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Le sabotage de Bitcoin : une critique de Hijacking Bitcoin

By: Ludovic Lars —

En avril dernier, l’homme d’affaires amĂ©ricain Roger Ver, connu pour son implication dans les premiĂšres annĂ©es d’existence de Bitcoin, a publiĂ© un ouvrage pour le moins controversĂ©. Il s’agit de Hijacking Bitcoin: The Hidden History of BTC, dont le titre peut ĂȘtre traduit par « Le DĂ©tournement de Bitcoin : l’histoire cachĂ©e de BTC », qu’il a coĂ©crit avec Steve Patterson, philosophe et auteur professionnel. Ce livre, au ton pour le moins provocateur, revient sur l’évolution qu’a connue la crĂ©ation de Satoshi Nakamoto au fil du temps, pour montrer que le projet a Ă©tĂ© dĂ©tournĂ© de ses objectifs initiaux.

Roger Ver et Steve Patterson offrent en particulier un point de vue alternatif sur la guerre des blocs, le conflit qui a eu lieu dans la communautĂ© de Bitcoin entre 2015 et 2017 Ă  propos de la limite de taille des blocs (le paramĂštre qui restreint le nombre de transactions pouvant ĂȘtre effectuĂ©es sur le rĂ©seau) et qui a menĂ© Ă  la scission entre Bitcoin-BTC et Bitcoin Cash (BCH). Les auteurs font assez largement l’apologie de l’augmentation de la taille des blocs comme moyen de passer Ă  l’échelle, et se rangent de ce fait dans le camp des big blockers, qui ont Ă©chouĂ© Ă  faire appliquer leur volontĂ© sur le rĂ©seau principal de Bitcoin. Avec cet ouvrage, ils cherchent (entre autres) Ă  faire concurrence Ă  The Blocksize War, le rapport dĂ©taillĂ© de Jonathan Bier relatant cette « guerre civile », qui est sorti en 2021 et dont une traduction en français a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e en 2024. La publication de ce rĂ©cit alternatif est donc une tentative de faire en sorte que l’histoire ne soit pas « écrite par les gagnants » comme le dit l’adage.

Si la vision prĂ©sentĂ©e par Hijacking Bitcoin a ses faiblesses (qui seront Ă©voquĂ©es ici), j’ai la conviction que l’ouvrage ouvre un dĂ©bat Ă  propos d’un sujet primordial et c’est pourquoi j’écris le prĂ©sent article. Ayant dĂ©fendu Bitcoin Cash plus que de raison par le passĂ©, et continuant de le faire dans une moindre mesure, je pense avoir une critique originale Ă  faire, Ă  mi-chemin entre le mĂ©pris automatique et l’éloge dithyrambique. J’expliquerai notamment en quoi la communautĂ© de BTC a effectivement perdu une part de son Ăąme au cours du temps, et pourquoi, Ă  l’inverse, les partisans invĂ©tĂ©rĂ©s de BCH se trompent quand ils prĂ©tendent que leur version de Bitcoin finira par remplacer la premiĂšre.

Qui est Roger Ver ?

Hijacking Bitcoin est indissociable de son principal co-auteur, Roger Ver, qui est un personnage emblĂ©matique de l’histoire de Bitcoin. Celui-ci est en effet un influenceur de premier plan dans le secteur de la cryptomonnaie. Excellent orateur, il a su vanter les mĂ©rites de Bitcoin, rĂ©pĂ©tant Ă  l’envi que ce systĂšme novateur permettait d’envoyer de l’argent Ă  n’importe qui, Ă  n’importe quel moment et Ă  n’importe quel endroit dans le monde, sans avoir Ă  demander l’autorisation.

Roger Ver est un homme d’affaires amĂ©ricain. À la fin des annĂ©es 90, il a fondĂ© l’entreprise MemoryDealers, une sociĂ©tĂ© de revente de composants informatiques en ligne, grĂące Ă  laquelle il est devenu millionnaire au bout de quelques annĂ©es. En parallĂšle, il a dĂ©veloppĂ© des convictions libertariennes, notamment en lisant Murray Rothbard. Il entretient Ă©galement une passion pour l’évolution technique et le transhumanisme, ayant Ă©tĂ© influencĂ© par le futurologue Ray Kurzweil.

