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22 - L'or (du temps) des fous

By: Jacques Favier —

Qui de nous n'a jamais entendu dire du bitcoin que c'était "un truc de fou" ?  En songeant à cette expression, j'ai décidé de ressortir de mes petits papiers une histoire un peu folle. 

J'ai dit dans un précédent billet pourquoi le bitcoin ne pouvait pas servir de monnaie de siÚge. Ceci posé, il reste deux hypothÚses couramment évoquées: celle de le voir servir en cas d'hyperinflation (j'y reviendrai) et celle de le voir servir de monnaie de nécessité.  

Les monnaies de nécessité sont un champ immense, et il y en a eu de tous les types possibles. J'écrirai un jour sur celles qui furent émises par des "petits pouvoirs" (villes, chambres de commerces...) et sur celles qui jaillirent des usages d'une communauté plus ou moins isolée. Ici je voudrais simplement raconter une histoire un peu folle : celle d'une monnaie de fous.

L'or des fous...l'expression semble se perdre dans la nuit des temps, et peut-ĂȘtre dans l'alchimie, pour dĂ©signer ce que les chimistes dĂ©crivent comme un dissulfure de fer et que les Anciens nommĂšrent pyrite (du mot grec pyros qui dĂ©signe le feu) car la pyrite produit des Ă©tincelles lors des chocs. 

MalgrĂ© sa couleur jaune la pyrite se diffĂ©rencie trĂšs aisĂ©ment du mĂ©tal prĂ©cieux car elle est plus dure et plus lĂ©gĂšre que l’or. L'or est mallĂ©able, la pyrite est cassante. Elle est plus ou moins altĂ©rable Ă  l'air. 
 
Comment prendre cela pour de l'or, voire s'en servir pour payer ?  

Faudrait-il ĂȘtre fou ? Ma petite histoire commence un matin de juillet 1410, dans un village proche de Paris.

Un glaisier qui exploitait entre Passy et Auteuil une carriĂšre d’argile plastique et vendait ses pains de glaise Ă  des faĂŻenciers, sortit de sa carriĂšre en criant des actions de grĂąces. Le lendemain, il avait disparu. Un mois plus tard, on le revit, revĂȘtu d'un manteau de brocart et de soie. Il se rendit Ă  la petite Ă©glise d'Auteuil et annonça au curĂ© qu’il revenait de Paris oĂč il avait passĂ© commande au meilleur artiste de la ville d’un tableau reprĂ©sentant une NativitĂ© souterraine. On y verrait la Sainte Famille au fond d'une glaisiĂšre, avec l’enfant JĂ©sus Ă©clairĂ© par une lampe Ă  huile. Il annonçait aussi qu'il allait charger un orfĂšvre de rĂ©aliser des vases sacrĂ©s en or dont il ferait don, demandant juste que l’on dise des messes pour les pauvres.

Seulement, quand l’orfĂšvre fit valoir qu’il avait besoin du mĂ©tal prĂ©cieux pour faire son travail, le glaisier jeta sur la table un sac de toile rempli de pĂ©pites. Elles avaient toute la forme de cubes. Il se fit traiter de fou.

MinĂ© (c'est le mot) par le chagrin ou le dur labeur, le glaisier rendit à Dieu, avant le fin de l'annĂ©e, son Ăąme candide. Or, quand on allait le porter en terre apparut enfin... le peintre, qui venait livrer son tableau. Personne n’osa lui demander comment il avait Ă©tĂ© payĂ©. Une fois l’enterrement terminĂ©, il repartit sans dire un mot.

Peu à peu, chacun donnant son opinion, le glaisier et le peintre devinrent des charlatans, des princes... ou des fous ! Pour l'ingénieur Simon Lacordaire, auteur en 1982 d'un livre Histoire secrÚte du Paris souterrain, ce serait à compter de cet épisode que la pyrite aurait reçu le nom d'or des fous. Le fameux tableau disparut lors d'une reconstruction de la petite église.

Cette anecdote apparemment sans grande portée nous apprend cependant beaucoup de choses.

L'épisode (dont j'ai cherché en vain la source pendant des mois, l'auteur aujourd'hui décédé n'ayant pas mis de note en bas de page) est pour l'essentiel vraisemblable. Les glaisiers de Passy étaient de pauvres hÚres, pataugeant pieds dans l'eau, menacés de noyades souterraines, dans des galeries tellement humides que le bois y était perdu d'avance et que l'on donnait à ces galeries des dimensions invivables. Tout cela pour de la glaise. Les tenanciers des terrains remblayaient ensuite les fouilles et plantaient à leur emplacement des vignes dont une rue perpétue le souvenir. Et c'est probablement à proximité de cette rue des Vignes que travaillait mon glaisier, sans doute sur une petite exploitation personnelle, sans quoi il eût crié sa joie moins fortement.

Il n'a pu trouver à Passy que des pyrites : elles y abondaient trois siÚcles plus tard encore sous plusieurs formes, dont celle de cristaux cubiques brillants et inaltérables à l'air. Les a-t-il vraiment prises pour du vrai or ?  Il n'avait jamais vu de l'or que de loin (la dorure d'un ciboire à la grand-messe) et on peut penser que ses cris de joie furent sincÚres...

Et les autres protagonistes ? La monnaie d'or Ă©tait rĂ©servĂ©e aux trĂšs gros achats et la plupart des parisiens ne s'en servait jamais ou que trĂšs exceptionnellement. Un tailleur de talent, qui Ɠuvrait dans le brocart et la soie, pourrait avoir dĂ©jĂ  vu de l'or, en l'espĂšce un bel Ă©cu Ă  la couronne de Charles VI, frappĂ© depuis 1385, pesant environ 4 grammes et valant 22 sols. On conserve les comptes d'un tailleur parisien, Colin de Lormoye, pour les annĂ©es 1423 Ă  1444. Ses factures pouvaient, par leurs montant, justifier des paiements en or. 



Certes, depuis un demi-siÚcle exactement, l'impÎt (créé aprÚs le désastre de Poitiers pour payer la rançon du roi Jean le Bon) frappait la population et assÚchait le marché, dans un royaume qui avait toujours manqué cruellement de métaux précieux. Un tailleur voyait donc surtout des gros d'argent datant des rÚgnes précédents et pesant 3 à 4 grammes d'un métal de moins en moins blanc au fur et à mesure que l'on s'écartait des bons usages du saint roi Louis... Il reste cependant peu probable qu'un tailleur de luxe n'ait jamais vu de vrai or, ne serait-ce qu'en bijoux.

Or, soit il a fait crĂ©dit (ce qui Ă©tait alors extrĂȘmement courant, mĂȘme dans le commerce de dĂ©tail - mais Ă©videmment pas pour un gueux de Passy inconnu du bourgeois parisien), soit il s'est fait payer. En pyrites, forcĂ©ment. Et s'il n'a point protestĂ©, ni avant ni aprĂšs, est-ce par crainte du ridicule ou parce que d'autres derriĂšre lui ont acceptĂ© cette mĂȘme monnaie ? 

Venons-en au peintre. Nul ne connait son nom, mais les plus grands chefs d'oeuvres de ce temps, fresques ou enluminures, sont souvent le fait de maĂźtres restĂ©s anonymes. Qu'il ait Ă©bahi les pauvres paroissiens d'Auteuil ne nous dit rien de son talent et de ses prix. Et mĂȘme... Van Gogh ou Modigliani ont bien cĂ©dĂ© pour le prix d'un repas des chefs d'oeuvre aujourd'hui inestimables...

Ce qui renvoie Ă  une autre question : combien de pyrites pour un tableau? pour un manteau ? pour un verre de vin ? Un usurier (les Juifs viennent de subir en 1410 une nouvelle mesure d'expulsion) ou un changeur aurait immĂ©diatement rĂ©agi comme le fit l'orfĂšvre. C'est donc que le drapier (l'Ă©toffe Ă©tait souvent fournie par le client), le tailleur, peut-ĂȘtre le peintre, et Ă  coup sĂ»r le cabaret du coin, ont acceptĂ© directement de l'or des fous en gage de paiement, pour ne pas dire  en monnaie...



Cette pyrite pÚse un peu plus de 400 grammes et on la trouvait en vente pour 740 euros sur ebay. C'est évidemment moins cher que son poids en vrai or, mais c'est décoratif. Toujours sur ebay, un petit cube de pyrite se vend le prix de deux cafés ou d'un verre de vin. Pourquoi un petit commerçant de 1410 n'aurait-il pas accepté une pyrite à la place d'un guenar (mot breton pour dire blanc) de mauvais argent alourdi de plomb, de deniers tournois ou parisis de moins d'un gramme d'un douteux billon, de menues monnaies noires ou de demi-deniers, nommés maille et qui au demeurant faisaient souvent défaut, leur frappe étant peu avantageuse pour le roi ?

AprÚs tout, malgré la suppression progressive des monnayages féodaux, des dizaines de piÚces de menue monnaie diverses circulaient pour les petits paiements, non sans d'incessantes disputes : certaines ont assez dégénéré pour que l'on en ait conservé la trace ! Le royaume connaßt alors à la fois le bimétallisme (qui permet toutes les spéculations) et la relative pénurie de métaux. Parfois on paye directement avec des petits bouts d'argent non monétaire, du fretin. Inversement, le chroniqueur connu comme le " Bourgeois de Paris" emploie le mot monnaie dans un sens bien large, en y incluant des médailles diverses.

Seul donc l'orfÚvre qui, par définition, ne travaillait que pour les riches a envoyé au diable le pauvre fou et son or trouvé dans la glaise. 


Ceci nous conduit au contexte de l'histoire.

Restons un instant chez l'orfÚvre. Il connaßt l'or, le vrai, car il en voit beaucoup. Trop au goût du pouvoir royal, car le goût luxueux du temps conduit à une débauche d'orfÚvrerie qui assÚche l'indispensable circulation des métaux précieux qui sont alors la seule monnaie concevable. Les changeurs parisiens s'en plaignent justement en février 1409 au maßtre des Monnaies, citant nommément les princes et leurs commandes fastueuses. Le glaisier ne raisonne d'ailleurs pas différemment des princes : l'or est fait pour l'orfÚvrerie.



Tiens donc : un secteur du luxe (des puissants) qui prospĂšre dans un contexte de crise Ă©conomique et d'impĂ©cuniositĂ© de l'État...cela rend soudain l'Ă©pisode plus proche de nous. En outre, depuis un demi-siĂšcle l'impĂŽt (dont on mesure mal le poids rĂ©el) pĂšse sur un pays successivement affaibli par la peste puis la guerre et empĂȘche toute reprise de l'activitĂ©. La population baisse, la consommation aussi. Dans un temps qui n'a rien Ă  voir, Ă©videmment, avec le nĂŽtre, il faut comprendre que la raretĂ© du numĂ©raire, jointe Ă  une politique de monnaie forte ( en or, malgrĂ© une petite dĂ©valuation en 1385 ) au service des possĂ©dants induisent un climat de dĂ©pression. Voici la situation Ă©conomique dans laquelle s'inscrit notre minuscule histoire. 

