Actu-crypto

🔒
❌ About FreshRSS
There are new articles available, click to refresh the page.
☐ ☆ ✇ La voie du àžżITCOIN

146 - Cocagne : plus on y dort plus on y gagne

By: Jacques Favier —

J'avais annoncĂ© ce billet en conclusion de celui qui traitait de la propriĂ©tĂ© et de la souverainetĂ©, de certaines illusions politiques nĂ©es d'une soudaine prospĂ©ritĂ©, de fantasmes oĂč la mĂ©moire fĂ©odale offre Ă  une classique revendication libertarienne le motif kitsch d'un fief ou d'un royaume .

Tout autre est le Pays de Cocagne, que nous croyons tous connaĂźtre et dans lequel s'emmĂȘlent, dans une innocence un peu enfantine, paresse et gourmandise rĂȘvĂ©es avec la semaine des quatre jeudis ou le Palais de Dame Tartine.

En nous penchant sur ce mythe d'abondance cher Ă  nos ancĂȘtres, je crois que nous pouvons apprendre Ă  mettre en questions notre propre activitĂ© pour donner forme mythologique Ă  nos formes modernes de prospĂ©ritĂ© ou d'abondance.

Il est vraiment amusant de remarquer que le Brueghel qui peignit en 1567 le pays de Cocagne qui sert d'illustration de couverture au livre dont je vais parler est le grand-pĂšre de celui qui illustra la tulipmania aprĂšs la crise de 1637.

Cocagne, histoire d'un pays imaginaire de HilĂĄrio Franco JĂșnior, n'est pas un livre particuliĂšrement rĂ©cent. PubliĂ© au BrĂ©sil dix ans avant le white paper de Satoshi, il a Ă©tĂ© traduit du portugais au moment oĂč je passais devant Bitcoin sans le voir. Pourquoi en traiter aujourd'hui ?

La préface du médiéviste Jacques Le Goff (1924-2014) donne quelques raisons :

  • « le thĂšme de la Cocagne (
) est nĂ© Ă  l’époque du grand dĂ©veloppement de la sociĂ©tĂ© mĂ©diĂ©vale, du milieu du XIIe au milieu du XIIIe siĂšcle, au moment oĂč les rĂ©ussites matĂ©rielles, sociales, politiques et culturelles aiguisĂšrent les appĂ©tits ».
  • « Contrairement au mythe antique de l’ñge d’or, rĂ©apparu au XIIIe siĂšcle, la Cocagne n’est pas une utopie tournĂ©e vers le passĂ©, c’est une utopie qui se libĂšre de cette prison des sociĂ©tĂ©s et des individus qu’est le temps sous sa forme de calendrier ».
  • « En ce siĂšcle oĂč l’on met de plus en plus le droit par Ă©crit, lequel pĂšse toujours plus sur la sociĂ©tĂ© (droit romain renaissant, droit canonique en pleine expansion, droit coutumier mis par Ă©crit), la Cocagne (...) est trĂšs certainement une unomie, un pays sans loi, mais cette caractĂ©ristique est contenue dans la notion d’utopie, c’est-Ă -dire un pays non seulement sans code, sans rĂ©pression, mais aussi sans violence et sans dĂ©sordre. Ne faut-il pas voir dans cela la libre floraison de lois naturelles ? »

Partons donc explorer l'imaginaire d'ancĂȘtres si anciens, si peu boomers que nul ne leur imputera aucune de nos actuelles misĂšres.

Certes, ce n'est pas chose aisĂ©e du fait de l'ignorance oĂč nous nous trouvons (sauf quelques mĂ©diĂ©vistes) des rĂ©alitĂ©s de ce temps. « Du cĂŽtĂ© de la sociĂ©tĂ© imaginaire » rappelle HilĂĄrio Franco JĂșnior « se cache frĂ©quemment la forte prĂ©sence d’une sociĂ©tĂ© concrĂšte Ă  travers l’exagĂ©ration ou l’inversion de ses valeurs, la nĂ©gation de ses peurs ou encore la projection de ses dĂ©sirs ».

Cette mise en perspective de ce que l'on vit et de la façon dont on croit y Ă©chapper vaut aussi pour nous, si nous sommes capables d'un regard un tant soit peu rĂ©flexif : « L’imaginaire dĂ©passe les imaginations. On n’imagine pas ce que l’on veut, mais ce qu’il est possible d’imaginer (
) le Moyen Âge a frĂ©quemment imaginĂ© des anges, des fantĂŽmes et des dragons, non des martiens, des ĂȘtres mutants ou des monstres fabriquĂ©s par l’homme ».

La dĂ©finition mĂ©rite d'abord attention : « rĂ©sultat de l’entrecroisement du rythme trĂšs lent de la mentalitĂ© et de celui plus souple de la culture, l’imaginaire Ă©tablit des ponts entre les diffĂ©rentes temporalitĂ©s ».

La terminologie proposĂ©e est Ă©galement prĂ©cieuse : « La modalitĂ© d’imaginaire qui cible son attention sur un passĂ© indĂ©fini pour expliquer le prĂ©sent est un mythe. Celle qui projette sur l’avenir les expĂ©riences historiques – concrĂštes et idĂ©alisĂ©es, passĂ©es et prĂ©sentes – d’un groupe est l’idĂ©ologie. Celle qui part du prĂ©sent pour tenter d’anticiper ou de prĂ©parer un futur qui rĂ©cupĂšre un passĂ© idĂ©alisĂ© est l’utopie. Naturellement les frontiĂšres entre ces trois modalitĂ©s d’imaginaires sont mouvantes ».

D’aprĂšs Lewis Mumford (The story of utopias, 1922) la RĂ©publique de Platon serait ainsi une utopie de reconstruction, alors que Cocagne serait une utopie d’évasion.

Les premiĂšres se fondent sur le principe de rĂ©alitĂ© tel que dĂ©fini par Freud : on y valorise l’ordre et la rĂ©glementation nĂ©cessaires au maintien de la civilisation, l’homme prĂ©fĂ©rant la sĂ©curitĂ© au bonheur. Dans les secondes, au contraire, prĂ©vaut le principe de plaisir et la quĂȘte de satisfactions plus instinctives.

Le mythe comme l’utopie sont, selon HilĂĄrio Franco JĂșnior, des produits du prĂ©sent, lequel nĂ©cessite toujours de bĂątir des ponts entre le passĂ© et le futur, pour se penser et se projeter. En ce sens « l’utopie est un mythe projetĂ© dans le futur ». Si tout discours mythique n’est pas une utopie, tout discours utopique repose sur un fonds mythique, bien que, du point de vue de ses dĂ©fenseurs, il ait un potentiel de concrĂ©tisation qui le diffĂ©rencieraient du mythe.

L’important est dĂšs lors de mettre en avant l’idĂ©e de projet qui est Ă  l’Ɠuvre dans une utopie.

Selon Raymond Ruyer (l’Utopie et les utopies, 1950) la pensĂ©e mythique rĂ©alise, dans le champ imaginaire, une dissolution des structures sociales grĂące au trait ludique typique de toute utopie. C'est moi qui souligne ludique car j'y retrouve ma conviction que Bitcoin n'est pas une monnaie de casino mais qu'il intĂšgre (entre bien d'autres choses !) une irrĂ©ductible part de jeu, conviction maintes fois exprimĂ©es, dĂšs 2014 dans Monnaie pour rire, pour jouer ou pour changer ? ou en 2020, quand j'Ă©crivais que Bitcoin est Ă  la fois argent du jeu et jeu de l'argent.

Venons-en au texte spécifiquement étudié par l'universitaire brésilien. Il en existe peu de manuscrits : trois en tout, dont le plus complet, en français et datant du dernier tiers du 13Úme siÚcle, est conservé à la BnF :

Ce texte de 188 vers est tellement foisonnant, et le temps de mes lecteurs si chichement comptĂ©, que je vais ici me concentrer sur ce qui est proprement monĂ©taire. Ainsi, au vers 108 : lĂ  personne n’achĂšte ni ne vend (Nus n’i achate ne ne vent). En fait, lĂ  oĂč un idĂ©al de vie comme celui de l’auteur des Proverbes bibliques Ă©tait de vieillir en travaillant, celui du poĂšte mĂ©diĂ©val de se maintenir jeune dans l’oisivetĂ©.

Selon HilĂĄrio Franco JĂșnior, une double abondance, alimentaire et vestimentaire, rend complĂštement caduque la profusion de monnaie. Le Fabliau de Cocagne imagine une terre oĂč l’offre serait bien supĂ©rieure Ă  la demande, et cela malgrĂ© la consommation effrĂ©nĂ©e de ses habitants. Scenario peu crĂ©dible sauf sur quelque Ăźle paradisiaque, mais qui exprime les critiques de certaines couches sociales du temps Ă  l’égard du productivisme corporatif et de la croissante monĂ©tarisation de l’économie occidentale.

Ce qui relĂšve l’abondance de la Cocagne, c’est le fait qu’elle ne dĂ©pende pas du travail humain : l’oisivetĂ© y est mĂȘme la seule activitĂ© rĂ©munĂ©rĂ©e :  plus on y dort, plus on y gagne  dit crĂąnement le vers 28 (qui plus i dort, plus i gaaigne). Leur refus du travail transparaĂźt clairement dans la relation que les habitants du pays bĂ©ni entretiennent avec l’argent.

Au pays de Cocagne, les monnaies ne sont pas qu’abandonnĂ©es, elles sont mortes, dĂ©finitivement superflues, nettement futiles.  Des bourses pleines de deniers gisent le long des champs . Au contraire de ce que dĂ©fendait l’économie monĂ©taire revigorĂ©e de l’époque, elles ne se reproduisent pas, elles ne sont pas des semences. Elles restent Ă©parpillĂ©es, complĂštement stĂ©riles, sur les champs trop fĂ©conds. Tandis que l’économie occidentale au Moyen-Âge avait de plus en plus recours Ă  la monnaie, celle de la Cocagne demeure naturelle et autosuffisante. La Cocagne est ce que les anthropologies dĂ©finissent comme une culture de l’excĂšs.

Et les précieux gneu gneus aristotéliques dans tout cela ?

Des trois fonctions classiquement attribuĂ©es Ă  l’argent, aucune n’est valable en Cocagne. Ce qui prĂȘte Ă  rĂ©flĂ©chir.

  • La premiĂšre (d'ĂȘtre un instrument de mesure de la valeur des biens et services proposĂ©s) n’y est pas applicable parce que les biens et services sont si nombreux qu’ils n’ont aucune valeur marchande, n’importe qui pouvant en jouir Ă  n’importe quel moment. Question : n'est-ce pas ce que l'on a si longtemps et jusqu'ici en vain attendu du progrĂšs ?
  • La deuxiĂšme fonction (d'ĂȘtre un instrument d’échange qui bĂ©nĂ©ficie du consentement gĂ©nĂ©ral) n’a pas davantage de sens Ă  Cocagne oĂč tous les habitants sont propriĂ©taires des richesses locales et oĂč  chacun prend tout ce que son cƓur souhaite , sorte de rĂȘve Ă  la fois collectiviste et consumĂ©riste bien Ă©loignĂ© de la sobriĂ©tĂ© heureuse aujourd'hui tant vantĂ©e (gĂ©nĂ©ralement pour les autres).
  • La troisiĂšme enfin (d'ĂȘtre une rĂ©serve de valeur) n’a pas d’utilitĂ© : comme les habitants savent que leurs pays sera toujours riche, ils ne se sentent pas encouragĂ©s Ă  accumuler ou Ă  Ă©pargner. Si l’argent reste par terre, si personne n’en veut, c'est que le futur n'effraye pas. On n'y est pas., ou tout du moins cette frousse du futur est un Ă©lĂ©ment marquant (ou clivant) de notre temps.

La trilogie labor-dolor-sudor, propre Ă  l’idĂ©ologie fĂ©odale, est remplacĂ©e dans le fabliau par abondance-jeunesse-oisivetĂ©.

Parce que le travail implique une hiĂ©rarchie sociale, la soumission Ă  des personnes et Ă  des rĂšgles, l’inexistence du travail signifie libertĂ©. Par consĂ©quent le non-travail explique et articule d’une certaine maniĂšre la plupart des caractĂ©ristiques de cette terre, bĂ©nie par Dieu et tous ses saints plus que n’importe quelle autre, mĂȘme si clairement, tout obtenir sans travail est le trait le plus antichrĂ©tien de la Cocagne pour un homme de jadis, comme il serait aussi le plus choquant pour les dirigeants de notre pays, avec leurs obsessions comptables et leurs hymnes abrutissants Ă  la valeur travail.

Je ne dis pas que Cocagne soit forcément un exemple à proposer au bitcoineur. Mais, modÚle médiéval pour modÚle médiéval, utopie anachronique pour utopie irréaliste, il vaut bien le fantasme féodal.

Reste un point troublant dans ce beau livre : on n'y parle fort peu de politique, ni dans les termes du passé, ni dans les nÎtres. Tout au plus certaines gloutonneries y paraissent-elles parodier la curie papale. Plus que des révolutionnaires, les habitants de Cocagne sont en réalité des anarchistes radicaux. Ils ne sont pas sujets, fût-ce d'une principauté privée établie par quelque baleine crypto ; ils ne sont pas concitoyens et le mince succÚs des votes sur la blockchain me semblent à cet égard significatifs.

Les bitcoineurs sont convives (avec un goĂ»t prononcĂ© pour la viande!) et amis. Aristote (toujours lui!) le disait bien avant l'auteur anonyme et sans doute picard : si les hommes avaient les uns pour les autres de l'amitiĂ© (φÎčλία / philĂ­a) il n'y aurait nul besoin de politique. C'est dĂ©cidĂ©ment, pour moi, Bruegel l'Ancien qui les peint le mieux.

Pour aller plus loin, on pourra relire :

☐ ☆ ✇ La voie du àžżITCOIN

145 - Influenceurs

By: Jacques Favier —

J'ai suivi avec intĂ©rĂȘt l'Ă©mission d'Élise Lucet consacrĂ©e aux influenceurs.

Disons tout de suite deux choses :

  1. qu'elle mĂ©rite d'ĂȘtre regardĂ©e jusqu'Ă  son terme (peut-ĂȘtre moins clinquant et moins people que les accroches initiales mais plus intĂ©ressant et plus nuancĂ©) ne serait-ce que pour Ă©viter de juger abruptement un travail de deux heures et 45 minutes en butant sur tel ou tel dĂ©tail dans les 5 premiĂšres minutes ou sur le logo Bitcoin
  2. que Bitcoin, justement, n'est cité ici que de maniÚre anecdotique : un logo qui apparait subrepticement à 16:54, le mot crypto-monnaie à 18 :55 et à 43:25, le trader Laurent Billionnaire qui à 25 ans à peine investit sur le marché de la cryptomonnaie « de trÚs grosses sommes ce qui lui permet de trÚs gros gains »...

Autant donc avouer tout de suite que l'Ă©mission ne se focalise pas sur Bitcoin. En un sens, c'est fort bien : cela devrait permettre Ă  tous de rĂ©flĂ©chir sereinement, car chacun de mes lecteurs serait trĂšs Ă  mĂȘme d'appliquer Ă  notre monde crypto, avec ses spĂ©cificitĂ©s rĂ©elles, espĂ©rĂ©es ou fantasmĂ©es, ce qui est dit ici du monde qui se prĂ©tend sĂ©rieux, rĂ©gulĂ©, lĂ©gitime.

La version intégrale est ici

La premiĂšre chose qui parait Ă©vidente, c'est un problĂšme de langage. Certains intervenants en viennent (non sans se tortiller sur leurs chaises) Ă  cette conclusion. Ils constatent qu'ils sont inaudibles. Ils n'iront pas plus loin, de peur (je tremble moi-mĂȘme) d'ĂȘtre accusĂ©s de mĂ©pris de classe : mais les jeunes gens montrĂ©s dans l'Ă©mission, les voleurs comme les volĂ©s, parlent une autre langue que les politiques, les rĂ©gulateurs, les journalistes, les sociologues et les banquiers.

Une autre langue non seulement dans ses codes (« on est clairement dans une relation de confiance, elle nous tutoie c’est ma chĂ©rie c’est des surnoms, elle te conseille
 ») ses mĂ©taphores ou ses trouvailles argotiques. J'avais dĂ©jĂ  abordĂ© cela lors d'un prĂ©cĂ©dent billet consĂ©cutif Ă  l'affaire Nabila, reprenant dans un film admirable le clivage entre ceux qui disent  pour ainsi dire  et ceux qui disent  genre .

C'est une autre langue parce qu'elle est mise en Ɠuvre pour tenir un autre discours :  Aller travailler, c’est une douille  disent ces jeunes gens, lĂ  oĂč toute la classe politique – ceux qui dĂ©noncent au passage la pĂ©nibilitĂ© du travail comme ceux qui font mine de l'ignorer ou pire encore qui l'ignorent vraiment – se croit obligĂ©e d'insĂ©rer le petit couplet sur la  valeur travail dans leur chanson.

Il serait facile de moquer les tentations brandies par les influenceurs, si elles n'Ă©taient pas rigoureusement les mĂȘmes que celles des Lotos dans tous les pays du monde, avec la mĂȘme Ă©quivoque, une disharmonie entre ce que l'on montre (les liasses jetĂ©es en l'air, purple money, jets, lambos) et les plaisirs finalement raisonnables que l'on Ă©nonce :  tout ce que vous allez maintenant pouvoir faire : nouvelle voiture, un voyage pour vos parents... . Un tradeur avoue que l'influenceur Tom se montre lui-mĂȘme en vidĂ©o plus riche qu’il n’est rĂ©ellement. En rĂ©alitĂ©, pas un joueur sur 10.000 (au Forex comme au Loto) n'a une idĂ©e prĂ©cise de ce qu'il ferait de 100 millions, mĂȘme si tous le croient. Cet Ă©cart, entre la reprĂ©sentation du plaisir et ce qui peut humainement ĂȘtre assumĂ© n'est pas sans rapport avec la pornographie.