Il a dĂ©couvert Bitcoin Ă  la fin de l’annĂ©e 2010 grĂące Ă  un Ă©pisode de Free Talk Live, une Ă©mission de webradio libertarienne aux États-Unis. Il s’est rapidement pris de passion pour la crĂ©ation de Satoshi Nakamoto, et s’est procurĂ© ses premiers bitcoins « pour moins d’un dollar chacun » (p. 2). Au printemps 2011, il a commencĂ© immĂ©diatement Ă  accepter les paiements en bitcoins avec sa sociĂ©tĂ© MemoryDealers. Il a investi dans les premiers projets liĂ©s Ă  Bitcoin comme le processeur de paiement BitPay, le portefeuille Blockchain.info ou le service de change BitInstant. En 2013, suite Ă  la hausse du cours du BTC, il a fait un don Ă  hauteur d’un million de dollars Ă  la Foundation for Economic Education, un think tank libertarien dĂ©diĂ© Ă  la promotion de la libertĂ© individuelle, Ă  l’économie de marchĂ© et Ă  l’entrepreneuriat.

Entre 2012 et 2014, il a gĂ©rĂ© la plateforme BitcoinStore.com, qui vendait du matĂ©riel informatique en bitcoins. Depuis 2015, il est propriĂ©taire de l’entreprise Bitcoin.com, qui hĂ©berge un site d’actualitĂ© et maintient un portefeuille mobile performant.

Il est devenu au fil du temps l’un des promoteurs les plus zĂ©lĂ©s de Bitcoin, ce qui lui a valu le surnom de « Bitcoin Jesus » : le « JĂ©sus de Bitcoin ». Il est apparu dans le documentaire The Bitcoin Gospel diffusĂ© le 1er novembre 2015 sur la chaĂźne Youtube du groupe audiovisuel nĂ©erlandais VPRO. Nombre de bitcoineurs le sont devenus grĂące Ă  lui.

En outre, Roger Ver a Ă©tĂ© un acteur influent dans la communautĂ© au cours de la guerre des blocs. En 2016, aprĂšs les tentatives infructueuses de Bitcoin XT et de Bitcoin Classic, il a soutenu l’initiative de Bitcoin Unlimited, qui voulait modifier la façon de calculer la limite de taille des blocs. En 2017, il a ensuite soutenu le plan de modification de SegWit2X qui visait Ă  activer SegWit et Ă  doubler la taille limite des blocs, contre l’avis des dĂ©veloppeurs de Bitcoin Core et d’une partie de la communautĂ©. AprĂšs l’échec de ce plan en novembre 2017, il est devenu un fervent partisan de Bitcoin Cash, ce qu’il est restĂ© jusqu’à aujourd’hui malgrĂ© les difficultĂ©s rencontrĂ©es par cette version alternative de Bitcoin.

Anarcho-capitaliste, Roger Ver a trĂšs vite entretenu une relation conflictuelle avec l’État. En 2002, il a passĂ© 5 mois en prison pour avoir vendu des feux d’artifice sans licence, et s’est par la suite expatriĂ© au Japon. En 2014, il a abandonnĂ© sa nationalitĂ© Ă©tasunienne, en vue d’arrĂȘter de financer l’État fĂ©dĂ©ral depuis l’étranger (ce Ă  quoi il Ă©tait contraint jusqu’alors, conformĂ©ment au principe de l’impĂŽt sur la nationalitĂ©). Il a pour cela acquis la citoyennetĂ© de Saint-Christophe-et-NiĂ©vĂšs, une petite Ăźle des CaraĂŻbes reconnue pour ĂȘtre un paradis fiscal.

Les États-Unis ne l’ont cependant pas oubliĂ©. À la fin du mois d’avril 2024, juste aprĂšs la publication de son livre, il a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© en Espagne en vue d’une extradition vers les États-Unis. Il a Ă©tĂ© accusĂ© de ne pas avoir dĂ©clarĂ© tous les bitcoins qu’il avait emportĂ© avec lui en 2014, pour lesquels il aurait dĂ» payer une taxe sur la plus-value (le « manque Ă  gagner » revendiquĂ© par l’IRS est estimĂ© Ă  48 millions de dollars). Il est vraisemblable que cette arrestation (dix ans aprĂšs les faits !) a un objectif politique, et qu’elle s’inscrit dans l’offensive rĂ©cente contre l’utilisation anonyme de la cryptomonnaie, ouverte par l’arrestation des fondateurs de Samourai Wallet le 24 avril dernier.

