, ethnique ou religieuse. L’idĂ©e qu’elle soit le fondement de la confiance dans la monnaie est, au mieux, une mythologie destinĂ©e Ă  faire de nĂ©cessitĂ© vertu.

Les pĂšres du papier

L’assignat qui annonce la terreur (laquelle avait manquĂ© au systĂšme de Law) n’a aucun fondement rĂ©publicain. Il tient bien plus du despotisme de Catherine II, qui s’inspirait d’Ivan Possochkov, un Ă©conomiste du temps de Pierre-le-Grand qui disait crument que la matiĂšre dont la piĂšce est faite importe peu et que la volontĂ© de l’empereur serait d’attribuer la mĂȘme valeur Ă  un morceau de cuir ou Ă  une feuille de papier, elle suffirait.

La confiance dans cette monnaie d'État est sans cesse invoquĂ©e. Mais du fait de son cours forcĂ© elle est parfaitement invĂ©rifiable et souvent fort mince. Toute personne qui a fait un an d’études d’histoire sait que le petit Ă©pargnant finit toujours grugĂ©. Nos concitoyens ont lu que les banques Ă©taient fragiles, ils soupçonnent que les garanties des dĂ©pĂŽts sont illusoires, et ils ont entendu un ministre plutĂŽt pondĂ©rĂ© leur dire que la France est en faillite. Les plus informĂ©s ont compris ce que chypriation et rĂ©solution bancaire veulent dire.

Chez le percepteur, Jan Massys, 1539

Ce qui donne son efficacitĂ©, sa valeur, Ă  la monnaie officielle ce n’est pas du tout ma confiance ou celle de l’épicier, comme le dit la bibliothĂšque rose de l’économie, c’est le percepteur qui exige cette monnaie et l’accepte au nominal. Le fisc (autant et plus que le commerce) est la raison d’ĂȘtre et le vrai fondement de la monnaie rĂ©galienne. Contre le moine Oresme, c’est donc JĂ©sus qui a raison quand il parle du « denier de CĂ©sar ».

un percepteur romain

Quand l’évangile Ă©crit áŒˆÏ€ÏŒÎŽÎżÏ„Î” Îżáœ–Îœ τᜰ ÎšÎ±ÎŻÏƒÎ±ÏÎżÏ‚ ÎšÎ±ÎŻÏƒÎ±ÏÎč, comprenons qu’il faut payer ses impĂŽts Ă  l’Etat mais placer sa confiance dans la sociĂ©tĂ©.

Cependant, en matiĂšre d’agencement de la sociĂ©tĂ© face aux Etats, nous sommes moins dans un « moment social » ( dans lequel Oresme nous parlerait de l’autonomisation des Ă©changes par rapport au prince) que dans un « moment mathĂ©matique », oĂč l'on dĂ©couvre comme le fit GalilĂ©e en d'autres domaines, qu'il est possible de se passer de quelques mythes.

Galileo Galilei peint par Le TintoretLe moment GalilĂ©e apporte sa part de dĂ©senchantement pour les nostalgiques, d’exaltation pour les imaginatifs.

Au delĂ  du hype ludique et communautaire, au delĂ  de l'Ă©merveillement technologique, il y a aussi ici un projet politique, difficile Ă  prĂ©senter simplement surtout Ă  des non-amĂ©ricains. Le slogan « no borders no banks » manque probablement de tact. Le cƓur du projet, c’est je crois la libertĂ© du cyberespace. LibertĂ© au double sens d’absence de contrĂŽle et de rĂ©pression, mais aussi de fluiditĂ©, d’instantanĂ©itĂ©, de partage et de confiance.

DĂ©sormais, et c’est une dĂ©flagration, la confiance est Ă©crite en langage mathĂ©matique.


Pour aller plus loin :

  • Sur Oresme : une prĂ©sentation du TraitĂ© des Monnaies (1355)
  • Étant de ceux qui pensent que les premiĂšres monnaies furent sans doute les femmes (ce que suggĂšre me semble-t-il David Graeber) je trouve particuliĂšrement succulente cette phrase d'Oresme : Si comme donc la communaultĂ© ne peult octroyer au prince qu’il ait la puissance et auctoritĂ© d’abbuser des femmes de ses cytoiens a sa vouluntĂ©, et desquelles qu’il luy plaira, pareillement elle ne luy peult donner privilleige de faire Ă  sa vouluntĂ© des monnoies.
  • TĂ©lĂ©charger une traduction du TraitĂ© des monnaies en pages 47 Ă  92 de l'ouvrage rĂ©alisĂ© par une Ă©quipe conduite par Jean-Michel Servet et mis en ligne par l'Institut de Coppet.
  • La citation complĂšte de Possochkov : Ce qui fait la valeur d'une piĂšce de monnaie, ce n'est pas l'or, l'argent, le cuivre, la matiĂšre plus ou moins prĂ©cieuse qui a Ă©tĂ© employĂ©e pour la confectionner; non, rien de tout cela ne fait que cette piĂšce de monnaie soit reçue en Ă©change d'un boisseau de blĂ© ou d'une piĂšce de drap. Ce qui fait cela, c'est l'image de l'empereur frappĂ©e sur le mĂ©tal, c'est la volontĂ© de l'emperuer exprimĂ©e par cette image, d'attribuer Ă  ce morceau de mĂ©tal une efficacitĂ© telle qu'on l'accepte sans hĂ©siter en retour des choses ayant une valeur rĂ©elle, servant aux usages rĂ©els de la vie. Et dĂšs lors, la matiĂšre dont cette piĂšce est faite importe peu. La volontĂ© de l'empereur serait d'attribuer la mĂȘme valeur Ă  un morceau de cuir , Ă  une feuille de papier, elle suffirait, et il en serait ainsi.
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30 - Fouché, un policier sans algorithmes.

By: Jacques Favier —

Un jour qu'en sortant d'un repas entre bitcoineurs nous discutions de la loi sur le Renseignement, j'opinais que la police algorithmique en saurait toujours moins que n'en savait Fouché, ministre de la Police de 1799 à 1802 puis (aprÚs une premiÚre disgrùce) de 1804 à 1810. Quel tollé...

Il ne s'agissait pourtant point d'une coquetterie d'historien. Au moment de cette conversation, j'avais en tĂȘte l'attitude de FouchĂ© aprĂšs le cĂ©lĂšbre attentat de la rue Sainte-Nicaise mais Ă©galement les efforts pathĂ©tiques de nos dirigeants pour parer les coups assez similaires des terroristes du moment.

la machine infernale

le FouchĂ© de WaresquielJe persiste dans mon opinion, d'autant qu'entre temps je viens de lire le livre de Dominique Cardon, Ă  quoi rĂȘvent les algorithmes, qui donne plus encore Ă  penser qu'Ă  craindre, et que le hasard d'un trajet en voiture m'a donnĂ© l'occasion d'Ă©couter l'excellente Ă©mission Concordance des Temps de Jean-NoĂ«l Jeanneney, recevant justement Emmanuel de Waresquiel auteur d'une rĂ©cente biographie de Joseph FouchĂ©, dont la lecture, Ă  son tour m'a conduit vers une remarquable Ă©tude de l'historien Augustin Lignereux sur la dĂ©rive terroriste Ă  l'Ă©poque.

Ă  quoi rĂȘvent les algorithmesJe ne sais que trop que la complexitĂ© des modĂšles algorithmiques mis en oeuvre dans les nouvelles infrastructures informationnelles contribue Ă  imposer le silence Ă  ceux qui sont soumis Ă  leurs effets. Elles dĂ©sarment aussi ceux qui entreprennent de critiquer l'avĂšnement de la froide rationalitĂ© des calculs, sans chercher Ă  en comprendre le fonctionnement. Je voulais pointer ce qui leur manque, et la faille de raisonnement sur laquelle se fondent non ceux qui y ont recours mais ceux qui n'ont recours qu'Ă  ce type Ă©troit de calcul.

Le 24 dĂ©cembre 1800, une machine infernale explose dans l'Ă©troite rue Saint-Nicaise sur le passage de la voiture de Bonaparte, au pouvoir depuis un an. Attentat destinĂ© Ă  priver la France de l'homme dont l'Ă©norme popularitĂ© relĂšgue dans les marges tant les derniers jacobins que les conspirateurs royalistes stipendiĂ©s par l'Angleterre. Mais attentat trĂšs spectaculaire (20 morts, 100 blessĂ©s sans doute) destinĂ© aussi Ă  frapper les esprits, si l'on en juge par les mots mĂȘmes du chef de la division de la police secrĂšte Pierre Louis Desmaret: «Le fracas du coup, les cris des habitants, le cliquetis des vitres, le bruit des cheminĂ©es et des tuiles pleuvant de toutes part, firent croire au gĂ©nĂ©ral Lannes, qui Ă©tait avec le Consul, que tout le quartier s'Ă©croulait sur eux». C'est bien un attentat politique, l'un des premiers de l'Ăšre moderne.

Bonaparte (dont l'Ă©motion profonde que suscite le crime conforte Ă©videmment le pouvoir) charge les jacobins. Pourquoi? Essentiellement, semble-t-il, parce que le prĂ©cĂ©dent complot Ă©tait de leur fait et avait eu un mode opĂ©ratoire (la machine Ă  feu du chimiste Chevalier) fort proche. C'est le vice de son raisonnement et c'est le vice central du raisonnement par la trace ou le prĂ©cĂ©dent. On cherche du jacobin, on trouve du jacobin. MĂȘme l'historien peut s'y laisser piĂ©ger, s'il suit trop la police qui redĂ©couvre des rapports antĂ©rieurs Ă  l’attentat et qui, Ă  sa lumiĂšre, font figure de signes annonciateurs comme l'observe finement Lignereux. Or que dit Cardon? La maniĂšre dont nous fabriquons les outils de calcul, dont ils produisent des significations, dont nous utilisons leurs rĂ©sultats, trame les mondes sociaux dans lesquels nous sommes amenĂ©s Ă  vivre, Ă  penser et Ă  juger.

Le ministre de la Police, Fouché, affirme au contraire que les coupables sont à chercher du cÎté des royalistes et non des derniers jacobins. D'abord parce que la chose lui semble avoir été mieux organisée, donc forcément payée par l'Angleterre, et ensuite par ce que la logique politique explique, comme on le verra, l'engrenage terroriste des derniers combattants de la Vendée royaliste. Les faits lui donneront raison.

Pourtant il obtempĂšre. Des jacobins sont dĂ©portĂ©s. De façon toute moderne, le SĂ©nat appelĂ© Ă  voter (sans trop de preuves...) sur leur dĂ©portation dĂ©clare la dĂ©cision "constitutionnelle". FouchĂ© continue son enquĂȘte. Comme l'attentat lui-mĂȘme, l'enquĂȘte est l'une des premiĂšres modernes, incroyablement scientifique : analyse des restes du cheval et des son fer, comparaison des formes de lettres manuscrites ou imprimĂ©es, mais aussi enquĂȘte politique avec mouchards et primes. On remonte les pistes. En avril 1801, les terroristes royalistes sont guillotinĂ©s devant une foule nombreuse.

Que nous apprend cette histoire d'un temps sans algorithmes mais non sans calcul ou sans science?

Ne soyons pas condescendants avec les hommes de ce temps-là. La France vient d'inventer le systÚme métrique. On a voulu mettre la Raison sur les autels, et donner une structure logique au calendrier. Les savants sont partout.

Bonaparte en académicienBonaparte est membre de l'Institut. Il a été élu le 25 décembre 1797, trois ans exactement avant l'attentat, à la section des arts mécaniques de la section des sciences.

Depuis l'enfance, il aime les mathĂ©matiques. Partant pour l'Egypte, il s'est entourĂ© d'une Ă©quipe de scientifiques dont la liste laisse pantois. Le premier Grand chancelier de la LĂ©gion d'Honneur, en 1803, n'est pas (comme depuis lors) un gĂ©nĂ©ral mais... un savant. DĂšs 1799 Bonaparte a nommĂ© ministre de l'IntĂ©rieur Laplace, l'un des plus grands mathĂ©maticiens du temps, l'un de ceux qui ont l'honneur d'avoir son buste dans le jardin de l'École normale supĂ©rieure.

des savants, rue d'ilm

Et Fouché? De 1782 à 1792 le futur premier flic de France était plus modestement ... professeur de mathématiques et de physique dans les collÚges tenus par l'Oratoire. Lui aussi se passionnait pour l'électricité, mais aussi pour l'aérostatique (il survola Nantes en ballon) et toutes les découvertes du temps. Principal de collÚge, il correspond avec de grands savants et dépense une fortune pour constituer un laboratoire de physique.