Car quand on enlĂšve les paillettes et les jingles, les promesses se rĂ©sument concrĂštement Ă  des choses assez modestes : souvent des 1500 Ă  3000 euros par mois. Une somme de cet ordre, cela s’appelait un salaire, il y a peu de temps encore et avec cela nul ne demandait de magie en prime.

Il y a un Ă©change fort amusant :

  • Élise Lucet « J’essaie de comprendre ce que vous voulez dire »
  • « Je m’adresse Ă  des gens qui cherchent l’indĂ©pendance financiĂšre et l’indĂ©pendance financiĂšre ils l’obtiendront pas en travaillant » .

En grattant à peine, on découvre partout un syndrome évident, palpable : l'insatisfaction voire la frustration (titre d'une revue qui s'attache à déconstruire le discours politico-médiatique de la bourgeoisie néo-libérale) devant ce qui est réellement offert à nos contemporains : travailler plus pour gagner des douilles. Oui c'est aussi, dans un argot vieilli, un mot désignant la monnaie.

 Avouez, vous y avez dĂ©jĂ  pensĂ©, l’inflation, cela fait presque deux ans qu’elle ne s’arrĂȘte plus : tout plaquer, fuir la banalitĂ© du quotidien, derriĂšre vous les soucis, tout lĂącher pour une autre vie, putain cette vie elle mĂ©rite d’ĂȘtre vĂ©cue pleinement . Il n'est pas risquĂ©, puisqu'on parle de paris, de parier que 99 Français sur 100 se reconnaĂźtront plus aisĂ©ment dans ces propos que dans les niaises romances du gouvernement qui nous dit (voir ici cet incroyable discours) que  quand tu vas sur une ligne de production, c'est pour ton pays, c'est pour la magie . Les victimes des influenceurs ne veulent pas vraiment vivre comme des Tuche toujours gauches quoique enrichis ; mais elles ne veulent vraiment plus retourner le lundi Ă  leur ligne de production ou Ă  leur banc de galĂ©rien.

L'influenceur sait tout cela. Il est plus malin que ses victimes mais n'en est pas gĂ©nĂ©tiquement diffĂ©rent. Ce qu'il y a en lui de diabolique c'est qu'au milieu des mensonges classiques depuis ceux du Jardin d'Eden ( Vous serez comme des dieux ) il dit aussi la vĂ©ritĂ© : « perdre 30.000 euros dans du copitrading, oui c’est un idiot » et on pourra sourire de voir Élise Lucet s'en offusquer, puisqu'elle pense forcĂ©ment de mĂȘme. M. Blatat livre mĂȘme exactement le fond de ma pensĂ©e « pourquoi il les a pas mis en apport dans un appartement ? ».

Les influenceurs sont peut-ĂȘtre Ă  DubaĂŻ, mais, malgrĂ© les nombreuses images de voyages mises en scĂšne dans le reportage, ils ne sont pas sur une autre planĂšte.

Je n'ai jamais posĂ© ma semelle Ă  DubaĂŻ pour la crypto, mais j'ai visitĂ© KuwaĂŻt avec l'Ă©tat-major de Paribas aprĂšs la privatisation de 1987, donc aprĂšs le krach de la mĂȘme annĂ©e et les bons services rendus par cette poche profonde pour soutenir le cours autant que faire se pouvait et Ă©viter le dĂ©sastre de l'actionnariat populaire voulu par M. Balladur et vantĂ© par des influenceuses socialement plus acceptables que Nabila, comme Catherine Deneuve au profit de Suez.

L'ombre protectrice des derricks (et des mosquées) sur les banques ne date pas d'hier (lisez cet intéressant historique de mon ancienne maison) et n'a fait que s'étendre. Dubaï et les autres citadelles du désert ne sont pas sorties du sable en se dressant contre notre monde bien régulé ; elles ont été édifiées pour lui.

Alors, on nous expliquera sans doute que Dubaï n'est pas Abou Dhabi, ni Doha, ni Riyad, ni Malte. Chacun choisit son émirat ou son ßle en fonction de son business. Entendons-nous bien : il ne s'agit pas de faire du relativisme moral ou de renvoyer dos-à-dos les deux mondes. Il s'agit plutÎt de les montrer sinon comme en tous points similaires du moins comme largement complémentaires et parfois quelque peu siamois.

La plupart des victimes que montre l'Ă©mission d'Élise Lucet sont françaises. Je lui aurais bien suggĂ©rĂ© de demander (Ă  l'AMF, par exemple) ce que font les banques qui brident les virements vers des plateformes crypto mĂȘme rĂ©gulĂ©es mais laissent de pauvres gens envoyer vers des brokers market-makers de l'argent qui transite via les Ăźles CaĂŻman, les Seychelles ou les Bermudes. Apparemment : rien. « Ce type de business model est lĂ©gal ». Alors pourquoi pleurnicher ?

Je ne remets pas en cause l'utilitĂ© de l'action lĂ©gale, mĂȘme s'il m'arrive de taquiner le dĂ©putĂ© StĂ©phane Vojetta, prĂ©sent dans l'Ă©mission. Mais une action ciblĂ©e sur les  influvoleurs  risque d'ĂȘtre comme cette grande lutte contre la drogue dont on nous rebat les oreilles et qui se fait dans les caves ou sur les trottoirs, au mieux dans les ports, mais jamais plus loin, plus haut, plus gros. Or la vĂ©ritĂ© on la connaĂźt : « les influenceurs sont des instruments utilisĂ©s par les courtiers Ă  leur profit » comme le dit l’avocat interrogĂ©.

On prĂ©fĂšre hĂ©las, ici comme ailleurs et comme toujours, faire la morale aux petites gens et aux simples ouailles. Passage sidĂ©rant — on dirait que l'on Ă©voque une Ă©pidĂ©mie : « l’influenceur, n’est pas toujours celui qu’on croit; dans ce nouveau monde il est partout il est tout le monde, il peut prendre le visage de votre tante bien aimĂ©, de votre collĂšgue de bureau, de votre voisine de palier, un proche auquel vous faites confiance ». Finalement, mĂȘme si ce n'est pas dit : ne faites confiance qu'Ă  votre banquier. Le banquier de quartier est le cousin propre de la famille financiĂšre, l'ami au Livret A entre les dents. Comment lui reprocher le reste de sa tribu ?

Le passage sur les paris en ligne m'a semblé un peu long mais il est aussi instructif.

Vincent dit qu’il a Ă©tĂ© ruinĂ© par les opĂ©rateurs. Avant, il jouait dans les bars tabac, depuis ses 18 ans. Ces pratiques Ă  la papa n'Ă©taient pas assez rentables aux yeux de ceux qui veulent que la poule ponde ses Ɠufs d'or en continu pour pouvoir la privatiser. Avec des petits bras comme Vincent, la FdJ et les vieux monopoles de jeux trouvaient le temps long ; on a changĂ© de modĂšle avec des sociĂ©tĂ©s comme Winamax et Betclic.

« Les joueurs comme Vincent sont trĂšs rentables pour les opĂ©rateurs ». Le reportage chez Betclic montre bien Ă  quel point le business model repose (mĂȘme si cela gĂȘne les salariĂ©s eux-mĂȘmes) sur les addicted (cruellement titrĂ©s  VIP ). Mais la suite du reportage, avec le dĂ©tour par l'AutoritĂ© nationale des Jeux montre aussi que la rĂ©gulation (oripeau de puissance publique ne servant plus que de cache-sexe) n'a jamais gĂȘnĂ© le big business.

Là aussi, une question me taraude : le pauvre Vincent a fini par piquer dans la caisse de son entreprise pour jouer. C'est affreux, on en conviendra. Mais personne, à la banque, ne profilait donc ses revenus et ses dépenses ? Je ne peux pas envoyer 10.000 euros (que j'ai) vers une plateforme réglementée sans recevoir mises en garde, menaces ou sanctions ; mais si je joue 1000 euros par semaine pendant 5 ou 10 ans il ne se passe rien ?

Quelques voix s'Ă©taient Ă©levĂ©es lors de la privatisation de la FdJ. AurĂ©lie Filipetti mettait en garde Eric Woerth et dĂ©nonçait (voir Ă  1:34:35) la collusion de ce petit monde avec des proches du prĂ©sident de l’époque, lequel pourrait pratiquement ĂȘtre qualifiĂ© aujourd’hui d’influenceur, du moins auprĂšs des chefs d’état africains.

On ne sache pas que la collusion des mondes du sport, des médias, de l'argent et du pouvoir ait sensiblement régressé depuis lors.

Quatriùme et derniùre occurrence : les cryptomonnaies apparaissent à 2:22:13 au milieu d’une liste d’arnaques possibles.

Les arnaques, en gĂ©nĂ©ral, sont ici prĂ©sentĂ©es comme le signe d’une dĂ©fiance envers les institutions. C'est typiquement ce qui est reprochĂ© au bitcoineur et qu'il ne peut nier tout Ă  fait sauf, et c'est le piĂšge, Ă  avouer qu'il n'est lĂ  que pour la spec. Mieux vaut (Ă  mon avis) assumer sa dĂ©fiance envers les institutions.

Ce qui est reprochĂ© aux institutions (de nouveau : politique, media, argent, sport etc!) est tellement profond, leur collusion derriĂšre le rideau avec les intĂ©rĂȘts dont les  influvoleurs  ne sont Ă©videmment que le symptĂŽme est tellement Ă©vidente que les chances de voir la morale-tĂ©lĂ© l'emporter dans l'opinion sont fort minces. D'autant qu'Ă  l'occasion, les choses se ressemblent aussi devant le rideau.

Le scĂ©nariste de l'Ă©mission nous prĂ©sente le recrutement du Multi Level Marketing comme une sorte de club toxique, avec des sĂ©quences oniriques Ă  la Eyes wide shut. Mais ce que les sĂ©quences filmĂ©es dans le monde rĂ©el montrent, ce sont des grands-messes ambiancĂ©es et criardes comme les meetings de M. Macron en 2017. MĂȘmes discours (la mĂ©taphore de Kevin sur les rhinocĂ©ros et les vaches Ă  1:18:00 Ă©voquant furieusement le distingo subtil entre  les gens qui rĂ©ussissent et les gens qui ne sont rien ) et mĂȘmes exhortations finalement trĂšs bourgeoises (« motivation, persĂ©vĂ©rance, travail, y a que ça qui paye, levez votre cul »). En conclusion mĂȘmes cris, parce que c'est leurs projets.

Il faut fĂ©liciter Élise Lucet de pointer in fine le dĂ©terminisme social, le plafond de verre « double ou triple vitrage », et peut-ĂȘtre fatalitĂ© de l’exil pour ceux qui veulent s’enrichir et un possible aveuglement des pouvoirs publics.

JĂ©rĂŽme Fourquet note le mĂ©pris culturel et le fossĂ© gĂ©nĂ©rationnel qui protĂšge et isole nos Ă©lites de l’infra-monde. Ce sont deux choses que (indĂ©pendamment de leurs Ăąges et de leurs positionnements sociaux qui peuvent par ailleurs ĂȘtre fort divers) les bitcoineurs ressentent parfois vivement.

La fin de l’émission pointe la fin du rĂȘve français, et ce qu'il faudrait peut-ĂȘtre dĂ©signer un jour comme un dĂ©sastre moral : les gosses de pauvres regardant vers DubaĂŻ les gosses de riches vers la City. Les bitcoineurs, avec leurs problĂšmes spĂ©cifiques, ne sont pas moins partagĂ©s.

☐ ☆ ✇ Le Coin Coin

Le 82Ăšme Repas du Coin, diner parisien du 2 avril 2024

By: Jacques Favier —

Un diner trĂšs parisien avec une fiĂšvre s’abattant sur un enseignant, une foulure clouant au sol une journaliste, un impondĂ©rable Ă©cartant de l’évĂ©nement deux entrepreneurs et un autre empĂȘchement frappant un banquier plus une panne de baby-sitter chez un avocat, privant l’assistance d’assistance juridique
 il y avait quand mĂȘme 35 convives au Greffulhe, Ă©tablissement parisien situĂ© face au ThĂ©Ăątre des Mathurins et dĂ©jĂ  connu de la communautĂ© puisqu’il permet des paiements LN.

Public largement parisien, mais aussi venu des lointaines Yvelines ou de la proche Bruxelles, de GenĂšve, de Lille,  Bordeaux et Toulouse ; des entrepreneurs, un mathĂ©maticien, une haut-fonctionnaire, trois notaires, un avocat, divers consultants, deux spĂ©cialistes de compliance, un candidat aux Ă©lections europĂ©ennes et des geeks passionnĂ©s ou curieux. À la diffĂ©rence du prĂ©cedent diner parisien (qu’un youtuber anonyme avait plaisamment qualifiĂ© de « couscous d’initiĂ©s ») ce repas reprenait la tradition d’une large ouverture Ă  des amis non-membres du Cercle qui reprĂ©sentaient les deux tiers des convives.

Avec un tel public, les conversations, avant comme aprĂšs le petit mot de bienvenue prononcĂ© par Adrian Sauzade, prĂ©sident du Cercle, partent forcĂ©ment dans tous les sens : on a Ă©voquĂ© l’avenir de Bitcoin  face Ă  la rĂ©glementation et au contrĂŽle croissant des États, mais aussi celui des stablecoins dans le cadre Mica. Il a Ă©tĂ© beaucoup question de ce que le notariat permet d’envisager comme solutions pour lĂ©guer ses cryptos et pour les inĂ©vitables successions. Il y a eu un dĂ©bat sur ce qui doit sĂ©parer le journalisme de l’action des influenceurs. 

L’une des tables, assez politique, a vu de longues discussions autour du Parti Pirate, dont le candidat, bien entourĂ© par deux pointures techniques a Ă©tĂ© un peu mal Ă  l’aise pour faire la promotion des chaines en PoS : on a re-prĂ©cisĂ© la diffĂ©rence entre les Utxo et les systĂšmes account based. Parmi les autres sujets il faut encore noter la difficultĂ© de lecture des contraintes fiscales pour les bitcoiners, mais aussi l’utile enquĂȘte de KPMG qui ouvre des perspectives, peut-ĂȘtre, pour poursuivre la pĂ©dagogie vis Ă  vis des banques, mais aussi pour rĂ©flĂ©chir Ă  la pluralitĂ© politique des utilisateurs de crypto que ladite Ă©tude souligne en contrepoint d’un vacarme parfois peu engageant sur les rĂ©seaux sociaux.

Comme le fit remarquer sur X en sortant de là l’un des convives « Je sors d’un repas du Cercle du Coin. Au delĂ  du fait que c’était trĂšs sympa de rencontrer des bitcoiners (ou autres), je tiens Ă  souligner que la question du prix n’a Ă©tĂ© abordĂ©e qu’une seule fois, et qu’il s’agissait de discuter de l’existence ou non d’un premium non-KYC. »

C’est d’autant plus remarquable que le prix, pour en dire un mot, ne se portait pas fort. Pour faire mentir le convive en question, on a vu deux ou trois amis sortir leur smartphone pour tenter des petits trades.

Il y eut un moment burlesque en fin de soirĂ©e, quand un couple d’honnĂȘtes gens infiltrĂ©s au milieu de nos tables prit le QR code invitant les convives Ă  adhĂ©rer au Cercle pour une invitation Ă  consulter le menu sur son smart-phone. Et un moment Ă©lĂ©gant quand l’ami qui a lancĂ© Crypto Stories fit de gĂ©nĂ©reuses distributions de chaussettes qui feront sensation cet Ă©tĂ© !  Le rapprochement des deux photos est peut-ĂȘtre prophĂ©tique ?

Cet article Le 82Ăšme Repas du Coin, diner parisien du 2 avril 2024 est issue du site Le Coin Coin.

☐ ☆ ✇ Le Coin Coin

Le 81Ăšme Repas du Coin, Ă  Bordeaux le 15 mars 2024

By: Jacques Favier —

Retour en Gironde, au chaleureux Ă©tablissement La CĂŽte de boeuf du Vieux Bordeaux, prĂšs de la place du Parlement, aprĂšs presque deux annĂ©es, puisque le repas prĂ©vu en mars prĂ©cĂ©dent Ă  Saint-Émilion avait dĂ» ĂȘtre annulé pour fait de grĂšve.

On y est toujours accueilli par une reprĂ©sentation de la Table Ronde dont nul ne pourrait dire si elle est appropriĂ© Ă  un repas dĂ©centralisĂ© et par un personnel d’une grande amabilitĂ© !

L’apĂ©ritif, servi au Monbazillac (ce qui semblĂ© plaire!) a Ă©tĂ© librement consommĂ© dans la rue, le climat, fort morose depuis des semaines ayant (contrairement au prix du bitcoin) choisi de favoriser l’évĂ©nement.

Le Repas a rĂ©uni 28 convives, des bordelaises et des bordelais mais aussi des toulousaines et toulousains, un montalbanais et de rares mais valeureux parisiens. Une grande variĂ©tĂ© de profils et d’expĂ©rience, surtout.

Les conversations, aux 4 tables, ont donc roulĂ© sur les sujets les plus variĂ©s : le prix (mais pas tant que cela) notamment face aux tensions gĂ©opolitiques et les modifications de discours ou d’attitudes que l’on perçoit alors chez certains, les relations avec les banques (vifs Ă©changes entre en entrepreneur et un banquier repenti) l’intĂ©rĂȘt manifeste du monde du vin (reprĂ©sentĂ© en force) pour nos sujets (tokenisation et commerce en crypto), l’effort de vulgarisation qui reste un chantier pour des annĂ©es encore.

Des sujets un peu douloureux: la difficultĂ© des petites structures proches des nouveaux entrants qui n’ont pas envie de devenir des multinationales Ă  se conformer aux prochaines rĂ©glementations MICA et qui dĂ©cident de fermer prochainement. Et encore le mal qu’a fait Craig Wright  dans le dĂ©veloppement de Bitcoin en attaquant personnellement les dĂ©veloppeurs.