Faute de grive on mange des merles, et faute d'or on pourrait bien avoir (durant quelques heures) payé en pyrite. Cela paraßt fou, mais c'est l'époque, tout autant que la populace de Passy, qui est folle.

Cette annĂ©e 1410 marque le dĂ©but de la guerre civile qui couve encore en juillet. Trois ans plus tĂŽt, sur ordre du duc de Bourgogne, cousin du roi, des hommes de main avaient assassinĂ© le duc d'Orleans, frĂšre du roi. Un assassinat politique dans la descendance de saint Louis ! AprĂšs diverses tentatives de "rĂ©conciliation", le conflit Ă©clate en 1410 entre le camp des Bourguignons, et celui des Armagnacs, du nom d'un parent de la victime. Ce sera une guerre civile particuliĂšrement dure, envenimĂ©e par le jeu des Anglais. DĂšs l'Ă©tĂ© 1410 des bandes de soldats pillent et font rĂ©gner la terreur autour de Paris, enchĂ©rissent farine et pain, retardent les vendanges. Un chroniqueur qui Ă©tait religieux Ă  Saint-Denys, ne manque pas de rappeler les mots de l'Evangile : tout royaume divisĂ© contre lui-mĂȘme sera dĂ©solĂ©.

Y a-t-il plus fou qu'un royaume coupé en deux ? Oui : une chrétienté coupée en deux, depuis 1378, entre le pape qui siÚge en Avignon avec l'évident appui du roi de France et celui de Rome, qui soutient et que soutient évidemment l'Anglais. En 1409 les efforts du concile de Pise pour résoudre le schisme n'ont abouti qu'à l'élection d'un troisiÚme pape...

Enfin il y a plus fou encore: le malheureux roi, Charles VI le Bien-Aimé subit, depuis 1392 des crises graves et répétées de prostration démente. En 1410 la chose est de notoriété publique. Son calvaire accompagnera la descente aux enfers de tout un pays trahi, vaincu à Azincourt en 1415, vendu à l'Anglais en 1421.
Je m'arrĂȘte lĂ  : une France sans consensus fort autour d'un pouvoir crĂ©dible, largement vendue Ă  des intĂ©rĂȘts Ă©trangers et sans inscription irrĂ©futable au niveau de la seule organisation supranationale d'alors... Le lecteur poursuivra pour son compte le parallĂšle, si cela le tente ! 
 
L'or des fous refera souvent parler de lui dans l'histoire, décevant les mineurs naïfs et inspirant les poÚtes. Il fallut cependant une époque incertaine et inquiÚte pour qu'il soit, ne serait-ce qu'un jour, accepté en lieu et place de la monnaie du roi fou. 
 
Une génération plus tard, dans une France mise à genoux, on verra des marchands accepter sciemment de la fausse monnaie...
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20 - Monnaie de siĂšge

By: Jacques Favier —

Dans la littĂ©rature concernant le bitcoin, il y a dĂ©jĂ  de nombreuses publications annonçant le possible recours Ă  cette monnaie sans Etat par des peuples dĂ©faillants, assiĂ©gĂ©s, ou dans une situation de ce type. M. VaroufĂĄkis lui mĂȘme n'est pas restĂ© Ă©tranger Ă  ce sujet. Peut-ĂȘtre par jeu plus que par conviction.

aprĂšs l'euro

Il n'est certes pas anormal, en passant en revue les solutions possibles, d'examiner si une devise radicalement nouvelle (le bitcoin en l'occurrence) ne pourrait pas servir de roue de secours, voire crĂ©er la divine surprise en cas de Grexit, ce mot qui est dĂ©sormais sur toutes les lĂšvres ! Mais de la mĂȘme façon on a pu lire que le bitcoin sert de monnaie de siĂšge aux sĂ©paratistes russophone de l'Ukraine.

Que la guerre soit économique et financiÚre comme dans cette Union Européenne dont on nous a tant vanté l'effet pacifique, ou bien qu'elle se fasse à coup de canons à ses marges déstabilisées à dessein... le bitcoin apparaßt systématiquement comme une possible « monnaie de siÚge ». La GrÚce n'est-elle pas d'une certaine façon "assiégée" par ses créanciers? Menacée d'un cordon sanitaire? du contrÎle des changes à ses frontiÚres?

Pourtant les derniers développements de la situation grecque indiquent bien plutÎt la possibilité d'un retour à la drachme, sous quelque nom qu'on la dissimule. Ce serait l'option suggérée par M. Schaeuble.

Le bitcoin est certainement utilisĂ© en GrĂšce. À fin d'Ă©vasion ou d'enfouissement, les deux soucis majeurs en cas de siĂšge. Mais rien n'indique qu'il s'y dĂ©veloppe particuliĂšrement comme moyen d'Ă©change, moins encore comme Ă©talon des transactions, et l'option d'un recours officiel au bitcoin en cas de "sortie de l'euro" n'est plus Ă©voquĂ©e. C'est peut-ĂȘtre par crainte de la nouveautĂ©. Cependant l'examen d'expĂ©riences monĂ©taires passĂ©es permet de mieux cerner les raisons de cet Ă©tat de fait.

Qu'est-ce au juste qu'une monnaie de siĂšge ?

En 1521 les troupes françaises assiégées par celles de Charles-Quint battront une trÚs éphémÚre monnaie portant au revers la légende explicite: moneta in obsidione tornacensi cusa, monnaie frappée durant le siÚge de Tournai.

Tournai 1521

Leyde 1574Ce serait au siÚge de Leyde par les Espagnols (en 1574) qu'aurait été imprimée la premiÚre monnaie de siÚge, sur du papier arraché aux livres de messe parce que tout le cuir avait déjà été bouilli et mangé. Le débat fait évidemment rage parmi les experts pour savoir si de tels ersatz sont encore des piÚces ou déjà des billets. Ce n'est pas cela que je veux examiner.

Concentrons nous ici non sur la nature mais sur la circonstance de leur émission. L'impression des premiers billets, prudemment par la banque d'Angleterre, imprudemment par la Révolution française fut un acte de politique monétaire. La frappe de piécettes ou l'impression en catastrophe de billets dans une ville assiégée est un acte d'administration (militaire ou civile, en cas de guerre la différence est mince). Les numismates ont conservé l'appellation de monnaie « obsidionale » pour désigner ces émissions contraintes, fruits d'une nécessité soudaine et indépendante d'une volonté ou d'une politique monétaire.

Si l'on a de la vaisselle d'argent, comme ce fut le cas durant certains siÚges de la premiÚre révolution anglaise (vers 1650) on frappe des piÚces d'argent. C'est plutÎt rare. En 1708 , lors du siÚge soutenu contre les Alliés, le maréchal de Bouffiers fit frapper à Lille de modestes piÚces de cuivre, valant 5, 10 et 20 sols. Une noble devise, pour la défense de la ville et de la Patrie, sauvait les apparences avec un peu de latin.

Pour la défense de la ville et de la patrie

Comme disait ma grand-mĂšre,"Ă  la guerre come Ă  la guerre"... Faute d'argent, les troupes françaises assiĂ©gĂ©es dans Anvers en 1814 frappĂšrent du bronze, du cuivre, du plomb et mĂȘme du laiton.

Il ne faut pas s'attacher à sa matérialité, mais d'abord noter que la monnaie de siÚge reste une monnaie d'Etat ou du moins une monnaie autoritaire.

La guerre, continuation de la politique selon Clausewitz, est une situation politique dans laquelle il n'y a pas dĂ©faut d'Etat, mais pourrait-on dire, trop-plein d'Etat. D'oĂč le dĂ©tail comique sur la monnaie d'Anvers en 1814 : les premiĂšres furent frappĂ©es Ă  l'avers du N impĂ©rial, les derniĂšres, aprĂšs l'abdication Ă  Fontainebleau, du monogramme de Louis XVIII. On ne toucha pas au revers...

Anvers 1814

Les armées sont en effet rarement privées et apolitiques. Elles sont le bras d'un Etat né, à naßtre, ou mourant, conquérant ou conquis. Pas une expression de la société civile. Une population assiégée mais démunie d'Etat hisse le drapeau blanc et vient à merci, comme firent les bourgeois de Calais en 1346, en chemise et la corde au cou. Elle ne fabrique pas de la monnaie.

Et si elle en fabrique, c'est qu'elle est animée d'une volonté politique. C'est ce que l'on vit au moment de la Commune de Paris. Avec une partie de l'argenterie impériale saisie aux Tuileries, l'atelier monétaire dirigée par Camélinat frappa des bonnes piÚces de 5 francs d'argent, ornées de la figure dite "Hercule" qui avait servi une génération plus tÎt pour la DeuxiÚme République. On les reconnaßt à la date, bien sûr, à la qualité assez médiocre, et au "différent" de Camelinat, le petit trident à cÎté du A qui indique une frappe parisienne.

Paris 1871

La monnaie de siÚge, malgré les circonstances difficiles de sa naissance, reste donc une monnaie "autoritaire". Elle arbore des symboles d'Etat, régaliens ou patriotiques, qui ne sont pas là pour "faire joli".

Il est toujours implicite que l'Etat va revenir, que le projet politique perdure, non qu'il va ĂȘtre aboli ou subverti.

Wignehies 1914

Ce billet d'une petite ville du Nord, occupĂ©e par les Allemands entre 1914 et 1918, porte bien mention d'une dĂ©cision officielle (celle du Conseil Municipal) et d'un cours forcĂ© (dans le canton). Mais il fait clairement mention de la "RĂ©publique française" comme entitĂ© symbolique garante. La monnaie de siĂšge a vocation Ă  ĂȘtre remboursĂ©e en monnaie de paix.

Le bitcoin peut selon moi difficilement ĂȘtre une monnaie de siĂšge pour les Grecs, en raison de sa nature profondĂ©ment non-rĂ©galienne et non autoritaire. Et c'est M. VaroufĂĄkis lui-mĂȘme qui le dit.

crĂ©ation monĂ©taireDans son article du 22 avril 2013 (voir liens ci-dessous) il Ă©voquait la "dangereuse fantaisie d'une monnaie apolitique" : non pas parce que trop libertarienne, mais parce que trop construite pour ĂȘtre un or digital et par consĂ©quent dĂ©flationniste, autrement dit suspecte de ne pouvoir accompagner le financement d'une grande Ă©conomie de marchĂ© moderne. Or pour VaroufĂĄkis la crĂ©ation de monnaie, politiquement dirigĂ©e, reste un outil impĂ©ratif.

