Dans la littĂ©rature concernant le bitcoin, il y a dĂ©jĂ de nombreuses publications annonçant le possible recours Ă cette monnaie sans Etat par des peuples dĂ©faillants, assiĂ©gĂ©s, ou dans une situation de ce type. M. VaroufĂĄkis lui mĂȘme n'est pas restĂ© Ă©tranger Ă ce sujet. Peut-ĂȘtre par jeu plus que par conviction.
Il n'est certes pas anormal, en passant en revue les solutions possibles, d'examiner si une devise radicalement nouvelle (le bitcoin en l'occurrence) ne pourrait pas servir de roue de secours, voire crĂ©er la divine surprise en cas de Grexit, ce mot qui est dĂ©sormais sur toutes les lĂšvres ! Mais de la mĂȘme façon on a pu lire que le bitcoin sert de monnaie de siĂšge aux sĂ©paratistes russophone de l'Ukraine.
Que la guerre soit économique et financiÚre comme dans cette Union Européenne dont on nous a tant vanté l'effet pacifique, ou bien qu'elle se fasse à coup de canons à ses marges déstabilisées à dessein... le bitcoin apparaßt systématiquement comme une possible « monnaie de siÚge ». La GrÚce n'est-elle pas d'une certaine façon "assiégée" par ses créanciers? Menacée d'un cordon sanitaire? du contrÎle des changes à ses frontiÚres?
Pourtant les derniers développements de la situation grecque indiquent bien plutÎt la possibilité d'un retour à la drachme, sous quelque nom qu'on la dissimule. Ce serait l'option suggérée par M. Schaeuble.
Le bitcoin est certainement utilisĂ© en GrĂšce. Ă fin d'Ă©vasion ou d'enfouissement, les deux soucis majeurs en cas de siĂšge. Mais rien n'indique qu'il s'y dĂ©veloppe particuliĂšrement comme moyen d'Ă©change, moins encore comme Ă©talon des transactions, et l'option d'un recours officiel au bitcoin en cas de "sortie de l'euro" n'est plus Ă©voquĂ©e. C'est peut-ĂȘtre par crainte de la nouveautĂ©. Cependant l'examen d'expĂ©riences monĂ©taires passĂ©es permet de mieux cerner les raisons de cet Ă©tat de fait.
Qu'est-ce au juste qu'une monnaie de siĂšge ?
En 1521 les troupes françaises assiégées par celles de Charles-Quint battront une trÚs éphémÚre monnaie portant au revers la légende explicite: moneta in obsidione tornacensi cusa, monnaie frappée durant le siÚge de Tournai.
Ce serait au siÚge de Leyde par les Espagnols (en 1574) qu'aurait été imprimée la premiÚre monnaie de siÚge, sur du papier arraché aux livres de messe parce que tout le cuir avait déjà été bouilli et mangé.
Le débat fait évidemment rage parmi les experts pour savoir si de tels ersatz sont encore des piÚces ou déjà des billets. Ce n'est pas cela que je veux examiner.
Concentrons nous ici non sur la nature mais sur la circonstance de leur émission. L'impression des premiers billets, prudemment par la banque d'Angleterre, imprudemment par la Révolution française fut un acte de politique monétaire. La frappe de piécettes ou l'impression en catastrophe de billets dans une ville assiégée est un acte d'administration (militaire ou civile, en cas de guerre la différence est mince). Les numismates ont conservé l'appellation de monnaie « obsidionale » pour désigner ces émissions contraintes, fruits d'une nécessité soudaine et indépendante d'une volonté ou d'une politique monétaire.
Si l'on a de la vaisselle d'argent, comme ce fut le cas durant certains siÚges de la premiÚre révolution anglaise (vers 1650) on frappe des piÚces d'argent. C'est plutÎt rare. En 1708 , lors du siÚge soutenu contre les Alliés, le maréchal de Bouffiers fit frapper à Lille de modestes piÚces de cuivre, valant 5, 10 et 20 sols. Une noble devise, pour la défense de la ville et de la Patrie, sauvait les apparences avec un peu de latin.
Comme disait ma grand-mĂšre,"Ă la guerre come Ă la guerre"... Faute d'argent, les troupes françaises assiĂ©gĂ©es dans Anvers en 1814 frappĂšrent du bronze, du cuivre, du plomb et mĂȘme du laiton.
Il ne faut pas s'attacher à sa matérialité, mais d'abord noter que la monnaie de siÚge reste une monnaie d'Etat ou du moins une monnaie autoritaire.
La guerre, continuation de la politique selon Clausewitz, est une situation politique dans laquelle il n'y a pas dĂ©faut d'Etat, mais pourrait-on dire, trop-plein d'Etat. D'oĂč le dĂ©tail comique sur la monnaie d'Anvers en 1814 : les premiĂšres furent frappĂ©es Ă l'avers du N impĂ©rial, les derniĂšres, aprĂšs l'abdication Ă Fontainebleau, du monogramme de Louis XVIII. On ne toucha pas au revers...
Les armées sont en effet rarement privées et apolitiques. Elles sont le bras d'un Etat né, à naßtre, ou mourant, conquérant ou conquis. Pas une expression de la société civile. Une population assiégée mais démunie d'Etat hisse le drapeau blanc et vient à merci, comme firent les bourgeois de Calais en 1346, en chemise et la corde au cou. Elle ne fabrique pas de la monnaie.