Des sujets plus techniques : on a Ă©voquĂ© les Ă©volutions des tokens sur Bitcoin, depuis les Colored Coins de l’époque hĂ©roĂŻque jusqu’aux Ordinals, ou Liana et son intĂ©gration de Taproot annoncĂ©e la semaine prĂ©cĂ©dente.

Prochaines agapes : Paris, Caen, Luxembourg !

Cet article Le 81Ăšme Repas du Coin, Ă  Bordeaux le 15 mars 2024 est issue du site Le Coin Coin.

☐ ☆ ✇ Le Coin Coin

Le 80Úme Repas , à Hoenheim le 28 février 2024

By: Jacques Favier —

Retour aprĂšs deux ans au Cheval Noir, le magnifique Ă©tablissement que tient, dans un relais de poste de plus de 200 ans, notre ami bitcoineur Mathieu.

L’établissement, qui a dĂ©jĂ  bien du charme, offre la possibilitĂ© de payer en bitcoin, et en utilisant Ă©ventuellement le lightning network ce qu’ont fait plusieurs convives.

Avec une belle délégation « parisienne » du Cercle (en y comptant Adli pour faire masse) et une membre belge venue de Luxembourg, les convives étaient essentiellement de Strasbourg et alentours.

C’est Adrian Sauzade, nouveau prĂ©sident du Cercle du Coin  succĂ©dant Ă  Adli Takkal Bataille qui a prononcĂ© les mots de bienvenue et rappelĂ© les rĂšgles du Repas, prĂ©cisant, quant Ă  la 3Ăšme, qu’on ne se dispute pas non plus au sujet des Ordinals.

Tous ont apprécié le crémant, le Baeckeoffe ou la choucroute aux 3 poissons, le Munster Marikel, le vacherin glacé, le tout arrosé de vins du cru.

Les regards allaient toutefois souvent vers les tĂ©lĂ©phones (ou les montres connectĂ©es) pour surveiller le rallye du cours de Bitcoin, qui atteignait son ATH dans plusieurs devises. Le fait que cela intervienne avant le halving a donnĂ© lieu Ă  d’intĂ©ressantes comparaisons avec les bourgeons qui se dĂ©veloppent avant le printemps. Selon l’ami Jean-Luc de Bitcoin.fr « on n’est pas Ă  l’abri d’un coup de gel » !

Si donc, fort normalement, le cours de Bitcoin occupait pour une fois une part sensible des conversations (encore que tout le monde soit encore « là pour la tech ») on a aussi abordé de nombreux sujets tant cryptos que politiques. Ainsi les discussions ont abordé les protocoles de communication de maniÚre plus large et comment Bitcoin a boulversé la logique des protocoles informatiques.

L’évĂ©nement CryptoXR  d’Auxerre, le mois prĂ©cĂ©dent, a fait l’unanimité quant à  la qualité des confĂ©rences et au fait qu’elle soit accessible. On a abordĂ© le nouveau courant maximaliste (les anciens Ă©tant jugĂ©s plus modĂ©rĂ©s) ou les prochains objectifs du Cercle, notamment en ce qui viserait Ă  des propositions politiques acceptables.
Les anciens ont a aussi plongé le regard sur toutes les années passées :
Jean-Luc a fait l’historique de la crĂ©ation de Bitcoin.fr et Jacques celui de sa Voie du Bitcoin (bientĂŽt dix ans).
Les bruits de bottes ne rencontrent vraiment pas, chez les bitcoineurs, un trĂšs grand enthousiasme, mais l’on a parlĂ© guerre et politique, Russie et Tolstoi, vins d’Alsace et de Moldavie. Le vol des clĂ©s USB contenant les donnĂ©es de sĂ©curisation des Jeux Olympiques laissait gĂ©nĂ©ralement pantois.
Nombreux ont Ă©tĂ© ceux qui n’ont pu rĂ©sister Ă  la tentation des rhums arrangĂ©s par Mathieu, Ă  la mirabelle ou aux griottes et Ă  la cannelle.

Cet article Le 80Úme Repas , à Hoenheim le 28 février 2024 est issue du site Le Coin Coin.

☐ ☆ ✇ Le Coin Coin

Le 79Ăšme Repas du Coin, Ă  Paris le 31 janvier 2024

By: Jacques Favier —

Deux repas en huit jours, ce n’est pas le rythme habituel mais l’effet de la conjonction du CryptoXR le 24 janvier et de l’AG du Cercle du Coin qui doit impĂ©rativement se tenir avant la fin du mois.

Ainsi donc aprĂšs ladite assemblĂ©e, longue et studieuse, se sont installĂ©s pour un Repas du Coin « entre soi » autour des tables du Clair de Lune 40 membres du Cercle et 2 non membres liĂ©s par un affect jugĂ© suffisamment fort pour ĂȘtre admis au mĂ©choui et aux pĂątisseries servies en grande abondance : un barbu anarchiste et pilier du lieu et un autre barbu agrĂ©gĂ© d’histoire et lecteur de l’AcĂ©phale.

On eut ainsi la joie de voir des membres de la communautĂ© de Paris, mais aussi d’Amiens, de NeuchĂątel, de Luxembourg, de Bordeaux, de Toulouse, de Lille et de Grenoble.

Ceux qui sachent assurent que certaines conversations se sont poursuivies (ou ont sombrĂ©) jusque vers 3 heures du matin au SiĂšge de l’Association rue Saint Sauveur !

Cet article Le 79Ăšme Repas du Coin, Ă  Paris le 31 janvier 2024 est issue du site Le Coin Coin.

☐ ☆ ✇ La voie du àžżITCOIN

144 - De la Propriété et de la Souveraineté

By: Jacques Favier —

La nature (philosophique ou juridique) de la propriété est un thÚme qui suscite chez certains bitcoineurs, depuis le début, des positions que l'on peut juger  absolutistes  et parfois mal informées.

Pour un oui ou pour un non, certains invoquent les mots de la DĂ©claration des Droits de l'Homme et du Citoyen : la propriĂ©tĂ© est aux termes de son article 2 un droit naturel et imprescriptible et aux termes de l'article 17 un droit inviolable et sacrĂ©. Qu'elle ne soit pas le seul droit citĂ© Ă  l'article 2, ou qu'il soit ajoutĂ© immĂ©diatement Ă  l'article 17 que  nul ne peut en ĂȘtre privĂ©, si ce n'est lorsque la nĂ©cessitĂ© publique, lĂ©galement constatĂ©e, l'exige Ă©videmment, et sous la condition d'une juste et prĂ©alable indemnité  sont des dĂ©tails trop facilement oubliĂ©s dans les controverses.

Disons-le d'emblĂ©e : je marque toujours un grand Ă©tonnement quand je vois tous ces grands mots de naturel ou de sacrĂ© employĂ©s pour tout et rien et surtout pour ne pas payer d'impĂŽts. Parce que le droit de propriĂ©tĂ© a une histoire (avant, pendant et aprĂšs 89) histoire dont il est utile de retrouver les sources et qui ne tient pas tout entier en deux ou trois mots. Et parce que les plaidoiries sont loin d'ĂȘtre toujours cohĂ©rentes.

Le livre de Rafe Blaufarb, professeur d'histoire Ă  l'UniversitĂ© d'État de Floride (ce livre est la traduction française en 2019 de la publication originale The Great Demarcation: The French Revolution and the Invention of Modern Property datant de 2016) Ă©claire la rupture opĂ©rĂ©e par la RĂ©volution dans l’histoire du droit des biens. Et permet de rĂ©flĂ©chir Ă  ce qu'est la propriĂ©tĂ©, et Ă  ce qu'elle n'est pas, en se plaçant encore plus en amont.

Je veux ĂȘtre clair avec mon lecteur : sans remonter au droit romain, sans examiner l'apport essentiel du nominalisme d'Occam (il y aurait tant Ă  dire) je pars ici trĂšs en amont de Bitcoin (2009) et mĂȘme de l'instauration de l'impĂŽt sur le revenu (1917 en France). Ce faisant, je pense nĂ©anmoins pouvoir approfondir le sens des mots, Ă©clairer des questions de principe, poser des questions utiles.

Chacun sera d'accord avec l'auteur sur un point :  La Révolution française a reconstruit entiÚrement le systÚme de propriété qui existait en France avant 1789 .

Sous l'Ancien RĂ©gime certains droits politiques (les seigneuries) s'entremĂȘlaient aux rĂ©alitĂ©s multiples quant Ă  la possession, entre le seigneur qui concĂ©dait une terre tout en conservant certains droits sur elle et son tenancier possesseur et occupant mais astreint Ă  de multiples servitudes, corvĂ©es et obligations envers le premier, sans compter d'innombrables situations d'indivisions, la multiplicitĂ© des droits locaux et des traditions. Ce seigneur Ă©tait d'ailleurs, pour une propriĂ©tĂ© donnĂ©e, rarement unique tant la fĂ©odalitĂ© Ă©tait dans les faits un empilement de seigneuries que nous traiterions aujourd'hui de mille-feuille).

Inversement, le systÚme dit de la  vénalité des offices  tardivement et progressivement mis en place, officilisé sous François Ier et devenu presqu'impossible à éradiquer, faisait de certains agents administratifs royaux (justice, finance etc) les propriétaires héréditaires de leurs charges.

Au sommet  la Couronne incarnait la confusion de la puissance publique et de la propriété privée qui était la caractéristique de l'Ancien Régime .

Que voulaient faire les hommes de 89 ?

Pour changer la sociĂ©tĂ© et instaurer concrĂštement la LibertĂ© et l'ÉgalitĂ©, il fallait Ă  leurs yeux organiser deux choses : la famille et la propriĂ©tĂ©. Et pour re-fonder la propriĂ©tĂ©, il importait de faire sauter le sĂ©culaire Ă©difice fĂ©odal : enlever tout caractĂšre politique au droit de propriĂ©tĂ© (abolition des seigneuries et notamment de leurs droits de justice ou de chasse) et tout caractĂšre patrimonial aux charges publiques pour confĂ©rer Ă  la souverainetĂ© (qui allait passer du roi-suzerain Ă  la Nation-souveraine) son caractĂšre indivisible et remplacer le vieux rĂ©gime de tenure par un rĂ©gime de propriĂ©tĂ© individuel et absolu.

  • (remarque pour les historiens) : dĂ»t l'orgueil français en souffrir, la chose avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© initiĂ©e ailleurs (Angleterre, Etats-Unis, Toscane, Savoie et PiĂ©mont) certes de façon moins radicale, moins spectaculaire, et avec moins d'effet sur le cours des choses europĂ©en.
  • (remarque pour les bitcoineurs) : ce que nombre de mes amis ont en tĂȘte, en invoquant le caractĂšre absolu de leur droit de propriĂ©tĂ© c'est justement l'inverse, Ă  savoir rĂ©concilier et rĂ©ajuster la propriĂ©tĂ© Ă  une forme de pouvoir politique. On y revient plus bas.

Cette propriété réinventée en 89 est-elle bourgeoise ? capitaliste ? Comment la situer historiquement et philosophiquement ?

Pour les historiens marxistes et le dogme qu'ils ont contribué à répandre, la féodalité était avant tout un mode de production et d'organisation sociale, qu'une révolution bourgeoise avait chamboulé pour inaugurer le systÚme capitaliste.

Des historiens plus rĂ©cents ont fait remarquer d'une part que la rĂ©volution n'avait guĂšre aidĂ© (du moins en son foyer) le capitalisme naissant et d'autre part que les hommes de 1789 Ă©taient bien plus souvent avocats qu'entrepreneurs. On peut critiquer le premier point, c'est un dĂ©bat complexe que l'on n'examinera pas ici. Quant au second point, mĂȘme s'il faut rappeler le rĂŽle de nombreux savants (mathĂ©maticiens, physiciens et ingĂ©nieurs) qui ne furent pas sans influence sur les fondements du capitalisme français au 19Ăšme siĂšcle, il est assez Ă©vident. l’AssemblĂ©e constituante comprenait 466 juristes pris au sens large : avocat au Parlement et en Parlement et plus gĂ©nĂ©ralement hommes de loi, soit les deux tiers de l’assemblĂ©e ! Ils reprĂ©sentent encore prĂšs de la moitiĂ© de la Convention en 1792.

La critique du systÚme antérieur par les juristes réunis à Versailles en 1789, que l'on a trop réduite à une attaque inspirée de Locke (et de son DeuxiÚme Traité sur le gouvernement civil, 1689) était largement enracinée dans  l'humanisme juridique  du 16Úme siÚcle, qui voyait déjà dans la féodalité un fùcheux imbroglio de la propriété et du pouvoir.

Venu d'Italie oĂč il est nĂ© un siĂšcle plus tĂŽt, cet humanisme juridique revisitait Ă  la base bien des concepts, avec des dĂ©bats peu comprĂ©hensibles aujourd'hui (l'origine des fiefs fut-elle romaine ou germaine?) sauf Ă  dire qu'on y discutait implicitement de la rĂ©partition des terres et qu'on y dĂ©nonçait sans fard le dĂ©membrement de la puissance publique.

Un peu plus tard, leurs continuateurs (comme Jean Bodin, publiant en 1576 ses Six Livres de la RĂ©publique) ne furent pas des libĂ©raux mais des gens qui, au milieu du tumulte des guerres de religion, entendaient tout au contraire construire les bases de l'État royal absolutiste. Notons dans la mĂȘme veine que l'Ɠuvre juridique des hommes de 1789, mise en forme par le conventionnel CambacĂ©rĂšs devenu second consul de Bonaparte et par quelques autres  ne suffira pas Ă  crĂ©er une forme dĂ©mocratique ni mĂȘme libĂ©rale de gouvernement : le joug napolĂ©onien en fit clairement la dĂ©monstration .

Bref on évacue pas le souverain comme cela. Mais pour Jean Bodin, et c'est un apport majeur, la souveraineté ne réside pas dans la position de juge de dernier ressort, mais dans la capacité absolue de faire la loi.

Plus proche de 1789, et toujours cité pour ses thÚses libérales Montesquieu est subtilement revisité par Rafe Blaufarb. Car avec la séparation des pouvoirs, le baron de La BrÚde et de Montesquieu défendait aussi l'idée que la confusion de la puissance publique et de la propriété était tout aussi nécessaire pour limiter la tendance au despotisme de la monarchie (pour ce qui viendrait ensuite, il n'y songeait pas). La confusion féodale dénoncée par les jurisconsultes humanistes était au contraire à ses yeux un pilier de l'ordre constitutionnel. Voltaire s'en émut. On oublia plus tard que l'Esprit des Lois défendait en fait tout ce que la nuit du 4 août avait aboli.

Plus dĂ©cisive, presque antithĂ©tique, fut l'influence des physiocrates et de leurs conceptions trĂšs opposĂ©es Ă  la fĂ©odalitĂ© Ă  savoir une souverainetĂ© (royale) pleine et indivisible face Ă  une sociĂ©tĂ© ayant dĂ©sormais comme principal objet d'Ă©tablir et de garantir le droit de propriĂ©tĂ©. Celui-ci n'Ă©tait pas naturel mais nĂ©cessaire, les ĂȘtres humains n'ayant pu survivre qu'en devenant cultivateurs, donc en se divisant la terre entre eux. C'est bien chez les physiocrates que l'on trouve l'idĂ©e que la propriĂ©tĂ© est  l'essence de l'ordre naturel et essentiel de la sociĂ©té  pour citer Le Mercier (1767). Mais l'Ă©quilibre de cet Ă©chafaudage devait pour eux ĂȘtre assurĂ© par un souverain hĂ©rĂ©ditaire et copropriĂ©taire de toutes les terres du royaume. Et surtout les conceptions physiocrates restaient trĂšs abstraites  : on y dĂ©crivait un univers de  propriĂ©taires  et de  propriĂ©tĂ©s . On oublia un peu en chemin la place centrale qu'y occupait la  copropriĂ©té  du roi comme Ă©tant  le droit de la souverainetĂ© mĂȘme  et fondant son droit Ă  taxer la propriĂ©tĂ© privĂ©e.

On part de l'abstraction...

Rafe Blaufarb le dit assez crĂ»ment dans son livre : le goĂ»t extrĂȘme des physiocrates pour l'abstraction est frustrant, mais  leur refus de l'historicisme, leur indiffĂ©rence au droit, leur dĂ©sintĂ©rĂȘt volontaire pour les institutions rĂ©elles Ă©taient autant de tactiques discursives nouvelles pour sortit du bourbier du prĂ©cĂ©dent et se placer sur un terrain ouvert et vierge oĂč un changement fondamental pouvait ĂȘtre envisagé . Quelles que soient les raisons (Ăąprement discutĂ©es) qui ont conduit Ă  rĂ©duire la propriĂ©tĂ© Ă  une forme abstraite de  la terre  ils donnĂšrent, intentionnellement ou non, Ă  la propriĂ©tĂ© l'apparence de la naturalitĂ©, la rĂ©duisant Ă  une chose physique.

En 1789 on trancha, et plutĂŽt en faveur des thĂšses physiocrates qu'en faveur de celles de Montesquieu. Puis on oublia les infinis dĂ©tails de ces controverses. Si le livre de Rafe Blaufarb traite surtout des immenses difficultĂ©s qu'ont eu les hommes de 1789 Ă  faire sauter un Ă©difice absurde mais oĂč tant de choses s'intriquaient, s'emmĂȘlaient, avec tant d'intĂ©rĂȘts croisĂ©s, il permet de dĂ©construire l'idĂ©e d'un droit de propriĂ©tĂ©, limpide, cristallin, qui serait comme on dit sur le rĂ©seau X  simple, basique  et abruptement opposable Ă  toute critique, ou Ă  toute suggestion (fĂ»t-elle de taxe nouvelle).