Bonaparte et les savants

Au total, les dirigeants de 1800 ne se distinguaient pas des nÎtres par une moindre culture scientifique. Loin de là ! Si la Chine est aujourd'hui, comme la France d'alors, une République d'ingénieurs, la France ne l'est plus.

La nature exacte des parcours universitaires de nombre d'hommes et de femmes politiques remplit des pages sur Internet. On daube aisĂ©ment sur les tĂȘtes d'oeuf. Je trouve pour moi certains parcours bien courts, et fort peu savants. Et cela se sent, moins Ă  l'occasion de bourdes que par une rĂ©elle incapacitĂ© Ă  comprendre le monde.

Car finalement, l'objectif affiché aujourd'hui, c'est lequel ? Si c'est de combattre le djihadisme par l'informatique, il est regrettable que nos hommes politiques ne comprennent probablement ni l'un ni l'autre.

La scÚne "culte" reste, pour ce qui est du niveau de renseignement sur l'ennemi, l'incertitude d'un Ministre de l'Intérieur sur le point de savoir si Al Qaïda était sunnite ou chiite. On ne lui demandait pourtant pas un cours sur la Sh'ia ni une dissertation sur les écoles hanbalite, shafiite, hannafite ou malikite! Quant à leur niveau de culture informatique, depuis la découverte par Jacques Chirac de la "souris" (en décembre 1996 ! c'est l'origine du mulot des Guignols) jusqu'au niveau des débats lors de la derniÚre (?) loi sur le renseignement, il amuse des millions de gens.

Il est plus que probable que bien des députés ont adopté les "algos" comme un talisman. Et par habitude de voter ce qu'on leur demande. C'est leur habitus. Les algorithmes savent déjà que les députés voteront le prochain texte liberticide !

renseignez-vous

On a un peu envie de leur dire Renseignez-vous ! La vérité c'est que les terroristes comprennent mieux qu'eux la technologie, avec des logiciels complets (en arabe) et des forks de PGP (toujours en arabe).

Revenons en 1800. Ce qui distinguait les dirigeants d'alors des nĂŽtres, ce me semble donc ĂȘtre une plus profonde culture tout court, ce qui inclut la science sans s'y limiter et donne Ă  l'intelligence les armes pour suivre, voire pour prĂ©cĂ©der l'ennemi.

Que s'est-il passé, en effet, en 1800, qui a pu guider l'analyse politique de Fouché ? Au moins trois événements :

  • le brouillon signĂ© par Bonapartela pacification de la VendĂ©e durant l'hiver, qui inaugure une stratĂ©gie de dĂ©politisation et d'intimidation ;
  • la victoire de Marengo en juin qui rend Bonaparte incontournable et augmente encore sa gloire ;
  • la fin de non recevoir adressĂ©e par Bonaparte en septembre au frĂšre de Louis XVI qui lui proposait de faire sa fortune s'il acceptait d'ĂȘtre le restaurateur de l'ancienne monarchie (voir l'Ă©change retranscrit dans les mĂ©moires de Bourienne).

Ces trois faits éclairent d'un jour particulier l'attentat de la rue Saint-Nicaise mais aussi le raisonnement lucide d'un Fouché : ce sont des combattants royalistes (ceux qu'on appelait des chouans) qui se sont transformés en terroristes, ratant ainsi leur entrée en politique, parce qu'en vérité ils ne pouvaient pas alors la réussir. Emprunter le mode opératoire des jacobins fut de leur part une pauvre ruse de guerre. Pas de quoi tromper un Fouché qui ne pensait pas que le futur (de l'internaute) est prédit par le passé de ceux qui lui ressemblent comme les promoteurs des algos selon Cardon.

Que nous aurait appris, dans cette affaire, la surveillance algorithmique ? En gros : que les royalistes achetaient de la poudre. Et que les jacobins achetaient de la poudre. En dĂ©tail : des millions de choses qui vont de pair avec le fait qu'en pĂ©riode de crise la violence augmente. « L’air est plein de poignards » comme le disait joliment FouchĂ©.

Bref beaucoup de "faux positifs" comme on dit aujourd'hui pour ne pas avouer que l'on augmente la taille de la botte de foin au lieu de chercher l'aiguille par la raison.

J'ai parlé de Laplace. Son Essai philosophique sur les probabilités est une étape importante de la théorie déterministe.

Les probabilités selon Laplace

Une chose ne peut pas commencer d'ĂȘtre sans une cause qui la produise. Que n'applique-t-on cela quand on recherche les poseurs de bombe au lieu de croire qu'ils apparaissent par gĂ©nĂ©ration spontanĂ©e, qu'ils s'autoradicalisent. Les dirigeants de 1800 pensaient que la vie a un sens, ceux d'aujourd'hui pensent profondĂ©ment qu'elle n'en a pas, que tout est le fruit du hasard, que l'esprit scientifique est inutile puisque les big data parlent toutes seules, par abduction. C'est aussi pour cela qu'ils se mĂ©fient de ce que Caron appellent la sagesse et la pertinence des jugements humains, qu'ils espionnent tout, ne saisissent pas grand chose et ne proposent en dĂ©finitive pas de vraie rĂ©ponse politique Ă  une menace qu'ils ne comprennent pas, qu'ils font la guerre comme des sagouins et que leurs ennemis prospĂšrent.

Pour aller plus loin :

sur le renseignement

sur l'histoire

  • On peut aussi Ă©couter ici l'Ă©mission Concordance des Temps sur FouchĂ© et sa police
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16 - Je suis Bernard, j'en reviens Ă  l'Histoire

By: Jacques Favier —

Je suis sur Ă©coute

Vous souvenez-vous encore du tant célébré esprit du 11 janvier ?

On citait le 11 janvier et non le 7, et vous avez sans doute pensĂ© que la tuerie n'Ă©tait, dans ce monde d'impur spectacle, que le prĂ©texte Ă  la mise en scĂšne de nos Ă©motions. Mais cet esprit est en train de s'objectiver bien loin de nos Ă©motions, par un projet de loi liberticide qui, Ă  dĂ©faut d'ĂȘtre le premier du genre, marquera tout de mĂȘme une Ă©tape particuliĂšrement abjecte dans l'effondrement veulement consenti du rĂȘve de nos pĂšres de 1789 entre les mains de gens qui osent encore invoquer nos valeurs.

Vos claviers, vos téléphones, bientÎt votre pacemaker seront détournés, instrumentalisés ou débranchés à tout moment (sous le contrÎle d'un juge) en attendant la fouille au corps (pour votre sécurité) dedans, dehors, de jour et de nuit.

Mais quelles leçons tireront de toutes ces écoutes les petites cervelles cachées derriÚre les grandes oreilles ? Quel courage toute cette puissance insufflera-t-elle dans leurs petites glandes, pour changer quoique ce soit à leur propre faillite?

Je suis Bernard

Pour moi, je fais mon travail du deuil en relisant Bernard Maris dont les stocks s'écoulent évidemment bien mieux qu'avant. Je ne trouve rien sur le bitcoin chez cet homme qui siégeait au Conseil Général de la Banque de France mais ne croyait plus aux bienfaits de l'euro. Mais ce que j'y trouve me concerne directement.

L'Histoire

lettre ouverteC'est le thÚme, dans un petit livre bien stimulant adressé aux économistes, du chapitre intitulé quand les papes abjurent. Sous ce titre digne d'un roman de cape et d'épée, Maris plaide pour une prise en compte de l'histoire non pour étayer les grandes théories, mais le plus souvent pour les réduire en poussiÚre. Il y voit un retour aux sources de l'économie politique.

Il cite Maurice Allais qui écrivait qu'à l'étude de l'Histoire, à l'analyse approfondie des erreurs passées, on n'a eu que trop tendance à substituer de simples affirmations, trop souvent appuyées sur de purs sophismes, sur des modÚles mathématiques irréalistes et sur des analyses superficielles des circonstances du moment.

Il dit (ou fait dire, je ne saurais dire, moi-mĂȘme) Ă  John Hicks, que la seule Ă©conomie possible est l'Histoire et que la notion de loi Ă©conomique n'a pas de sens. Il retrouve chez Pareto l'aveu que l'Ă©conomie n'est qu'une vaine tentative de raconter de la psychologie, un peu comme l'un des pĂšres de l'Ă©cole nĂ©oclassique Alfred Marshall disant Ă  Keynes sur le tard If I had to live my life over again, I should have devoted it to psychology.

Seulement explorer et comprendre l'histoire est un art, non une science dure (ou qui rendrait dur). Et Clio, la muse de l'Histoire, est soeur de celle de la Tragédie. On voit l'Histoire et la Tragédie entourant le poÚte Virgile sur une mosaïque romaine du musée du Bardo (l'esrpit du 18 mars y conduit mes pensées!) .

Histoire et Tragédie

Mais les économistes préfÚrent largement à l'histoire la mathématique (dût-elle les emmener à la faillite comme Merton et Scholes) et, généralement bien nourris, semblent totalement incapables de sentir le tragique des choses, si l'on met à part un Robert Solow, pÚre de la grande formule "la prison est l'allocation chÎmage américaine" .

J'avoue que, mĂȘme sollicitĂ©es, peut-ĂȘtre isolĂ©es de leur contexte (je n'ai pas eu le temps de vĂ©rifier) j'Ă©prouve une grande satisfaction Ă  lire les rappels Ă  l'Histoire que Maris retrouve chez les grands Ă©conomistes.

Trop souvent en effet, et pas seulement sur les blogs, les posts ou les petits messages sur Facebook, on trouve de sidĂ©rantes affirmations dogmatiques - l'argent est ceci (suit une banalitĂ©) ou la monnaie est cela (suit une demi-vĂ©ritĂ©). Des pauvretĂ©s qu'on ne tolĂšrerait pas Ă  mon fils qui est en licence d'histoire. Mais, pour ĂȘtre honnĂȘte, ceci ne se rencontre pas seulement chez les adversaires du bitcoin...

AmatoSi l'on veut avoir une petite chance de réfléchir de façon un peu fine sur le bitcoin, il faudra aussi aller chercher chez des universitaires, quelques idées un peu différentes.

Se demander aussi, comme le fait Massimo Amato (universitĂ© Bocconi) en se fondant sur une enquĂȘte courant d'Aristote jusqu'Ă  la cybernĂ©tique si la monnaie n'Ă©tait pas d’abord et avant tout une institution ; si, Ɠuvre de l’homme, elle ne l’obligeait pas Ă  se rapporter Ă  quelque chose qui Ă©chapperait de façon secrĂšte Ă  sa volontĂ© de contrĂŽle. Et enfin si l’énigme qui fonde la monnaie n'Ă©tait pas, en raison mĂȘme de sa nĂ©gation, la cause profonde des crises qui Ă  intervalles toujours plus rĂ©duits bouleversent nos sociĂ©tĂ©s ?

Voilà, c'était ma séquence pub pour les économistes-historiens (voir liens en bas de page)...

J'en reviens Ă  Maris. L'intĂ©rĂȘt de ses livres va Ă©videmment bien au-delĂ . Il y avait chez cet homme une libertĂ© revigorante. C'est aussi de cela qu'ont besoin les inventeurs, dans un monde (et un pays, le nĂŽtre en particulier) qui commence par vouloir rĂ©guler avant de comprendre et oĂč tant de directives et de rĂšglements emploient un ton de souverainetĂ© quand l'ignorance suinte par tous les pores.



leurs lois

Les lois politiques de tel ou tel pays sont les lois et il faut les respecter. Mais elles changent.

Who cares for you?En revanche les lois, les dogmes et les axiomes Ă©noncĂ©s par tel ou tel penseur, expert ou professeur sont tout autre chose. Et c'est Ă  un professeur de mathĂ©matiques que l'on doit la meilleure rĂ©ponse Ă  leur faire : "Who cares for you?” said Alice, (she had grown to her full size by this time.) “You’re nothing but a pack of cards!”

S'il y a une leçon de l'histoire, c'est que les murailles de papier ne sont pas moins que celles de pierre susceptibles d'ĂȘtre contournĂ©es, sapĂ©es et mises Ă  bas.

Pour aller plus loin

Nos Valeurs

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10 - M. Attali et la monnaie poire to poire

By: Jacques Favier —

Monsieur Jacques Attali a fait une irruption Ă©tonnante dans le monde du Bitcoin.

L'Association France-Bitcoin (à laquelle j'ai adhéré) avait annoncée en septembre une grande conférence Euro-Bitcoin qui devait se tenir le 8 octobre, et pour laquelle les organisateurs avaient eu l'idée de solliciter ce brillant conférencier comme speaker pour introduire le sujet. Le 1er octobre, l'événement était annulé, soit pour des raisons matérielles soit par manque d'enthousiasme du public.