MĂȘme si l’engagement de Roger Ver dans ce livre est fort, il ne l’a — Ă  mon avis — pas rĂ©digĂ© lui-mĂȘme et a dĂ©lĂ©guĂ© la tĂąche Ă  Steve Patterson, dont le mĂ©tier est de produire du contenu sur Internet et ailleurs. Ce dernier, qui est un big blocker convaincu et qui a soutenu Bitcoin SV pendant un temps, a ainsi pu influencer fortement le texte et y inclure quelques-unes de ses conceptions.

L’altĂ©ration de la vision originelle

L’ouvrage commence par prĂ©senter la vision originelle de Bitcoin telle qu’exposĂ©e par Satoshi Nakamoto lorsqu’il Ă©tait encore lĂ . Puis, les auteurs expliquent en quoi elle a Ă©tĂ© dĂ©voyĂ©e au profit d’une vision centrĂ©e sur l’appĂąt du gain. Cette lente Ă©volution s’est traduite par une intĂ©gration progressive dans le systĂšme financier traditionnel et par une collaboration accrue avec les autoritĂ©s, allant Ă  l’encontre du caractĂšre rebelle et anarchiste du Bitcoin initial.

Au dĂ©but, Bitcoin Ă©tait vantĂ© comme un moyen permettant de rĂ©aliser des paiements sans tiers de confiance. Le livre blanc, publiĂ© le 31 octobre 2008 par Satoshi Nakamoto, Ă©tait consacrĂ© au problĂšme des paiements en ligne, qui est Ă©voquĂ© dans le rĂ©sumĂ© et qui est le sujet de l’introduction. Au cours des quelques annĂ©es oĂč il a Ă©tĂ© actif, Satoshi a parlĂ© de ce sujet Ă  plusieurs reprises, allant mĂȘme jusqu’à concevoir que Bitcoin pourrait finir par ĂȘtre utilisĂ© pour les micropaiements ! MĂȘme s’il a Ă©voquĂ© la notion d’investissement et la limite des 21 millions, cette propriĂ©tĂ© Ă©tait secondaire Ă  ses yeux, et Ă©tait plus un argument de vente pour amorcer le systĂšme qu’autre chose.

En 2011, alors que Satoshi disparaissait, cette idĂ©e d’un bitcoin qui servirait de moyen de paiement Ă©tait claire. Les utilisateurs Ă©taient principalement des technophiles et des libertariens, qui Ă©taient intĂ©ressĂ©s pour rĂ©aliser des transactions. Les premiers portefeuilles lĂ©gers, permettant de gĂ©rer des fonds sur mobile, faisaient leur apparition. On voyait aussi Ă©merger des processeurs de paiement comme BitPay. Enfin, la place de marchĂ© du dark web Silk Road Ă©tait en plein essor, et allait devenir le premier cas d’utilisation majeur de Bitcoin !

Ainsi, durant les premiĂšres annĂ©es d’existence de Bitcoin, c’était bel et bien la fonction de moyen de paiement qui Ă©tait Ă  l’honneur, en paroles et en actions, mais la situation a peu Ă  peu changĂ© au cours du temps. À partir de 2013–2014, le discours a commencĂ© Ă  se transformer et Ă  se focaliser de plus de plus sur la fonction de rĂ©serve de valeur, Bitcoin devenant un « or numĂ©rique ». Cette vision est devenue majoritaire en 2017, suite Ă  quoi elle a Ă©tĂ© promue par des personnes comme Saifedean Ammous (l’auteur de L’Étalon-bitcoin), Tuur Demeester (analyste pour Adamant Research) ou encore Dan Held (directeur du marketing chez Kraken). Comme l’expliquent Roger Ver et Steve Patterson :