Sans entrer dans le dĂ©bat, on notera que le raisonnement est un peu conduit sinon « par l'absurde »", du moins « par l'excĂšs » : Imagine a world that has shifted entirely to bitcoin..... Qui parle de cela? Ce ne sont ceux qui soulignent les faiblesses conceptuelles d'une monnaie unique europĂ©enne, qui vont raisonner comme si le recours au bitcoin devait ĂȘtre gĂ©nĂ©ral et exclusif !

varoufakisLe 15 février 2014, M. Varoufåkis publiait sur son blog un nouveau billet consacré au bitcoin. Le risque de déflation y était nettement relativisé mais la critique essentielle était répétée : Bitcoin is a hard-core version of the Gold Standard. Sans débattre ce point, on conviendra qu'un état de siÚge n'est guÚre historiquement une situation de rétablissement de l'étalon-or. Mais M. Varoufåkis enfonçait le clou : du point de vue grec, le bitcoin a le défaut de l'or mais aussi celui de l'euro. Il ne lui offre pas de prise pour un guidage politique sur le terrain national.

C'est dans le mĂȘme article qu'il mettait cependant au clair l'hypothĂšse d'un "coin" assis sur ... les futures taxes. Ce FT-Coin, dont on a reparlĂ© Ă©pisodiquement, n'est Ă  mon avis qu'un assignat cryptographique. On voit mal l'incentive qui ferait fonctionner la blockchain. On voit mal aussi le facteur politique qui soutiendrait le cours de cet assignat mieux qu'en 1791.

un assignat grec?

L'annonce d'une adoption soudaine du bitcoin par la GrĂšce se rĂ©vĂ©la ensuite n'ĂȘtre ... qu'un un poisson d'avril. Le Coin Telegraph annonça le 1er avril 2015 que la GrĂšce adoptait le bitcoin. Il ne fut d'ailleurs pas le seul Ă  faire ce gag Ă  deux satoshis, d'autant plus crĂ©dible que maints patrons de start-up en mal de pub avaient, depuis des semaines, vantĂ© chacun sa solution de monnaie complĂ©mentaire ou cryptographique comme Ă©tant le remĂšde miracle pour sauver la GrĂšce. Une obsession dĂ©cidĂ©ment planĂ©taire.

Les propos du ministre allemand auront au moins un effet : rappeler l'opportunité de possibles co-existences monétaires. Certes M. Scheuble pense à une coexistence euro/ néodrachme, bref papier fort / papier faible. Mais d'autres songent à une co-existence papier / crypto. M. Vences Casares, patron de Xapo le dit assez clairement : aucun gouvernement ne choisira le bitcoin, monnaie non inflationniste. Bitcoin is not a currency for a government; it is a global currency for the people. Bitcoin n'est pas pour un territoire donné ou circonscrit (voir la conclusion de mon billet 19) mais pour un Internet global et sans frontiÚre.

poisson d'avril du CT

Pour aller plus loin (en anglais) :



Sur VaroufĂĄkis

Sur l'hypothĂšse du bitcoin en GrĂšce

et bien sûr :

Sur d'autres situations oĂč le bitcoin est Ă©voquĂ©

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9 - Monnaie pour rire, pour jouer ou pour changer ?

By: Jacques Favier —

 

Attention, je ne vais pas parler ici du poker, mais plutĂŽt du Carnaval !



Un bon nombre d'entrepreneurs qui s'intĂ©ressent aujourd'hui au bitcoin proviennent du gaming. Et certains du poker. Il y a d'innombrables raisons Ă  cela. Il entre, dans beaucoup de jeux, un plaisir Ă©vident de gagner de la vĂ©ritable monnaie en dehors des cadres lĂ©gaux, voire illĂ©galement - ce qui crĂ©e des lieux et des cercles secrets. À dĂ©faut, jouer permet de subvertir les hiĂ©rarchies sociales en brassant des richesses illusoires: c'est le cas de ces jeux que l'on dĂ©signe joliment en français comme les  jeux de sociĂ©tĂ©.

Autour d'un tapis ou d'un plateau (Board games en anglais..) et dans un code précis on compte en points, on paye en jeton et on accumule fiÚrement les piles de ceux -ci sur les rebords de la table. Les trois fonctions sont là. Mais l'argent de Monopoly perd sa valeur quand la partie s'achÚve, comme l'or du diable lorsque cesse le sortilÚge. C'est une monnaie pour un temps autant que pour une fonction. 


Dans la vie de nos ancĂȘtres, on peut repĂ©rer plusieurs pĂ©riodes hors du temps, c'est Ă  dire hors de la norme sociale et politique : la peste, le siĂšge, le carnaval. 

Je n'ai pas trouvé d'exemple de monnaie de peste. Il y a de nombreux exemples de monnaies dites obsidionales sur lesquels je reviendrai, désirant ici évoquer les curieuses monnaies de carnaval, dont l'usage a survécu, mais encadré officiellement, dans des anciennes colonies de tradition française, à la Nouvelle Orléans (en haut) ou au Quebec, ci-dessous.



L'Ă©mission, durant une assez longue pĂ©riode (en gros jusqu'aux guerres de Religion, qui mirent fin Ă  ce genre de tolĂ©rance) de monnaies spĂ©ciales lors des FĂȘtes des Fous, pose de trĂšs nombreuses questions aux historiens.

La fĂȘte elle-mĂȘme est Ă©quivoque: le roi des fous n'est pas un fou du roi, mais est-il plus roi ou plus fou ? Quand on frappe une monnaie Ă  son effigie, s'agit-il d'une dĂ©rision de la monnaie, ou d'une monnaie quand mĂȘme ?  Si l'argent des fous peut payer un beignet durant la fĂȘte, le peut-il encore le lendemain ? ou l'annĂ©e suivante ?


Si la loi du roi interdit certains jeux d'argent, ceux-ci deviennent-ils, pendant la fĂȘte, licite avec une monnaie de fĂȘte ? C'est ce qui se passait chez les romains, lors des saturnales...


Si les rois marquent leurs entrĂ©es dans leurs bonnes villes, et les nouveaux Ă©vĂȘques dans leur cathĂ©drale en jetant au bon peuple quelque menue piĂ©cette, roi des fous ou Ă©vĂȘques des innocents doivent-ils de mĂȘme jeter leurs piĂ©cettes Ă  la foule ? Finalement, qui paye ?


La monnaie des fous Ă©tait le plus souvent de plomb. Ce mĂ©tal facile Ă  modeler mais vil n'Ă©tait jamais employĂ© par les ateliers officiels - sauf en temps de siĂšge - mais seulement par les faussaires, personnes peu recommandables dont le crime mĂ©ritait un chĂątiment exceptionnel : ĂȘtre bouillis vifs.

Or les effigies que l'on retrouve sur les monnaies de fous qui nous sont parvenues ressemblent parfois Ă  celles des monnayages royaux ou officiels, de mĂȘme que leurs lĂ©gendes et devises.Les rois des fous, Ă©vĂȘques des Innocents ou papes des sots faisaient en effet graver sur leurs monnaies leurs noms, des armoiries rĂ©elles ou supposĂ©es, la date de leur Ă©lection et parfois aussi des rĂ©bus ( j'y reviendrai) destinĂ©s Ă  un peuple largement analphabĂšte.

Au total leur monnaie ressemblait donc moins Ă  la vraie (celle du roi) qu'Ă  la fausse. Sans leur valoir le chaudron !


C'est en tout cas ce que l'on peut extrapoler de la principale découverte, faite à Amiens au début du 19 Úme siÚcle, et qui a donné lieu à une premiÚre étude trÚs complÚte par Marcel Rigollot en 1837 et à une seconde publication par Alfred Demailly en 1910, dans le Bulletin de la Société des Antiquaires de Picardie.
 

L'historiographie ancienne a longtemps fantasmĂ© sur ce qui pouvait se passer durant la fĂȘte des fous, privilĂ©giant dans les sources les dĂ©nonciations par des clercs (Gerson, en Sorbonne, au dĂ©but du 15 Ăšme siĂšcle) des excĂšs de ces fĂȘtes, prĂ©sentĂ©es du coup comme potaches et contestataires, voire populaires, dĂ©bauchĂ©es et paĂŻennes.

Mais les historiens plus rĂ©cents (Max Harris, Sacred  Folly, a new history of the feast of the Fools, 2011) insistent davantage sur la participation de membres de l'institution ecclesiastique elle-mĂȘme. Il semble bien que certains (Ă©vĂȘques, abbĂ©s) finançaient au besoin la fĂȘte, la canalisaient aussi.

Une piĂšce ou mĂ©reau de la fĂȘte des fous d'Amiens en 1572 serait de nature, par sa qualitĂ© numismatique (et l'usage du cuivre plus onĂ©reux que le plomb) Ă  soutenir cette idĂ©e.



Voilà bien le type de débat qu'auront un jour les historiens sur l'attitude de l'institution vis à vis du bitcoin : condamnation? mise en garde? participation de banquiers d'affaires? régulation? Dialogue ? 

Depuis des mois ne manquent pas les condamnations du bicoin, monnaie excitante pour les uns, dangereuse pour les autres car libre (comme on disait jadis avoir des moeurs libres). Pourtant, dans le mĂȘme monde, certains se disent apparemment qu'il vaut mieux garder un oeil sur la chose. 

Voir ainsi Jacques Attali, qui n'est pas typiquement un marginal ni une personnalitĂ© de l'underground, sollicitĂ© par les promoteurs français du bitcoin comme guest star de la ConfĂ©rence EuroBitcoin qui devait se tenir le 8 octobre laisse un peu perplexe. Jacques Attali a annoncĂ© le futur depuis 40 ans, mais, comme Jules Verne qui n'avait pas vu l'ordinateur, il ne semble pas avoir vu venir le bitcoin. Nul ne songerait Ă  lui en faire grief ; mais il est permis de penser qu'il appartient Ă  un monde et Ă  l'Ă©lite d'un monde oĂč le besoin et le dĂ©sir de relations peer to peer sont bien faibles. 

Le thĂšme de son introduction, telle qu'elle Ă©tait annoncĂ©e, Ă©tait la monnaie peut elle ĂȘtre libre ? Gageons que geeks, dĂ©veloppeurs, banquiers d'affaires et pontes de la finance ne mettent pas la mĂȘme chose sous ce mot. Quant Ă  Madame Parisot, Ă©galement annoncĂ©e pour cette confĂ©rence (reportĂ©e) on sait ce qu'elle entend par libertĂ©.

Mon sentiment est que pour imaginer toutes les potentialitĂ©s d'une disruption majeure comme le bitcoin, il y a intĂ©rĂȘt Ă  regarder dans toutes les directions. Je pense que les monnaies crypto ont sans doute quelque chose Ă  voir avec les innombrables "monnaies locales complĂ©mentaires", mĂȘme si les tenants de celles-ci se mĂ©fient de celles-lĂ  (voir mon billet n°4).


Mais peut-ĂȘtre y a-t-il aussi quelque chose Ă  apprendre du cĂŽtĂ© des piĂšces et billets de fĂȘte, dont on parle moins. Les monnaies pour rire n'ont jamais disparu. Ce sont des petits objets dont la valeur numismatique est faible, malgrĂ© des tirages souvent confidentiels En voici un du pays venu d'un pays oĂč, a priori, n ne rigole pas avec l'argent, la suisse (BĂąle en 1914).


Une constante : la coexistence de modĂšles qui singent la monnaie officielle et de modĂšles largement plus subversifs, comme celui du carnaval de Rennes, en 2014.