Entre temps le magazine FutureMag, sur la chaßne Arte, a programmé pour son émission du 4 octobre, un dossier sur la révolution du bitcoin, cette monnaie électronique totalement sécurisée et anonyme. On le retrouve ici et cette présentation grand public est à la fois exhaustive et bienveillante, d'autant qu'elle est clairement centrée sur les principaux interlocuteurs français en la matiÚre.

En revanche le site FutureMag offre en "bonus" une interview de Jacques Attali qui a circulé sur les réseaux sociaux des bitcoiners, en suscitant des réactions mélangées.

Par définition une monnaie virtuelle, c'est une monnaie qui ne correspond pas à une base physique réelle, donc la premiÚre monnaie virtuelle, c'est le billet de banque. C'est ce que l'on appelle rater son introduction car le bitcoin se définit plus pertinemment comme une monnaie cryptographique. Le terme de monnaie virtuelle est en usage chez les journalistes extérieurs au sujet, et malheureusement chez les Autorités de régulation diverses. Son usage indique donc des sources de seconde main, voire médiocrement bienveillantes.

Tant qu'à jouer à l'historien, on trouverait bien d'autres monnaies dépourvues de base physique réelle (sans valeur métallique intrinsÚque) : des tablettes écrites en cunéiformes, des ostraca recouverts d'inscriptions en hiératique puis en copte furent bien avant les billet de banque du XVIIIe siÚcle des instruments de matérialisation d'un avoir ou d'une dette, et de transfert de ceci en paiement de cela. On en trouve de forts beaux au British Museum (voir mon billet à son sujet) mais je choisis ici deux ostraca coptes de Douch, juste parce que cela me rappelle une fabuleuse ballade entre amis dans l'oasis de Kharga.



ostraca de Douch I 40 et 49

Mais surtout l'histoire, ainsi prise, est fort mauvaise conseillÚre. Car elle amÚne logiquement M. Attali à affirmer que le bitcoin s'inscrit dans une continuité ce qui est une analyse mal informée et paresseuse.

Fondation de la Banque d'Angleterre par des marchandsDe mĂȘme quand il affirme que son originalitĂ© c'est qu'elle n'est pas fondĂ©e sur un Etat, ce qu'il contredit peu aprĂšs en citant les monnaies d'entreprises issues des instruments de fidĂ©lisation. Il eĂ»t ici Ă©tĂ© pertinent, si l'on tenait absolument Ă  parler des billets comme monnaie virtuelle, de rappeler qu'issus de la lettre de change, ils n'avaient nullement leur origine du cĂŽtĂ© des États, et que bien de banques centrales Ă©taient Ă  l'origine des banques privĂ©es, notamment la Bank of England et la Banque de France.

M. Attali perçoit bien, mais il n'est pas le seul, l'irrĂ©sistible montĂ©e en puissance des firmes internationales face aux États, et peut annoncer lucidement qu'il y aura un jour une monnaie Amazone, prĂ©diction dont le site FutureMag a fait le titre de son entretien, parce que c'Ă©tait la moins hasardeuse.

L'argent du nomade chicMais, rattrapĂ© par un usage dilettante de l'histoire, il s'enfonce dans la steppe avec une rĂ©flexion sur le nomadisme. Progressivement les hommes qui Ă©taient sĂ©dentaires redeviennent nomades et les monnaies qui Ă©taient des instruments de souverainetĂ© territoriale tout naturellement vont s'accrocher Ă  d'autres puissances que les États, mais Ă  des puissances d'entreprises. Nul ne doute que M. Attalli ne voyage avec toutes les cartes appropriĂ©es. Mais cela n'est pas le sujet.

Ce que M. Attali appelle le nomadisme amalgame les errances des jeunes mal logés, les incessants voyages d'affaires des managers et les tentations de retraite au Maroc de certains qui reviendront se faire soigner en France in extremis. On n'ose mentionner les tentes Quechua qui fleurissent de plus en plus, hélas, en dehors des espaces de camping. Chacun son nomadisme, donc, et nul besoin d'inventer le bitcoin pour cela.

argent nomade

Bien sĂ»r les hommes se dĂ©placent davantage. Mais ils le font sur des territoires, sur lesquels les États ont conservĂ© un contrĂŽle tatillon de la population, flashĂ©e et bientĂŽt pucĂ©e Ă  qui mieux-mieux. Quant aux frontiĂšres, depuis ma jeunesse si certaines se sont ouvertes, d'autres se sont plutĂŽt fermĂ©es : nul nomade n'irait plus Ă  Katmandou en 2CV, mĂȘme avec son nouveau passeport biomĂ©trique.

Les hommes vivent aussi sur des rĂ©seaux, sur lesquels il est mĂ©taphorique de dire qu'ils se dĂ©placent. Dans ce nouvel univers, quoiqu'ici aussi les États les surveillent, et qu'en outre les grandes firmes les observent, enregistrant dans les big data ce dont Joseph FouchĂ© n'eĂ»t jamais rĂȘvĂ©, les hommes de notre temps ont des liens sociaux et procĂšdent Ă  des Ă©changes marchands totalement dĂ©connectĂ©s des territoires de rĂ©sidence, de production, de taxation. La vraie nouveautĂ© est que ces Ă©changes peuvent dĂ©sormais se passer d'une instance centralisatrice.

Ce n'est sans doute pas faire offense à M. Attali que de supposer qu'il est assez étranger au concept de peer to peer. Jeune conseiller du Prince, puis vieux pontife, toute son existence s'est déroulée sous le paradigme de relations hiérarchisées, avec ceux qui savent, ceux qui décident, ceux qui prÎnent du haut d'un trÎne ou d'une chaire. Le concept de communauté fonctionne différemment. Et ceci a de grandes conséquences en matiÚre de monnaie, entre autres choses.

M. Attali poursuite: on peut imaginer mille crĂ©ateurs de bitcoins, la seule question comme toujours depuis le billet de banque c'est celle de la confiance. Certes. Parlons donc de l'euro. Circule-t-il parce que nous avons confiance en lui, ou bien parce que son cours est forcĂ©, comme on le dĂ©crĂ©ta jadis des premiers assignats ? L'État dĂ©crete le cours forcĂ© (en contradiction avec le dogme de la concurrence libre et non faussĂ©e, au passage) , et c'est cela qui est premier. Lui donne-t-il pour autant sa garantie? C'est ce que M. Attali veut croire, ou nous faire croire. Les chypriotes aussi le croyaient. Que d'illusions...

ChyprePremiĂšrement l'euro n'est nullement la monnaie d'un État, et il n'est pas davantage celle de l'Union EuropĂ©enne, rĂ©putĂ©e ĂȘtre notre second espace de citoyennetĂ©. C'est une monnaie ayant cours forcĂ© dans un ensemble d'État qui en ont abandonnĂ© la gestion Ă  des technocrates qui ne nous reprĂ©sentent pas et ne nous doivent aucun compte. En cas de crise de confiance (parce que la confiance dont parle M. Attali est un leurre) nul ne sait plus qui garantit quoi. Quant au mĂ©canisme mis en place pour garantir les dĂ©pĂŽts des citoyens il est plein de trous (lire sur le site du FGDR) et le montant de l'encaisse de garantie fait rire le dernier des banquiers d'agence.

Vraiment, quelle garantie peuvent offrir Ă  leur population Ă©pargnante des États surendettĂ©s ? C'est lĂ  que les leçons de l'histoire seraient fĂ©condes. Elles sont violentes...

M. Attali n'envisage donc de faire confiance Ă  une monnaie virtuelle que si elle bĂ©nĂ©ficiait de la garantie d'un milliardaire, ce qui est tout de mĂȘme une idĂ©e mĂ©diĂ©vale, si celui-ci Ă©tait capable de nous Ă©changer ça contre des choses rĂ©elles. Mais, au delĂ  du cours forcĂ©, qui Ă©tablit la valeur des billets en euros ? Le marchĂ©, au prix du jour en dollar ou en or, et tant qu'il y a un marchĂ©.

Quand il ajoute que le bitcoin n'a de valeur que si on sait qui est derriĂšre il n'imagine pas un instant que derriĂšre le bicoin, il y a NOUS, une communautĂ© mĂȘme s'il Ă©voque finalement la possibilitĂ© d'une empathie donnĂ©e par un altruisme de crowfunding, longue circonvolution pour tourner autour de la chose, avant de retomber dans sa bataille entre nomades et sĂ©dentaires.

Voilà ce que moi j'en pense. La valeur d'un signe (de l'euro, du bitcoin) est celle créée par la communauté qui en fait son signe d'échange. La communauté des bitcoiners est plutÎt jeune, plutÎt instruite, plutÎt entreprenante. Elle n'a pas de dette, et elle fait sa police de façon non autoritaire, non discriminante. Nous avons entendu un Venture Capitalist nous dire, lors d'un Meet-up à la Maison du bitcoin, qu'il serait hasardeux de parier contre cela.

À la fin de son interview, M. Attali replace son couplet mondialiste : il prĂ©fĂ©rerait de loin une monnaie unique de la planĂšte, qui ferait que la monnaie devienne un instrument banal d'Ă©change. Outre que, pour avoir vu ce qui se passe quand on met l'Allemagne et la GrĂšce dans le mĂȘme espace monĂ©taire, on a des doutes sur le succĂšs d'une mĂȘme opĂ©ration entre le Qatar et le Mali, il faut souligner que, mĂȘme Ă©noncĂ©e sur un ton de vieux sage, il s'agit lĂ  d'une position violemment idĂ©ologique et non pas d'une hypothĂšse technique.

J'ai Ă©voquĂ© la crise chypriote. C'est Ă  cet instant que, sans doute, M. Attali a dĂ©couvert le bitcoin. Il publia alors un article dans l'Express oĂč, malgrĂ© les rĂ©serves d'usage (sur le blanchiment) il lui envisageait des perspectives intĂ©ressantes. Nul doute que le ton bien diffĂ©rent de son interview dix huit mois plus tard ne soit significatif d'un agacement croissant d'une certaine Ă©lite, qui aurait voul continuer Ă  prendre les autres pour des poires et ne se sent guĂšre Ă  l'aise avec le dĂ©veloppement d'une culture oĂč l'on se passerait d'elle, directement poire to poire.

la poire de Youl

Retour Ă  la CĂšne de Vinci revue par Youl, en quelque sorte...

☐ ☆ ✇ La voie du àžżITCOIN

1 - Ce que les frĂšres Monneron ont vraiment Ă  nous apprendre

By: Jacques Favier —

Il y a quelques mois on a vu sur BFM Business l’économiste Jean-Marc Daniel (polytechnicien, professeur Ă  ESCP) prĂ©senter le Monneron, cette Ă©phĂ©mĂšre monnaie privĂ©e française de 1792, comme ''le bitcoin de la rĂ©volution'', mais avec quelques assertions dont je ne trouve pas les fondements, et sans tenter d’en tirer de leçons pour l’avenir de la nouvelle star, essentiellement citĂ©e en accroche.

Je voudrais donc explorer plus en détail (et pour les seuls lecteurs curieux d'érudition) ce que cette étrange aventure recÚle d'enseignements utiles. Les illustrations sont reprises de l'intéressante page consacrée aux  monnaies de confiance  par M. Michaël Reynaud sur son site infonumis.

Les Monneron ne sont pas des novateurs

Ce sont quatre frĂšres venus d’ArdĂšche, Charles-Ange (nĂ© en 1735), Jean-Louis (en 1742) et Pierre (en 1747) Ă©lus en 1789 dĂ©putĂ©s aux États-GĂ©nĂ©raux (par l'ArdĂšche, les Indes orientales et l’üle Maurice) et un petit dernier, Augustin Monneron, nĂ© en 1756, qui sera Ă©lu en 1791 dĂ©putĂ© de Paris Ă  l'AssemblĂ©e lĂ©gislative.

Pas de mystĂšre autour des Monneron comme autour de Sakoshi Nakamoto ; pas de communautĂ© de geeks autour d’eux. L’ainĂ©, qui est au moment de la RĂ©volution un homme d’ñge mur ayant fait fortune dans le nĂ©goce aux Indes (en Ă©tant cousin de Dupleix), ou pour le second, nĂ©gociant fortunĂ© et armateur qui sera Ă  l’AssemblĂ©e le dĂ©fenseur des intĂ©rĂȘts coloniaux. Le troisiĂšme Ă©tait un peu plus original car il commença dans l’architecture et frĂ©quenta l’un des frĂšres Montgolfier avant de se singulariser Ă  l’AssemblĂ©e par un engagement comme Ami des noirs.