« Au sein de la communautĂ© de Bitcoin, le discours s’est peu Ă  peu Ă©loignĂ© du concept d’argent liquide numĂ©rique pour s’orienter vers la notion de rĂ©serve de valeur en l’espace de quelques annĂ©es. Encore en 2016, la majoritĂ© des bitcoineurs continuaient Ă  promouvoir le systĂšme en tant que monnaie en ligne – ou, comme ils aimaient l’appeler, « la monnaie magique d’Internet » – raison pour laquelle on se rĂ©jouissait chaque fois qu’une nouvelle entreprise annonçait qu’elle acceptait le bitcoin comme moyen de paiement. Avec chaque nouveau commerçant qui commençait Ă  l’accepter, Bitcoin gagnait en crĂ©dibilitĂ© et en utilitĂ©. Mais aprĂšs la flambĂ©e des frais fin 2017, les partisans les plus influents de BTC, plutĂŽt que d’admettre qu’il y avait un problĂšme, se sont clairement mis Ă  changer leur discours – car si Bitcoin n’était qu’une rĂ©serve de valeur, alors les frais Ă©levĂ©s n’avaient pas d’importance aprĂšs tout. Ces derniĂšres annĂ©es, on a mĂȘme encouragĂ© les gens Ă  ne pas dĂ©penser leurs bitcoins dans le commerce, le BTC Ă©tant destinĂ© Ă  ĂȘtre achetĂ© et dĂ©tenu indĂ©finiment. » (p. 29)

Cette dĂ©rive dĂ©sole profondĂ©ment Roger Ver et Steve Patterson, qui lui reprochent notamment son manque d’ambition idĂ©ologique. PlutĂŽt que de dĂ©penser ses bitcoins, cette conception de Bitcoin incite les gens Ă  conserver leurs bitcoins et Ă  utiliser plutĂŽt leurs euros. Or, d’aprĂšs eux (p. 7), un tel rĂ©sultat se situe bien en dessous de l’objectif rĂ©volutionnaire initial. Dans cette situation, L’État pourrait garder son contrĂŽle sur l’économie, tout en autorisant les individus Ă  « stocker de la valeur » dans un nouvel actif Ă  la mode, similaire Ă  l’or, Ă  condition qu’ils paient leurs impĂŽts Ă©videmment. Pour reprendre l’expression de John Ratcliff (citĂ©e dans le livre Ă  la page 168) : « l’État se fiche Ă©perdument de l’existence d’une nouvelle « classe d’actifs » [
] ce qui le prĂ©occupe, c’est le fait que les gens puissent transfĂ©rer cette valeur sans qu’il puisse la suivre et l’intercepter ».

Ce dĂ©voiement a menĂ© Ă  une intĂ©gration de plus en plus poussĂ©e dans le systĂšme financier traditionnel. Cette derniĂšre Ă©volution s’est manifestĂ©e en dĂ©but d’annĂ©e aux États-Unis par l’approbation des ETF au comptant par la SEC, qui permettent aux institutions de dĂ©tenir du bitcoin de maniĂšre simple, et par la rĂ©cente promesse faite par le prĂ©sident Ă©lu, Donald Trump, de mettre en place une rĂ©serve stratĂ©gique en bitcoin pour l’État fĂ©dĂ©ral. La tendance est Ă  l’autorisation de la conservation de bitcoin dans la limite des rĂ©glementations financiĂšres. Cette tendance, si elle se poursuivait, mĂšnerait le bitcoin Ă  n’ĂȘtre transfĂ©rĂ© qu’occasionnellement et Ă  servir principalement de garantie dans le cadre de prĂȘts collatĂ©ralisĂ©s. Il ne s’agirait plus d’un concurrent au dollar comme on l’entendait dans ses premiĂšres annĂ©es d’existence, et c’est prĂ©cisĂ©ment le reproche fait par Roger Ver ici.

La question du passage Ă  l’échelle

Dans un deuxiĂšme temps, les auteurs mettent en relation cette lente Ă©volution du discours avec la question du passage Ă  l’échelle, c’est-Ă -dire de l’impact de l’utilisation de la chaĂźne sur la dĂ©centralisation du rĂ©seau. Comme nous l’avons laissĂ© entendre, Roger Ver et Steve Patterson sont des big blockers, qui prĂŽnent l’accroissement de l’activitĂ© sur la chaĂźne pour rĂ©pondre Ă  la demande, ce qui passerait par l’augmentation significative (voire la suppression) de la taille limite des blocs. Cette conception correspond bien Ă  leur vision de Bitcoin comme un systĂšme de paiement avant tout.