 


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4 - du cÎté du problÚme ou du cÎté de la solution?

By: Jacques Favier —


Sur le site de rĂ©fĂ©rence en France concernant les Monnaies Locales ComplĂ©mentaires (MLC) l’auteur Philippe Derudder a publiĂ© en juin une analyse critique Le Bitcoin, du cĂŽtĂ© du problĂšme, pas de la solution.


Je dois commencer en disant que j’ai suivi depuis longtemps et avec intĂ©rĂȘt les publications de Philippe Derudder. Pourquoi ? Parce que cela fait un certain temps que je suis convaincu de l’opportunitĂ© que des circulations monĂ©taires ciblĂ©es offriraient en thĂ©orie Ă  des communautĂ©s locales ou affinitaires.




derudder


En 2007, je m’étais ainsi rapprochĂ© de la CoopĂ©rative de Finances Solidaires de la Nef, cette SociĂ©tĂ© FinanciĂšre qui aspirait depuis longtemps et aspire encore Ă  se transformer en banque, mais n’offrait et n’offre toujours Ă  ses 30.000 coopĂ©rateurs que des produits co-brandĂ©s avec le CrĂ©dit CoopĂ©ratif (vraie banque et vrai concurrent) ou des livrets dignes des annĂ©es d’aprĂšs-guerre. Je leur proposais alors (en vain) de rĂ©flĂ©chir Ă  ce que les nouveaux moyens de paiement (Ă  l’époque essentiellement le RFID) pouvaient offrir tant comme moyen de sauter l’étape du chĂšque, que d’apporter une aide prĂ©cieuse aux MLC dont la Nef est un sponsor quasi officiel en France.


La prĂ©sentation par Derudder du bitcoin est d’un grand classicisme. Elle est aussi d’un grand conformisme. On ne possĂšde physiquement l’euro pas davantage que le bitcoin : si on perd le billet il est perdu, si on perd son numĂ©ro de compte on a des problĂšmes, si la banque saute
 etc. Les livres de compte sont gĂ©rĂ©s ailleurs et diffĂ©remment, mais l’euro n’est pas une pĂ©pite.


Je n’épiloguerai pas sur le faible intĂ©rĂȘt qu’il y a de rappeler l’absence de banque centrale pour Ă©mettre et gĂ©rer le bitcoin. Il aurait Ă©tĂ© plus amusant de souligner que, comme l’euro cette fois, le bitcoin n’a pas non plus de gouvernement pour le soutenir (dans tous les sens que l’on voudra donner au mot soutenir) : l’état amĂ©ricain (dont l’extravagante puissance militaire ne peut ĂȘtre omise quand on fait l’inventaire des caractĂ©ristiques du dollar) vient de rappeler que toute transaction en dollar est passible de Sa Justice. Les nains chĂątrĂ©s europĂ©ens ont baissĂ© le regard devant l’ogre et l’affaire ne profite qu’au yuan. L’euro, en dĂ©pit des pompeuses promesses de 1992 Ă  2002 n’a jamais Ă©tĂ© qu’une monnaie de petits vieux.


aristoteMais puisque Derudder est platement aristotĂ©licien quand il en vient Ă  considĂ©rer comme purement virtuel un protocole d’échange d’informations rĂ©pondant Ă  une logique mathĂ©matique situĂ©e dans le ciel des IdĂ©es, pourquoi ne saisit-il pas ce qui, dans le bitcoin, rĂ©pond si directement Ă  ce que dit l’auteur de l’Ethique Ă  Nicomaque (V,9) : c'est le besoin que nous avons les uns des autres qui, dans la rĂ©alitĂ©, est le lien commun de la sociĂ©tĂ© qu'il maintient. S’il a bien vu que le bitcoin, Ă  l’origine, s’obtenait en Ă©change d’une partie de la puissance de calcul d’un ordinateur, il croit que c’est au service de la rĂ©solution de sortes d’équations (soudain suffisamment existantes pour avoir des serviteurs) quand on pourrait tout aussi bien Ă©crire au service de la communautĂ© qui a adoptĂ© ce moyen d’échange.


Reprenons Aristote lĂ  oĂč nous l’avons interrompu : Si les hommes n'avaient point de besoins, ou s'ils n'avaient pas des besoins semblables, il n'y aurait pas d'Ă©change entre eux, ou du moins, l'Ă©change ne serait pas le mĂȘme.


C’est du cĂŽtĂ© de l’échange que le bitcoin blesse Derudder.


Sa raretĂ© (relative) lui apparaĂźt suspecte, quand les supporters des MLC ne manquent pourtant jamais d’annoncer ou de suggĂ©rer que le systĂšme fondĂ© sur le dollar Ă  gogo finira par s’effondrer. La plupart des MLC ont des masses monĂ©taires tenant dans un tiroir d’épicier.


La critique pourtant ne serait pas impertinente en soi. Il reste qu’une monnaie abondante comme le sont, surtout depuis 2008, le dollar et l’euro, peut ĂȘtre suffisamment mal rĂ©partie pour nourrir des bulles au lieu de nourrir des enfants. Aujourd’hui le problĂšme est bien davantage dans l’allocation et la circulation de la monnaie que dans sa masse totale.


Que le bitcoin ait connu de fortes variations (comme au demeurant l’or, l’argent ou d’autres commodities depuis 1945) n’implique pas que son utilitĂ© soit uniquement spĂ©culative. Au vrai, ce reproche est surtout formulĂ© doctement par ceux qui, ayant bien levĂ© les yeux au ciel en marmonnant le nom de Ponzi en 2011 ou 2012, ont regrettĂ© en 2013 d’avoir Ă©tĂ© si peu spĂ©culatifs intellectuellement.


Le bitcoin sert, et continuera de servir, Ă  deux usages rĂ©els. Le premier qui restera sans doute second, est de payer : on peut manger dans la plupart des capitales dĂ©veloppĂ©es avec du bitcoin sur son wallet. Certes le choix est encore imitĂ© (je recommande chaudement le 43 sur la Butte aux Cailles) mais il s’étoffe. A GenĂšve on peut mĂȘme aller aux filles (comme a cru devoir me l’indiquer un anonyme qui avait lu un peu vite mon billet consacrĂ© aux monnaies des maisons closes). Cet exemple mis naturellement Ă  part, payer en bitcoin est aujourd’hui un bon moyen de crĂ©er du lien, et avec son petit cĂŽtĂ© complot-techno, il peut s’inscrire sans trop d’effort comme un objet transitionnel de Winnicot. Il est probable que Derruder juge ici la chose de l’extĂ©rieur.


L’autre usage du bitcoin, essentiel, c’est l’envoi d’argent. Il a mĂȘme Ă©tĂ© conçu, me semble-t-il, fondamentalement autour de cette problĂ©matique, dans cette intention.


Quand Derudder dit que c’est l’intention qui compte, il fait sourire. Le problĂšme des bonnes intentions, c’est que le paradis de la finance alternative ou Ă©thique en est pavĂ©. Il y a loin des intentions affichĂ©es par celle-ci dans ses chartes Ă  ses pratiques dans l’économie rĂ©ellement existante. Parlons donc en termes d’efficacitĂ© : avec un billet papier d’une MLC dans une ville de quelques milliers d’habitants on peut manger dans un restaurant de cette ville. J’attends que les MLC communiquent clairement (dans la pĂ©tition de transparence qui est celle de toute la finance Ă©thique) non seulement sur les masses de ces monnaies mais sur leur circulation. Ce que chacun peut savoir minute par minute sur le bitcoin et mesurer les gros blocs (sans doute spĂ©culatifs) et les micro-paiements (cafĂ©s payĂ©s en bitcoins, petits transferts).


Je trouve donc bien tranchant le jugement de conclusion qui ne reconnaĂźt aucunement le potentiel de transformation socio-Ă©conomique des MLC au bitcoin.


D’abord parce qu’il appartient Ă  chacun de penser plus important de faciliter les Ă©changes entre bobos et bios Ă  Aubagne ou Ă  Villefranche ou les virements de millions de travailleurs expatriĂ©s sur lesquels Western Union (82 milliards de dollars de transfert en 2013) se sert assez grassement (5,5 milliards de CA prĂ©levĂ© soit en moyenne 6,7% de frais, et beaucoup plus, bien sĂ»r, sur les petits montants,) pour s’offrir d’obscĂšnes campagnes de publicitĂ© ensuite. On lira Ă  ce sujet un article dĂ©jĂ  un peu ancien, mais seuls les profits ont changĂ© depuis 2006.


Wester Union

Ensuite parce que le bitcoin est aussi une rĂ©volution mentale. C’est un bien commun de l’humanitĂ©. Certes il faut le miner (comme l’or) mais on peut aussi ouvrir sa mine. Il existe plus de 200 crypto-monnaies. Pourquoi parler de raretĂ© ?


monnaie localeSi le bitcoin vous dĂ©plait, creusez une autre mine. Certaines, comme le Reddcoin affichent au demeurant des visĂ©es et des intentions sociales. PlutĂŽt qu’une Ă©niĂšme collection de billets de Monopoly pour jouer Ă  la marchande sur les foires bios, en collant des gommettes au dos des billets pour rĂ©inventer l’inflation, tandis que la contrepartie en euros git douillettement sur un compte de la Nef ou du CrĂ©dit CoopĂ©ratif (oĂč vous n’avez pas la moindre idĂ©e de ce qu’il devient vraiment) regardez un peu ce que les Ă©volutions technologiques (et mathĂ©matiques !) vous offrent.


Les inventions techniques sont brevetables : faut-il rappeler que Western Union est issue de l’invention du Morse ? Cependant les MLC pourraient quand mĂȘme sortir du papier et voir ce que des plateformes de transfert un peu ouvertes (possibilitĂ© de transferts entre pays banques et devises diffĂ©rentes) pourraient leur offrir comme opportunitĂ©s. Il est un peu pathĂ©tique de voir que les MLC en sont tout juste Ă  patiner dans la montĂ©e pourtant bien balisĂ©e des cartes de paiement en plastique (le NU de Rotterdam semble avoir disparu comme le SOL) et que la Nef annonce des chĂ©quiers pour fin 2015.


Quant aux inventions mathĂ©matiques elles ne sont pas purement virtuelles comme Derruder le pense, mais elles sont non brevetables. Rien qu’en cela, il y a un potentiel de transformation.


Le bitcoin n’est certes pas « la solution », mais il n’est en rien « du cĂŽtĂ© du problĂšme ». Certes ceux qui travaillent autour du bitcoin veulent gagner de l’argent : les gĂ©rants de Biocoop aussi ; le bitcoin monte en euro, mais c’est peut-ĂȘtre que l’euro (et donc les MLC qui ont un lien fixe Ă  l’euro
) baissent, et les raisons de le penser ne manqueraient pas.