C’est sans doute le benjamin, Augustin, dont les interventions politiques sont les plus originales (notamment sur l’organisation des Ă©coles primaires) et qui invente le monneron, en fondant en 1791, avec la caution de son frĂšre Jean-Louis, une maison qui obtient le droit d’importer des mĂ©taux essentiellement pour fournir la marine et accessoirement pour poursuivre une activitĂ© dĂ©veloppĂ©e de longue date : la frappe de mĂ©dailles politiques. Son frĂšre Pierre s’associe Ă  lui. On va voir que l'aĂźnĂ© doit aussi avoir participĂ© Ă  l'idĂ©e, sinon Ă  l'aventure.

La situation, elle, est bel et bien révolutionnaire

La fin de l’ancien rĂ©gime est marquĂ©e par la conjonction de deux facteurs:

  • un dĂ©ficit budgĂ©taire de quelques 160 millions (qui pourrait Ă©voquer quelque chose Ă  nos yeux) largement dĂ» Ă  une totale aliĂ©nation aux puissances financiĂšres reprĂ©sentĂ©es par quelques familles de banquiers et fermiers gĂ©nĂ©raux qui lĂšvent pour partie Ă  leur profit l'impĂŽt destinĂ© Ă  payer les intĂ©rĂȘts de leurs crĂ©dits. On verra bien plus tard l'Union EuropĂ©enne demander conseil Ă  Goldman Sachs...
  • une insuffisance chronique de numĂ©raire que nous ne connaissons Ă©videmment plus.


Une banqueroute (plus simple Ă  dĂ©cider qu’elle ne le serait aujourd’hui pour un Etat) eĂ»t pu faire l’affaire, mais trop de crĂ©anciers Ă©taient prĂ©sents Ă  l’AssemblĂ©e. Mirabeau parlait comme le FMI. La confiscation des biens du clergĂ© en novembre 1789 fut conçue pour rĂ©gler le premier problĂšme. Talleyrand en attendait 2 Ă  3 milliards, prĂšs du double de la dette totale de l’Etat. Mais ceci ne rĂ©glait ni le dĂ©ficit Ă  trĂšs court terme, ni le problĂšme de l’absence de numĂ©raire. Or celui-ci ne va cesser de s'aggraver : on estime entre 300 et 400 millions les sommes emportĂ©es par les Ă©migrĂ©s. Et tous les chasseurs de trĂ©sors savent que ces annĂ©es-lĂ  furent l'occasion de nombreux enfouissements. Si le monneron est un nouvel instrument de paiement, l’assignat ne l’est pas moins. Le terme lui-mĂȘme n’est pas neuf : issu du droit mĂ©ridional, il dĂ©signait un bien immobilisĂ© pour gage d’un paiement Ă  venir. Ce sont les biens du clergĂ© qui sont assignĂ©s, le papier n’est qu’un billet d’achat. On remet ces assignats aux crĂ©anciers de l’Etat, qui s’en serviront pour se faire payer quand les ventes auront renflouĂ© l’Etat. Ou pour acheter des biens fonciers lors des enchĂšres, Ă  dĂ©faut de numĂ©raire.

Finalement, le cours forcĂ© dĂ©cidĂ© le 17 avril 1790 par un coup de force Ă©quivalent Ă  celui de Nixon le 15 aoĂ»t 1971, fit de ces assignats une monnaie. Mais Ă©mis en grosses coupures de 200, 300 et 1000 livres ils n’avaient pas du tout Ă©tĂ© conçus pour amĂ©liorer les transactions quotidiennes et accrurent plutĂŽt le problĂšme car Ă  la vue de tout ce papier, le cuivre, l’argent et l’or disparurent, d’autant que la situation politique n’inspirait pas forcĂ©ment l’optimisme Ă  tout le monde.

En janvier 1791, l’AssemblĂ©e dĂ©cida enfin de frapper la nĂ©cessaire petite monnaie de bronze, de 3 deniers (le fameux liard) Ă  30 sous (une livre et demi). De nouveau on se tourna vers l’Eglise : il fut dĂ©cidĂ© de fondre les cloches, idĂ©e catastrophique qui ne provoqua que lenteur et malfaçons avec un mĂ©tal gratuit mais malaisĂ© Ă  travailler.
décret cloche
Regardons cette piÚce en métal de cloche. Que peut-elle bien dire aux illétrés qui les tiennent au creux de la main ? Que c'est fini. La monarchie n'a pas été régénérée, les caisses sont vides.
metal de cloche
Les frĂšres Monneron sont des nĂ©gociants et des entrepreneurs rĂ©actifs. Ils font vite et bien ce que l’Etat fait mal et lentement. Ils ne sont peut-ĂȘtre pas les premiers : dans le passage du Perron Ă  Paris (dans l’axe de la rue Vivienne, vers Palais-Royal) un boutiquier du nom de Givry semble s’ĂȘtre lancĂ© dĂšs 1791, avec des monnaies de «5 sols Ă  Ă©changer contre des assignats» d’abord moulĂ©es et qui ne semblent pas avoir beaucoup circulĂ©. Les Monneron ne sont pas non plus les seuls, et il faut noter que l’idĂ©e est souvent portĂ©e par des nĂ©gociants comme les frĂšres ClĂ©manson qui Ă©taient marchands de fer Ă  Lyon, ou le Sieur BoyĂšre, qui fonda la Caisse Populaire et qui Ă©tait un nĂ©gociant parisien.
PlutÎt que de voir à tout prix les Monneron comme les inventeurs d'une nouvelle monnaie, il faut voir que comme les autres négociants, ils ressentent le danger d'une situation sans instrument de micropaiement (pour parler comme aujourd'hui) alors que l'Assemblée en reste aux grands agrégats budgétaires. Il faut savoir qu'avant que Augustin ne batte monnaie, son frÚre aßné, Charles Ange, propose dÚs septembre 1791 de faire tout simplement des pettites coupures d'assignats. En proposant un décret en ce sens.

Une idée ancienne, et "anglaise"

Les frĂšres Monneron font faire Ă  partir de la fin de l'annĂ©e 1791, des jetons de 2 et 5 sols en grande quantitĂ©, mais par un atelier anglais. Or ce sous-traitant, Matthew Boulton Ă  Birmingham, fabriquait dĂ©jĂ , grĂące Ă  la machine Ă  vapeur de Watt, des trade tokens. En Angleterre, l’usage pour les commerçants de rendre la monnaie avec des jetons maison avait dĂ©jĂ  bien plus d’un siĂšcle. On en trouve chez les numismates d’innombrables spĂ©cimens, portant des symboles sans plus de majestĂ© qu’un tonneau de biĂšre, une cloche ou les initiales d’un gros marchand. Dans cette nation de commerçants, les tokens ne seront jamais interdits.
The Sun Inn 1670
William Barradell 1671David Hood 1795
Bien loin d'avoir été ruinés par des "faux" anglais à compter de 1793 comme le soutenait M. Daniel, les Monneron ont importé un usage anglais!

Ainsi donc les Monneron continuent en rĂ©alitĂ© de vendre ce qu’ils vendaient dĂ©jĂ , des mĂ©dailles de grande qualitĂ©, en couplant cela avec une vieille idĂ©e anglaise. Les leurs sont bien plus belles que celles des autres maisons qui se sont engouffrĂ©s dans la brĂšche juridique dont on va reparler. Boulton est mieux Ă©quipĂ©, il frappe vingt flans Ă  la minute, et il a un excellent mĂ©canicien, un français Ă©migrĂ© en Angleterre bien avant la RĂ©volution
 parce qu’en France on boudait les innovations qu’il voulait apporter au balancier. Voici enfin le mot innovation mais elle est technique, non juridique. Voici aussi l’expatriation des entrepreneurs


Quel est le business model des Monneron ?

Leurs 5 sols pĂšsent 30 grammes de bronze, contre 61g en thĂ©orie mais ont fiĂšre allure quand les (rares) piĂšces officielles en fonte de cloche font piĂštre figure. A tout prendre le peuple prĂ©fĂšre des monnerons, que leur qualitĂ© rend difficilement imitables, Ă  des bouts de papier. MĂȘme s’il n’est pas sĂ»r que les petites gens aient suivi le cours du cuivre au jour le jour, la mention 5 sols sur 30 grammes de bronze, cela vaut toujours mieux que sur 5 grammes de papier, non ? Aux yeux du peuple, la fausse monnaie, ce n’est pas l’unitĂ© de compte, immĂ©moriale, sou ou livre, c’est le support, le papier.
Aujourd’hui le support papier n’est pas sans faille, mais il est entrĂ© dans les mƓurs et (sauf chez les maffieux) ne reprĂ©sente plus qu’une partie assez faible de nos actifs pour ne pas ĂȘtre un sujet d’inquiĂ©tude prioritaire. C’est plutĂŽt la vraie valeur du dollar ou de l’euro qui pourrait ĂȘtre le sujet de perplexitĂ©.

Il y a deux aspects dans l’offre que reprĂ©sente la mise sur le marchĂ© des monnerons. A premiĂšre vue l’entreprise des Monneron est une offre psychologique d’un support matĂ©riel connu pour un produit nouveau, l’assignat, qui est lui-mĂȘme le support d’une promesse de pouvoir acheter des biens fonciers. Ne voit-on pas la mĂȘme chose aujourd’hui autour du bitcoin ? Certaines start-up proposent de le loger sur une carte Ă  puce (ce qui est Ă  la fois pratique et rassurant), d’autres sur une sorte de piĂšce de mĂ©tal, ce qui est extravagant. Avez-vous notĂ© ce fait sidĂ©rant que pas un seul article consacrĂ© au bitcoin n’est illustrĂ© autrement que par une sorte de piĂšce d’or qui n’existe nullement et paraĂźt assez incongrue
une représentation incongrue
Mais l’offre des Monneron, qui permettait aussi Ă  tout un chacun de stocker du mĂ©tal sous une forme standard, me paraĂźt plus proche des offres de re-monĂ©tisation de l’or (notamment les cartes de paiement en unitĂ© de compte d’or physiquestockĂ©) que du bitcoin. Osons le mot, elle est un peu rĂ©actionnaire.
Et elle a aussi un vice interne que le bitcoin devra maitriser : si la valeur intrinsĂšque (du cuivre ou du bitcoin) monte Ă  l’excĂšs, ou que l’on pense qu’elle va monter, et que ce soit du fait d’une spĂ©culation ou parce que son utilitĂ© matĂ©rielle grandit (la guerre pour le cuivre, le nombre de transactions pour le bitcoin), alors la nouvelle monnaie perd tout intĂ©rĂȘt comme instrument d’échange (alors mĂȘme qu’elle a Ă©tĂ© conçue pour cela). Au demeurant on retrouve des monnerons trĂšs usĂ©s et d’autres pratiquement sans la moindre trace. Et chacun sait aujourd’hui qu’une part des bitcoins Ă©mis n’a jamais circulĂ©.

Quel Ă©tait le statut des monnerons ?

Les premiĂšres mĂ©dailles sont ornĂ©es du motif tout jeune de la LibertĂ© assise (comme le visage du roi en mĂ©tal de cloche souffre de la comparaison !) et font explicitement rĂ©fĂ©rence Ă  l’article V de la DĂ©claration des Droits de l’homme qui dispose que tout ce qui n’est pas dĂ©fendu par la loi ne peut ĂȘtre empĂȘchĂ©. Certes la nouvelle AssemblĂ© n’a point songĂ© Ă  interdire de battre monnaie. Mais parmi les privilĂšges abolis en aoĂ»t 1789, on compte les nombreux monnayages fĂ©odaux qui avaient subsistĂ©. On pourrait en conclure que seul peut dĂ©sormais battre monnaie, le roi, ou la Nation. Il est toujours hasardeux d’exploiter une brĂšche juridique.

Les premiÚres émissions en 1791 portent donc au cÎté pile la mention Médaille de confiance de cinq sols à échanger contre des Assignats de 50 L et au dessus.

monneron Ă  Ă©changer

La mention Ă  Ă©changer laisse entendre que sur prĂ©sentation d’un sac de monnerons il serait remis au porteur un bel assignat. Dans la pratique, c’est plutĂŽt l’inverse. On n’imagine tout de mĂȘme pas les gens porter leur or chez les Monneron pour avoir du bronze, aussi joliment frappĂ© soit-il.