...et on en vient au bricolage

Car derriĂšre la  nuit  des grands principes au 4 aoĂ»t, nuit qui avait en rĂ©alitĂ© Ă©tĂ© mĂ»rie depuis l'annonce mĂȘme de la rĂ©union des États-GĂ©nĂ©raux, derriĂšre le caractĂšre en apparence limpide du premier article du dĂ©cret du 11 aoĂ»t ( L'AssemblĂ©e nationale dĂ©truit entiĂšrement le rĂ©gime fĂ©odal ) il y eut des mois (des annĂ©es, en fait) de tergiversations. Certains droits furent un temps dĂ©clarĂ©s  rachetables  : trois ans plus tard il fallut y renoncer ne serait-ce que parce que l'argent ne valait plus rien. Il y eut moult bricolage, examen de vieilles chartes, destruction d'archives et abandon devant les fureurs populaires. Il y eut aussi de (gros) profits : sĂ©parer la propriĂ©tĂ© et le pouvoir, c'est beau, mais rĂ©gler le cas de la propriĂ©tĂ© ecclĂ©siastique ou nobiliaire, devenue nationale (pour se la partager entre profiteurs payant de la bonne terre en mauvaise monnaie) c'est moins beau.

On pointe ici un vice du  droit de propriété  dans sa réalité concrÚte : c'est que s'il est exempt des crimes antiques, féodaux ou maffieux dont s'amusait Anatole France, il fut dans sa forme bourgeoise largement fondé sur du vol. Nul besoin de citer Proudhon et sa formule célÚbre de 1840 : Balzac le savait fort bien qui écrivait six ans plus tÎt que  le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié, parce qu'il a été proprement fait . Ce qui est vrai individuellement des profiteurs de 1790 et de tant d'autres l'est ainsi, également, et de maniÚre collective de toute une classe sociale. Pour monter sur le trÎne, Napoléon comme Louis XVIII durent jurer de n'y point revenir.

Il est parfois dangereux de rappeler ce genre de choses, dans la Russie de V. Poutine par exemple, mais c'est toujours nĂ©cessaire, par exemple pour parler de la France des privatisations que Laurent Mauduit dans La caste dĂ©crivait plaisamment en 2018 comme une mise en Ɠuvre du mot de B. Constant  Servons la bonne cause et servons-nous! Ce mot qui ne fait pas forcĂ©ment honneur au saint patron des libĂ©raux français fut Ă©noncĂ© lors de l'Ă©pisode non moins fĂącheux de son ralliement Ă  un homme qu'il avait traitĂ© de despote durant dix ans.

L'idée d'un droit absolu des propriétaires, si l'on oublie les conditions de l'élaboration du droit révolutionnaire, peut aussi venir d'une lecture superficielle du Code civil des Français.

On touche ici le débat (souvent superficiel) sur le rÎle de Napoléon, continuateur et/ou liquidateur de la Révolution.

On peut citer ce que l'empereur lui-mĂȘme exprimait lors d’une rĂ©union du Conseil d’État le 19 juillet 1805, plaidant pour la continuité : « que les lois contre la fĂ©odalitĂ© reposent sur des principes justes ou injustes, ce n’est pas ce qu’il s’agit d’examiner : une RĂ©volution est un jubilĂ© qui dĂ©place les propriĂ©tĂ©s particuliĂšres. Un tel bouleversement est sans doute un malheur qu’il importe de prĂ©venir ; mais, quand il est arrivĂ©, on ne pourrait dĂ©truire les effets qu’il a eus, sans opĂ©rer une RĂ©volution nouvelle, sans rendre la propriĂ©tĂ© incertaine et flottante : aujourd’hui on reviendrait sur une chose, demain sur une autre : personne ne serait assurĂ© de conserver ce qu’il possĂšde ».

Cette phrase est à juste titre citée par Blaufarb comme par l'avocat Hubert de Vauplane, qui dans une étude fort érudite à paraßtre sur l'un des nombreux  rédacteurs oubliés  du Code Napoléon, Théodore Berlier, donne une formulation éclairante des choix qui furent faits alors :

 Le Premier Consul, mais avec lui tout un courant d’hommes politiques qui avaient vu les ravages de la Terreur, prĂŽne un retour Ă  l’ordre, non seulement de la sociĂ©tĂ© mais dans les familles. Ainsi, la plupart des rĂ©formes du droit de la famille ont Ă©tĂ© Ă©dulcorĂ©es (divorce, adoption, droits des enfants illĂ©gitimes) voire supprimĂ©es (Ă©galitĂ© dans les parages successoraux) pour rĂ©pondre Ă  cette attente d’ordre. Quant Ă  la propriĂ©tĂ© individuelle, notamment celle touchant aux biens nationaux mais au-delĂ  mĂȘme de ceux-ci toutes les propriĂ©tĂ©s individuelles, il n’est pas question d’y revenir et encore moins de les remplacer par l’ordre ancien de la fĂ©odalitĂ©. L’ordre nouveau ne doit pas permettre la remise en cause des propriĂ©tĂ©s. La famille rĂ©volutionnaire a ainsi Ă©tĂ© sacrifiĂ©e sur l’autel de la stabilitĂ© de la propriĂ©tĂ©. MĂȘme Louis XVIII n’osera pas toucher Ă  la propriĂ©tĂ© issue de la RĂ©volution et dont il garantira le caractĂšre inviolable dans la Charte en 1814, alors qu’il supprimera le divorce en 1816.

Si la propriĂ©tĂ© a pu ĂȘtre dite absolue par le rĂ©dacteurs du Code NapolĂ©on, Ă©crivant aprĂšs l'orage et balayant quelques idĂ©aux rĂ©volutionnaires pour ne conserver que ce qui Ă©tait utile Ă  l'ordre, ce n'est que par opposition aux statuts trĂšs complexes observĂ©s auparavant mais aussi par un choix politique, un arbitrage trĂšs thermidorien qui conviendra aux brumairiens puis Ă  tous les nantis du siĂšcle peint par Balzac et Zola.

On y voit certes les mĂȘmes principes qu'au 4 aoĂ»t affirmĂ©s bien fort, parfois par des hommes dĂ©jĂ  actifs cette fameuse nuit. Mais le dĂ©cor et le coeur des hommes a changĂ©. MĂȘme pour les propriĂ©taires la libertĂ© ne sera plus celle qui a effrayĂ© ceux qui survĂ©curent Ă  la tourmente. La police veille. L'article 544 illustre la chose et dĂ©finit la propriĂ©tĂ© comme :  le droit de jouir et disposer des choses de la maniĂšre la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibĂ© par les lois ou par les rĂšglements . Ce que Blauifarb appelle the great demarcation est ici nettement tracĂ©e : il y a eu modification de la propriĂ©tĂ©, purgĂ©e de ses attributs politiques, mais nul anĂ©antissement des droits de la puissance souveraine sur les propriĂ©tĂ©s particuliĂšres. La loi du 8 mars 1810 sur les expropriations forcĂ©es pour cause d’utilitĂ© publique, texte d’une grande importance et dont la postĂ©ritĂ© fut grande ne peut ĂȘtre oubliĂ©e lorsqu'on invoque le caractĂšre absolu voire sacrĂ© de la propriĂ©tĂ©.

Les choses ne sont guĂšre plus simples aujourd'hui pour Bitcoin que pour les fiefs jadis.

Disons tout de suite que les idĂ©es de certains Bitcoineurs sur la propriĂ©tĂ© sont aussi simples que la nature du droit du dĂ©tenteur de Bitcoin est complexe : est-il, par exemple, un objet fongible qui se caractĂ©riserait par son appartenance Ă  un genre ou Ă  une espĂšce et non par son identitĂ© propre ? Hubert de Vauplane, attentif depuis fort longtemps Ă  ce qui se passe avec l'Ă©mergence des blockchains, et fondateur de groupes de travail sur ces sujets Ă©crivait en 2018 , que  la nature juridique de Bitcoin en droit des biens est incertaine depuis ses dĂ©buts. La question du droit de propriĂ©tĂ© sur le Bitcoin fait dĂ©bat, aussi bien dans les pays de common law que de droit civil. En droit de common law, la question de dĂ©part consiste Ă  considĂ©rer si le Bitcoin peut ĂȘtre qualifiĂ© de droit de propriĂ©tĂ© incorporel. En droit civil, la question est relativement similaire : dans quelle mesure le Bitcoin s’apparente-t-il Ă  un droit rĂ©el ou personnel ? . L'Ă©laboration juridique au sujet de Bitcoin s'est faite pays par pays, sans faire ressortir aucun caractĂšre naturel ou Ă  plus forte raison sacrĂ© de ce droit.

Disons aussi qu'il est piquant de voir l'argument des physiocrates sorti de son contexte et retranscrit par des geeks pour des biens fort peu naturels. Quoi que l'on puisse dire de la blockchain comme espace numérique appropriable, son caractÚre naturel ne saute pas aux yeux et les métaphores agricoles y seraient incongrues.

Mais ce qui pourrait paraßtre encore plus étonnant, c'est qu'en réalité les arguments invoqués sont bien plus souvent, par imprécision (entre souveraineté et suzeraineté) ou opportunisme, ceux des défenseurs des seigneuries (comme Montesquieu) que ceux du fameux 4 août. En réalité, il n'y a guÚre lieu de s'en étonner : la charge de validateur est bien une fonction politique privée. Et si la nature de Bitcoin était féodale ?

Le Bitcoineur (petit) roi ?

On dĂ©tecte aisĂ©ment ce lancinant fantasme, avec une profonde Ă©quivoque sur le vocabulaire (entre propriĂ©tĂ©, pouvoir, seigneurie et mĂȘme royaume) dans certaines publications.

PrÚs d'un quart de million de vues pour ce post de Andrew Howard sur X suggérant ingénument qu'au-delà d'un certain niveau de richesse on pourrait s'acheter un terrain suffisamment grand pour avoir la dimension d'un petit pays et... en devenir le roi.

Il faut avoir la foi chevillée au wallet pour penser que l'établissement de l'étalon Bitcoin, voire la simple hausse du cours à des niveaux certes impensables aujourd'hui, redistribuerait à ce point non seulement les richesses mais aussi les concepts.

Par ailleurs, que l'on puisse mobiliser ce fantasme monarchiste et penser que sa réalisation serait une chose bonne et désirable en dit long sur une profonde immaturité politique.

Let's be serious

Ce fantasme peut avoir une apparence romanesque (une robinsonnade) mais elle recouvre des expĂ©riences ratĂ©es, douteuses, ou dangereuses. J'ai dĂ©jĂ  Ă©crit qu'une terra nullius est souvent une terra nulla. Pratiquement la  propriĂ©té  d'un bout de dĂ©sert ou d'un Ăźlot, mĂȘme revendiquĂ© par nulle puissance, mĂȘme absent de toute carte, ne donnerait nulle  souveraineté  Ă  ses dĂ©tenteurs, ni concrĂštement ni lĂ©galement. A moins de se dĂ©fendre, de se battre, vraiment, et fort longtemps (en se souvenant de ce que l'ultima ratio regum dĂ©signait) et d'installer le minimum vital de souverainetĂ© que sont l'eau douce et l'Ă©lectricitĂ© (boire ou miner il ne faut pas avoir Ă  choisir) avec des frontiĂšres non pas hĂ©rissĂ©es de barbelĂ©s mais internationalement reconnues et donc ouvertes aux indispensables importations.

PlutĂŽt que de rĂȘver Ă  ce qu'on a appelĂ©, Ă  l'Ă©poque des dĂ©colonisations, une  indĂ©pendance drapeau  les bitcoineurs qui ont un fond de pragmatisme devraient mĂ©diter sur le combat sĂ©culaire des princes de Monaco, depuis la rĂ©cupĂ©ration (un peu miraculeuse) de leur rocher en 1814 pour desserrer la tutelle (sarde puis française), se faire admettre d'abord avec un tabouret puis avec un fauteuil dans des dizaines d'instances internationales et n'obtenir la qualitĂ© d'État membre de l'ONU que 180 ans plus tard. Avec de vrais titres princiers d'Ancien RĂ©gime, de vrais TraitĂ©s internationaux, les ressources palpables d'un casino et la maĂźtrise d'une manne fiscale non nĂ©gligeable. Et Deo Juvante c'est Ă  dire avec l'aide (ou la complicitĂ©) de la France pour l'Ă©lectricitĂ©, l'eau et pas mal d'autres choses dont la police, la justice (Cour d'Appel de Nice) et la dĂ©fense. Un livre de FrĂ©dĂ©ric Laurent, paru il y a une vingtaine d'annĂ©e, racontait fort bien ce qu'est Un prince sur son rocher.

Le prince de Pontinha, sur son rocher plus petit encore que celui des Grimaldi, en bordure du port de Funchal, a encore bien du chemin Ă  parcourir !

MĂȘme en oubliant tout ce qui vient d'ĂȘtre dit, ou en admettant qu'un Bitcoin vaille quelques (dizaines de ?) millions et permette Ă  quelques (dizaines de ?) bitcoineurs d'acquĂ©rir une gated community, une citĂ© portuaire, une Ăźle cĂŽtiĂšre, de l'Ă©quiper pour lui donner une autonomie rĂ©elle, la capacitĂ© de se dĂ©fendre d'abord contre l'ancien percepteur du lieu et ensuite contre les requins, et enfin les moyens d'ouvrir des reprĂ©sentations diplomatiques dans quelques États complaisants, oĂč verrait-on une  monarchie  mĂȘme en dĂ©finissant la chose comme le fait expĂ©ditivement Howard comme  a familly-owned free private city  ?

Que l'on agrée ou non à l'idée que la féodalité fut un mode de production, la monarchie a toujours été bien davantage : un ordre symbolique qui n'a rien à voir ni avec la finance classique ni avec la finance crypto.

La planÚte du financier n'est pas celle du roi, et les anarcho-capitalistes qui s'y voient déjà risquent de ne trouver pour séjour que celle du vaniteux.

Ce que rĂ©vĂšle en revanche la lecture de chaque journal, c'est que les vrais milliardaires (old school, GAFAM et bĂ©bĂ©s requins comme SBF) ne perdent pas de temps Ă  de telles songeries et prĂ©fĂšrent, aprĂšs quelques usurpations et dĂ©membrements de la puissance publique, enserrer les États existants dans leurs tentacules (mĂ©dias, donations, financement des partis, pantouflage, corruption) quitte Ă  s'y mĂ©nager de belles fĂ©odalitĂ©s, avec un vague suzerain et pleins de petits vassaux et arriĂšre-vassaux. On lira avec profit l'analyse de Martinoslap sur cette rĂ©alitĂ© prophĂ©tisĂ©e depuis une gĂ©nĂ©ration et prĂ©sentĂ©e en 2020 par l'Ă©conomiste CĂ©dric Durand

Quoi qu'il en soit, quand le Bitcoin vaudra un milliard, il n'aura nul besoin de faire sauter le systĂšme (qui probablement ira assez mal) : il sera devenu le systĂšme.

Quitte Ă  chercher dans le passĂ©, n'y a-t-il pas d'autres rĂȘves Ă  offrir aux Bitcoineurs ?

C'est sur quoi je reviendrai sous peu avec le compte-rendu rĂȘveur de ma lecture actuelle : Cocagne, l'histoire d'un pays imaginaire.

Ă  suivre

☐ ☆ ✇ La voie du àžżITCOIN

79 - Rapport Landau, la tentation du Mur

By: Jacques Favier —

thĂ©orie du port numĂ©riqueAprĂšs le rapport de Mme Toledano pour France StratĂ©gie, puis celui de l’Office d’Evaluation Parlementaire, et en attendant les autres travaux parlementaires en cours, celui de la Commission des Finances du SĂ©nat et celui de la Commission des Finances de l’AssemblĂ©e Nationale dont le rapporteur est Pierre Person, le rapport commandĂ© en janvier par Bruno Lemaire vient allonger la liste des textes oĂč ceux qui veulent faire avancer les choses doivent scruter de (tout) petits signes encourageants.

Le « Rapport Landau » vise Ă  rĂ©pondre aux questions posĂ©es par Bruno Lemaire en janvier. Ses rĂ©dacteurs ont dĂ» s’adapter Ă  partir de mars lorsque le mĂȘme ministre a Ă©noncĂ© l’ambition de faire de la France la championne des ICO, mais aussi, on peut le supposer, en voyant la tournure plus ouverte que prenaient les auditions devant les missions parlementaires.

Dans ce cadre, ce texte a des mĂ©rites, limitĂ©s mais non nĂ©gligeables. Tout en sacrifiant Ă  «la technologie blockchain
 dont les crypto-monnaies ne sont qu’une des applications possibles», il cible bien l’usage monĂ©taire de la chose, sans trop s’embourber comme le font certaines institutions dans un fatiguant dĂ©ni ou sans trop contourner cet usage. Certains « blockchain enthousiastes » le lui ont d’ailleurs dĂ©jĂ  reprochĂ© !

On peut certes le reprendre sur certains points, de vocabulaire ou de technique. On pourrait aisĂ©ment aller plus loin que ce texte : souligner que si les crypto monnaies sont, comme le dit l’introduction, « sans vĂ©ritable prĂ©cĂ©dent dans l’histoire » cela ne vient pas de ce qu’elles « circulent indĂ©pendamment de toute banque et sont dĂ©tachĂ©es de tout compte bancaire ». Nos vieux Nap en faisaient autant.