C’est pourquoi ils prĂ©tendent que le maintien de la taille des blocs Ă  un niveau bas provient d’une volontĂ© de faire de Bitcoin une rĂ©serve de valeur, fonction qui ne requiert pas une capacitĂ© transactionnelle Ă©norme. Ils voient cette limitation comme une façon d’handicaper le rĂ©seau pour les paiements. En effet, en limitant la taille maximale des blocs, on fait augmenter les frais de transaction : plus l’espace de bloc est limitĂ© Ă  un niveau bien infĂ©rieur Ă  la demande, plus le prix pour l’inclusion dans un bloc est Ă©levĂ©. De ce fait, les transferts dĂ©plaçant peu de valeur ont tendance Ă  ĂȘtre exclus : en 2017, la hausse des frais liĂ©e Ă  l’atteinte de la limite a ainsi commencĂ© Ă  dĂ©courager les transactions courantes, poussant de nombreux commerçants Ă  ne plus recevoir de bitcoin, comme Steam en 2017. Ç’a Ă©tĂ© une tragĂ©die pour l’utilisation du bitcoin comme moyen de paiement.

Bien entendu, les small blockers ont un discours complĂštement diffĂ©rent. Pour eux, la restriction de la capacitĂ© du rĂ©seau vise Ă  minimiser le coĂ»t de fonctionnement des nƓuds, de sorte Ă  maximiser la dĂ©centralisation potentielle du rĂ©seau, et donc sa rĂ©sistance aux attaques. Durant la guerre des blocs ils n’étaient pas nĂ©cessairement opposĂ©s Ă  son usage comme moyen de paiement courant, mais voyaient les effets nĂ©fastes d’une telle utilisation sur la chaĂźne. C’est pourquoi ils prĂŽnaient plutĂŽt le passage par des solutions de surcouche comme le rĂ©seau Lightning pour satisfaire cet usage, ce qui est devenu la vision majoritaire dans la communautĂ© de BTC aujourd’hui.

Roger Ver et Steve Patterson critiquent cette façon de voir les choses de façon acerbe. Ils pensent qu’il n’y a pas lieu de limiter la capacitĂ© transactionnelle Ă  ce point. Pour eux, les utilisateurs de BTC « paient des frais extrĂȘmement Ă©levĂ©s sans raison valable » (p. 30). Les auteurs rejettent notamment l’importance des nƓuds complets mise en avant par les small blockers, qualifiant leur argumentaire de « religion des nƓuds » (p. 52). Ils avancent (conformĂ©ment Ă  Brian Armstrong en 2016) que les mineurs dĂ©cident des rĂšgles du protocole de maniĂšre collective, mais qu’ils n’ont pas intĂ©rĂȘt Ă  modifier arbitrairement le protocole. Le rĂŽle des nƓuds non miniers est ainsi secondaire, n’intervenant que pour signaler un changement de rĂšgle aux utilisateurs.

De ce point de vue, les auteurs ignorent sciemment les enseignements qui ont pu émerger au cours des derniÚres années et conservent une vision grossiÚre des choses. Ils peinent à voir le compromis qui est réalisé à chaque bloc sur la chaßne de Bitcoin. De plus, ils continuent de soutenir que les mineurs décident des rÚgles, ce qui a été largement invalidé par la raison et par la pratique (annulation de SegWit2X) depuis la guerre des blocs.

Cette position est dommageable, car elle renforce le prĂ©jugĂ© nĂ©gatif contre les auteurs, rendant le reste du discours inaudible. En particulier, elle dĂ©tourne la rĂ©elle critique qu’il y aurait Ă  apporter Ă  l’endroit du niveau arbitraire choisi pour la taille des blocs. En effet, l’inflexibilitĂ© Ă  propos de ce critĂšre n’a en effet pas de raison d’ĂȘtre, hormis la stabilitĂ© Ă  long terme du systĂšme, et le niveau actuel n’a de toute Ă©vidence pas Ă©tĂ© dĂ©terminĂ© scientifiquement.

Une histoire alternative de la guerre des blocs

Outre ces deux prises de position concernant l’utilisation et le passage Ă  l’échelle de Bitcoin, Hijacking Bitcoin Ă  la mĂ©rite d’apporter une autre version de l’histoire de la guerre des blocs, Ă©manant du point de vue des big blockers. Roger Ver et Steve Patterson y dĂ©noncent les mĂ©thodes de communication des partisans des petits blocs, qu’ils jugent ĂȘtre de la « pure propagande » (p. 121), et les manƓuvres utilisĂ©es par les partisans des petits blocs pour parvenir Ă  leurs fins, qui n’ont pas (il faut le dire) toujours Ă©tĂ© honorables.