En 1792, Ă  la seconde Ă©mission, la mention change : MĂ©daille de confiance de cinq sols remboursable en assignats de 50# et au dessus. Il me semble que l’équivoque (remboursable quand ?) est encore plus grande. Comment auront-ils Ă©tĂ© acquis, ces monnerons ? Tout se passe comme si les frĂšres Monneron les rachetaient, alors qu’ils les vendent.

monneron remboursable
monneron qui se vend

Une troisiĂšme Ă©mission, en mai 1792, voit deux innovations significatives : les Monneron Ă©mettent des piĂšces de mĂȘme valeur nominale mais plus lĂ©gĂšres, pour une raison que l’on devine aisĂ©ment mais aussi assorties d’une mention beaucoup moins Ă©quivoque: MĂ©daille qui se vend 5 sols Ă  Paris chez Monneron. Il est clair qu’ils ont senti venir le boulet : la disparition du mot confiance supprime le caractĂšre quelque peu souverain de l’opĂ©ration, tandis que le sens commercial de l’opĂ©ration est remis Ă  l’endroit : les Monneron vendent des mĂ©dailles ; c’est bien leur droit.

Il reste une petite rouerie : ces mĂ©dailles sont toutes frappĂ©es en frappe monnaie (pile et face tĂȘte-bĂȘche, comme toutes les monnaies françaises depuis Louis XIII et jusqu’en 2002) et non en
frappe mĂ©daille (recto et verso dans le mĂȘme sens). Cela ne nous saute pas aux yeux Ă  nous, mais Ă  l’époque ?

L'interdiction progressive

De toute façon le vent a tournĂ©. Il faut sans doute incriminer la maladresse d’un concurrent. La maison LefĂšvre-Lesage frappe aussi des monnaies de confiance Ă  partir du printemps 1792 mais
 en argent et qui elles aussi taillent de moitiĂ©... au mieux. LĂ  aussi donc, il y a Ă©cart entre la valeur affichĂ©e (5 sols) et la valeur rĂ©elle du poids d’argent. Mais, dira-t-on, la moitiĂ© du poids de 5 sols, en bronze ou en argent, cela fait toujours 2 sols et demi: Lefevre & Lesage ne margent pas davantage que les Monneron. Il ne fait pourtant aucun doute que c’est eux qui ont attirĂ© l’attention.

Peut-ĂȘtre pour une raison technique : trop lĂ©gĂšres, leurs mĂ©dailles Ă©taient aussi trop irrĂ©guliĂšres, ce qui a pu susciter des disputes sur les marchĂ©s. Les mĂ©nagĂšres Ă©taient peut-ĂȘtre plus regardantes sur le poids rĂ©el du mĂ©tal blanc, voire connaissaient sa valeur de marchĂ©. Les autoritĂ©s ont pu, de surcroĂźt, percevoir la frappe d’argent, et notamment de 20 sols (une livre), comme une transgression symbolique plus grave que celle de bronze.
20 sols L&L en argent
dĂ©cret du 27 aoĂ»t 1792 Quoiqu’il en soit le 9 juin c’est la municipalitĂ© de Paris qui interdit leur circulation et saisit le stock ; le 27 aoĂ»t, un dĂ©cret de l’AssemblĂ©e interdit nommĂ©ment leurs monnaies en notant curieusement qu’ils ont Ă©tĂ© entraĂźnĂ©s par un dangereux exemple
 Autrement dit Lefevre & Lesage sont ceux par qui le scandale arrive, mais les Monneron peuvent se sentir visĂ©s au premier chef.

Ce sera l’affaire d’une petite semaine, un dĂ©cret du 3 septembre interdit toute Ă©mission privĂ©e. Comme souvent, l’action publique est ici Ă  contretemps : les Monneron ont dĂ©jĂ  fait faillite. Pourquoi ?

En quelque mois seulement, le volume de bronze traitĂ© par les Monneron s’élĂšve Ă  55 tonnes, ce qui, au prix du cuivre, doit laisser un bĂ©nĂ©fice de 225.000 livres. Seulement ces nĂ©gociants avisĂ©s ont un point faible : ils croient en la RĂ©volution qui commencĂ© avec la noble ambition d’assainir les finances du royaume. Et donc ils ont confiance dans les assignats et les thĂ©saurisent, sans doute pour les convertir en biens fonciers. Le petit peuple, plus terre-Ă -terre, thĂ©saurise le bronze. Bien lui en prend, d’autant que la rumeur de guerre (finalement dĂ©clarĂ©e en avril 1792) fait monter le mĂ©tal tandis que l’assignat s’effondre, lentement au dĂ©but, mais sans rĂ©mission. Quant au fournisseur, il exige d’ĂȘtre payĂ© en mĂ©tal noble.

La faillite, dĂšs mars 1792, intervient avant l’interdiction. Pierre s'enfuit. Augustin reprend une activitĂ© de banque, pour pouvoir liquider son stock d’assignats dans d’autres opĂ©rations.

Le 3 septembre 1792, un dĂ©cret de la Convention dĂ©fend Ă  tout particulier de fabriquer des monnaies de mĂ©tal. Si leur commercialisation s’arrĂȘte, leur circulation dure en fait jusqu'Ă  la fin de 1793 et mĂȘme au-delĂ  par endroits, jusqu’à ce que l’Etat mette sur le marchĂ© des petites piĂšces de qualitĂ©.

La prolifĂ©ration est en soi une raison possible de l’interdiction. On a dĂ©jĂ  citĂ© les transgressions symboliques : l’usage de l’argent par Lesage & Lefevre pour des 5, 10 et 20 sols ou par Dairolant & Cie pour des 40 sols. Enfin la Manufacture de porcelaine de l’anglais Potter (rue Crussol, Paris) fabriqua aussi des mĂ©dailles d'une valeur de 5 Ă  20 sols en argent et, circonstance sans doute aggravante, pour payer ses employĂ©s. C’est lĂ  une tentation Ă  laquelle ne rĂ©sisteront pas toutes les entreprises de l’univers Bitcoin


On vit aussi (loin de Paris semble-t-il) des billets de confiance. En ce cas, le support papier n’offre gĂšre de caractĂšre distinctif par rapport aux assignats, sauf Ă  insinuer que son Ă©metteur, privĂ© ou communal, aurait une meilleure signature que l’Etat, chose dĂ©licate Ă  afficher.

L’entreprise des Monneron, dans la continuitĂ© de leur activitĂ© de mĂ©daillers et dans les limites du trade token anglais n’aurait peut-ĂȘtre pas suscitĂ© la foudre. Mais Ă  laisser faire, c’est Ă  une privatisation de la monnaie sur tous supports et pour tous usages que la RĂ©publique s’exposait.

Les Monneron ont-ils blessĂ© d'autres intĂ©rĂȘts que celui de l'Etat ? J'ai dit et redit qu'ils Ă©taient des nĂ©gociants, cela veut dire qu'ils n'Ă©taient pas ce que l'on appelait alors des financiers. Ceux-ci, fermiers gĂ©nĂ©raux et manieurs d'argent se servaient depuis longtemps du mot confiance et de billets reprĂ©sentants des droits sur les impĂŽts, joliment appelĂ©s billets pour le service du roi. J'ai dit que ces gens-lĂ  Ă©taient bien prĂ©sents ou reprĂ©sentĂ©s dans les premiĂšres AssemblĂ©es. En 1792, la Convention ne les a pas encore envoyĂ©s Ă  la guillotine oĂč ils finiront tous. Les Monneron venaient, au minimum, piĂ©tiner leurs plate-bandes...

Comme on l’a dit, l’entreprise monĂ©taire des frĂšres Monneron Ă©tait condamnĂ©e avant d’ĂȘtre interdite. Le dĂ©cret du 3 septembre 1792 donna un coup d’épĂ©e dans l’eau sans rĂ©soudre le problĂšme. La multiplication des interdictions laisse penser que le jeu continua un peu partout et Ă  moindre risque financier pour les Ă©metteurs, c’est Ă  dire sur support papier.

Un dĂ©cret du 8 mars 1793 en interprĂ©tation des dĂ©crets des 8 novembre et 19 dĂ©cembre derniers, fait ainsi un sort Ă  tous les billets de confiance & de secours Ă©mis tant par les corps administratifs ou municipaux que par les compagnie ou particuliers. Finalement on n'avait pas besoin de 55 tonnes de mĂ©tal pour contourner la volontĂ© nationale d'Ă©tablir un privilĂšge sur la monnaie plus intĂ©gral que celui des rois eux-mĂȘmes...

décret du 8 mars 1793

☐ ☆ ✇ La voie du àžżITCOIN

136 - Les trois générations

By: Jacques Favier —

Au moment oĂč des hauts-fonctionnaires enfants et petits enfants spirituels de GĂ©rard ThĂ©ry (1933- 2021) veulent enterrer Bitcoin (au besoin aprĂšs l'avoir Ă©touffĂ© eux-mĂȘmes) pour se donner la satisfaction de conforter leur conception obsolĂšte du monde mais aussi pour le profit des banquiers et la vanitĂ© de politiciens sans vision, il m'a paru important de donner sur mon blog la traduction d' un article qui permet de replacer les bourrasques dans la perspective d'un voyage au long cours.

Cet article a été publié par Aleksandar Svetski, fondateur du Bitcoin Times, auteur de The UnCommunist Manifesto et de la série virale (et controversée) Remnant, par ailleurs responsable de la croissance et de la stratégie chez Lucent Labs.

Sa  théorie des trois générations  ne pouvait que tirer l'oeil d'un historien... et je remercie mon ami et co-auteur Adli Takkal Bataille, président de notre  Cercle du Coin  de m'en avoir signalé l'importance.

L'illustration est issue de la publication originale que l'on trouve sur le site de Bitcoin Magazine et sur celui de Zerohedge

Voici la traduction de l'article. Mes commentaires sont placés en dessous, comme il sied à des commentaires.

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Les bitcoiners sont connus pour leur capacité à surestimer la vitesse avec laquelle Bitcoin va  envahir le monde  et devenir  une monnaie largement acceptée .

J'ai longtemps appartenu à ce camp, mais j'en suis venu à penser différemment ces derniers temps. Avant de m'accuser d'avoir déserté ou de me traiter de fainéant, je vous demande de lire la suite et de réserver votre opinion jusqu'à la fin. J'aime à penser que je mûris dans ma façon de considérer Bitcoin. Voyez-y de la tempérance, de la patience ou une dose d'humilité, mais j'essaie d'ajouter un peu de réalisme, ou une  préférence pour le temps long  à la perception souvent surexcitée de Bitcoin parmi certains d'entre nous.

Mais, comme vous le remarquerez, je pense qu'à long terme, aucun d'entre nous n'est  assez haussier  (chapeau bas devant CK).

Allons-y...

BITCOIN EST UNE TRANSFORMATION TECHNIQUE, SOCIALE ET ÉCONOMIQUE

Bien des gens sont trÚs prompts à projeter les courbes d'adoption de technologies antérieures sur les perspectives de Bitcoin. Mais le problÚme est que Bitcoin n'est pas une simple technologie.

Il ne s'agit pas seulement d'un smartphone, d'un ordinateur, d'un réseau social, d'une nouvelle action ou d'un nouveau titre, d'une nouvelle méthode de paiement, d'un moteur de recherche, d'une plateforme de messagerie ou de tout autre nouveau produit, application ou service.

Bitcoin est une transformation complĂšte, technique, sociale et Ă©conomique. Il s'agit d'une rĂ©invention de l'argent depuis ses fondements mĂȘmes, incompatible avec toute primitive antĂ©rieure.

Il s'agit donc non seulement d'un changement d'une ampleur considérable, mais aussi d'un changement complÚtement différent sur le plan paradigmatique. Il y a à cela des avantages comme des obstacles, tous considérables.

Des avantages parce que :

  1. Bitcoin a le plus grand potentiel de croissance que l'on puisse imaginer. Si son offre est fixe et que le marché auquel il s'adresse est celui d'une monnaie mondiale - ce qui implique qu'il sera la mesure par rapport à laquelle chaque action, propriété, entreprise, véhicule, sac à main ou quoi que ce soit existant sur terre sera évalué - il s'ensuit que le bitcoin sera, à terme,  l'unité de valeur  la plus liquide et la plus précieuse de la planÚte.
  2. S'il est incompatible avec l'ordre ancien, il offre véritablement un changement de paradigme. Et s'il est supérieur (ce qui a été prouvé dans toutes les dimensions importantes en ce qui concerne sa fonction de monnaie), alors il ne se contentera pas de  concurrencer  l'ancienne garde, mais il la remplacera complÚtement. Il ne s'agit pas du  découpage d'un nouveau marché , mais d'une transformation de type  gagnant-gagnant  et, fondamentalement, d'une transformation de type  changement de la nature du jeu . C'est beaucoup plus important.