Et si elle en fabrique, c'est qu'elle est animée d'une volonté politique. C'est ce que l'on vit au moment de la Commune de Paris. Avec une partie de l'argenterie impériale saisie aux Tuileries, l'atelier monétaire dirigée par Camélinat frappa des bonnes piÚces de 5 francs d'argent, ornées de la figure dite "Hercule" qui avait servi une génération plus tÎt pour la DeuxiÚme République. On les reconnaßt à la date, bien sûr, à la qualité assez médiocre, et au "différent" de Camelinat, le petit trident à cÎté du A qui indique une frappe parisienne.
La monnaie de siÚge, malgré les circonstances difficiles de sa naissance, reste donc une monnaie "autoritaire". Elle arbore des symboles d'Etat, régaliens ou patriotiques, qui ne sont pas là pour "faire joli".
Il est toujours implicite que l'Etat va revenir, que le projet politique perdure, non qu'il va ĂȘtre aboli ou subverti.
Ce billet d'une petite ville du Nord, occupĂ©e par les Allemands entre 1914 et 1918, porte bien mention d'une dĂ©cision officielle (celle du Conseil Municipal) et d'un cours forcĂ© (dans le canton). Mais il fait clairement mention de la "RĂ©publique française" comme entitĂ© symbolique garante. La monnaie de siĂšge a vocation Ă ĂȘtre remboursĂ©e en monnaie de paix.
Le bitcoin peut selon moi difficilement ĂȘtre une monnaie de siĂšge pour les Grecs, en raison de sa nature profondĂ©ment non-rĂ©galienne et non autoritaire.
Et c'est M. VaroufĂĄkis lui-mĂȘme qui le dit.
Dans son article du 22 avril 2013 (voir liens ci-dessous) il Ă©voquait la "dangereuse fantaisie d'une monnaie apolitique" : non pas parce que trop libertarienne, mais parce que trop construite pour ĂȘtre un or digital et par consĂ©quent dĂ©flationniste, autrement dit suspecte de ne pouvoir accompagner le financement d'une grande Ă©conomie de marchĂ© moderne. Or pour VaroufĂĄkis la crĂ©ation de monnaie, politiquement dirigĂ©e, reste un outil impĂ©ratif.
Sans entrer dans le dĂ©bat, on notera que le raisonnement est un peu conduit sinon « par l'absurde »", du moins « par l'excĂšs » : Imagine a world that has shifted entirely to bitcoin..... Qui parle de cela? Ce ne sont ceux qui soulignent les faiblesses conceptuelles d'une monnaie unique europĂ©enne, qui vont raisonner comme si le recours au bitcoin devait ĂȘtre gĂ©nĂ©ral et exclusif !
Le 15 février 2014, M. Varoufåkis publiait sur son blog un nouveau billet consacré au bitcoin. Le risque de déflation y était nettement relativisé mais la critique essentielle était répétée : Bitcoin is a hard-core version of the Gold Standard. Sans débattre ce point, on conviendra qu'un état de siÚge n'est guÚre historiquement une situation de rétablissement de l'étalon-or. Mais M. Varoufåkis enfonçait le clou : du point de vue grec, le bitcoin a le défaut de l'or mais aussi celui de l'euro. Il ne lui offre pas de prise pour un guidage politique sur le terrain national.
C'est dans le mĂȘme article qu'il mettait cependant au clair l'hypothĂšse d'un "coin" assis sur ... les futures taxes. Ce FT-Coin, dont on a reparlĂ© Ă©pisodiquement, n'est Ă mon avis qu'un assignat cryptographique. On voit mal l'incentive qui ferait fonctionner la blockchain. On voit mal aussi le facteur politique qui soutiendrait le cours de cet assignat mieux qu'en 1791.
L'annonce d'une adoption soudaine du bitcoin par la GrĂšce se rĂ©vĂ©la ensuite n'ĂȘtre ... qu'un un poisson d'avril. Le Coin Telegraph annonça le 1er avril 2015 que la GrĂšce adoptait le bitcoin. Il ne fut d'ailleurs pas le seul Ă faire ce gag Ă deux satoshis, d'autant plus crĂ©dible que maints patrons de start-up en mal de pub avaient, depuis des semaines, vantĂ© chacun sa solution de monnaie complĂ©mentaire ou cryptographique comme Ă©tant le remĂšde miracle pour sauver la GrĂšce. Une obsession dĂ©cidĂ©ment planĂ©taire.
Les propos du ministre allemand auront au moins un effet : rappeler l'opportunité de possibles co-existences monétaires. Certes M. Scheuble pense à une coexistence euro/ néodrachme, bref papier fort / papier faible. Mais d'autres songent à une co-existence papier / crypto. M. Vences Casares, patron de Xapo le dit assez clairement : aucun gouvernement ne choisira le bitcoin, monnaie non inflationniste. Bitcoin is not a currency for a government; it is a global currency for the people. Bitcoin n'est pas pour un territoire donné ou circonscrit (voir la conclusion de mon billet 19) mais pour un Internet global et sans frontiÚre.
Pour aller plus loin (en anglais) :
Sur VaroufĂĄkis
Sur l'hypothĂšse du bitcoin en GrĂšce
et bien sûr :
Sur d'autres situations oĂč le bitcoin est Ă©voquĂ©