Dire que la valeur de la monnaie qui monte n’est appuyĂ©e sur aucune richesse rĂ©elle, c’est soit admettre qu’il n’existe de richesse rĂ©elle concevable pour garantir une monnaie qu’une encaisse dans une autre monnaie (revenons donc Ă  l’or) ou une circulation de dettes (double problĂšme : les MLC non plus ne permettent pas le crĂ©dit, en l’état, et les dettes en euros ou dollars ont aujourd’hui une valeur bien incertaine) soit enfin, et surtout, compter pour rien la richesse de la communautĂ© crĂ©Ă©e par l’échange. C’est un jugement de physiocrate.


Retournons une derniĂšre fois vers Aristote : la monnaie n'existe pas dans la nature. Elle n'existe que par (selon) la Loi. Il ne tient qu'Ă  nous de la changer et de la rendre inutile si nous le voulons.


Keynes, qui ne souhaitait pas le retour Ă  une « richesse rĂ©elle » concluait qu’on n'a jamais parlĂ© de si bon sens -avant ou aprĂšs.


De ce que la monnaie n’est pas forcĂ©ment l’or, on en est venu en quelques dĂ©cennies Ă  conclure que c’était forcĂ©ment la dette. Money is what money does. La monnaie c’est l’échange, mĂȘme au comptant. La valeur n'est ni dans le billet de banque (euro ou MLC) , ni mĂȘme dans la piĂšce d'or, elle est dans la communautĂ© qui accepte et garantit cet Ă©change.

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3 -Monnaie crypto, monnaie porno?

By: Jacques Favier —


Nous avons déjà évoqué le parfum de soufre du bitcoin en traitant de l'usage de la monnaie dans les choses sacrées, qui suscitait bien des questions. Comme ont dû le faire certains Romains, sortons du temple et dirigeons-nous vers le lupanar, puisque les industries du vice ne sont pas les derniÚres à lorgner vers les monnaies cryptographiques. Le site de l'une d'entre elles, le Redcoin annonce : porn, gambling and everything naughty. Une monnaie pour le vice ? Depuis l'antiquité, les bordels ont battu monnaie...

Est-ce par respect pour César ou par précaution que l'on y inventa une monnaie affectée, comme nous dirions aujourd'hui ? En tout cas, si le premier bordel semble avoir été athénien (et bon marché) les premiers jetons de maisons closes datent de l'époque romaine. On les appelle tessÚres spintriennes ou spintriae d'un mot latin désignant la débauche.

Le mot tessera dĂ©signait en gĂ©nĂ©ral un jeton et il en existait de toutes sortes. Dans la ville qui garantissait au petit peuple du pain et des jeux, on distribuait en fait des tesserae de matiĂšres et de motifs divers, donnant droit Ă  une entrĂ©e dans le Cirque ou Ă  une ration de froment. Je ne dis pas que l'on ait distribuĂ© des bons pour une passe, mais l'usage du jeton pour entrer quelque part Ă©tait bien Ă©tabli. Effectivement, autant ne pas mettre la figure de CĂ©sar sur cela, mĂȘme si on se souvient que l'empereur Vespasien se moquait bien de voir sa monnaie transiter par les latrines ! Je reviendrai un autre jour sur les tessĂšres et autres jetons d'usage.


spintria en verre Ce jeton en pate de verre dont la réalisation est par ailleurs d'une grande qualité était sans aucun doute en usage dans un établissement huppé.

Notons que l'on n'a pas tenté de donner à la tessÚre une figure trop proche de la monnaie.

Plus grossiĂšres sont les spintriae de plomb que l'on retrouve un peu partout, et jusqu'en Angleterre.

plomb romain

retrouvé dans la Tamise

On voit mal ces jetons servir de monnaie à l'extérieur comme nos tickets restaurants qui sont plus ou moins admis par les épiciers. Cependant leur aspect prend progressivement celui de piÚces, avec des chiffres au cÎté pile.

Quelle signification donner à ces chiffres? Certains connaisseurs imaginatifs ont prétendu que cela désignait le prix des différentes prestations, d'autres plus prosaïques y ont vu le numéro de la chambre, ou de la fille... mais le plus grand lupanar retrouvé à Pompei n'avait que 10 chambres, quand certaines séries de spintriae atteignent 16 modÚles.

Il m'apparaĂźt probable que ces objets ont Ă©tĂ© collectionnĂ©s indĂ©pendamment et parallĂšlement Ă  leur valeur d'usage. À l'appui de cette thĂšse il y a l'Ă©vidente similitude avec d'autres Ă©missions trĂšs comparables, comme une sĂ©rie d'empereurs. LĂ  aussi, on retrouve souvent le chiffre 16 comme nombre des spĂ©cimens.


les empereurs


Il est difficile de trancher le point quant à l'ordre des choses : les spintriae furent-elles une simple variante libertine des collections dédiées aux empereurs ou aux gladiateurs ? Des contrefaçons coquines de la monnaie, comme certaines piÚces de six euros aujourd'hui? Ou bien fabriquées à l'origine comme des jetons de passe ( achetés par le client à la maquerelle ? distribuées par le général à la troupe ? ) ont-elles été ensuite sciemment transformées en objet collectors ?


La question n'est pas innocente. Pas davantage que la pratique bien connue des Ă©diteurs de cartes diverses : autant les vignettes de l'Ă©quipe de France offertes jadis dans les boites de fromage avaient une faible et Ă©gale valeur dans les cours de rĂ©crĂ©ation, autant les vignettes vendues (trĂšs au-dessus de leur coĂ»t de revient rĂ©el) par des Ă©diteurs (comme l'italien Panini) peuvent, par leur inĂ©gale rĂ©partition dans les pochettes oĂč elles sont vendues, acquĂ©rir des valeurs diffĂ©rentes, et pour certaines trĂšs Ă©levĂ©es... L'Ă©dition de mĂ©dailles ou de cartes de collection permet de crĂ©er de la valeur et cela en parfaite lĂ©galitĂ© puisqu'Ă  aucun moment on n'Ă©met de la monnaie. Dans les annĂ©es 90, j'ai cependant vu une directrice d'Ă©cole pourchasser les faux Pikatchu avec force - certes sans oser brandir le cĂ©lĂšbre article 139 du Code PĂ©nal - parce que ces faux avaient Ă©tĂ© monnayĂ©s contre de vrais francs français. Il est probable que l'on verra un jour des altcurrencies collectors du fait d'une quantitĂ© volontairement restreinte ou d'un gimmick quelconque.

Retournons Ă  la maison close : bien des raisons pouvaient y justifier l'usage des jetons.

Quelque soit le statut des filles (esclaves antiques, débitrices, filles-mÚres, pauvresses...) pratiquer un change à la caisse évitait que ces filles ne touchent à la monnaie du dehors. C'est aussi l'une des raisons de l'usage des chips dans les maisons de jeux, sujet sur lequel je reviendrai un jour.

Cette prĂ©caution classique a perdurĂ© dans les maisons de passe, mais une chose forcĂ©ment significative doit ici ĂȘtre notĂ©e : alors que dans certaines industries on donne Ă  ces monnaies internes un aspect ludique et le moins monĂ©taire possible ( les colliers de perle du Club Med ) , dans les bordels la coutume de donner un aspect monĂ©taire Ă  l'objet s'est affirmĂ©e au cours des siĂšcles : tous les souverains du 19 Ăšme siĂšcle ( et pas seulement en France...) ont ainsi leurs effigies Ă  l'avers de jetons dont les revers s'ornent de symboles les plus explicites. TrĂšs souvent ce sont des objets de plomb ou d'Ă©tain, assez grossiers. Il arrive toutefois que l'on trouve de lourdes piĂšces d'argent, probablement en usage dans les meilleurs Ă©tablissements parisiens.


le roi citoyen cote face


( et cliquez ici pour voir aussi la cÎté poil, mais pour les impudiques seulement !)


liard Tant et si bien que des établissements plus modestes purent, inversement, se servir comme jetons de vieilles espÚces démonétisées et sans réelle valeur. J'ai découvert qu'à Arsonval, dans l'Aube, une petite maison de passe se servait avant la guerre de vieux liards en cuivre du temps de... Louis XV.


Etonnant destin de la monnaie d'un roi lui-mĂȘme notoirement portĂ© sur la fille publique !


Dans le monde crypto de mĂȘme, toutes les alt-currencies perdureront, mĂȘme dĂ©monĂ©tisĂ©es si leurs cours s'effondrent totalement : rien n'empĂȘche de leur imaginer d'Ă©tonnants destins, comme ceui des liards d'Arsonval.


Du coup certains vrais jetons se donnaient des petits airs de monnaies anciennes, comme ci-dessous, avec une figure de Louis XIII assez fantaisiste.


un faux roi


On trouve le mĂȘme usage Ă©quivoque des codes et symboles officiels en AmĂ©rique avec un jeu de mot salace : cent changĂ© en cunt (chatte mais aussi salope).


un jeu de mot


A la mĂȘme Ă©poque on gravait aussi des mots d'amours ou l'initiale d'un fiancĂ© sur les piĂšces, une coutume ancienne que les soldats de la guerre de SĂ©cession popularisĂšrent. Le bitcoin sera-t-il un jour Ă  mĂȘme de porter (aussi) un message amoureux?


jeton d'amour


Malgré le jeu de mot permis par le slang, n'allons pas croire que le service ait été vendu pour one cent seulement : il fut pendant assez longtemps fixé à trois dollars, somme que l'on retrouvait sur de nombreux jetons.




red door saloon


Relique d'un monde sans inflation : il ne viendrait plus à l'idée d'écrire Bon pour un repas sur un ticket restaurant aujourd'hui. Les établissements du Nebraska sont d'ailleurs revenus à la pratique du token sans indication de valeur.


Les claques parisiens ont largement continué, passé le temps des rois, de singer les monnaies de la République et leurs divers symboles (Marianne, coq ..). C'est aussi que la République prenait sa part du profit, ce qui permet de comprendre certains atouts d'une monnaie de transaction affectée.


la monnaie de singe


Le jeton a dĂ» servir d'instrument fiscal. Les maisons ne fabriquaient point elles-mĂȘmes de tels jetons, ce qui explique que les scĂšnes pornographiques au verso soient si souvent similaires. Il est probable que l'on pouvait savoir combien de jetons circulaient dans telle ou telle maison, et que cela faisait partie des diligences du PrĂ©fet (qui dĂ©livrait l'indispensable certificat de tolĂ©rance et faisait payer cher ses contrĂŽles, notamment sanitaires) et des renseignements connus du percepteur, qui en ces temps de fisc plus lĂ©ger que le nĂŽtre, prenait ici un confortable 50%.


Mais le jeton est aussi un instrument comptable : quand le client de la Belle Epoque achetait son jeton 5 francs, 2 francs 50 revenait à la fille, 2 francs étaient destinés à la maison le reste allant à diverses charges (on payait 25 centimes pour la serviette à la blanchisseuse par exemple). Tenir les comptes en jeton permet une comptabilité analytique aisée.


Allons plus loin : si la fille est le premier indicateur de la police contre la maquerelle, qui remplit ce rÎle contre les clients... d'un point de vue comptable on a ici, grùce au jeton, une ébauche de comptabilité en partie triple (client, caisse de la maquerelle, fille) avec la possibilité pour la communauté des filles de vérifier les comptes de la maquerelle. Cela ne vous évoque rien?