Inversement, on pourrait soutenir qu’elles sont bien davantage que « l’expression d’un mouvement de sociĂ©tĂ©, d’inspiration libertaire » rendu plus offensif par le discrĂ©dit du systĂšme. En rester lĂ  c’est prendre le risque de les confondre avec les monnaies locales complĂ©mentaires, dont le rapport note lui-mĂȘme qu’elles sont gentiment tolĂ©rĂ©es par le systĂšme qu’elles entendent remettre en cause. Le rapport voit bien qu’il y a quelque chose d’essentiel qui se joue autour des procĂ©dures de consensus (qui « permettent aux participants au rĂ©seau de valider collectivement les transactions ») mais cela est Ă©vacuĂ© aussi vite que citĂ© parce que cela nĂ©cessiterait d’étendre le discrĂ©dit dont souffre le systĂšme bancaire Ă  l’ensemble du systĂšme, institutions politiques comprises.

la guérison

On voit bien qu’il y a, chez les rĂ©dacteurs, de la considĂ©ration pour le mouvement des cryptos (notamment « pour l’engouement qu’elles suscitent ») qui fait Ă©crire que « il serait imprudent pour les pouvoirs publics, quand ils dĂ©cideront de leur rĂ©ponse rĂ©glementaire, de nĂ©gliger ces aspirations et ces soutiens ». Il y a une forme de respect, puisque le bitcoineur ne se voit pas traitĂ© de terroriste, de trafiquant de drogue ou de proxĂ©nĂšte. Il y a parfois de la sympathie : « l’ambition des crypto-monnaies est belle »  mais aussi une petite dose d’hypocrisie quand la phrase enchaĂźne avec « mais difficile Ă  satisfaire : neuf ans aprĂšs le lancement du Bitcoin, elles sont trĂšs peu acceptĂ©es et utilisĂ©es pour les paiements » alors qu’une bonne part des recommandations du rapport vont viser Ă  ce que perdure l’inconfort de l’utilisateur, et que cette durĂ©e de 9 ans n’est pas forcĂ©ment significative Ă  l’échelle du dĂ©ploiement d’une technologie aussi innovante.

Il y a mĂȘme de troublants aveux. Autour du seigneuriage, par exemple, quand on lit que « le seigneuriage peut ĂȘtre affectĂ© au fonctionnement du systĂšme. C’est le cas du Bitcoin, de ce point de vue totalement transparent et intĂšgre ».

Mais fondamentalement, et comme l’audition de Jean-Pierre Landau devant la mission Person nous en avait donnĂ© l’avant-projet, tout ce qui, Ă  tort ou Ă  raison, est perçu comme indice ou preuve de l’inefficacitĂ© des monnaies crypto est imputĂ© Ă  ce qui en est le cƓur mĂȘme : la dĂ©centralisation. Comme si les plus grandes faillites de l’histoire (monĂ©taires ou autres) n’avaient point Ă©tĂ© parfaitement centralisĂ©es. Non, non : un peu de recentralisation ferait le plus grand bien aux crypto-monnaies, et « les autoritĂ©s publiques doivent prendre le leadership et se muer en vĂ©ritables dĂ©veloppeurs de nouvelles applications permises par la blockchain ». En deçà de toute expertise, au delĂ  de tout biais identitaire, on est ici en rĂ©alitĂ© dans le dur d’un conflit politique : il y a peut-ĂȘtre, d’un cĂŽtĂ©, les « idĂ©aux libertaires » sur lequel le rapport insiste, mais il y a de l’autre une panoplie d’ « idĂ©aux rĂ©galiens » qui ne sont pas moins idĂ©ologiques mĂȘme s’ils ne sont jamais questionnĂ©s.

Curieusement le rapport concĂšde cependant un avantage, lĂ  oĂč l’État, il est vrai, n’a guĂšre d’intĂ©rĂȘts Ă  dĂ©fendre, savoir pour les paiements transfrontaliers. Est-ce Ă  comprendre qu’un systĂšme inefficace sera toujours assez bon pour les malheureux Ă©migrĂ©s ? Ou bien est-ce l’aveu implicite (JP Landau l’avait dit devant la mission Person) que le systĂšme officiel est tellement alourdi de compliance formelle et tatillonne qu’il en devient inefficace, et que la religion du KYC a tuĂ© le correspondant banking, accĂ©lĂ©rant la situation de non-bancarisation de la majoritĂ© de la population terrestre ? Mais mĂȘme lĂ , ce sont des choses comme Ripple (voire Corda !) qui se voient dĂ©signĂ©es comme solution possible
 No comment.

Je n’entends pas tout reprendre : ni critiquer les espoirs mis dans les blockchains privĂ©es (il suffit de regarder la liste des personnes consultĂ©es), ni finasser sur les limites d’une digitalisation de tout et de n’importe quoi, ni insister sur la confusion persistante entre la simple reprĂ©sentation digitale de la valeur qu’envisagent tous les suiveurs et la cristallisation numĂ©rique d’une valeur endogĂšne qu’a rĂ©alisĂ©e le protocole Bitcoin, ni pinailler les chiffres douteux sur la consommation Ă©lectrique de la Hongrie ou la comparaison avec les performances de Visa (merveilleusement centralisĂ©es, mais aux Etats-Unis, bien que l’invention de la carte Ă  puce ait eu lieu en France).

Les lecteurs qui partagent mes prĂ©occupations iront donc plutĂŽt voir dans la troisiĂšme partie du rapport ce qui a trait aux politiques publiques. Citons : « MalgrĂ© les interrogations qu’elles suscitent, il n’est pas proposĂ© de rĂ©guler directement les crypto-monnaies. Ce n’est aujourd’hui ni souhaitable, ni nĂ©cessaire. Une rĂšglementation directe n’est pas souhaitable, car elle obligerait Ă  dĂ©finir, Ă  classer et donc Ă  rigidifier des objets essentiellement mouvants et encore non identifiĂ©s. Le danger est triple : celui de figer dans les textes une Ă©volution rapide de la technologie; celui de se tromper sur la nature vĂ©ritable de l’objet que l’on rĂ©glemente; celui d’orienter l’innovation vers l’évasion rĂšglementaire. Au contraire, la rĂ©glementation doit ĂȘtre technologiquement neutre et, pour ce faire, s’adresser aux acteurs et non aux produits eux-mĂȘmes. » C’est plutĂŽt de bon sens, et cela aurait gagnĂ© Ă  ĂȘtre mis en Ɠuvre par bien des intervenants depuis des annĂ©es.

AprĂšs quoi, on sombre un peu dans le vƓu pieux (« la coopĂ©ration internationale doit permettre d’éviter que la concurrence rĂšglementaire ne conduise Ă  des abus ») ou dans la baliverne («il faut dissocier l’innovation technologique, qu’il faut encourager et stimuler, de l’innovation monĂ©taire et financiĂšre, qui doit ĂȘtre considĂ©rĂ©e avec prudence»).

Ce que le rapport, et c’est sa plus grande faiblesse Ă  mes yeux, n’aborde pas, c’est comment nos autoritĂ©s pourraient s’y prendre pour faire de la France la championne des ICO tout en laissant les monnaies crypto dans leur espace virtuel, en Ă©vitant « toute contagion » et en verrouillant au maximum les points de contact, quand je proposais au contraire d’amĂ©nager ceux-ci pour ĂȘtre le plus avenants, commodes et Ă©quipĂ©s possible. Il y a mĂȘme un paradoxe fondamental, dans toute l’ambition politique de la Championne des ICO, qui est de faire les yeux doux Ă  ces opĂ©rations (souvent magnifiquement centralisĂ©es, j’en conviens, mais souvent aussi vaines, creuses, dĂ©cevantes voire crapuleuses) tout en accusant de bien des maux les seuls use-cases prouvĂ©s Ă  ce jour des protocoles d’échanges dĂ©centralisĂ©s, au premier rang desquels se trouve toujours, que cela plaise ou non, Bitcoin. L’assertion, pour lui refuser la nature d’étalon, selon laquelle « aucun exemple de contrats (de vente ou de prĂȘt) libellĂ©s en crypto-monnaies n’est recensĂ© Ă  ce jour » montre l’étendue de l’illusion sur les ICO : une belle majoritĂ© des ICO « ethereum » sont faites avec des contrats autonomes libellant le prix des jetons en ethers. Il faudrait aussi rappeler aux auteurs qui ne connaissent la crypto que de l’extĂ©rieur que Bitcoin est l’étalon sur la plupart des exchanges. Clairement, on a ici un problĂšme de biais identitaire : Bitcoin est un Ă©talon pour un groupe de personnes pour l’instant essentiellement actives dans le cyberespace.

Il y a aussi un passage qui peut laisser rĂȘveur, en ce qu’on ne sait s’il est extrait tel quel d’un vieux rapport concernant l’Internet, ou s’il admet implicitement que Bitcoin a enfin crĂ©Ă© l’Internet de la valeur. Je le livre Ă  la mĂ©ditation du lecteur : « Internet conduira Ă  une profonde transformation des modes de financement de l’innovation et des entreprises. Les Ă©missions et levĂ©es de fonds transfrontiĂšres sur le rĂ©seau vont se dĂ©velopper rapidement. Tirer les bĂ©nĂ©fices de cette technologie en protĂ©geant les Ă©pargnants reprĂ©sente un immense dĂ©fi ». Si l’on entend bĂ©nĂ©ficier d’ICO en euros organisĂ©es par des banques centralisatrices chargĂ©es du KYC, alors effectivement, « tirer les bĂ©nĂ©fices » de la « profonde transformation » qui s’annonce risque d’ĂȘtre un peu dur.

le déploiement d'un réseau

MalgrĂ© quelques interventions courageuses des uns et des autres, le rapport en reste aussi Ă  la dĂ©sastreuse posture d’interdire aux banques (françaises ? leurs succursales luxembourgeoises s’apprĂȘtent Ă  le faire ou le font dĂ©jĂ  !) toute implication, voire Ă  une recommandation selon laquelle « les banques pourraient Ă©galement ĂȘtre soutenues et encouragĂ©es dans leur refus de financer les achats de crypto-monnaies par leurs clients ». Lesquels clients pourront cĂ©der aux sollicitations des arnaqueurs : cela permettra d’entretenir le moulin Ă  invectives. C’est exactement le contraire du message diffusĂ© par la Gendarmerie Nationale qui recommandait il y a quelques semaines de « demander toujours conseil Ă  votre banquier ».

Demander ensuite mollement Ă  ces mĂȘmes banques un peu de bienveillance pour les entrepreneurs ou les dĂ©tenteurs de cryptos (ce que le rapport appelle « la bancarisation des acteurs de la chaĂźne de valeur de la crypto-finance ») sera Ă©videmment vouĂ© Ă  l’échec. TrĂšs accessoirement, et comme je l’ai dĂ©jĂ  notĂ©, cela rend tout Ă  fait utopique la fiscalisation des bitcoineurs dont on parle par ailleurs si imperturbablement : si les banques n’acceptent pas les flux de cash-out des crypto, avec quel argent les bitcoineurs payeront-ils les impĂŽts qu’on leur demande ? Il faudrait parfois toucher le sol. MalgrĂ© les remarques formulĂ©es par quelques gestionnaires d’actifs, qui connaissent quand mĂȘme leur mĂ©tier, quant Ă  l’amĂ©lioration qu’une goute de Bitcoin apporterait Ă  leur gestion, le rapport va jusqu’à exclure la chose (lĂ  aussi, en France seule ?) sous le prĂ©texte presque inconvenant que cela fournirait de la liquiditĂ© Ă  la crypto-sphĂšre, et avec une mauvaise foi Ă  couper le souffle : aprĂšs avoir expliquĂ© que Bitcoin Ă©tait trop jeune pour que l’on puisse induire de ses performances qu’il constituera Ă  terme une rĂ©serve de valeur, on nous dit sans ciller et comme s’il s’agissait d’un fait historique qu’il baisse quand tout va mal. Faut-il rappeler qu’il est nĂ© aprĂšs 2008 ?

C’est donc un Ă©tat de siĂšge (solution propice Ă  la crĂ©ation d’innovations monĂ©taires
) qui est instaurĂ©, isolant les crypto-monnaies des banques et des investisseurs institutionnels. Prendre en modĂšle la dĂ©sastreuse Bitlicence dont les effets ont pu ĂȘtre concrĂštement mesurĂ©s Ă  New-York est une indication claire de l’effet recherchĂ©.

le tour de Gaule

Mais pendant le siĂšge show must go on, le divertissement continue avec ses magiciens et ses jongleurs : tokĂ©niser les rĂ©compenses aux ramasseurs d’ordures volontaires (sans en parler aux urssaf ?) pour leur permettre de payer ce qui servira de remplaçant aux VĂ©lib’ ou Ă©changer, comme l’a fait la Banque de France, des Ă©lĂ©ments de secrĂ©tariat administratif sur une DLT tout ce qu’il y a de classique, voilĂ  qui va faire de la France (laquelle bien sĂ»r « se doit de tracer une voie originale ») un objet d’universelle admiration.

Il va falloir un peu de sĂ©rieux. Si l’on veut tokĂ©niser les billets des JO 2014, sans que cela ne se termine par une commande publique Ă  IBM (ou Ă  Consensys, que l’on aura prise pour une sociĂ©tĂ© française) et si cela doit participer Ă  l’image de modernitĂ© de notre pays autant concevoir autre chose qu’un gadget, et si possible le faire avec des savants français.

Reste un tabou. L’idĂ©e du jeton crypto-fiduciaire (de la CBeM si on veut) hante des milieux fort diffĂ©rents. Dans le cadre que j’avais tracĂ©, celui d’un port numĂ©rique dont la monnaie lĂ©gale, elle-mĂȘme numĂ©rique, pourrait s’interfacer aisĂ©ment avec les monnaies numĂ©riques libres et communes, il me semble que cela faisait sens. Ici on ne sait trop que croire. Aborder les choses sous l’angle du symbolique politique (« politiquement, la disparition du souverain en tant que signe monĂ©taire visible ne serait pas neutre ») fera sourire tant l’eurosceptique que celui qui regarde l’objet matĂ©riel qu’est le billet de la BCE, conçu pour Ă©voquer le moins possible « le souverain ». Aborder cela sous l’angle de la sĂ©curitĂ© (« si des catastrophes humaines ou naturelles venaient Ă  perturber ou dĂ©truire les systĂšmes informatiques sous-tendant la monnaie digitale
 ») sonne aussi assez comiquement aux oreilles du bitcoineur, dĂ©centralisateur par nature et qui sourit de voir le rapport n’envisager comme alternative au centralisme d’Etat que le centralisme d’un GAFA.

Aborder franchement le sujet d’une crypto-fiduciaire consisterait Ă  examiner si les banques centrales sont prĂȘtes Ă  se mettre face aux banques commerciales qu’elles sont censĂ©es rĂ©gir et non servir, et Ă  leur reprendre une part du gĂąteau. A la Banque de France, le sujet provoque des discours pour le moins embarrassĂ©s et sinueux. Reste donc seulement une vague frayeur Ă  l’idĂ©e que ce ne soit un GAFA (le sigle n’apparaĂźt pas une fois) ou un « conglomĂ©rat financier » qui s’empare de la technologie et n’impose son token. De ce risque, en rĂ©alitĂ©, rien n’est dit de la façon dont on le contournera. Nous avons, pour notre part, dĂ©jĂ  demandĂ© ce que la « souverainetĂ© française » gagnerait Ă  cette sujĂ©tion supplĂ©mentaire, quand les monnaies libres, communes et ouvertes du cyberespace pourraient offrir l’instrument d’un rĂ©-aplatissement du monde. L’obstination que le rapport met Ă  traiter Bitcoin de « monnaie privĂ©e » est ici une entrave au jugement.

En ce qui concerne la mise au clair de quelques notions essentielles, le rapport demande en gros que l’on s’inspire du rĂ©gime des devises (eh oui) mais hĂ©las ne fait aucune proposition quant Ă  la fiscalitĂ© des particuliers, se contentant de citer la rĂ©cente dĂ©cision du Conseil d’Etat, sans souligner ni les coĂ»ts divers qu’ont reprĂ©sentĂ©, pour l’écosystĂšme français, 4 annĂ©es de quasi-vide juridique laissĂ© au bon plaisir de la seule administration fiscale, ni les bĂ©nĂ©fices somme toutes limitĂ©s (et pas universels) du nouveau rĂ©gime, ni son caractĂšre totalement non compĂ©titif. Comme dans le mĂȘme temps l’Office Parlementaire d’Evaluation produit un rapport de 200 pages, par ailleurs remarquable, mais oĂč le sujet fiscal fait l’objet d’une ligne (page 95) pour nous rĂ©vĂ©ler que le statut fiscal de Bitcoin et autres « n’est pas clair », il ne reste plus qu’un espoir tenu : que le rapport Person en suggĂšre un, clair, logique et compĂ©titif et qu’il plaise Ă  la sagesse du Prince de lui donner son accord avant la prochaine loi de finances.

montagnes

Au risque de rĂ©pĂ©ter ce que j'ai dit lorsque j'ai Ă©tĂ© auditionnĂ© par la mission Person, puis par la mission Landau, et que j'ai dĂ©jĂ  Ă©crit ici et lĂ  : consacrer plusieurs pages Ă  la thĂ©matique fiscale des ICO fera certainement les dĂ©lices des avocats fiscalistes (qui ont dĂ» en fournir une bonne part) mais c’est une perte de temps si la fiscalitĂ© des particuliers dĂ©tenteurs de crypto-monnaies reste un non sujet. A croire que ces thĂ©matiques ne sont pas abordĂ©es pour construire une fiscalitĂ© adaptĂ©e, lĂ©gitime et raisonnable, mais juste pour inciter Ă  l’exode. Sous cet angle, malheureusement, ça marche.