Des obstacles parce que :

  1. Une telle transformation n'est pas une mince affaire. Devenir une monnaie mondiale ne sera pas une promenade de santé ; ce ne sera pas facile, il y aura beaucoup, beaucoup de vents contraires et des cadavres jalonneront le parcours. Le changement est difficile, mĂȘme dans les meilleurs moments et avec les contreparties les plus volontaires. Nous n'avons ni les uns ni les autres de notre cĂŽtĂ©.
  2. La nature des changements de paradigme est telle que la plupart des gens ne les voient pas et mĂȘme lorsqu'ils les voient ils les comprennent rarement. Il faut donc un certain temps pour atteindre une masse critique (quelle que soit la signification de cette mesure) et beaucoup plus de temps pour parvenir Ă  ce que l'on appelle  l'adoption de masse . De plus, les gens n'aiment pas avoir tort, en particulier les gens qui sont en place, de sorte qu'outre le facteur temps, il faut compter avec les rĂ©actions nĂ©gatives et les moqueries de tout le monde.

Il s'agit là d'obstacles réels qu'il est nécessaire de reconnaßtre. Vous ne pouvez pas simplement fermer les yeux et les oreilles, tweeter que  Bitcoin rÚgle le problÚme  et prétendre que tout va bien se passer parce que  Number go Up . Non.

Nous devons comprendre que nous jouons  le plus grand jeu , comme dirait Jeff Booth, c'est à dire que nous jouons avec les plus grands enjeux, pour les plus grands gains, contre les plus grands ennemis - à la fois externes et internes. Nous nous battons à la fois contre l'establishment et contre les cultures dans lesquelles nous avons été élevés.

Il y a plus de changements à opérer qu'aucun d'entre nous ne peut l'imaginer.

Je ne dis pas cela pour vous décourager de Bitcoin ou pour vous donner l'impression que  bon sang - je vais mourir avant de voir le bon cÎté des choses , mais pour : a) vous suggérer que c'est probablement plus important que vous ne le pensiez, et b) pour vous inciter à un peu de réalisme afin que vous puissiez vous préparer mentalement et cesser de jouer à des jeux à court terme. Vous devez vous préparer.

Le bitcoin est un marathon, pas un sprint.

LA THÉORIE DES TROIS GÉNÉRATIONS

Les changements socio-économiques à grande échelle prennent des générations pour s'installer et se normaliser. La vieille garde doit mourir, pour ainsi dire, afin que ceux qui sont nés dans le nouveau paradigme puissent prendre les commandes.

Or chaque génération représente un changement de paradigme en soi, et chaque changement successif apportera avec lui une compréhension et une relation totalement nouvelles avec Bitcoin.

Explorons tout cela...

PREMIÈRE GÉNÉRATION : LA PHASE D'INFECTION

Nous sommes dans la premiÚre génération de Bitcoin. Appelons cela le premier chapitre, ou la premiÚre  Úre . Cette Úre ou cette génération s'étendra sur 20 ans et constituera la  phase d'infection  de Bitcoin.

Je l'appelle ainsi parce qu'à ce stade, Bitcoin infecte le systÚme. Il s'agit d'une sorte de virus qui s'accroche à des hÎtes qui agissent alors de maniÚre à ce qu'il se propage davantage. Son but est d'infecter les infrastructures clés, les esprits clés, les leviers clés et les systÚmes clés du paradigme actuel. Il doit d'abord s'infiltrer le plus discrÚtement possible, puis former une sorte de symbiose avec l'hÎte au fur et à mesure qu'il se développe, de sorte qu'il en résulte des avantages mutuels pour l'ensemble toujours plus grand d'hÎtes et aussi pour le virus Bitcoin.

Nous avons vu cela se produire.

À ce stade, Bitcoin devait prouver que quelqu'un l'Ă©changerait contre de l'argent (ou contre une pizza). Il devait prĂ©senter une  preuve de concept  commerciale significative, ce qu'il a fait avec la Silk Road. Il a dĂ» franchir une premiĂšre Ă©tape de monĂ©tisation (Mt. Gox) et inspirer toute une industrie d'imitateurs parce que ce qu'il faisait Ă©tait tellement transformateur - ce que nous avons vu avec les shitcoins.

Cette évolution s'accompagne d'un grand nombre de spéculations, jusqu'à ce que nous atteignions finalement une part suffisamment importante de la capitalisation totale du marché ou de la liquidité pour que puisse s'effectuer une transition vers le nouveau paradigme.

Nous sommes en plein milieu de la mini-Úre de spéculation de cette premiÚre génération, ou de la phase d'infection des débuts de Bitcoin.

Alors que certains d'entre nous, les radicaux, considĂšrent et utilisent le bitcoin comme de l'argent et comme notre unitĂ© de compte, le reste du monde le considĂšre gĂ©nĂ©ralement comme un actif spĂ©culatif, ou quelque chose avec laquelle on  trade  pour obtenir encore davantage de dollars. Ce n'est pas pour rien que Bitcoin est corrĂ©lĂ© aux marchĂ©s, et mĂȘme s'il y a des signes de dĂ©couplage, il est encore tĂŽt et les gens continueront Ă  court terme Ă  le considĂ©rer comme un actif  à risque .

Certains qualifient cette situation de  mauvaise  et affirment qu'elle trahit la promesse initiale de Bitcoin, mais je pense qu'ils passent à cÎté de l'essentiel. L'argent fait tourner le monde, et jamais plus que dans le monde moderne et matériel dans lequel nous vivons.

Par consĂ©quent, pour avoir le plus grand impact et assurer la symbiose la plus efficace, Bitcoin doit ĂȘtre un animal Ă©conomique et financier. Pour rĂ©parer la dĂ©bauche financiĂšre, Bitcoin doit englober la dĂ©bauche et ensuite, lentement, comme un virus (mĂȘme si dans le cas de Bitcoin, il s'agit plutĂŽt d'un anti-virus), infecter les hĂŽtes et commencer Ă  les changer.

L'allongement de la préférence temporelle et derriÚre, l'adaptation et la maturation du comportement des gens sont un exemple fréquent de cet effet. Pour en savoir plus, consultez l'article de Saifedean Ammous dans l'édition autrichienne du Bitcoin Times :  Making Time Preference Low Again .

Voilà, c'est ça : nous sommes dans la premiÚre génération, sur une période de 20 ans. Nous en sommes à 15 ans et nous sommes sur la bonne voie. Il nous reste encore cinq ans avant d'entrer dans la prochaine génération, et au cours de ces cinq années, nous assisterons à deux nouveaux halvings, à une énorme activité de spéculation et à une véritable accélération vers l'état de liquidité ou de saturation de la capitalisation du marché que j'ai mentionné plus tÎt.

Dans le mĂȘme temps, en coulisses, des choses se seront construites pour prĂ©parer le terrain Ă  la prochaine gĂ©nĂ©ration. Ce qui nous amĂšne bien sĂ»r Ă  cette...

DEUXIÈME GÉNÉRATION : L'ÉTAPE DE L'INFRASTRUCTURE

Imaginez que vous ĂȘtes nĂ© en 2009, la mĂȘme annĂ©e que Bitcoin.

Vous grandissez et devenez adulte dans un monde oĂč Bitcoin a toujours existĂ©. Pour vous, en tant qu'enfant, il va de soi que l'argent est une chose numĂ©rique, et l'idĂ©e compliquĂ©e d'ouvrir un compte en banque ou de se promener avec des billets imprimĂ©s et des cartes en plastique vous est Ă©trangĂšre ou vous semble Ă©trange.

En 2029, vous allez avoir 20 ans et peut-ĂȘtre que la spĂ©culation ne vous a pas encore vraiment effleurĂ© l'esprit. Peut-ĂȘtre voyez-vous plutĂŽt un problĂšme Ă  rĂ©soudre et considĂ©rez-vous simplement Bitcoin comme un outil pour vous aider Ă  le rĂ©soudre.

Gardez Ă  l'esprit qu'Ă  ce stade, le prix du bitcoin serait nettement plus Ă©levĂ© et sa volatilitĂ© plus faible. Des Ă©lĂ©ments comme le Lightning Network seront plus avancĂ©s, ainsi que d'autres protocoles en surcouche ancrĂ©s sur Bitcoin. En tant que tel, vous considĂ©rez toute cette infrastructure Ă©mergente comme une boĂźte Ă  outils et non comme un actif spĂ©culatif. En fait, vous pouvez considĂ©rer d'autres choses de la mĂȘme maniĂšre et choisir de jouer avec elles, mais parce que a) le bitcoin a mĂ»ri et que la volatilitĂ© s'est un peu attĂ©nuĂ©e, et b) de nombreux services proposent dĂ©sormais le bitcoin comme option de financement, vous dĂ©cidez que c'est la norme par rapport Ă  laquelle vous mesurerez vos gains. Ce n'est plus l'actif spĂ©culatif qui prime.

Il est mĂȘme possible que vos parents aient Ă©tĂ© des bitcoiners de la premiĂšre gĂ©nĂ©ration et qu'ils vous aient enseignĂ© les principes ou transmis Bitcoin et que vous ayez grandi immergĂ© dedans. Ainsi, non seulement Bitcoin est quelque chose qui a toujours existé  pour vous mais c'est aussi quelque chose que vous comprenez profondĂ©ment.

Il ne s'agit pas non plus d'idées farfelues, compte tenu de l'époque dans laquelle vous avez grandi. Imaginez comment vous et ceux de votre génération verront Bitcoin et comment vous l'utiliserez. ComplÚtement différemment, oui.

C'est pourquoi je considĂšre la prochaine Ă©tape comme celle de l'outillage ou de l'infrastructure. À cette Ă©poque, le bitcoin quittera enfin les spĂ©culateurs pour entrer dans le cƓur, l'esprit et les mains des bĂątisseurs.

Les jeunes de 20 ans qui lĂšveront des capitaux et crĂ©eront des entreprises Ă  cette Ă©poque utiliseront Bitcoin, Lightning et d'autres couches comme des outils qui leur donneront un tel avantage dans le monde que nous verrons toute une gamme de produits et de services qui intĂšgreront l'argent dans leurs opĂ©rations, de la mĂȘme maniĂšre que la communication a Ă©tĂ© intĂ©grĂ©e dans tout ce que nous utilisons aujourd'hui.

Les incitations Ă©volueront de telle sorte que le fait d'avoir Bitcoin et ses surcouches dans votre boĂźte Ă  outils vous donnera des super-pouvoirs.

Mais... gardez à l'esprit que pendant une grande partie de cette Úre, la génération précédente tiendra encore les cordons de la bourse. Il y aura toujours un élément culturel et normatif qui considérera Bitcoin comme étranger ou spéculatif et qui, malgré  tout ce qui se passe , se battra encore pour s'accrocher au passé.

Cette époque sera celle du choc entre les nouveaux bùtisseurs et les bitcoiners de la premiÚre génération, d'un cÎté, et l'élite résiduelle de l'ancien monde qui possÚde encore une grande partie de la richesse fiduciaire (actions, obligations, propriétés, entreprises, shitcoins, etc.) Les bitcoiners de la premiÚre et de la deuxiÚme génération, en particulier au début de cette Úre, seront encore en infériorité numérique. Mais bien sûr, aucun grand homme n'a jamais renoncé à se battre, quelles que soient les circonstances.

Si l'on prolonge cette période de 20 ans, jusqu'en 2049, je ne pense pas qu'aucun d'entre nous puisse imaginer le type d'infrastructure, de produits et de services qui en résulteront, ni l'ampleur du changement qui s'ensuivra. Ce qui m'amÚne bien sûr à la...

TROISIÈME GÉNÉRATION : LE STADE DE L'ADOPTION MASSIVE

C'est la gĂ©nĂ©ration de l'adoption massive. C'est lĂ  que les enfants de nos enfants atteindront l'Ăąge adulte. Ils n'auront vraiment pas connu un monde dans lequel Bitcoin n'existait pas et pourraient mĂȘme entrer dans l'Ăąge adulte sans savoir ce qu'Ă©tait la monnaie fiduciaire.

À la fin de cette Ăšre, les derniers vestiges de notre gĂ©nĂ©ration commenceront Ă  s'Ă©teindre et le ruban adhĂ©sif qui maintenait l'ancienne infrastructure en place cĂ©dera. La citĂ© de la monnaie fiduciaire sera abandonnĂ©e. Nous entrerons dans la phase d'adoption par le grand public.

Vous vous dites peut-ĂȘtre :  Mais non ! Ça se passera bien plus vite parce que... regardez toutes les technologies qui seront construites d'ici là .

À quoi je vous rĂ©pondrais :  Bien sĂ»r, beaucoup de technologies seront construites Ă  ce moment-lĂ , mais je suis presque certain qu'un nombre important de personnes hĂ©siteront encore Ă  vendre leur maison, leur voiture, leurs produits ou leurs services pour de l'argent magique sur Internet .