Les auteurs reviennent d’abord sur la modification du discours sur la taille des blocs, qui s’est produite Ă  partir de 2013. Ils insistent sur le rĂŽle du dĂ©veloppeur Peter Todd (rĂ©cemment dĂ©signĂ© comme Ă©tant Satoshi Nakamoto par Cullen Hoback dans son documentaire diffusĂ© sur HBO) dans ce lent glissement. Peter Todd est en effet Ă  l’origine d’une vidĂ©o sortie en 2013 qui promouvait une restriction de la taille maximale des blocs Ă  1 Mo (p. 112). Il a Ă©galement Ă©tĂ© le promoteur principal de Replace-by-Fee, une mĂ©thode de remplacement des transactions avant inclusion dans un bloc, qui affaiblit considĂ©rablement l’acception instantanĂ©e en 0-conf, viable pour les petits montants (p. 117). Les auteurs Ă©voquent les Ă©changes que Peter Todd a eu avec John Dillon, un personnage mystĂ©rieux qui le soutenait financiĂšrement et qui a admis travailler pour une agence de renseignement (p.122).

Les auteurs laissent ainsi entendre qu’il y a eu un effort de l’establishment politique et financier pour neutraliser Bitcoin. Dans la mĂȘme veine, ils Ă©voquent aussi la crĂ©ation de Blockstream en 2014 et son financement par AXA et d’autres acteurs financiers du monde traditionnel (p. 130). Blockstream a Ă©tĂ© fondĂ©e pour mettre sur pied des solutions de seconde couche oĂč elle gagnerait de l’argent (Liquid) et avait tout intĂ©rĂȘt Ă  ce que Bitcoin ne soit pas efficace on-chain. De ce fait, en employant plusieurs dĂ©veloppeurs de Bitcoin Core (l’implĂ©mentation logicielle principale de Bitcoin), elle a pu influencer la direction prise par BTC (p. 141).

Les Ă©lĂ©ments sont sourcĂ©s et il serait Ă©tonnant que Bitcoin ait entiĂšrement Ă©chappĂ© Ă  certaines influences des autoritĂ©s en place. Toutefois, les auteurs ont tendance Ă  renverser la causalitĂ© et Ă  voir un complot oĂč il n’y en a pas forcĂ©ment. Dans le cas de Blockstream, ce n’est pas parce que la sociĂ©tĂ© dĂ©veloppait des solutions de seconde couche qu’elle a cherchĂ© Ă  « bloquer le flux » (block the stream) des transactions sur la chaĂźne ; c’est plutĂŽt parce que ses fondateurs Ă©taient convaincus que Bitcoin ne passe pas Ă  l’échelle qu’ils ont crĂ©Ă© Blockstream pour mettre sur pied ces solutions.

Par la suite, les auteurs rappellent quelques-unes des mĂ©thodes malhonnĂȘtes employĂ©es pendant la guerre des blocs. Ils Ă©voquent la censure des discussions sur Reddit Ă  partir de 2015 (p. 164), les attaques par dĂ©ni de service contre les nƓuds de Bitcoin XT (pp. 168–170), la proposition de modifier le livre blanc en 2016 (pp. 193–194), l’utilisation du site Bitcoin.org dans le dĂ©bat sur SegWit2X en 2017 (pp. 207–209), l’envoi d’une lettre Ă  la SEC pour qu’elle prenne position dans ce mĂȘme dĂ©bat (pp. 210–211) et enfin l’emploi du terme pĂ©joratif « Bcash » pour dĂ©lĂ©gitimer Bitcoin Cash en tant que candidat au nom de Bitcoin (pp. 224–225). Il est salutaire que ce cĂŽtĂ© de l’histoire soit rappelé : toutes ces mĂ©thodes sont discutables et il est normal de rappeler qu’elles ont Ă©tĂ© employĂ©es, mĂȘme si l’objectif final pouvait ĂȘtre louable.

Bitcoin Cash, un remÚde ?