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2- Rendre Ă  CĂ©sar ?

By: Jacques Favier —


A peine propulsé dans l'espace médiatique, le bitcoin a dégagé un parfum de souffre. Il ne s'agit pas ici de plaider mais d'examiner le rapport entre deux arguments essentiels : le bitcoin servirait à des trafics sales ; il ne serait pas régi par une autorité souveraine. Les deux critiques sont cependant sans rapport : le dollar reste la monnaie préférée des narcotrafiquants et les monnaies virtuelles, pas davantage que les greenbacks, n'ont été conçues spécifiquement à leur usage.

Si la cyber-monnaie n'est pas soumise à l'autorité d'un souverain, c'est que son cyber-espace de circulation ne l'est pas non plus. Un espace hors souveraineté n'est pas forcément une exception historique : avec quelle monnaie payait-on dans le désert entre deux royaumes ? ou dans l'enclos sacré d'un temple ?

Notons d'abord que dans l'histoire et dans leur domaine de souverainetĂ© les rois n'ont pas souvent Ă©tĂ© aussi regardants que de nos jours : l'argent n'a pas d'odeur dĂ©clara Cesar Vespasien. Tellement que c'est l'argent du roi qui pourrait bien ĂȘtre l'argent sale, ou impur, du moins lĂ  oĂč s'opĂšre la distinction du licite et de l'illicite, du sacrĂ© et du profane.

le denier de TibĂšre


Quand JĂ©sus dĂ©clare áŒ€Ï€ÏŒÎŽÎżÏ„Î” Îżáœ–Îœ Ï„ÎŹ Ï„ÎżáżŠ ÎšÎ±ÎŻÏƒÎ±ÏÎżÏ‚ Ï„áż· ÎšÎ±ÎŻÏƒÎ±ÏÎč Îșαί Ï„ÎŹ Ï„ÎżáżŠ ΘΔοῊ Ï„áż· ΘΔῷ rendez Ă  CĂ©sar ce qui est Ă  CĂ©sar, et Ă  Dieu ce qui est Ă  Dieu il rĂ©pond Ă  la question (peu innocente !) de savoir s'il est licite pour un juif de payer l'impĂŽt romain. Certes ce denier d'argent porte l'effigie de l'empereur TibĂšre, mais puisque vous vivez avec cette monnaie (vous l'avez en poche, demandez-vous comment...) payez donc son dĂ» Ă  celui qui frappe cette monnaie. Quant Ă  Dieu c'est bien autre chose qu'il vous demande.

D'oĂč l'autre Ă©pisode Ă©vangĂ©lique concernant l'argent : celui des marchands (et changeurs) chassĂ©s du Temple par JĂ©sus, Ă©pisode souvent prĂ©sentĂ© de façon simpliste comme une condamnation de l'esprit boutiquier et de l'appĂąt du gain. Par sa colĂšre soudaine, le NazarĂ©en s'en prend Ă  l'esprit de traffic entre l'homme et Dieu tel qu'il le voit Ă  l'oeuvre Ă  JĂ©rusalem plutĂŽt qu'au signe monĂ©taire.

Car il y a bien trafic et change. Les israĂ©lites ĂągĂ©s de vingt ans devaient payer annuellement pour l’entretien du culte un impĂŽt du temple d'un demi-shekel, soit 5 grammes d'argent (Exode XXX – 11, 16). Or JĂ©rusalem n'a jamais Ă©tĂ© autorisĂ©e par les romains Ă  frapper ces demi-shekels. L'Ă©vangĂ©liste Matthieu rapporte d'ailleurs (XVII, 23) que le montant de cet impĂŽt Ă©tait d’un didrachme, une monnaie grecque. Les pĂšlerins avaient en poche des monnaies grecques, ou romaines, ou des piĂšces de cuivre que les potentats locaux alliĂ©s de Rome avaient la permission de frapper.

On lit parfois que les autoritĂ©s du Temple exigeaient que l'on change ces monnaies contre la monnaie du sanctuaire. Mais le Temple, pas davantage que JĂ©rusalem ne frappait de monnaie qui aurait Ă©tĂ© plus propre. Cela aurait Ă©tĂ© inutile aux yeux des pharisiens ; d'ailleurs un passage de la Mishna conduit Ă  penser que la monnaie elle-mĂȘme n’a rien d’impur mais l’usage qu’on en fait peut conduire Ă  l’impuretĂ©. Il fallait simplement que la piĂšce fit 5 grammes d'argent. Il fallait non que l'argent soit pur, mais que le compte soit bon.

On se servait pour l'opération de change du demi-shekel de la ville libre de Tyr, aussi appelé didrachme dans les textes grecs. C'est cette monnaie de Tyr qui était la monnaie du Temple et c'est contre cette piÚce ( qui avec son aigle peu biblique et la figure du dieu local, un Hercule nommé Melkart, avait un caractÚre tout païen ) que les pÚlerins devaient échanger ce qu'ils avaient en poche: denier romain, drachme attique, petit cuivre local.

shekel de Tyr

La réalité c'est d'abord que l'aristocratie du Temple voulait recréer, en petit, un espace de souveraineté enclavé dans le vaste empire de Rome et non doter son peuple d'un instrument communautaire ! C'est ensuite que l'impÎt précédait et asseyait cette tentation de recréer de la souveraineté, c'est enfin que le change permettait une seconde prédation.

Reveons au bitcoin. Il n'est pas la seule ni la premiÚre monnaie sans souveraineté : sous l'ancien régime, nos rois ont concédé à des seigneurs locaux le droit de battre des monnaies qui circulaient en dehors de leurs terres ; dans le passé des monnaies ont été émises par des villes libres - comme Strasbourg - dont la souveraineté ne se comparait pas et de loin à celle du Royaume de France. Aujourd'hui, on pourrait dire du Franc CFA qu'il est une monnaie sans souveraineté, et sans doute des DTS" du FMI qu'ils sont une quasi-monnaie sans souveraineté.



Non, le propre du bitcoin n'est pas d'ĂȘtre une monnaie sans souverainetĂ©, c'est d'ĂȘtre une monnaie sans impĂŽt. Or historiquement, il n'est pas bien certain que la monnaie prĂ©cĂšde toujours l'impĂŽt. Viennent en premier la guerre, la solde des troupes, l'impĂŽt. Dans les colonies, l'instauration de l'impĂŽt fut le meilleur moyen d'Ă©tablir l'Ă©conomie monĂ©taire et les marchĂ©s.

Pour résumer plaisamment la chose, il faut relire l'un des épisodes les plus fins d'Astérix: le Chaudron. Moralelastix, un chef gaulois un peu collabo confie à Asterix la garde d'un chaudron contenant son trésor, pour ne pas avoir à le remettre aux romains en paiement de l'impÎt. Puis, durant la nuit, il vole ledit chaudron. Asterix, déshonoré, se retrouve contraint de trouver le moyen de remplir à nouveau le chaudron. Pour cela il va falloir gagner de l'argent.
gagner de l'argent

Finalement, bien loin du rendez à César... les gaulois ne trouveront pas de meilleur moyen que de détrousser le collecteur romain, et découvriront alors qu'il transportait... les sesterces volés, que l'infùme Moralelastix aprÚs son forfait avait ignominieusement remis aux romains.

En somme Asterix dĂ©couvre que l'impĂŽt prĂ©cĂšde le travail, et qu'il rend obligatoire l'usage de la monnaie de celui-lĂ  mĂȘme Ă  qui l'on paye cet impĂŽt. En revanche jusqu'Ă  la fin de l'album, ObĂ©lix qui figure ici le primitif, se refuse Ă  comprendre pourquoi il fallait remplir d'abord de monnaie un chaudron qui devait finalement contenir le repas.
l'argent et la soupe


Mais si nous oublions notre anarchisme gaulois, Ă©chapper Ă  l'impĂŽt est-il souhaitable? À titre individuel c'est Ă  chacun de rĂ©pondre. Pour la communautĂ© des bitcoiners, c'est moins sĂ»r.
L'impĂŽt sur une monnaie fiat paraĂźt relever naturellement du commandement Ă©vangĂ©lique: la monnaie fiat est bien celle de CĂ©sar. Or le denier d'argent Ă©tait une monnaie minĂ©e. CĂ©sar pouvait bien y imprimer son effigie, il ne pouvait (sauf altĂ©ration) en multiplier les signes. La monnaie minĂ©e est une monnaie rare. Il importe de la faire circuler, d'en empĂȘcher l'enfouissement.

La singularitĂ© du bitcoin, la voilĂ  : c'est une monnaie minĂ©e qu'aucun impĂŽt (Ă  ce jour) ne vient brasser. Sans consĂ©quence pour les petites monnaies virtuelles, destinĂ©es Ă  une vie locale ou communautaire, cette absence de pompe Ă  phynance pourrait bien s'avĂ©rer un handicap pour la circulation bitcoin, s'il doit ĂȘtre le dollar virtuel de l'avenir et la monnaie des monnaies...

Payer des impÎts sur ses gains en bitcoins, mais les payer en dollars ou en euros ( comme payer une pizza en bitcoins mais aprÚs une opération de change) ce n'est pas encore disposer d'une monnaie indépendante.

Peut-ĂȘtre donc, Ă  dĂ©faut de payer l'impĂŽt Ă  CĂ©sar, faudra-t-il payer un jour une sorte d'impĂŽt Ă  Ubu?
le voiturin Ă  phynances

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119 - Enfumage

By: Jacques Favier —

Sur un plateau de télévision, pour tout bitcoineur qui pourrait expliquer, il y a face à lui quelqu'un qui est là pour critiquer. Il y a des champions de l'exercice. L'un des plus actifs ces temps-ci se présente comme économiste et comme tout économiste, quand il est à court d'argument, il raconte des histoires, partant comme tous les siens de l'idée que les expériences historiques peuvent servir à tout et hors de tout contexte.

Pour démontrer que Bitcoin n'est pas une monnaie, ce qui comme on le lui a répondu est largement une conversation de salon, il a des flÚches de toutes sortes dans son carquois. Une monnaie, nous a-t-il expliqué chez François Taddeï,  ça met généralement trÚs peu de temps à s'installer . Généralisation dont je vois bien mal le fondement et sur laquelle il embraye  par exemple si vous prenez la situation de Berlin aprÚs guerre, dans une ville ruinée, bon il fallait un moyen d'échange ...c'est la cigarette qui avait été élue par la population comme moyen d'échange, élue pas au sens strict, au sens de l'utilisation, et ça avait mis deux semaines à s'installer. .

Cet argument fumeux n'a pas été improvisé en panique sur le plateau, il a déjà été présenté dans une tribune du Monde :  En 1945, dans le Berlin ruiné d'aprÚs guerre, la cigarette n'avait pas mis deux semaines à s'étendre à quasiment toutes les transactions possibles .