Le rapport a un mĂ©rite : il n’insulte jamais l’avenir des crypto-monnaies (ainsi « on ne peut exclure qu’une crypto-monnaie existante ou Ă  venir s’impose un jour dans les paiements et donc, comme rĂ©serve de valeur, prĂ©sentant une concurrence et un dĂ©fi pour les monnaies officielles »). Depuis Adolphe Thiers assurant que le train ne transporterait jamais ni marchandises ni voyageurs, la liste est longue des prĂ©visions aussi hautaines que malencontreuses. Mais le spectre du fĂącheux rapport ThĂ©ry, malgrĂ© quelques tentations aisĂ©ment dĂ©celables quand le rapport aborde « l’impossible montĂ©e en puissance », rend aujourd’hui prudents les Cassandre numĂ©riques ou les satisfaits de l’ordre existant. Dans ces conditions on aurait pu souhaiter que le rapport soit aussi prudent avec l’avenir de la France qu’avec l’avenir de la technologie. Etouffer Bitcoin n’est pas Ă  la portĂ©e des autoritĂ©s. Le chasser de leur prĂ©-carrĂ© et faire de la France une Albanie crypto, peut-ĂȘtre.

isoler

C’est l’éternelle tentation du mur, et son inĂ©vitable ambiguitĂ© : qui isole-t-on ?

Monsieur Landau souhaite «contenir» les cryptomonnaies, et non pas permettre leur dĂ©veloppement. Or cela fait des annĂ©es que l’on « contient » ! La France Ă©tait trĂšs en avance en 2011. Le plus ancien exchange europĂ©en est Français. Pourtant aprĂšs avoir rencontrĂ© de nombreuses difficultĂ©s (notamment avec les banques) il ne pĂšse pratiquement rien aujourd’hui et les plateformes amĂ©ricaines dominent d'ores et dĂ©jĂ  le marchĂ© EuropĂ©en. Ajouter des contraintes supplĂ©mentaires c'est renoncer totalement Ă  ce que des plateformes «crypto-crypto » se dĂ©veloppent en France (ou en Europe). Tout l’écosystĂšme sera ailleurs, avec ses ressources humaines, physiques et financiĂšres. On ira les voir en Californie une fois par an.

CommandĂ©, il est vrai, Ă  un moment oĂč le ministre n’avait pas encore embrassĂ© l’ambition de faire de la France la « Championne des ICO », la lecture du rapport Landau n’inquiĂšte guĂšre, mais ne laisse que fort peu de chances de voir notre pays devenir le « port numĂ©rique » que j’appelais de mes vƓux.

Ici encore, et sauf initiative venue des plus jeunes et des digital natives dans l’Administration, au Parlement ou... Ă  l’ElysĂ©e, nous serons marginalisĂ©s lĂ  aussi.

sur le mur

☐ ☆ ✇ La voie du àžżITCOIN

78 - Le rapport de France Stratégie

By: Jacques Favier —

A l’heure oĂč plusieurs institutions n’ont pas encore lĂąchĂ© prise, que ce soit la BRI qui vient de publier tout un chapitre Ă  charge contre les cryptomonnaies ou la Banque de France qui a multipliĂ© durant tout le printemps des imprĂ©cations assez creuses, le rapport intitulĂ© Les enjeux des Blockchains et publiĂ© par France StratĂ©gie ouvre peut-ĂȘtre la saison des textes plus Ă©quilibrĂ©s et des propositions, mĂȘme timides, qui pourraient engager la France dans autre chose qu'une impasse. Les mĂȘmes experts, en gros, ayant ensuite « planchĂ© » devant les missions parlementaires ou l'Ă©quipe de Jean-Pierre Landau, on peut du moins l'espĂ©rer.

PubliĂ© sous la signature de la Professeur JoĂ«lle Toledano (qui n’est pourtant pas Ă  titre personnel une bitcoineuse fanatique !) avec le concours de plusieurs personnes, ce document mĂ©rite d’ĂȘtre d’abord saluĂ© pour son Ă©quilibre, quelles que soient les critiques que nous pouvons lui adresser Ă  la marge.

le rapport toledanoDĂšs les premiĂšres phrases, on sent que le texte est habile. Il fait, aux pudeurs encore de mise face au « sulfureux bitcoin », les concessions nĂ©cessaires pour ĂȘtre lisible mĂȘme par les effarouchĂ©s. Sans leur celer cependant l’arbitraire des distinctions Ă©culĂ©es entre la technologie et le jeton qui lui donne accĂšs et la finance. Ni l’inanitĂ© de la rĂ©duction Ă  « la blockchain » de ce qui est d’abord une technologie de consensus. Ni l’impasse oĂč aboutissent trĂšs vite ceux qui se prennent Ă  leurs propres mots. Ni le fait que les disruptions viennent rarement de l’intĂ©rieur des systĂšmes, financiers ou autres. Il reste cependant Ă  nos yeux des points douteux qui auraient pu ĂȘtre critiquĂ©s, par exemple que la dĂ©centralisation et la dĂ©sintermĂ©diation soit vraiment et automatiquement facteur de baisse de coĂ»ts.

Le titre du second chapitre « Que faire du Bitcoin ? » est donc ironiquement ionescien (d’autant que Bitcoin, comme AmĂ©dĂ©e, grandit gĂ©omĂ©triquement). Le rapport ne cache ni que Bitcoin est « un petit peu l’argent liquide d’Internet » ni qu’il incarne « ce vieux rĂȘve de l’internet, une monnaie Ă©lectronique ».

Amédée

Notre ouvrage La Monnaie AcĂ©phale y est abondamment citĂ©, et pratiquement prĂ©sentĂ© comme une rĂ©fĂ©rence. MĂȘme si, comme les auteurs en sont prĂ©sentĂ©s comme des propagandistes de Bitcoin, on suggĂšre dans une note en page 21 que la prĂ©sentation faite en dix pages la mĂȘme annĂ©e par Arvind Narayanan (assistant Ă  Princeton) et Jeremy Clark (assistant Ă  la Concordia Institute) est « plus acadĂ©mique ». Ce qui n’empĂȘche pas dans la note placĂ©e juste en dessous de citer les Echos et mĂȘme Vanity Fair


Mais ne refusons pas notre plaisir : le « sulfureux Bitcoin », comme le « grand mĂ©chant loup » est dĂ©sormais intĂ©grĂ© au rĂ©cit dans une place centrale et n’est plus l’apanage des criminels mais le sujet d’étude d’une « communautĂ© de passionnĂ©s d’origine diverse, oĂč les spĂ©cialistes de l’informatique, de la cryptographie et de l’algorithmique cĂŽtoient ceux de la finance, de l’économie, du droit, de l’histoire ». Le Cercle du Coin, d’ailleurs bien reprĂ©sentĂ© durant les auditions de France StratĂ©gie, est dĂ©crit comme « probablement le plus emblĂ©matique » de cette passion.

A noter que la controverse Ă©cologique a le mĂ©rite de ne pas se centrer sur les chiffres extravagants de Digiconomist et que les dĂ©nonciations de la « bulle », quand bien mĂȘme elles viennent de sommitĂ©s, sont mises en regard de la valeur d’utilitĂ© (actuelle ou Ă  terme) des jetons, mĂȘme si on aurait pu souhaiter une rĂ©flexion plus profonde sur ce qui constitue leur valeur.

Le Chapitre 3 aborde la « trust machine », sans que le caractĂšre infalsifiable de la blockchain soit rĂ©ellement questionnĂ©. De ce fait la rubrique des usages « notariaux » laisse un peu sur le lecteur sur sa faim, celui sur « l’Internet de la valeur » paraissant plus sĂ©duisant, malgrĂ© la revue des difficultĂ©s qui n’en Ă©lude qu’une, celle qu’induit le frottement fiscal tant que les transactions entre deux jetons cryptos restent susceptibles de taxation mĂȘme s’ils ne font pas apparaĂźtre de liquiditĂ© en monnaie lĂ©gale. Et soudain, au dĂ©tour d’un intertitre surgit « le retour au galop du bitcoin » certes assorti d’un point d’interrogation. Le lecteur se voit rappeler qu’en dĂ©finitive, le jeton (prĂ©cieux) est la clĂ© de voĂ»te du bĂątiment oĂč l’on longe tous ces rĂȘves. Avec une mise en garde que nous pourrions signer des deux mains : « pour sĂ©parer le bon grain de l’ivraie et bĂ©nĂ©ficier des seuls effets souhaitĂ©s des Blockchains, il ne suffira pas d’essayer d’interdire ou de contrĂŽler le bitcoin » d’autant que, pour filer la mĂ©taphore, peu de bon grain monte vraiment en Ă©pi malgrĂ© l’enthousiasme des entrepreneurs et de leurs sponsors, pour un nombre de raisons assez Ă©levĂ© que le rapport liste opportunĂ©ment.

Ayant pointĂ© les difficultĂ©s qu’ont encore les cryptomonnaies Ă  s’interfacer avec le monde rĂ©el (sans ajouter, comme nous nous le permettons ici, qu’une part de ces difficultĂ©s pourraient ĂȘtre aplanies par ceux-lĂ  mĂȘmes qui les dĂ©signent comme des faiblesses) l’étude en vient au chapitre 4 Ă  l’hĂ©sitation qui saisit les pouvoirs publics. Le cas de la Banque de France est une illustration saisissante et pour qui sait lire entre les lignes, la citation d’un texte de son Chief Economist donne une idĂ©e des contorsions et du vertige de l’institution : « MĂȘme dans le cas extrĂȘme et trĂšs improbable oĂč de la monnaie digitale de banque centrale avec des attributs de dĂ©pĂŽt serait Ă©mise et oĂč le public l’adopterait massivement, le rĂŽle des banques dans la distribution de crĂ©dit, bien que s’exerçant dans des conditions plus difficiles en raison d’une moindre information directe sur leur clientĂšle, ne devrait pas ĂȘtre gravement compromis ». Plus concrĂštement, la note pointe la convergence qui se fait jour autour d’une rĂ©gulation raisonnable, qui donnerait notamment un cadre Ă  ce qui doit en avoir un : la fiscalitĂ© (on regrettera que l’échantillon soit Ă©tabli de maniĂšre Ă  suggĂ©rer un taux de l’ordre de 25%, ce qui paraĂźt douteusement compĂ©titif) ou la comptabilitĂ©. Le rapport n’hĂ©site pas mĂȘme Ă  souligner que « la relation avec les banques et le manque d’expertise des pouvoirs publics deviennent nĂ©fastes ». Dont acte.

La conclusion pointe un dilemme : « Deux scĂ©narios sont envisageables : ou bien encadrer suffisamment les Blockchains existantes ; ou bien favoriser le dĂ©veloppement de nouvelles infrastructures plus sĂ©curisĂ©es. À ce jour, il est difficile de trancher le dilemme : le rapport recommande donc de mener de front les deux stratĂ©gies de ‘’maĂźtrise’’ des blockchains existantes et d’accompagnement de l’émergence de nouvelles solutions. ». On pourra regretter que, malgrĂ© la prĂ©sence de nombreux scientifiques lors des auditions, le choix ne soit pas fait plus rĂ©solument en faveur de cette deuxiĂšme solution, surtout quand il existe des solutions françaises et des avantages compĂ©titifs Ă  la clĂ©.

Les 7 recommandations qui forment le 5Ăšme chapitre sont assez sensĂ©es mĂȘme si certaines risquent (mais c’est la loi du genre) d’apparaĂźtre comme des vƓux pieux. Quand on lit que l’on va « dĂ©velopper les usages des blockchains en s’appuyant sur un groupe Ă  compĂ©tences transversales, Ă  l’intĂ©rieur de l’État » on se dit qu’un inventaire de ce qui existe « Ă  l’intĂ©rieur de l’Etat » pourrait amener quelques doutes, d’autant que le problĂšme est cruellement mis en relief 3 pages plus loin. Quand on lit qu’il faut « dĂ©finir et contrĂŽler les rĂšgles de reporting applicables aux places de marchĂ© » on ne peut s’empĂȘcher de songer que la surveillance des acteurs français ou opĂ©rant en France ne sera pas une tĂąche harassante. ‹Au delĂ , c’est la lĂ©gitimitĂ© mĂȘme de l’Etat pour faire le job qui peut paraĂźtre relever d’un biais identitaire chez les rĂ©dacteurs du rapport, et d’un tropisme culturel proprement français. Que le laboratoire de rĂ©flexion sur les Ă©changes centralisĂ©s soit structurĂ© autour de la Caisse des DĂ©pĂŽts (fondĂ©e en 1816) et que la cellule d’accueil des startups soit logĂ©e chez un rĂ©gulateur paraĂźt tout naturel Ă  nos Ă©lites. Nous pensons que ça ne l’est pas, du moins pas sans examen ni sans un profond aggiornamento numĂ©rique de l’Etat et de l’administration.

☐ ☆ ✇ La voie du àžżITCOIN

77 - Ce qui est sérieux et ce qui l'est moins

By: Jacques Favier —

J'ai dĂ©jĂ  traitĂ© Ă  plusieurs reprises du jeu, univers natif des premiĂšres monnaies qui furent dĂ©crites comme virtuelles. J'avais abordĂ© l'an passĂ© dans Enjeux la rĂ©flexion du mĂ©diĂ©viste Jean-Michel Mehl (« il est exceptionnel que le jeu soit gratuit (...) mĂȘme dans le jeu enfantin, il est facile de dĂ©celer, sous les apparences de la gratuitĂ©, l’espĂ©rance d’une victoire comme la crainte d’une perte ou d’une dĂ©faite, dĂ©finitive et humiliante ») et bien plus tĂŽt dans Monnaie pour rire l'idĂ©e d'un rapport que tous les enfants connaissent bien entre la monnaie et l'univers oĂč l'on fait semblant, voire la fĂȘte des fous.

Podcast

Je reviens sur ce thĂšme en diffusant ici le podcast rĂ©alisĂ©e en mars par Jeanne Dussueil (Globaliz) et au cours duquel Madame Laure de LaraudiĂšre, dĂ©putĂ©e reprĂ©sentant « le prĂ©sent » et moi-mĂȘme parlant pour « le passĂ© » commentions une dystopie future prĂ©sentĂ©e par le conteur Thomas Guyon.

Dans un futur pas si lointain, nous suivions dans ses tribulations et ses angoisses un individu qui avait tout d'un travailleur acharnĂ© sauf que.. pour lui travail n'existait plus si ce n'est dans l'univers d'un jeu video. Gamification la chose est dĂ©jĂ  partout prĂ©sente. Jeanne Dussueil demandait donc Ă  Madame de la RaudiĂšre ce qu'en diraient les politiques (le jour oĂč... plus tard ? trop tard?) et Ă  moi ce qui pourrait bien, alors, d'aprĂšs les enseignements du passĂ©, servir de monnaie.

On pourra Ă©couter le podcast ici (aprĂšs avoir lu ce billet ... et avec nos interventions Ă  partir de la sixiĂšme minute pour ceux que le genre dystopique ennuie...)

Les points d'accord ou de convergence entre la « députée geek » et « l'historien provocateur » ont été assez nombreux. Quant à la gamification de l'économie j'en ai d'abord cité quelques exemples dans le passé :

  • la construction des pyramides, sans doute mue par des considĂ©rations sacrĂ©es ou politiques, peut quand mĂȘme ĂȘtre perçue comme un emploi donnĂ© Ă  la population pour lui Ă©viter l'oisivetĂ©, mĂšre de tous les vices ; quelque chose de parfaitement inutile par rapport Ă  nos besoins naturels, mais que chacun accomplit avec un grand sĂ©rieux (pour rappel les coups de fouets c'est seulement dans Asterix !)
  • l'Ă©conomie des « messes pour le salut des Ăąmes » qui, elle, est Ă  la jonction de ce monde (les prĂȘtres sont bien payĂ©s en espĂšces sonnantes et trĂ©buchantes, en monnaie rĂ©elle comme diraient nos autoritĂ©s) et d'un autre monde, l'au-delĂ  si bien nommĂ© dans lequel ils accomplissent, avec un honnĂȘte niveau de sĂ©rieux, des tĂąches prĂ©cises visant Ă  procurer Ă  des tiers dĂ©funts mais parfaitement identifiĂ©s des avantages virtuels pour continuer de parler comme nos rĂ©gulateurs.

un jeu antique et inutile

LĂ  oĂč j'ai pu me montrer rĂ©ellement provocateur, c'est en ajoutant que l'Ă©conomie du KYC et de la compliance (qui reprĂ©sente dĂ©sormais une part substantielle des recrutements dans le secteur financier et une cause non nĂ©gligeable de la hausse des coĂ»ts refacturĂ©s) est en tout point comparable. ArrĂȘterait-on demain toutes les diligences (les demandes de facture EDF, les appels pour demander Ă  mes 4 enfants le nom de jeune fille de leur mĂšre etc) il ne se passerait rien de tangible, si ce n'est - comme l'arrĂȘt de la construction des pyramides - un chĂŽmage technique pĂ©nible pour les travailleurs concernĂ©s.

J'ai d'ailleurs repris cela sur un billet publié sur LinkedIn et que l'on pourra lire ici :

La vérité, c'est que l'on assiste autant à une gamification de certaines choses sérieuses qu'à une workification de choses futiles, inutiles et tristes.

☐ ☆ ✇ La voie du àžżITCOIN

76 - Nolite te auctoritates...

By: Jacques Favier —

dame de coeur d'aprĂšs une crĂ©ation d'EstarisBitcoin serait toujours un truc de geek et dans la pratique un truc de mec. Si bien des Ă©vidences factuelles tendent Ă  le faire croire, je suis de ceux qui pensent depuis longtemps que la prĂ©sence fĂ©minine doit ĂȘtre recherchĂ©e et valorisĂ©e, et que l'excuse commode selon laquelle il y a traditionnellement peu de copines passionnĂ©es par la technologie est fausse et dangereuse Ă  plus d'un titre.

Au-delĂ  d'un point de principe - la techno comme la monnaie sont affaires de tous - je pense qu'une dĂ©marche spĂ©cifiquement fĂ©minine doit ĂȘtre mise en valeur en ce qui concerne l'usage des monnaies dĂ©centralisĂ©es, ou plutĂŽt que la rĂ©flexion menĂ©e depuis plus de deux siĂšcles par les femmes pour construire leur Ă©mancipation est potentiellement riche d'enseignements pour ceux qui veulent inventer une monnaie sans sujĂ©tion.