Dans la derniĂšre partie du livre, Roger Ver et Steve Patterson abordent le sujet de Bitcoin Cash. Cette cryptomonnaie est prĂ©conisĂ©e comme remĂšde, comme une façon de « reconquĂ©rir Bitcoin » (p. 217). Ce soutien n’est pas exclusif : de maniĂšre gĂ©nĂ©rale, Roger Ver n’est pas maximaliste et promeut l’utilisation de « tout ce qui fonctionne », recommandant d’autres cryptomonnaies comme Monero, ZCash ou encore Zano. Cependant, Bitcoin Cash est le systĂšme mis en avant dans le livre, en raison de sa filiation historique.

Bitcoin Cash a Ă©tĂ© crĂ©Ă© le 1er aoĂ»t 2017 par un hard fork, en continuitĂ© de la chaĂźne de blocs de Bitcoin. Il diffĂ©rait de Bitcoin par le fait qu’il augmentait la taille maximale des blocs Ă  8 Mo et n’intĂ©grait pas SegWit. AprĂšs des dĂ©buts difficiles, il a connu son heure de gloire suite Ă  l’annulation du doublement de la capacitĂ© transactionnelle (SegWit2X) pour BTC en novembre 2017. À la fin de l’annĂ©e, le prix du BCH atteignait les 3 000 $ et reprĂ©sentait 20 % de la valeur d’échange du BTC.

Pour dĂ©fendre Bitcoin Cash, les auteurs prĂ©tendent qu’il s’agit du « vrai Bitcoin » (p. 220) car il respecte davantage les objectifs initiaux de Satoshi Nakamoto. Si je suis sceptique sur le fait qu’il existe un « vrai Bitcoin », je peux au moins leur accorder qu’il est tout Ă  fait lĂ©gitime de rĂ©aliser une scission comme celle-ci, si l’on sent que la version principale a dĂ©viĂ© de ce qu’on considĂ©rait ĂȘtre le but de Bitcoin.

En plus de l’augmentation de la capacitĂ© transactionnelle, Bitcoin Cash a adoptĂ© un certain nombre de changements au cours des annĂ©es (p. 233–237) : l’augmentation de la taille d’inscription sur la chaĂźne (OP_RETURN), la rĂ©activation d’anciens codes opĂ©ration (OP_CAT, OP_MUL, etc.) ainsi que l’ajout de nouvelles instructions amĂ©liorant la flexibilitĂ© du langage de script (OP_CHECKDATASIG, Native Introspection Opcodes), l’intĂ©gration des signatures de Schnorr, l’amĂ©lioration de l’algorithme de difficultĂ© (aserti3-2d), le support de jetons natifs (CashTokens) et une taille limite des blocs adaptative (Adaptive Blocksize Limit Algorithm) ajoutĂ©e en mai 2024. Ces innovations ont soutenu l’apparition de services intĂ©ressants comme le module de mĂ©lange de piĂšces CashFusion et le service de finance dĂ©centralisĂ©e BCH Bull.

Toutefois, ces amĂ©liorations n’ont pas su attirer le public voulu. Bitcoin Cash n’a jamais pu retrouver l’exposition qu’il avait rĂ©ussi Ă  obtenir Ă  ses dĂ©buts et n’a pas connu le succĂšs escomptĂ©. Il a en particulier souffert de son effet de rĂ©seau moindre par rapport Ă  Bitcoin, qui a fait que les gens ont prĂ©fĂ©rĂ© Bitcoin par dĂ©faut, quand bien mĂȘme ce dernier convenait moins Ă  leurs besoins transactionnels.

De plus, la communautĂ© de Bitcoin Cash a Ă©tĂ© en proie Ă  une sĂ©rie de conflits internes (p. 239). L’ouverture du dĂ©bat et le fait que les hard forks Ă©taient relativement bien vus, ont menĂ© Ă  deux scissions majeures, dans lesquelles Roger Ver a jouĂ© un rĂŽle de premier plan. La premiĂšre a Ă©tĂ© celle avec BSV en 2018, la cryptomonnaie de Craig Wright (prĂ©tendant au titre de Satoshi Nakamoto), qui avait supprimĂ© la rĂšgle limitant la taille des blocs et dont la communautĂ© s’était mis en tĂȘte d’inscrire tout sur la chaĂźne (MĂ©tanet). La seconde scission a Ă©tĂ© celle avec XEC en 2020, le systĂšme « eCash » d’Amaury SĂ©chet, le dĂ©veloppeur principal de Bitcoin ABC, l’implĂ©mentation de rĂ©fĂ©rence de Bitcoin Cash jusqu’à cette date.