L'exemple cité est tellement farfelu (la courbe d'adoption de Bitcoin suit assez fidÚlement celle d'Internet, lointain descendant d'Arpanet) qu'il peut sembler oiseux de le regarder de prÚs, mais l'exercice s'avÚre instructif.

Loin de nous infliger, comme on le fait pour tuer Bitcoin, l'argument des trois fonctions d'Aristote, il n'est plus question ici que d'instrument de transaction. On veut bien croire que ce soit cette fonction qui soit la plus urgente Ă  satisfaire et que l'adoption de la cigarette dans ces conditions ait pu ĂȘtre plus rapide que celle de Bitcoin. Nous voilĂ  plus Ă©rudits et dotĂ© d'un utile savoir. Sauf sur un point : les Allemands ne fabricant plus rien et surtout pas des cigarettes, cette Ă©trange monnaie n'a pas Ă©tĂ© Ă©lue par la population (genre monnaie locale) mais importĂ©e par l'occupant.

Faisons un peu d'histoire, et demandons-nous d'abord, oĂč notre Ă©conomiste a pu aller dĂ©nicher ça ? Faisons comme tout le monde : l'appel Ă  un ami savant (Ă  Mountain View, CA).

On lit cela en effet :  A la sortie de la Seconde Guerre mondiale, la monnaie allemande, le Reichsmark, fut dĂ©considĂ©rĂ©e et ne fut plus utilisĂ©e. C'est une Ă©conomie Ă  base de troc qui vit le jour, et la monnaie d'Ă©change la plus utilisĂ©e fut alors la cigarette amĂ©ricaine. Elle permit une certaine stabilitĂ© des prix avant d'ĂȘtre remplacĂ©e en 1948 par le Deutschmark . Diable, c'est une monnaie qui accompagne du troc? durant trois ans ? Cependant on lit cette fine analyse sur le site secouchermoinsbete.fr qu'on ne rĂ©putera pas forcĂ©ment ĂȘtre de qualitĂ© universitaire. Notons quand mĂȘme que ledit site donne trois rĂ©fĂ©rences, ce qui n'est pas rien. Poursuivons.

  • La premiĂšre rĂ©fĂ©rence est Ă  un site spĂ©cialisĂ© sur l'or qui fait un bref historique sans rĂ©fĂ©rences particuliĂšres. Notons qu'il dit surtout que  peu avant la chute du troisiĂšme Reich, les Ă©changes dans les camps de concentration nazis se basaient sur la cigarette comme valeur de rĂ©fĂ©rence. Le fait que le tabac n'Ă©tait pas rationnĂ© et qu'il pouvait ĂȘtre facilement dissimulĂ© Ă©tait la principale motivation de ce choix . Donc on n'est plus aprĂšs la dĂ©faite mais avant... et on comprend mal pourquoi dans les camps des nazis les cigarettes n'auraient pas Ă©tĂ© rationnĂ©es. On y reviendra.
  • La seconde rĂ©fĂ©rence est Ă  l'article Wikipedia sur l'Allemagne depuis 1945 qui contient cette assertion :  L'Allemagne de l'aprĂšs-guerre connaĂźt une importante inflation, si bien que la cigarette blonde amĂ©ricaine fait figure d'Ă©talon monĂ©taire  avec un renvoi Ă  un livre peu spĂ©cialisĂ© dans les monnaies parallĂšles, Ă  savoir celui de Marc Nouschi, La dĂ©mocratie aux États-Unis et en Europe (1918-1989). Il semble y avoir (en page 244 dudit livre que je n'ai pas) une remarque sur l'apport massif d'amĂ©ricaines par les GIs. Mai alors s'agit-il bien d'un Ă©talon ?
  • La troisiĂšme rĂ©fĂ©rence est au site archive.tabacco.org qui ne semble plus en ligne.

Si l'on regarde maintenant dans la vraie littérature historique, c'est à dire dans des livres écrits par des historiens, on trouve cela principalement chez Anthony Beevor et Frederick Taylor. Le reste de ce que l'on trouve en ligne est littérature d'économistes.

Le premier écrit que  à Berlin, tout se comptait en ZigarettenwÀhrung, c'est-à-dire en monnaie-cigarettes ce qui fait plutÎt référence à l'étalon qu'à l'instrument, mais il ajoute à la phrase suivante  de sorte que quand les soldats américains arrivÚrent avec des réserves inépuisables de cartons ils n'eurent pas besoin de recourir au viol . Tiens donc...

Le second parle des soldats et fonctionnaires alliĂ©s qui, riches de cigarettes, pouvaient s'offrir des femmes allemandes, au tarif en usage de cinq cigarettes qu'il dĂ©crit comme une  monnaie d'Ă©changes officieuse . Mais ensuite, il attribue plutĂŽt Ă  la cigarette une fonction d'Ă©talon en 1948 dans un contexte oĂč les Russes, qui occupent la moitiĂ© de la ville, font tourner la planche Ă  billets de vieux Reichmark qui reste (incroyablement) la monnaie officielle de toute l'Allemagne occupĂ©e.

Bref ce Ă  quoi l'Ă©conomiste renvoie comme exemple presque standard d'Ă©lection d'une monnaie par la population n'est qu'un enchevĂȘtrement de faits divers douloureux : occupation de l'Allemagne, situation obsidionale Ă  Berlin, destruction de l'État, des usines, des immeubles et des familles, famine, trocs, marchĂ©s noirs, viols massifs des femmes par les soviĂ©tiques (deux millions de femmes ?) et mĂȘme par  nos amis amĂ©ricains .

Alors certes, il semble bien que la cigarette, instrument de dĂ©brouille plus que monnaie, ait servi lors de l'effondrement de mai 45, comme lors de la crise qui va mener au dĂ©but du blocus en juin 48. Mais les Russes, mĂȘme en quadrillant le terrain, auraient-ils fait tourner durant trois ans une planche imprimant des billets totalement dĂ©nuĂ©s de cours ?

Revenons Ă  la monnaie

MĂȘme pour en rester Ă  des expĂ©riences douloureuses et Ă©videmment non extrapolables, les cigarettes peuvent effectivement avoir servi de monnaie presque unique, non pas Ă  Berlin aprĂšs guerre mais dans les camps nazis avant. Et lĂ  il existe une intĂ©ressante documentation avec l'article The Economic Organization of a P.O.W. Camp publiĂ© en novembre 1945 par R.A. Radford, jeune anglais nĂ© en 1919 Ă  Nottingham, et capturĂ© en Lybie par les forces de l'Axe. On le lira en anglais ici et les moins courageux en rĂ©sumĂ© français lĂ .

Bien sĂ»r l'article de Radford n'apprendra rien sur le Bitcoin, monnaie intangible, non alimentaire, non fumable et Ă©voluant non e Ă©tat de siĂšge mais dans un monde numĂ©rique trĂšs ouvert. Mais il y a quand mĂȘme des Ă©lĂ©ments de rĂ©flexion sur le stock to flow et mĂȘme sur la  malĂ©diction de l'Ă©talon .

Clope au bec.jpg, janv. 2022J'en profite pour un petit aparté numismatique : à ma connaissance la seule effigie de monarque clopant est celle de Napoléon III accusé aprÚs 1870 d'avoir provoqué le désastre de Sedan, et l'emprisonnement de 80.000 prisonniers.

La cigarette est-elle sur cette monnaie satirique une allusion personnelle (oui, il fumait, mais plutĂŽt le cigare) ou une allusion au seul passe-temps du prisonnier ? Je l'ignore.

Notons pour conclure que si les cigarettes n'Ă©taient pas fabriquĂ©es par les Allemands occupĂ©s en 45 mais bien apportĂ©es par les soldats vainqueurs, elles n'Ă©taient pas davantage Ă©laborĂ©es par les prisonniers eux-mĂȘmes dans les camps nazis mais y Ă©taient envoyĂ©es par les familles dans les paquets et par les États (vaincus) au titre de leur grotesque propagande. État vaincu ou État vainqueur la cigarette finalement est une monnaie rĂ©galienne !

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116 - Une piĂšce de 21

By: Jacques Favier —

Le nombre 21 (généralement suivi de millions) joue un rÎle essentiel, tant concrÚtement que symboliquement, pour la  meute sectaire et insultante  qui agace les gentils universitaires et les utiles haut-fonctionnaires avec lesquels certains d'entre nous s'aventurent à polémiquer en pure perte de temps.

Pourquoi 21 ? Vieille question qui marque au fer rouge le prétendu expert débarquant sur un plateau télévisé avec sa supposée candeur. Passons.

Est-ce qu'il a existé une piÚce de 21 quoi que ce soit ? Voilà en revanche une question vraiment utile à débattre durant un week-end pluvieux  à l'heure du thé fumant et des livres fermés .

Parce qu'en apparence, depuis la restauration d'un semblant de finance par Bonaparte et jusqu'à l'effondrement des monnaies au 20Úme siÚcle, la plupart des pays civilisés c'est à dire, let's be serious, francophones ont battu en or des piÚces de 20 francs, pas de 21.

Le chiffre 20 a d'ailleurs une antiquité respectable en matiÚre monétaire. Il y avait 20 sous dans un franc, comme il y avait 20 solidus dans une livre depuis Charlemagne et comme il y eut 20 shillings dans une livre sterling.

AprĂšs leur courte expĂ©rience rĂ©publicaine, les Anglais battirent entre 1663 et 1814 une piĂšce d'or qui contenait environ un quart d'once d'or, et Ă  laquelle on donna de GuinĂ©e, terme qui dĂ©signait toute la cĂŽte mĂ©ridionale de l'Afrique occidentale d'oĂč provenait une grande partie de l'or utilisĂ© pour fabriquer ces piĂšces. À l'origine la guinĂ©e valait une livre sterling (soit 20 shillings d'argent) mais la hausse du prix de l'or par rapport Ă  celui de l'argent finit par entraĂźner une augmentation de la guinĂ©e, qui a parfois atteint 30 shillings.

Alors, de 1717 à 1816, la valeur de la guinée fut officiellement fixée chez nos amis anglais, qui peuvent parfois se singulariser comme par plaisir, à 21 shillings. On trouve des poids monétaires en laiton qui pouvaient servir à réglementer la parité entre banquiers, changeurs et commerçants, ainsi qu'à valider aisément sur une balance, que l'argent sur le plateau valait bien une de ces fameuses guinées !

Mais fixer la paritĂ© entre deux mĂ©taux est une folie de rĂ©gulateur, un fantasme rĂ©galien. La guinĂ©e Ă©tait cependant devenue un terme familier ou spĂ©cialisĂ©, et l'est restĂ©e longtemps mĂȘme sans piĂšce tangible. Bien que la piĂšce de ce nom ne circule plus depuis le 19Ăšme siĂšcle, le terme  guinĂ©e  a survĂ©cu jusqu'au 20Ăšme siĂšcle comme unitĂ© de compte dans certains domaines, au cours de 21 shillings. Parmi les usages notables, les honoraires professionnels (mĂ©dicaux, juridiques, etc.) Ă©taient souvent facturĂ©s en guinĂ©es, ainsi que les paris aux courses de chevaux et de lĂ©vriers, ou la vente de bĂ©liers.