Commençons par ce qui est un peu trivial. MĂȘme si les choses s'amĂ©liorent (oh combien lentement) il y a encore bien trop peu de jeunes femmes dans les hackatons, dans les amphis ou dans les auditoires de nos confĂ©rences, dans nos forums et dans les meet-up de notre CommunautĂ©.

Au début de certains repas du Coin il m'arrive de préciser que notre but n'a jamais été de former un gentlemen's club. Malgré des invitations largement lancées en direction des amies ou des profils féminins rencontrés au cours de nos diverses activités, il n'est pas toujours possible d'avoir une convive par table. Pourtant, les attitudes justement dénoncées par un article récent du NYT n'ont pas cours dans nos événements et celles qui nous fréquentent semblent apprécier ces rencontres.

Je ne crois pas que les femmes soient moins intéressées par la technologie. Serait-ce pourtant le cas qu'il resterait le point de savoir si elles sont moins intéressées par la monnaie et le paiement.

Une Ă©tude dĂ©jĂ  ancienne de CoinDesk cherchant qui Ă©taient, en juin 2015, les utilisateurs de bitcoin rĂ©pondait qu’ils Ă©taient jeunes (25 Ă  34 ans), pale, techie and male (Ă  90%). MalgrĂ© l'explosion du nombre de bitcoineurs au niveau mondial, les (rares) Ă©tudes sur ce thĂšme ne permettent pas de percevoir une rĂ©elle amĂ©lioration, certaines affichant un taux extrĂȘmement inquiĂ©tant de 4% de femmes seulement. Une chronique canadienne sur CBC s'en est rĂ©cemment Ă©mue, souligant que cela pouvait rĂ©ellement constituer un signe inquiĂ©tant.

Le poids des femmes (courses alimentaires quotidiennes et « shopping » festif) est Ă©norme dans les actes d’achats, surtout en transactions unitaires. Avec ou sans Lightning Network, Bitcoin ne sera pas une monnaie sans les femmes.

Venons-en à ce qui touche au changement paradigmatique que constitue Bitcoin. Il y a un rapport profond, aussi ancien que l'Humanité, entre la monnaie et la langue. Or certains linguistes, comme Gretchen McCulloch, l'écrivait en 2015, pensent que ce sont les filles (jeunes) qui inventent et renouvÚlent la langue, créant jusqu'à 90% des innovations. Parce que, comme l'avancent Deborah Cameron et d'autres, elles auraient une plus grande sensibilité sociale, des réseaux plus étendus, voire un avantage neurobiologique en la matiÚre. Si tout cela est vrai, sans jeunes femmes parmi nous, Bitcoin pourrait se retrouver un jour vieux sans avoir jamais été adulte.

Marie Laurencin

Il y a cependant des relations bien plus profondes entre celles et ceux qui supportent Bitcoin et pensent que les monnaies décentralisées sont une part de leur liberté, et les femmes qui ont lutté pour leur émancipation et savent que cette lutte ne s'est point achevée en un glorieux jour de proclamation.

Nous avons tous entendu cent fois que les femmes ont dĂ» attendre jusqu'en 1965 pour avoir un compte en banque (sans l'autorisation de leur mari) et Ă  dire vrai cela me fait toujours sourire. Parce que ce poncif suggĂšre qu'elles attendaient cela depuis des siĂšcles. Il y a fort Ă  parier qu'elles n'ont attendu que quelques annĂ©es, et qu'en 1965 bien des maris n'avaient pas eux-mĂȘmes de chĂ©quier : la bancarisation massive dĂ©bute plutĂŽt vers 1967. D'autre part (et mĂȘme si la loi de 1965 donne aux femmes d'autres libertĂ©s) cela assimile le fait d'avoir un compte en banque (et non des espĂšces dans sa poche) Ă  une forme de libertĂ©. Ce qui mĂ©riterait examen. Et il pourrait y avoir bien plus grave !

The Handmaid's taleEn 1985, la romanciÚre et universitaire canadienne Margaret Atwood écrivait son roman The Handmaid's Tale qui met en scÚne un futur dystopique épouvantable dans lequel les Etats-Unis vivent un cauchemar théocratique de type wahhabite mùtiné d'enfer policier façon URSS. Avec un petit avant-goût prophétique de Patriot Act. Le sort des femmes y est particuliÚrement horrible.

Ce livre d'anticipation qui ignore les téléphones mobiles ou Internet est pourtant devenu un roman-culte de la cause féministe et a été récemment brandi dans de nombreuses manifestations hostiles à la remise en cause des droits des femmes par le président Trump, puis porté à l'écran en 2017 dans une série télévisée (en français La servante écarlate).

Voici un court extrait montrant comment, concrĂštement, un piĂšge peut se refermer sur les femmes, mais aussi sur les ennemis, sur les autres. Ou sur vous.

Et la formule latine qui sert de titre à mon billet ? Les curieux liront (note en bas de page) ce que signifient, ou ne signifient pas, les quelques mots latins que l'héroïne trouve dans un recoin de sa geÎle, inscrits comme un message secret. Ceux qui ont déjà suivi la série comprendront ce que je veux dire : Ne laissez pas les autorités vous ...

Une formule de Simone de Beauvoir devrait ĂȘtre mĂ©ditĂ©e par tous ceux (hommes et femmes) qui refusent la forme spĂ©cifique de sujĂ©tion quotidienne et de censure potentielle que reprĂ©sente la monnaie administrĂ©e et centralisĂ©e : « N'oubliez jamais qu'il suffira d'une crise politique, Ă©conomique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. »

Ce que les femmes nous rappellent, c'est que nos droits ne sont jamais acquis. Une autre figure « féministe », Léon Blum, était également un grand inquiet sur le chapitre de la pérennité de nos libertés. Comme la grenouille dans l'eau qui chauffe, nous nous endormons bercés par les discours sur nos valeurs républicaines, notre civilisation et notre état de droit. Nolite te auctoritates...

Blum

Pour aller plus loin, sur le mock latin de Margaret Atwood :

mĂȘme pas latiniste

  • voir ici en anglais l'histoire de cette Ă©trange formule, avec une interview d'un universitaire de Cornell University par Vanity Fair...
  • et lĂ  en français un article de haute linguistique d'une universitaire lilloise !
☐ ☆ ✇ La voie du àžżITCOIN

75 - La confiance par décret ?

By: Jacques Favier —

On parle maintenant de Bitcoin, au sommet mĂȘme de l'État, comme d'un facteur de risque systĂ©mique (face Ă  des trillions de monnaies lĂ©gales et des ploutillons d'actifs rĂ©gulĂ©s ou non, mais gĂ©rĂ©s par des gens du systĂšme). Façon de dire que cette expĂ©rience menacerait le systĂšme financier mondial. Mais l'essentiel de la littĂ©rature sur ce fĂącheux bitcoin Ă©mane encore, du moins pour celle qui est prise en compte par les rĂ©gulateurs, les politiques et les journalistes, de ce systĂšme financier lui-mĂȘme. Et ceci ne choque personne. C'est comme cela : quand une banque s'estime victime d'un de ses employĂ©s, le juge choisit cette mĂȘme banque comme experte, et il faut des annĂ©es pour que cela pose des cas de conscience Ă  certains.

La fonction de rĂ©gulation appartient en thĂ©orie Ă  la puissance publique. Ce qui la fonde en droit, c'est Ă  la fois la sĂ©curitĂ© de l'État, celle de la population, et la nĂ©cessaire confiance de celle-ci dans celui-lĂ . On rĂ©gule donc largement (et sous des vocables divers : rĂ©gulation, supervision, contrĂŽle, normalisation, homologation...) les produits financiers comme les mĂ©dicaments, les communications Ă©lectroniques, les jeux en ligne ou les voitures Ă  moteurs. Mais toujours avec les mĂȘmes mots: confiance et sĂ©curitĂ©.

Or si la sécurité est un fait que l'on peut cerner par des mesures objectives (quand elles ne sont pas manipulées) la confiance est un sentiment humain. A priori on ne peut pas la décréter, pas davantage que l'amour ou le respect, par exemple.

le vaccin monétaireDans une double page publiée en janvier par le Monde diplomatique, la journaliste Leïla Shahshahani a abordé à travers les vaccinations obligatoires, le débat confisqué sur un sujet qui me parait nous concerner de façon patente.

Je m'empresse de dire que je n'ai pas trop d'idées sur la question, parce qu'en soi les histoires médicales m'ennuient. Mes enfants ont été vaccinés.

Ce qui m'intéresse ici, ce sont la confiscation d'un débat, l'instauration d'une prétendue « confiance » par la coercition, les erreurs et les dérives qu'un tel systÚme rend fatales.

En quoi cette vaccination obligatoire peut-elle intéresser ceux qui suivent l'actualité de Bitcoin ?

  • En ce qu'il s'agit d'un systĂšme (la santĂ© publique) auquel il est pour notre sĂ©curitĂ© pratiquement impossible d'Ă©chapper comme il est pratiquement obligatoire d'avoir un compte en banque.
  • Mais aussi en ce qu'il s'agit d'un secteur qui, comme le systĂšme monĂ©taire, n'est rĂ©gulĂ© finalement que par lui-mĂȘme, c'est Ă  dire par personne en fait.

Ce qui m'a frappé, dÚs la fin du premier alinéa de l'article, c'est le sentence presque comique par laquelle la ministre des Solidarités et de la Santé, la docteur AgnÚs Buzyn assume pleinement une posture proprement ubuesque : « La contrainte vise à rendre la confiance ».

Quand on a fini d'en sourire, on peut se demander s'il ne faut pas en trembler. Évidemment le propos est tenu par une scientifique, ministre d'un Etat de droit. Serait-il profĂ©rĂ© par l'un de ces dictateurs grotesques que la tĂ©lĂ©vision exhibe toujours Ă  bon escient pour nous faire sentir la chance que nous avons de sommeiller en paix dans un semblant de social-dĂ©mocratie, on en ferait presque un motif d'intervention humanitaire.

confianceSur le fond, on notera que le Conseil d'Etat ayant fait injonction au MinistÚre de faire en sorte que les parents qui le souhaitaient puissent vacciner leur progéniture avec un vaccin simple (DTP) sans adjonction de 3 souches non obligatoires, on a préféré changer la loi et décider qu'on mettrait 11 souches. On aurait aussi bien pu changer la Constitution, puisque, selon une autre parole forte d'une grande démocrate (Madame Touraine) « La vaccination, ça ne se discute pas ». On sait depuis Monsieur Valls que la liste des sujets exclus des champs de la réflexion, de la discussion, voire de la simple curiosité, a tendance à s'élargir.

Comme, hĂ©las, il reste des esprits retors prĂȘts Ă  discuter de tout au vain prĂ©texte que nous serions nĂ©s libres et Ă©gaux et vivrions dans une dĂ©mocratie oĂč la souverainetĂ© Ă©mane du peuple dĂ©libĂ©rant, les mensonges d'Etat tiendront lieu d'argument. « Des enfants meurent de la rougeole aujourd'hui en France » dĂ©clare ainsi tout en finesse le premier ministre, oubliant de prĂ©ciser que ce seraient justement ceux que leur dĂ©ficit immunitaire rendrait non vaccinables.

En fait de sĂ©curitĂ©, c'est la peur que l'on instille, jusque dans les couloirs du mĂ©tro, avec des images oĂč l'on ne sait s'il s'agit d'un labo ou du siĂšge de la Stasi...

la stasi médicale

En l'absence de tout dĂ©bat rĂ©el (en demander un c'est dĂ©jĂ  se faire mal voir), seuls des mĂ©decins gĂ©nĂ©ralistes auront estimĂ© totalement disproportionnĂ©e la privation de collectivitĂ© pour les enfants non vaccinĂ©s au regard de risques « inexistants ou infinitĂ©simaux ». Mais un ministre ne va tout de mĂȘme pas Ă©changer avec des toubibs de quartier...

une petite piquereLe problĂšme d'une confiance imposĂ©e par la coercition, mĂȘme emballĂ©e en grande cause et ficelĂ©e de mensonges, c'est qu'elle est peu efficace, et que son inefficacitĂ© la mine rĂ©guliĂšrement : la frĂ©nĂ©sie de vaccin contre l'hĂ©patite B dans les annĂ©es 1990 a dĂ©bouchĂ© sur le feuilleton de sa responsabilitĂ© dans des cas de sclĂ©rose en plaque ; la mĂ©diocre efficacitĂ© de la mobilisation de 2009-2010 contre la grippe H1N1 (6 millions de doses utilisĂ©es sur les 94 millions de doses payĂ©es aux labos) a mis en lumiĂšre des contrats que le SĂ©nat lui mĂȘme considĂ©ra comme d'une lĂ©galitĂ© douteuse ; l'utilisation du Pandemrix fut ensuite officiellement mise en cause comme coupable de cas de narcolepsie...

Une part notable de la population continue donc à ne ressentir qu'une médiocre confiance, malgré des non-lieux jugés suspects et les débats trop clairement faussés. Mais les laboratoires prospÚrent et il n'est pas interdit de penser que ce soit là l'essentiel.

Sur la forme, de mauvais esprits noteront justement l'imbroglio de conflits d'intĂ©rĂȘts, chez des membres mĂ©decins voire chez le prĂ©sident du ComitĂ© d'Orientation, et mĂȘme chez certains ministres. La journaliste du Monde diplomatique ne s'Ă©tend pas sur ce qu'on dĂ©signe communĂ©ment comme un mĂ©canisme de capture du rĂ©gulateur. Je n'en dirai donc pas davantage, ce qui m'Ă©vitera de paraĂźtre indĂ©licat, ou d'ĂȘtre poursuivi en diffamation.

Ce que l'on appelle en anglais la regulatory capture est une théorie économique qui a un gros mérite : elle se vérifie empiriquement pratiquement chaque année à une occasion ou une autre. (j'ajoute quelques semaines aprÚs la rédaction de cet article une amusante démonstration empirique, à lire ici)

unregulatedC'est un Prix "Nobel" d'économie appartenant à l'école de Chicago, Georges Stigler (1911-1991) qui l'a théorisée. Mais ceux que la langue anglaise ou la théorie économique rebutent n'ont qu'à suivre les grands procÚs qui suivent les grands dérapages...

Les mots de rĂ©guler, rĂ©gulation, rĂ©gulateurs reviennent comme un mantra dans tous les discours publics. Cependant, de scandale du Mediator en scandale Volkswagen, on voit toujours les mĂȘmes ficelles. Il est prudent d'aller prendre chez Stigler la vraie mesure de ce qu'est la rĂ©gulation.

Concluons en revenant explicitement Ă  Bitcoin.

Il est fort douteux que la rĂ©gulation, confiĂ©e Ă  des autoritĂ©s trĂšs proches Ă  tous Ă©gards du secteur bancaire et financier classique, ne produise autre chose qu'une dĂ©fense tatillonne du secteur bĂ©nĂ©ficiant dĂ©jĂ  de la plus forte protection imaginable (au mĂȘme niveau que l'industrie nuclĂ©aire) contre les nouveaux entrants.

Il est donc frustrant que les autorités politiques n'imaginent guÚre d'autres voies d'action politique sur une innovation majeure que la régulation, qu'elles n'organisent pas de rencontre ou de concertation sans que les représentants des autorités de régulation ne représentent la majorité du tour de table.

Enfin il est inquiĂ©tant de voir que les mĂ©dias participent de la mĂȘme confusion, en prĂ©sentant sans distance critique les rĂ©gulateurs comme des experts, quand bien mĂȘme il s'agit d'une innovation qu'ils sont bien moins soucieux de comprendre que de combattre.

☐ ☆ ✇ La voie du àžżITCOIN

74 - Blockchain, un passé monumental

By: Jacques Favier —

Pour Laurent

Il en a été le premier émerveillé, le chercheur qui un soir de ce début d'année a posté sur la messagerie privée de notre Cercle du Coin les mots suivants « Je ne m'attendais pas vraiment à ça, mais là je ne vois pas d'autre moyen que de dédier à Jacques Favier la dataviz que je suis en train de faire sur le PoW de Bitcoin ».

Guizeh, ce paysage qui m'est évidemment si cher, surgissant ainsi dans une nuit d'études sur la preuve de travail et la cryptographie. Une merveille du monde numérique !

gizeh

le mining shield original en Ă©chelle linĂ©aireIl y a Ă©videmment un effet artistique dans cette prĂ©sentation Ă©gyptienne. Le graphique original est carrĂ©. On lui a fait faire une rotation de 45°. L'axe des abscisses commençant en janvier 2009 et s'achevant en dĂ©cembre 2017 est donc sur la pente gauche, l'axe des ordonnĂ©es remontant le temps entre ces mĂȘmes bornes se retrouve sur la pente droite.

temps en secondes pour miner un bloc passé

La couleur indique le temps en secondes correspondant pour miner l'ancien bloc. Plus la couleur est chaude plus cela prend de temps: ainsi le jaune correspond aux 10 minutes traditionnelles de bitcoin.

Je cite les explications de Laurent Salat : « Cette visualisation essaie de répondre à la question : combien de temps cela prendrait-il à un mineur possédant 100% du hashrate à une date donnée (identifiée sur le cÎté gauche) pour reminer un block créé dans le passé (identifié sur le cÎté droit) ? » Question toute orwellienne, en somme...

Le chercheur nous fait visiter son graphe comme un vrai guide touristique : les petites pyramides vertes, qui Ă©voquent si bien les pyramides des reines, correspondent dit-il « Ă  des pĂ©riodes oĂč la croissance du hasrate a stagnĂ© avant de brutalement augmenter. Le point rouge n'est pas la chambre mortuaire cachĂ©e de Pharaon mais une rare pĂ©riode oĂč le hashrate a diminuĂ© (les blocks passĂ©s avaient reçus plus de PoW que les blocks plus rĂ©cents). On voit aussi sur la gauche un point oĂč le bleu nuit atteint quasiment la base. Cela correspond Ă  un autre Ă©vĂšnement de l'histoire de Bitcoin, Ă  savoir la publication le 11 juillet 2010 d'un article qui a entrainĂ© un influx massif de nouveaux utilisateurs, multipliant le hashrate par 4 et augmentant le nombre de blocks minĂ©s durant quelques jours, et c'est cette augmentation brutale du hashrate qui explique la baisse soudaine du niveau de sĂ©curitĂ© des blocks prĂ©cĂ©dents ».