Les auteurs croient que le relatif Ă©chec de Bitcoin Cash peut ĂȘtre inversĂ© et qu’il peut remplacer BTC sur le trĂŽne de la premiĂšre cryptomonnaie. Pour eux, BTC n’a pas d’utilitĂ© et est un objet spĂ©culatif sans valeur. Cependant, il s’agit encore une fois d’une demi-vĂ©rité : certes, le prix du BTC est augmentĂ© par le phĂ©nomĂšne spĂ©culatif, mais cela ne veut pas dire qu’il y a pas d’utilisation non spĂ©culative. MĂȘme si les frais sont Ă©levĂ©s, l’utilisation de la chaĂźne de Bitcoin peut toujours se borner aux transferts dĂ©plaçant beaucoup de valeur : financements d’initiatives politiques, achats de biens onĂ©reux, paiements de salaires, Ă©changes contre de la monnaie fiat, ouvertures de canaux Lightning, etc. Bitcoin est un systĂšme d’« or numĂ©rique » dans le sens oĂč il est particuliĂšrement adaptĂ© aux grosses transactions.

Dans cet ordre des choses, Bitcoin Cash ne deviendra pas le protocole numĂ©ro 1. Mais il peut rester une cryptomonnaie complĂ©mentaire, dĂ©diĂ©e aux transferts de petites sommes et aux smart contracts de tous les jours, une rĂ©surgence de l’argent ou du cuivre dans le numĂ©rique, si l’on reprend l’analogie avec les mĂ©taux prĂ©cieux. Bitcoin Cash est le candidat idĂ©al pour cela : il constitue en effet l’une des cryptomonnaies alternatives les moins corruptibles aujourd’hui avec Monero.

Un livre qui invite à la réflexion

Sans surprise, conformĂ©ment au ton tranchant de Roger Ver, Hijacking Bitcoin a le mĂ©rite d’ĂȘtre un livre entier, avec des forces et des faiblesses. On y retrouve l’essentiel de l’argumentaire tenu par les big blockers au cours des annĂ©es, sous une forme organisĂ©e et bien documentĂ©e. Le bitcoineur (mĂȘme s’il est maximaliste) y trouvera une source de rĂ©flexions sans pareille : si les critiques peuvent ĂȘtre partiellement invalidĂ©es, elles ne sont pas dĂ©nuĂ©es de fondement, et cela est bon pour Bitcoin.

Je crois que la principale conclusion Ă  tirer de cet ouvrage, c’est que Bitcoin peut ĂȘtre corrompu, et qu’il l’a bien Ă©tĂ© dans une certaine mesure, mĂȘme si cette corruption est plus subtile que Roger Ver et Steve Patterson ne l’imaginent. Les ĂȘtres humains sont profondĂ©ment faillibles et influençables, si bien qu’un mouvement social qui prend de l’ampleur va toujours se voir ĂȘtre « infiltrĂ© de l’intĂ©rieur ». Si Bitcoin reprĂ©sente bien une menace pour le pouvoir en place, alors il est logique qu’il soit « rĂ©cupĂ©ré », d’une façon ou d’une autre.

Aujourd’hui, le conflit majeur ne porte plus sur la taille des blocs. La question a Ă©tĂ© largement dĂ©battue, et mĂȘme si nous pouvons discuter du niveau de ce critĂšre, le principe de la limite n’est plus vraiment remis en question.

Ainsi, l’ennemi de BTC n’est pas le « big-blockisme », Bitcoin Cash ou Roger Ver, qui sont largement minoritaires. L’ennemi, c’est plutĂŽt le saylorisme, la doctrine soutenue par Michael Saylor, le patron de Microstrategy, qui veut faire du bitcoin un outil de conservation de valeur entiĂšrement rĂ©glementĂ© qui servirait de garantie dans les prĂȘts collatĂ©ralisĂ©s. L’ennemi, c’est l’idĂ©e selon laquelle seul le prix compte, quitte Ă  revenir sur les principes fondateurs de Bitcoin pour le faire augmenter. L’ennemi, c’est la progression insidieuse de l’avarice dans la communautĂ©, qui nous coupe de nos inspirations initiales et qui dĂ©courage la bonne adoption. Mais nous en reparlerons une autre fois.

Merci à Édouard pour sa relecture.

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