Tant et si bien que la livre égyptienne s'appelle toujours officiellement pound en anglais et guineh en arabe, établissant si l'on peut dire l'équivalence 20=21, digne des mystÚres dont l'histoire de ce pays était déjà si riche.

Il y a tout de mĂȘme eu un exemple de piĂšce avec une valeur faciale de 21 unitĂ©s monĂ©taires

Elle fut Ă©mise par des autoritĂ©s lĂ©gales, lĂ©gitimes, rĂ©galiennes et tout ce qu'on voudra. Et bien sĂ»r ça s'est passĂ© chez mes amis neuchĂątelois, oĂč fut bel et bien frappĂ©e une piĂšce de 21... batzen.

Le batz Ă©tait Ă  l'origine, au 15Ăšme siĂšcle, la monnaie de Berne. La piĂšce montrait alors sur son avers un ours qui est l'emblĂšme de la ville et tirait mĂȘme son nom, comme la ville qui l'avait crĂ©Ă©e, de l'ancien haut-allemand BĂ€tz qui signifiait Ours. Le Batz se divisait en 4 Kreutzer, chose commune Ă  toutes les villes oĂč l'on battit ensuite des batzen. Mais hĂ©las, d'une ville Ă  l'autre, la valeur du batzen local variait sensiblement de Berne Ă  Fribourg, Lausanne et autres villes Ă  atelier monĂ©taire.

Arrivent les Français (en 1798, donc avant Bonaparte, soit dit en passant : il n'a pas tous les torts et toute cette affaire est bien complexe) : le batz devient la valeur d'un dixiĂšme de la  livre suisse , nouvelle monnaie officielle que l'on va bientĂŽt appeler  franc  mĂȘme si en attendant Germinal, il n'a pas exactement la mĂȘme valeur que de l'autre cĂŽtĂ© de la montagne. Il faut harmoniser : 21 batzen de Fribourg sont comptĂ©s pour 20 batzen suisses.

Et Neuchùtel dans tout cela ? Depuis 1709, la principauté qui était jadis à la famille de Fribourg, puis aux Orléans-Longueville, s'est choisie comme souverain le roi de Prusse, parce qu'il est loin, qu'il est protestant et qu'il semble pouvoir la protéger des appétits français. La principauté use à l'occasion de son indépendance pour fabriquer un peu de fausse monnaie (française) mais elle a sa propre monnaie, à l'effigie du roi de Prusse. Son batz, comme celui de Fribourg, est un peu plus faible que celui dit suisse. Un bon moyen de rester fidÚle à sa vieille unité de compte tout en commerçant avec les Suisses est donc... d'émettre des piÚces de 21 batzen, qui seront comptées pour 20 ailleurs.

Comme l'indique la légende : Suum cuique, à chacun le sien !

La légende en latin abrégé se lit Frédéric-Guillaume III roi de Prusse Prince Souverain de Neuchùtel et Valangin

La ville de GenĂšve avait procĂ©dĂ© de mĂȘme, avec sa piĂšce de 21 sous, valeur d'usage depuis 1710 (quoique non inscrite comme valeur faciale) Ă©mise de la mĂȘme façon pour faciliter les Ă©changes avec la Savoie ou la Suisse.

À son retrait lors de la loi monĂ©taire de 1850 la piĂšce de 21 batzen qui avait circulĂ© depuis FrĂ©dĂ©ric III, puis Alexandre Berthier, puis sous rĂ©gime prussien et cantonal aprĂšs 1814, valait 2fr75, et non 2fr10, ce qui laisse penser qu'elle s'Ă©tait apprĂ©ciĂ©e le temps passant.

Notons le pragmatisme de la dĂ©marche : les politiciens français qui voudraient  revenir au franc  n'ont Ă  ma connaissance jamais songĂ© Ă  battre des piĂšces de 6, 55957 francs français, alors mĂȘme que la Monnaie de Paris l'avait fait, non seulement pour des mĂ©dailles (au dessus), mais pour diverses Ă©missions en argent, numismatiques, donc parfaitement lĂ©gales, lĂ©gitimes, rĂ©galiennes etc !

Donc, pour finir sur une note crypto (que l'on n'aille pas me reprocher de perdre la foi et de faire perdre leur temps à mes rares lecteurs) : pourquoi ne pas émettre un stablecoin en franc ? Il me semble qu'il faudrait réunir un groupe de travail, mener des expérimentations, écrire des rapports et naturellement trouver un algorithme de consensus fondé sur l'utilité sociale et le respect de tout ce qui peut venir à l'esprit. Mais la Banque de France a déjà une vieille expérience du minage !

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115 - Le vide

By: Jacques Favier —

Mes lecteurs ne regardent pas trop la télévision, et sans doute moins encore sa publicité commerciale que sa réclame politique. Malgré cela je veux parler ici d'un spot qui m'avait amusé jadis et qu'une récente expérience m'a remis en mémoire.

Les publicitĂ©s des banques est un genre Ă  part, avec ses mots pompeux, sa  digitalisation  en toc et ses clients santons, tantĂŽt roublards tantĂŽt Ă©bahis. Pouvoir de dire oui, monde qui change, truc qui bouge. On tourne en rond et mĂȘme en traversant la rue pour gagner la banque d'en face cela reste Kik-kif et Cie. Les pubs du CrĂ©dit Mutuel tablent sur l'originalitĂ© supposĂ©e de leur structure capitalistique mĂȘme s'il est probable que l'usager s'en soucie peu et ne la soupçonne gĂ©nĂ©ralement mĂȘme pas. Dans cet Ă©tablissement, pour 24 euros par an, le client n'a ni chĂ©quier ni carte de paiement. On fait mieux, en gros, et mieux vaut donc parler d'autre chose. Voici le clip en question, datant d'une dizaine d'annĂ©es.

On se fiche tellement de leur structure coopérative (qui n'est pas unique dans le paysage bancaire, loin s'en faut) que clip avait plutÎt été remarqué pour son racisme inconscient ou supposé. Mais moi il m'avait frappé parce que l'agence filmée n'est guÚre éloignée de chez moi. Et que s'il y a souvent foule devant le bistrot (devenu depuis lors un commerce de hamburger) on ne voit guÚre devant la banque que des gens retirant leur argent de l'automate ou laissant leur chien pisser sur la devanture.

Or l'autre jour, pour rendre service Ă  l'un de mes proches, j'ai dĂ» pousser la porte de cette agence...

Un grand vide.

Cela doit bien faire prÚs de 200 mÚtres carrés, avec 20 mÚtres de façade sur rue, autant que le Carrefour voisin, qui presque jour et nuit rend service à une foule nombreuse. Bien davantage que le fruitier berbÚre en face, le petit restaurant chinois japonais, le boucher casher, le couscous halal, le charcutier italien, le serrurier portugais, le réparateur de mac, le pressing et tous ceux qui rendent des services vraiment utiles et autrement que 35:00 heures par semaine sur 4 jours et demi (source Google).

Dans cet espace immense et aseptisĂ©, je ne vois qu'un homme seul, Ă  la borne d'accueil. ExtrĂȘmement courtois je m'empresse de le dire, des fois que son supervisor ou son N+1 comme on dit maintenant ne me lise ici.

Je lui pose ma question, qui concerne donc un particulier. Mais ce monsieur est  responsable entreprises . Il a dû percevoir un peu d'étonnement dans mes yeux. Il me précise donc que tous les  responsables  doivent faire  au moins une journée et demi de guichet . C'est beau la flexibilité. Du coup, toujours obligeant, il se saisit de son téléphone, et appelle la responsable particuliers  qui à cette heure a le droit de travailler dans un (son?) bureau. Voix lointaine, dans le fond du décor vide.

Mais ma question concerne un mĂ©tier spĂ©cifique - celui d'enseignant - pour lequel le CrĂ©dit Mutuel a crĂ©Ă© des Agences dĂ©diĂ©es. Sont-elles, celles-lĂ , pleines de clients-actionnaires-administrateurs bourdonnant et industrieux ? Je l'ignore. L'agence de quartier dans laquelle je me trouve ne dispose mĂȘme pas du flyer ad hoc.

Il faudrait voir sur Internet . Je n'y aurais pas pensé. Mais sur Internet on vous demande juste votre téléphone, pour qu'un responsable spécialisé vous rappelle, au moment qui l'arrangera lui, ou pas.


Bref l'Agence vide occupée par deux responsables ivres de solitude et d'ennui ne sert à rien. Comment et pourquoi la Banque paye-t-elle son injustifiable loyer ? Mais le site Internet non plus ne sert à rien. A quoi sert la Banque, finalement ?


Du cÎté de Bitcoin, on dénonce souvent les Banques pour leur monopole, leur puissance, leur effrayante collusion avec les pouvoirs, leur rÎle dans le traçage et le contrÎle de nos vies. Et tout cela est vrai. Mais je ne crois pas moins vrai de souligner ce vide, ce creux, ce toc.

D'ailleurs, lorsque l'on fréquente amicalement les seigneurs de la Banque, ceux qui sont dispensés de guichet, ce creux finit toujours par ressortir. Heures perdues en parlotte, en formations sur la compliance, en séances de sensibilisation sur le droit de telle ou telle minorité durant lesquelles chacun roupille. Mais aussi réorganisations absurdes (tantÎt par métiers, tantÎt par secteurs, vieux débat stérile et jamais tranché) objectifs absurdes, slogans absurdes.

Les banquiers sentent cela comme vous.

Leur publicitĂ© le trahit, avec sa fausse auto-dĂ©rision, ou la vilĂ©nie de se moquer d'un concurrent, ce qu'un industriel honnĂȘte ne fait pas.

Leur marketing le trahit avec des filiales supposées hipe que les lois si sourcilleuses quant à la transparence de toutes choses dispensent curieusement de la mention groupe banque ceci ou cela mais qui toutes mettent en abyme le creux et le vieux de leur propre monde.

Et comme chacun sait, leur argumentation le trahit, avec son mixte inimitable de bon sens prudhomesque et d'arguments d'autorité.

Et Bitcoin ? Eh bien le CrĂ©dit Mutuel se classe pratiquement en tĂȘte des banques les plus obtuses, dans tous les classements Ă©tablis, que ce soit par Capital ou par les lecteurs de bitcoin.fr. Et son prĂ©sident, Nicolas ThĂ©ry, par ailleurs prĂ©sident de la FFB (et ça, ça change tout a-t-on envie d'ajouter en parodiant la publicitĂ©) ne s'illustre pas par une bienveillance technologique particuliĂšre mais plutĂŽt par sa dĂ©fense du prĂ©-carrĂ© des banques, mutualistes ou pas.

J'ai eu une idée : La Nature a horreur du vide. Avec mes amis du Cercle du Coin, on va tous s'acheter deux ou trois de leurs parts sociales et venir  voter  en faveur de Bitcoin à leur prochaine assemblée croupion de sociétaires potiches.

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