Ce nombre aura considérablement diminué, mais si vous pensez que les gouvernements, les grandes entreprises et les personnes qui ont réussi dans la vie grùce à un seul mode de fonctionnement vont tout miser et faire confiance à une monnaie vieille de 40 ans plutÎt qu'à des choses comme la forme de propriété qui existe depuis des milliers d'années, alors vous vous faites des illusions.

Bitcoin est la voie Ă  suivre, mais la richesse doit d'abord changer de mains et cela prendra du temps. C'est pourquoi je pense que c'est Ă  la troisiĂšme gĂ©nĂ©ration qu'adviendra la phase d'adoption massive. Elle arrivera Ă  l'Ăąge adulte dans un monde oĂč nous disposerons d'une technologie financiĂšre supĂ©rieure et d'une infrastructure Ă©conomique qui permettra aux gens d'utiliser Bitcoin comme capital. Il s'agit de la forme de capital la plus liquide, la plus largement accessible, la plus significative et la plus fiable qui soit.

Si l'on se place en 2069, le monde sera complĂštement diffĂ©rent. C'est Ă  ce moment-lĂ  que Bitcoin arrivera vraiment Ă  maturitĂ©. C'est le moment oĂč la monnaie fiat sera supprimĂ©e, mourra ou deviendra une relique du passĂ©, tandis que Bitcoin deviendra Ă  la fois une infrastructure de rĂšglement mondiale et la monnaie mondiale.

C'est le moment oĂč Bitcoin ou un protocole en surcouche ancrĂ© dans Bitcoin fera partie intĂ©grante de presque toutes les applications technologiques utilisĂ©es par des personnes du monde entier.

À ce stade, Bitcoin ne sera plus le virus ; il se sera uni Ă  un nouvel hĂŽte et mĂȘme l'aura crĂ©Ă©.

Je ne sais pas ce qui se passera ensuite. Mais il est passionnant d'y penser. Nous serons alors dans un tout nouveau paradigme.

POUR LES ENFANTS DE NOS ENFANTS

Vous remarquerez que mes certitudes sur ce qui se passera à chaque étape diminuent au fur et à mesure que l'on s'éloigne dans le temps. Je suis assez sûr de ce que nous réservent les cinq prochaines années, et j'ai un certain niveau de confiance pour au moins la premiÚre moitié de la deuxiÚme Úre, mais au-delà, je ne peux que supposer et donner les grandes lignes de ce qui est probable.

C'est parce que je suis un humain et que les humains sous-estiment toujours les effets composĂ©s, alors que Bitcoin est sujet Ă  plus d'effets composĂ©s que pratiquement tout ce que nous connaissons (au moins en tant qu'actif, si ce n'est mĂȘme pour d'autres choses). À chaque jour qui passe, Ă  chaque nouveau satoshi dĂ©tenu par chaque nouvel utilisateur, Ă  chaque nouveau mineur qui se branche, Ă  chaque nouveau commerçant qui accepte Bitcoin, Ă  chaque nouveau nƓud qui fonctionne et Ă  chaque nouveau canal Lightning qui s'ouvre, Bitcoin se compose et se dĂ©veloppe.

Aucun d'entre nous n'est prĂȘt Ă  affronter ce que cela signifie pour trois gĂ©nĂ©rations entiĂšres et, malheureusement, beaucoup d'entre nous ne vivront pas assez longtemps pour le voir. Mais c'est le sort qui nous est Ă©chu !

Notre génération a reçu le cadeau de pouvoir compter parmi les pÚres fondateurs d'un monde nouveau, mais aussi la malédiction d'endurer un monde de clowns pour prix de ce privilÚge. Bien que nous ne puissions pas vraiment profiter des fruits de ce travail, nous aurons été la génération qui restera dans les livres d'histoire comme celle qui a tout changé.

Je ne sais pas ce qu'il en est pour vous, mais c'est un marchĂ© qui vaut la peine d'ĂȘtre conclu.

Les bitcoiners de la premiÚre génération sont comme ceux qui ont posé les fondations et les premiÚres pierres des cathédrales de l'Antiquité et de l'époque féodale. Ils ne vivront jamais assez longtemps pour voir ces structures achevées, mais ils resteront à jamais dans les mémoires en tant que fondateurs.

Et qui sait ? Peut-ĂȘtre regarderons-nous depuis l'autre monde et admirerons-nous ce que nous avons fait, comme ces grands qui nous ont prĂ©cĂ©dĂ©s l'ont fait pour leurs crĂ©ations.

Je n'en sais rien.

Ce qui compte, et je vous laisse sur ce point, c'est de reconnaßtre que Bitcoin est un phénomÚne pluri-générationnel. Ce n'est pas Google, Apple, Facebook, Twitter, un smartphone, PayPal, Visa, une action ou une simple marchandise. Il est bien plus important que tous ces éléments réunis et, en raison de son importance fondamentale, il faudra du temps pour que les gens l'adoptent.

Il faudra quelques gĂ©nĂ©rations pour que cela se normalise. Il faudra que nous mourions pour qu'il atteigne son potentiel - non pas que nous devions ĂȘtre fusillĂ©s, mais notre gĂ©nĂ©ration doit cĂ©der la place Ă  la suivante et Ă  la suivante pour que le nouveau paradigme s'installe vraiment. Une fois que nous aurons disparu, Bitcoin s'Ă©panouira vraiment.

J'espĂšre que vous garderez cela Ă  l'esprit lorsque vous penserez Ă  Bitcoin.

Nous devons faire attention Ă  ne pas projeter sur lui des courbes d'adoption de la technologie et, en cas de dĂ©ception, tenter de le bricoler. Ce qui n'est pas cassĂ© n'a pas toujours besoin d'ĂȘtre rĂ©parĂ© ou mis Ă  jour et, en fait, la principale caractĂ©ristique de Bitcoin est peut-ĂȘtre le fait qu'il ne changera pas, ou trĂšs peu, sur les Ă©chelles de temps que j'ai Ă©voquĂ©es dans cet essai.

Si les rÚgles de consensus de Bitcoin sont restées inchangées et qu'il reste tick-tock, next block'd pendant trois, quatre, cinq décennies, alors les gens auront naturellement développé ce qui compte le plus pour une nouvelle norme et un nouveau paradigme socio-économiques : la confiance.

Et mĂȘme si les bitcoiners dĂ©testent ce mot, la confiance est importante - la vĂ©ritĂ© est que l'on fait le plus confiance Ă  ce que l'on peut vĂ©rifier. C'est pourquoi Bitcoin sera en fin de compte la couche monĂ©taire, Ă©conomique et de communication la plus fiable de la planĂšte, aprĂšs quelques gĂ©nĂ©rations.

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Retour aux sources

By: Ludovic Lars —

Ce jour du 3 janvier 2023 marque le 14Úme anniversaire du bloc de genÚse de Bitcoin, le tout premier bloc de la chaßne construit par Satoshi Nakamoto. Pendant ces 14 années, il y a eu du bon et du moins bon, des moments d'euphorie et des moments de découragement, des améliorations et des conflits. Mais Bitcoin continue de fonctionner en tant que systÚme alternatif, en opposition à la censure et à l'inflation monétaire du systÚme étatico-bancaire traditionnel, et il représente en cela un espoir.

Le contexte est toutefois difficile. Le taux de change en dollars a baissĂ© sensiblement depuis le dernier engouement spĂ©culatif, l'Ă©conomie se contracte et Bitcoin est directement attaquĂ© par les politiciens et les banquiers centraux qui souhaitent le rĂ©glementer Ă  mort. Cela provoque une certaine lassitude dans la communautĂ©, mĂȘme si l'enthousiasme n'est pas mort.

C'est pourquoi je crois qu'il peut ĂȘtre enrichissant de se replonger dans l'histoire des premiĂšres annĂ©es de Bitcoin et que je vous propose ici de dĂ©couvrir une version (non finale) du chapitre 1 de mon futur ouvrage, L'ÉlĂ©gance de Bitcoin. Vous pouvez tĂ©lĂ©charger le PDF ci-dessous. Bonne lecture !

Chapitre 1 : Les débuts de Bitcoin

Le 31 octobre 2008, un individu se faisant appeler Satoshi Nakamoto partageait sur Internet un court document qui dĂ©crivait le fonctionnement technique d'un systĂšme novateur de monnaie numĂ©rique : Bitcoin. Ce livre blanc de 9 pages, prĂ©sentĂ© comme un article scientifique, s'intitulait en anglais Bitcoin: A Peer-to-Peer Electronic Cash System – Bitcoin : un systĂšme d'argent liquide Ă©lectronique pair Ă  pair. Dans celui-ci, Satoshi proposait une solution au problĂšme des paiements en ligne, par la mise en Ɠuvre d'un serveur d'horodatage distribuĂ© basĂ© sur un algorithme de preuve de travail.

Mais cela allait beaucoup plus loin. Le livre blanc de Bitcoin posait les bases d'une révolution conceptuelle profonde : une monnaie exclusivement numérique qui ne reposait sur aucun tiers de confiance, ni pour la confirmation des transactions, ni pour l'émission des nouvelles unités. Ce que Satoshi venait de découvrir, c'était bien plus qu'un systÚme de paiement ; c'était un nouveau type de monnaie, quelque chose que nul n'avait su concevoir jusqu'alors, un phénomÚne économique et social qui rencontrerait un succÚs inouï au cours des années qui suivraient.

En particulier, la crĂ©ation de Satoshi Nakamoto rĂ©alisait le vieux rĂȘve d'une monnaie numĂ©rique Ă©chappant au contrĂŽle de l'État : un rĂȘve cher aux cypherpunks dont le mouvement, remontant au dĂ©but des annĂ©es 1990, prĂŽnait l'utilisation proactive de la cryptographie dans le but d'assurer la confidentialitĂ© et la libertĂ© des individus sur Internet. Ces cryptographes rebelles avaient en effet dĂ©sirĂ© et tentĂ© de concevoir un tel argent liquide Ă©lectronique pendant des annĂ©es, celui-ci Ă©tant un Ă©lĂ©ment constitutif de leur idĂ©al. Malheureusement, cela n'avait pas abouti, du moins jusqu'Ă  l'apparition de Bitcoin.

À partir de cette date fatidique, Bitcoin a Ă©tĂ© mis en Ɠuvre et a connu un certain nombre d'Ă©vĂšnements fondateurs qui l'ont menĂ© oĂč il est aujourd'hui. Ces Ă©vĂšnements ont façonnĂ© la comprĂ©hension que nous en avons, et l'histoire des dĂ©buts de Bitcoin constitue donc un rĂ©cit unique qu'il convient de raconter.

Retrouvez la suite en PDF. [MàJ 3/1/2024 : contenu plus récent ci-dessous]


Mise Ă  jour du 3 janvier 2024

En ce jour du 15Ăšme anniversaire du bloc de genĂšse, je vous propose de dĂ©couvrir la derniĂšre version en date du chapitre 1, en PDF et sans mise en page particuliĂšre. Il s'agit du contenu qui figurera dans l'ouvrage final, devant ĂȘtre publiĂ© ce mois-ci.

Chapitre 1 de L'ÉlĂ©gance de Bitcoin (2024)

Le livre est disponible en précommande sur la boutique en ligne de l'éditeur, Konsensus Network.

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Bitcoin : un livre blanc, des livres blancs

By: Ludovic Lars —

Le livre blanc (ou white paper en anglais) est le document fondateur de Bitcoin publiĂ© le 31 octobre 2008 par Satoshi Nakamoto. Il s'agit d'un court document de 9 pages, prĂ©sentĂ© comme un article scientifique, qui dĂ©crit le fonctionnement technique du systĂšme. Le titre en fait « un systĂšme d'argent liquide Ă©lectronique pair-Ă -pair », c'est-Ă -dire une monnaie numĂ©rique pouvant ĂȘtre Ă©changĂ©e sans nĂ©cessiter de tiers de confiance sur Internet.

La version généralement partagée du livre blanc est celle qui est disponible actuellement à l'adresse bitcoin.org/bitcoin.pdf, conformément au lien donné par Satoshi dans son premier courriel public sur la liste de diffusion de Metzdowd.com dédiée à la cryptographie. Celle-ci est citée partout sur la toile, dans les livres blancs des autres cryptomonnaies et jusque dans les articles universitaires. Sauf ce que ce n'est pas la bonne version.

Le 31 octobre dernier, à l'occasion du 14Úme anniversaire du livre blanc, je me suis en effet rendu compte que cette version n'était pas celle distribuée par Satoshi Nakamoto en 2008. En réalité, il existe au moins deux versions ayant été distribuées antérieurement : l'une précédant la publication publique, et donnée à Wei Dai ; l'autre, correspondant a priori à la version partagée sur la liste de diffusion.

Livres blancs de Bitcoin

 

Une premiĂšre version

La premiÚre version du papier a été donnée par Satoshi à l'ancien cypherpunk Wei Dai, créateur de b-money, un concept de monnaie numérique distribuée datant de 1998.

En aoĂ»t 2008, alors que son projet Ă©tait en voie d'ĂȘtre concrĂ©tisĂ©, Satoshi a contactĂ© Adam Back, le cryptographe britannique Ă  l'origine de Hashcash, la technologie utilisĂ©e pour calculer la preuve de travail. Adam Back l'a renvoyĂ© vers Wei Dai, que Satoshi a contactĂ© le 22 aoĂ»t en lui Ă©crivant qu'il se prĂ©parait « Ă  publier un document » qui Ă©tendrait ses idĂ©es « Ă  un systĂšme complĂštement fonctionnel » et qu'il aurait besoin de « l'annĂ©e de publication de [sa] page sur b-money » afin de citer le concept dans son papier.

Les courriels Ă©changĂ©s ont Ă©tĂ© partagĂ©s par Gwern Branwen en mars 2014, qui les avait reçus de Wei Dai lui-mĂȘme.

Le premier courriel de Satoshi à Wei Dai contenait un lien vers le livre blanc, ainsi que son titre et son résumé (abstract). Le titre du document était alors « Electronic Cash Without a Trusted Third Party » (« Un argent liquide électronique sans tiers de confiance ») et ne faisait pas mention du nom de Bitcoin. D'aprÚs le lien transmis, le nom du document était ecash.pdf et non pas bitcoin.pdf comme c'est le cas aujourd'hui. On suppose que Satoshi hésitait encore sur le nom de son invention, car il avait alors réservé (au moins) deux noms de domaine : netcoin.org le 17 août et bitcoin.org le 18 août.

Nous ne disposons néanmoins pas du document intégral, et n'en avons que le résumé, que je reproduis ici dans sa version originale (les passages en gras marquent les différences avec la version finale) :

« Abstract: A purely peer-to-peer version of electronic cash would allow online payments to be sent directly from one party to another without the burdens of going through a financial institution. Digital signatures offer part of the solution, but the main benefits are lost if a trusted party is still required to prevent double-spending. We propose a solution to the double-spending problem using a peer-to-peer network. The network timestamps transactions by hashing them into an ongoing chain of hash-based proof-of-work, forming a record that cannot be changed without redoing the proof-of-work. The longest chain not only serves as proof of the sequence of events witnessed, but proof that it came from the largest pool of CPU power. As long as honest nodes control the most CPU power on the network, they can generate the longest chain and outpace any attackers. The network itself requires minimal structure. Messages are broadcasted on a best effort basis, and nodes can leave and rejoin the network at will, accepting the longest proof-of-work chain as proof of what happened while they were gone. »

Ce qui peut ĂȘtre traduit par :

« RĂ©sumĂ© : Une version purement pair-Ă -pair d'argent liquide Ă©lectronique permettrait aux paiements en ligne d'ĂȘtre envoyĂ©s directement d'une partie Ă  l'autre sans avoir Ă  passer par une institution financiĂšre. Les signatures numĂ©riques offrent une partie de la solution, mais perdent leurs principaux avantages si une partie de confiance est nĂ©cessaire pour empĂȘcher la double dĂ©pense. Nous proposons une solution au problĂšme de la double dĂ©pense en utilisant un rĂ©seau pair-Ă -pair. Le rĂ©seau horodate les transactions en les hachant dans une chaĂźne continue de preuves de travail basĂ©es sur le hachage, formant un enregistrement qui ne peut ĂȘtre modifiĂ© sans reproduire la preuve de travail Ă©quivalente. La chaĂźne la plus longue sert non seulement de preuve du dĂ©roulement d'Ă©vĂ©nements constatĂ©s, mais aussi de preuve qu'elle provient du plus grand regroupement de puissance de calcul (CPU). Tant que les nƓuds honnĂȘtes contrĂŽlent la plus grande puissance de calcul du rĂ©seau, ils peuvent gĂ©nĂ©rer la chaĂźne la plus longue et devancer tous les attaquants. Le rĂ©seau lui-mĂȘme ne nĂ©cessite qu'une structure minimale. Les messages sont transmis au mieux, et les nƓuds peuvent quitter et rejoindre le rĂ©seau Ă  volontĂ©, en acceptant la plus longue chaĂźne de preuves de travail comme preuve de ce qui s'est passĂ© pendant leur absence. »

On note que certains mots et certaines tournures de phrase divergent mais que le sens global est préservé.

 

Une deuxiĂšme version

La deuxiÚme version du papier est la version partagée par Satoshi Nakamoto le 31 octobre 2008, comme le prouve le résumé reproduit dans son premier courriel public adressé à la liste de diffusion.

Cette version a Ă©tĂ© repartagĂ©e en janvier 2015 sur la liste de diffusion de Metzdowd.com, suite Ă  une requĂȘte d'un dĂ©nommĂ© James Evans qui Ă©crivait :

« Quelqu'un dispose-t-il de la version originale de 2008 du livre blanc qui a Ă©tĂ© publiĂ©e sur cette liste de diffusion le 31 octobre 2008 / le 1er novembre 2009 ? La version actuelle du livre blanc tĂ©lĂ©versĂ©e sur Sourceforge date du 24-03-2009. Il s'agit de la deuxiĂšme version du livre blanc. La premiĂšre version a Ă©tĂ© publiĂ©e le 31-10-2008. Elle a Ă©tĂ© tĂ©lĂ©versĂ©e sur www.bitcoin.org/bitcoin.pdf, oĂč se trouve Ă©galement la version actuelle. Est-ce que quelqu'un ici l'a tĂ©lĂ©chargĂ©e et enregistrĂ©e ? »

Un individu se faisant appeler StealthMonger a répondu le lendemain en disant :

« On dirait que je l'ai. Le texte ne contient pas de numéro de version ou de date, mais la date locale du fichier que j'ai est le 2 novembre 2008. »

Désirant rester anonyme, ce dernier a refusé de partager ce document directement, et l'a transmis à un certain David Johnson, qui l'a partagé publiquement sur son site web. L'empreinte donnée dans l'échange et sur le site (427c63b364c6db914cf23072a09ffd53ee078397b7c6ab2d604e12865a982faa) correspond au document hébergé par Gwern Branwen.

Aperçu du livre blanc de Bitcoin octobre 2008
Version du livre blanc de Bitcoin créée le 3 octobre 2008 et distribuée le 31

Ce document a été créé le 3 octobre 2008 à 13:49:58 UTC-7, si l'on en croit les métadonnées du PDF (que l'on peut retrouver avec la commande pdftk bitcoin-20081003.pdf dump_data sur Linux).

Il s'agit d'une version diffĂ©rente de la premiĂšre version puisque le titre est cette fois-ci « Bitcoin: A Peer-to-Peer Electronic Cash System » (« Bitcoin : un systĂšme d’argent liquide Ă©lectronique pair-Ă -pair ») et que son rĂ©sumĂ© ne contient plus le mot « offer » (offrent) mais « provide » (fournissent). Mise Ă  part cette modification, le rĂ©sumĂ© reste le mĂȘme.

Le reste du document (qui est alors disponible) se distingue de la version finale par les éléments suivants :

  • L'adresse de courrier Ă©lectronique prĂ©sente est satoshi@vistomail.com et non pas satoshin@gmx.com.
  • Le paragraphe sur l'ajustement de la difficultĂ© se situe dans la section sur l'incitation des mineurs (Incentive) au lieu de se trouver dans la section sur la preuve de travail (Proof-of-Work).
  • Le terme broadcasted, variante incorrecte de broadcast (que je traduis ici dans les deux cas par « transmis »), est prĂ©sent dans la section sur le fonctionnement du rĂ©seau (Network).
  • Dans la section sur la vĂ©rification de paiement simplifiĂ©e (Simplified Payment Verification), Satoshi fait mention de la vulnĂ©rabilitĂ© des nƓuds complets Ă  un « renversement » (reversal) et emploie le terme « reported transactions » plutĂŽt que « alerted transactions » pour dĂ©signer les transactions signalĂ©es comme des doubles dĂ©penses.
  • Le document ne mentionne pas les frais de transactions, ni la potentielle substitution de la crĂ©ation monĂ©taire, Ă©lĂ©ments qui se trouvent normalement dans la section sur l'incitation (Incentive). Le code donnĂ© par Satoshi Nakamoto le 16 novembre Ă  Hal Finney, Ray Dillinger et James A. Donald, contient cependant ces caractĂ©ristiques fondatrices de Bitcoin, mĂȘme si les paramĂštres de la politique monĂ©taire Ă©taient diffĂ©rents. En effet, dans le code de 2008, la rĂ©duction de moitiĂ© de la subvention intervenait thĂ©oriquement tous les 2 ans et 312 jours et la limite d'Ă©mission maximale Ă©tait de 2 millions de bitcoins (COIN), chacun Ă©tant divisible en un million d'unitĂ©s de base.

 

Une troisiĂšme et derniĂšre version

La version finale du livre blanc est apparue plus tard. Selon les métadonnées du PDF, elle a été créée le 24 mars 2009 à 11:33:15 UTC-6. On peut supposer que Satoshi l'a mise en ligne dans les jours qui ont suivi.

Aperçu du livre blanc de Bitcoin mars 2009
Version du livre blanc de Bitcoin créée le 24 mars 2009

L'empreinte du document par SHA-256 est b1674191a88ec5cdd733e4240a81803105dc412d6c6708d53ab94fc248f4f553. Une traduction est disponible ici.

Cette version a Ă©tĂ© lue et commentĂ©e par la grande majoritĂ© des personnes qui se sont intĂ©ressĂ©es Ă  l'origine de Bitcoin, de sorte qu'elle constitue aujourd'hui la version de rĂ©fĂ©rence, largement citĂ©e dans la communautĂ©. Elle contient notamment le passage relatif Ă  la politique monĂ©taire qui indique qu'« une fois qu’un nombre prĂ©dĂ©terminĂ© de piĂšces a Ă©tĂ© mis en circulation, l’incitation peut ĂȘtre entiĂšrement financĂ©e par les frais de transaction et ne plus requĂ©rir aucune inflation ». À l'Ă©poque, cet aspect Ă©tait dĂ©jĂ  mis en avant par Satoshi par sa description de l'Ă©mission des nouveaux bitcoins dans le courriel de lancement du 8 janvier 2009 et par ses interventions sur la liste de diffusion et sur le forum de la Fondation P2P, et on imagine qu'il voulait que cette possibilitĂ© de monnaie Ă  quantitĂ© fixe figure dans le livre blanc.

Toutefois, bien que ce document constitue la version finale du livre blanc, elle ne dĂ©crit pas toutes les caractĂ©ristiques de Bitcoin. Il manque d'abord l'aspect programmable des transactions (mis en Ɠuvre au travers des « scripts » dans les entrĂ©es et les sorties), une fonctionnalitĂ© dĂ©jĂ  prĂ©sente dans le code de novembre 2008, au sujet de laquelle Satoshi a dĂ©clarĂ© :

« La nature de Bitcoin est telle que, dĂšs la version 0.1 publiĂ©e, sa conception de base Ă©tait gravĂ©e dans le marbre pour le reste de son existence. C'est pourquoi je voulais le concevoir de maniĂšre Ă  ce qu'il prenne en charge tous les types de transactions auxquels je pouvais penser. Le problĂšme Ă©tait que chaque Ă©lĂ©ment nĂ©cessitait un code et des champs de donnĂ©es particuliers, que cet Ă©lĂ©ment soit utilisĂ© ou non, et ne couvrait qu'un seul cas particulier Ă  la fois. Ç'aurait Ă©tĂ© une explosion de cas particuliers. La solution Ă©tait script, qui gĂ©nĂ©ralisait le problĂšme de sorte que les parties transactantes pouvaient dĂ©crire leurs transactions comme des prĂ©dicats que le rĂ©seau de nƓuds Ă©valuait. Les nƓuds n'ont besoin de comprendre la transaction que dans la mesure oĂč ils Ă©valuent si les conditions de l'Ă©metteur sont remplies. »

Il manque aussi des Ă©lĂ©ments Ă©conomiques relatifs Ă  Bitcoin comme la rĂ©sistance Ă  la censure, la dĂ©termination du protocole ou le modĂšle de sĂ©curitĂ©. Bitcoin constitue donc un concept qui dĂ©passe sa description dans le livre blanc, mĂȘme si l'essentiel s'y trouve.

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