Evidemment, l'effet pyramide provient aussi d'une seconde option graphique : la forme triangulaire elle-mĂȘme tient Ă  ce que la question de dĂ©part portait sur la sĂ©curitĂ© de la blockchain, sur l'impossibilitĂ© de rĂ©Ă©crire les blocks passĂ©s. Cela Ă©tant, note le chercheur, il pourrait ĂȘtre amusant de faire le calcul inverse et de chercher Ă  connaĂźtre le temps nĂ©cessaire pour rĂ©Ă©crire des blocs dans le futur.

« En gros, ce que dit ce graphe, c'est que dans un mode de croissance continue du hashrate, la sécurité de bitcoin repose principalement sur la Preuve de Travail des blocks les plus récents. Une fois cette couche percée, les blocks plus anciens offrent peu de résistance».

Tout en remerciant le chercheur de la dĂ©dicace qu'il me faisait de son Ă©trange paysage, je l'interrogeai pour savoir si ma comprĂ©hension Ă©tait exacte : la plupart du temps, en effet, on prĂ©sente la connaissance du passĂ© comme utile pour comprendre le prĂ©sent et prĂ©parer le futur. Avec citation de Churchill Ă  l'appui. Or il prĂ©sentait ici, me semblait-il, un modĂšle oĂč c'est le prĂ©sent qui dĂ©fend l'intĂ©gritĂ© du passĂ©.

Et c'était exactement cela. Dans un mode de croissance ininterrompu du hashrate, la preuve de travail du présent sert de bouclier aux blocks du passé. Un bloc miné en 2009 présenterait individuellement peu de résistance à un ASIC de 2017. Rien de vraiment nouveau dans cette constatation, si ce n'est que l'image en donne une illustration concrÚte.

Tandis que je commençais de rĂȘver aprĂšs ce test de Rorschach imprĂ©vu, d'autres membres du Cercle prĂ©sents Ă  ce moment sur la messagerie notaient que si la conclusion suggĂ©rait des fondations « fragiles », la reprĂ©sentation en pyramide donnait l’impression d’une base solide ; que l'image montrait aussi clairement que la prĂ©sence de nombreux full nodes Ă©tait effectivement la seule protection contre une rĂ©ecriture profonde de l’histoire ; et aussi que, malgrĂ© tout, Ă  terme, le passĂ© finirait bien par devenir plus fort que le prĂ©sent, parce que sans doute il y aurait un jour le moment historique oĂč pĂąlirait la loi de Moore avec les 20% de hashrate supplĂ©mentaires par mois... ce qui faisait Ă©videmment polĂ©mique.

Ce que Laurent Salat avait fait surgir par accident, Pierre Noizat l'avait dĂ©jĂ  Ă©voquĂ© explicitement : l'idĂ©e que les grands monuments du passĂ© avaient pu constituer en leur temps des formes de preuve de travail : « Le rĂ©seau Bitcoin hĂ©berge une preuve de travail monumentale dont la fonction de salle des coffres numĂ©rique justifie le coĂ»t de construction. Avant elle, beaucoup d’institutions politiques ou religieuses ont utilisĂ© des preuves de travail physiques, parfois inutiles, souvent majestueuses, comme les pyramides des Pharaons ou les cathĂ©drales, pour tĂ©moigner de leur capacitĂ© phĂ©nomĂ©nale Ă  mobiliser les Ă©nergies des sujets et des croyants ». La comparaison a d'ailleurs Ă©tĂ© reprise par Andreas Antonopouos : « Les pyramides se dressent aujourd’hui comme un tĂ©moignage de la preuve de travail de la civilisation Ă©gyptienne. Bitcoin est le premier monument digital de preuve de travail de dimension planĂ©taire ».

La Blockchain est trop souvent présentée comme une sorte de grand livre de comptes ou d'enregistrement. Cette présentation un peu plate est particuliÚrement en usage chez ceux qui ne veulent ni de bitcoin ni d'aucun jeton précieux, et doivent donc s'épargner la coûteuse dépense du hash. Mais en vérité rapporter la dépense énergétique aux transactions, comme cela est fait de façon polémique, est un non-sens. En vérité la Blockchain n'est ni une technologie, ni un registre. C'est un monument.

La Blockchain est un monument numérique, non matériel. J'avais montré, à partir d'une promenade dans la cathédrale d'Amiens, comment un labyrinthe tracé au sol pouvait aussi avoir fonctionné, jadis, comme preuve de travail spirituel autant que physique et comment, ironie du sort, c'était aujourd'hui un monument virtuel (le labyrinthe de Reims) qui fournissait le logo de tous les monuments historiques de France.

La Blockchain est un monument que l'on visite, en dataviz, en imagerie 3D, et mĂȘme en imagerie musicale. Un monument, c'est quoi ?

virtuel

En latin monumentum vient de monere. On trouve cela dans les dictionnaires étymologiques qui précisent aussitÎt que le verbe monere signifie d'abord remémorer. Le monument par excellent c'est le tombeau, la pyramide de Guizeh, le mausolée d'Halicarnasse... mais aussi le monument aux morts d'un village, aussi humble soit-il. Le monument est tourné vers le passé.

MonetaCe qu'il y a d'amusant c'est que le mĂȘme verbe monere signifie aussi (c'est son second sens dans l'ordre donnĂ© par Felix Gaffiot) avertir. Sens qui donne le nom de Moneta, la dĂ©esse qui a pour symbole l'oie et dont le temple abritait les volailles qui sauvĂšrent Rome en caquetant pour prĂ©venir de l'approche du danger. C'est dans ce temple que furent frappĂ©es les premiĂšres piĂšces qui en prirent le nom de monnaie. La Monnaie, par ce passĂ© enfoui, est tournĂ©e vers le prĂ©sent immĂ©diat, celui du danger qui rode. Lien Ă©trange : le trĂ©sor du prĂ©sent est toujours conservĂ© enfoui sous un monument : temple de Moneta Ă  Rome, HĂŽtel de Toulouse (Banque de France) Ă  Paris. Et quand on veut reprĂ©senter la force de la Blockchain, surgit soudain une pyramide !

Ce monument est à la fois historique (du passé) et dynamique (du présent).

Deux chercheurs du Laboratoire d'HumanitĂ©s numĂ©riques de l'EPFL, FrĂ©dĂ©ric Kaplan et Isabella di Lenardo, viennent de publier un article sur le nĂ©goce des ancĂȘtres. La passion gĂ©nĂ©alogique est aussi vieille que l'histoire. Mais la mise en rĂ©seau des rameaux que chaque gĂ©nĂ©alogiste peut reconstituer a fait surgir une forĂȘt. Dans les Archives, gĂ©nĂ©ralement publiques et pratiquement gratuites, certains minent bĂ©nĂ©volement, par passion de l'histoire familiale, ou par passion religieuse comme le font les Mormons. Mais des entreprises ont vite saisi l'Ă©mergence d'une nouvelle forme de capital, que les deux chercheurs dĂ©signent comme capital gĂ©nĂ©alogique et dont ils expliquent que sa spĂ©cificitĂ© vient de ce que « la valeur de chaque arbre est d'autant plus grande qu'il peut ĂȘtre mis en relation avec d'autres arbres ». Ainsi le groupe MyHeritage, en rachetant des entreprises qui possĂ©daient chacune des petites bases de donnĂ©es en a construit une dont la valeur excĂšde de beaucoup le total des bases achetĂ©es. Jolie illustration de la loi de Metcalfe ! Le « grand arbre de l'humanitĂ© » se retrouve appropriĂ© par quelques entreprises, qui peuvent tout aussi bien l'exploiter auprĂšs des gĂ©nĂ©alogistes... que de le revendre (cela s'est vu) Ă  des laboratoires pharmaceutiques.

Gideon Kiefer. – « Reconstructing a Memory » (Reconstruire un souvenir), 2014

Voici qui recoupe bien des rĂ©alitĂ©s que nous connaissons, mais aussi bien des interrogations que nous avons. Notez que cette Ɠuvre illustrant l'article de Kaplan et Lenardo aurait pu servir Ă  illustrer un article sur « la technologie Blockchain » ! Bien sĂ»r il s'agit ici de centraliser une information dissĂ©minĂ©e, mais on y voit aussi le travail prĂ©sent augmenter la valeur du patrimoine passĂ©. À partir de bouts d'informations Ă©parses dans des centaines de milliers de registres (rien que pour la France) on a construit un monument, « l'arbre de l'humanitĂ© ». Comment aurait-on su en un instant, sans cet Ă©norme travail du temps prĂ©sent protĂ©geant le passĂ©, que Jean d'Ormesson et Jean-Philippe Smet descendaient tous deux de Jean de La Malaize et de son Ă©pouse Marie Smaele de Broesberghe, qui vivaient quelque part vers Namur au 15Ăšme siĂšcle ? Voici nos ancĂȘtres infiniment traçables dĂ©sormais dans ce grand livre de l'humanitĂ©. Naturellement, ils sont faux, et quelques tests ADN amĂšneraient Ă  relativiser la chose, mais juridiquement ils sont parfaits. De toute façon, quelle valeur auraient ces pauvres morts sans notre vivant dĂ©sir ? LĂ  aussi le prĂ©sent dĂ©fend le passĂ©.

C'est peut-ĂȘtre la raison qui a provoquĂ© un rĂ©cent et quelque peu dĂ©risoire scandale en Allemagne. La radio a rĂ©pĂ©tĂ© en boucle durant 2 jours qu'une Ă©glise romane venait d'ĂȘtre dĂ©truite Ă  pour permettre Ă  RWE, propriĂ©taire du plus gros parc de centrales Ă  charbon d'Europe, d'extraire plus de lignite et Ă  Madame Merkle de continuer Ă  crever ses quotas en maintenant l'emploi d'un bassin minier oĂč sont ses Ă©lecteurs. Un drame du minage, en somme ! On pense bien que la chose m'a inquiĂ©tĂ©...

Erkelenz-Immerath

Or l'église d' Erkelenz-Immerath était un monument sans grande valeur, datant du 19Úme siÚcle et déconsacré selon les formes requises par l'église catholique. Que, dans un temps aussi laïque que le nÎtre, la destruction d'une banale église de village suscite des commentaires horrifiés jusque hors des frontiÚres, que des jounraux français, anglais, italiens aient rivalisé d'erreurs de style, passant du néo-roman au roman, évocant une église historic pour un journal anglais, voire antica dans Il Messagero, et confondent finalement le 19Úme siÚcle avec le 12Úme (soit la reine Victoria et Richard Coeur de Lion, pour faire simple...) me suggÚre que c'est moins la destruction d'un lieu saint que celle d'un monument chargé de sens, quelqu'il soit, qui suscite la réprobation.

Il y a en réalité une relation milénaire entre les monuments, le sacré et l'argent.
Les premiers trĂ©sors sont logĂ©s dans les temples des dieux (dont celui de Moneta) et les temples sont une garantie monumentale. Est-ce pour cela que le subtil mais pessimiste Bilal a fait Ă©voluer ses propres Immortels dans une pyramide oĂč, se laissant corrompre par le goĂ»t tout humain du jeu, ils se livrent Ă  de sordides transactions ?

la Pyramide des Immortels de Bilal

☐ ☆ ✇ La voie du àžżITCOIN

73 - Genre Venus

By: Jacques Favier —

L'épisode suscité par la célÚbre Nabilla Benattia met en perspective divers enjeux qui sont apparus, avec un air de plaisanterie, dans une lumiÚre finalement assez déplaisante.

Au départ, un petit film, que tout le monde a vu et dont je transcris quelques phrases.

Danae par Chantron 1891« Les chĂ©ris, je sais pas si vous avez entendu parler du bitcoin, genre cette sorte de nouvelle monnaie virtuelle
 Et en fait je connais l'une des filles qui travaillent avec un trader qui sont Ă  fond dans le bitcoin. C'est un peu la nouvelle monnaie, genre la monnaie du futur. Et donc en fait je trouve que c'est assez bien. Et comme en ce moment genre c'est grave en train de se dĂ©velopper, ils ont crĂ©Ă© un site (..) ça vous permet d'apprendre Ă  utiliser le bitcoin. VoilĂ , je crois que c'est le bon moment, ça commence Ă  peine Ă  se dĂ©velopper, et je pense que c'est le moment de s'y intĂ©resser un petit peu. En fait, mĂȘme si vous y connaissez rien ça vous permet de gagner de l'argent, sans y investir beaucoup, genre vous y investissez des petites sommes, genre moi j'ai dĂ» mettre Ă  peu prĂšs 1000 euros j'ai dĂ©jĂ  gagnĂ© 800 euros, mais vous pouvez faire beaucoup moins ».

Y avait-il vraiment de quoi faire entrer en ébullition la cryptosphÚre, l'Internet, puis l'AMF, maladroitement relayée par Libération, le journal des jeunes de 77 ans?
On a un peu envie de remarquer qu'elle dit plutĂŽt moins de sottises que bien des journalistes spĂ©cialisĂ©s, et que son incitation Ă  un investissement pĂ©dagogique est assez prudent. Comme l'a courageusement notĂ© le directeur de l’hebdomadaire du Point, jeudi sur France Inter, cela signifie que le phĂ©nomĂšne commence Ă  toucher le grand public et qu'on doit se rĂ©jouir que quelq'un porte enfin la chose sur la place publique. « En revanche, vous entendez souvent des politiques en parler, du bitcoin ? Jamais, ou presque. Est-ce qu'ils comprennent ? Ă  mon avis, pas souvent (...) Eh bien celle qui porte le sujet sur la place publique, c’est Nabilla Benattia. Puissent les politiques l’écouter, et se saisir enfin, de ce phĂ©nomĂšne tout sauf anecdotique ».

Alors d'oĂč vient le scandale ?

Parlons d'abord de la forme : une publicité à peine déguisée sur une cible douteuse?

Certes Nabilla Benattia s'exprime ici sur un rĂ©seau social ouvert aux tout jeunes adolescents qui ne sont pas une cible appropriĂ©e pour des placements risquĂ©s ou non, mĂȘme si les enfants peuvent voir les publicitĂ©s automobiles diffusĂ©es par la tĂ©lĂ©vision sans prĂ©caution particuliĂšre Ă  l'Ă©gard de ceux qui n'ont pas l'Ăąge de rouler.

Certes elle fait la promotion d'un site Internet qui vend une formation pour les personnes intĂ©ressĂ©es par la cryptomonnaie, formation qui nĂ©cessite de souscrire un abonnement alors qu'elle assure que « c'est gratuit ». Mais si l'on doit compter tous les liens prĂ©tendant mener vers des tĂ©lĂ©chargements gratuits et qui en trois clics amĂšnent l'internaute Ă  la page payante, on va remplir un Bottin. Les internautes, mĂȘme jeunes, connaissent la vie...

Certes, la justice pourrait entamer une procédure pour publicité déguisée contre celle qui, dans sa vidéo, ne mentionne pas explicitement le caractÚre publicitaire de son message. Là encore, il y aurait un fort risque de paraßtre vouloir « faire un exemple » quand des centaines d'autres « influenceurs » oublient allÚgrement les recommandations de l'ARPP sur la communication publicitaire numérique malgré les foudres brandies depuis longtemps par la Répression des Fraudes. Est-ce propre au numérique ou à Nabilla ? Je n'ai jamais entendu un journaliste rappeler que tel ou tel grand expert économiste présenté à l'antenne comme professeur à Paris I ou à Paris II siÚge aussi, en toute indépendance et pour rendre service, sans doute, chez David de Rothschild ou chez son cousin Edmond,

Maintenant, redescendons sur terre. Quand Nabilla Benattia s'enlise dans ses explications (« Ils ont un site qui est sĂ»r (...) honnĂȘtement ils ont plus de 85% de taux de rĂ©ussite, donc en gros, ils ne se trompent pas, quoi ») quel est l'adolescent d'aujourd'hui, mĂȘme benĂȘt, qui n'a pas compris qu'elle fait de la pub ? MĂȘme les prĂ©-ados savent bien que si Norman et Cyprien gravitent aujourd'hui dans l'orbite de Webedia (Monsieur Ladreit de LacharriĂšre, qui ne possĂšde pas que la Revue des Deux Mondes et qui s'y connait en « relations ») cela n'est pas Ă©tranger Ă  des considĂ©rations de monĂ©tisation de l'influence qu'ils exercent. Je ne dis pas qu'ils approuvent. L'opĂ©ration de rachat de Mixicom par Wabadia avait au printemps 2016 suscitĂ© de vifs dĂ©bats. Mais ils savent !

Genre ?

Il y a dans La VĂ©nus Ă  la fourrure de Polanski (oui, je sais...) une scĂšne oĂč le metteur en scĂšne (Mathieu Amalric) qui n'en peut plus d'entendre Wanda ( Emmanuelle Seigner) balancer de maniĂšre compulsive le mot « genre » pris fautivement ici comme un adverbe Ă  chaque phrase, se fait moquer par elle. Parce que, lui, il Ă©grĂšne des « pour ainsi dire » lĂ©gĂšrement dĂ©suets. Il s'enquiert donc de ce qu'il faut dire aujourd'hui Ă  la place de « pour ainsi dire ».

Personne ne s'est gĂȘnĂ© pour signifier Ă  Nabilla qu'elle n'Ă©tait pas Ă  sa place. L'opinion de dizaines d'experts qui n'ont pas lu le quart de l'article Bitcoin sur Wikipedia, les rires de ceux qui pouffent sur les plateaux en assurant que l'on n'y comprend rien, coupant au besoin la parole de celui qui semblent savoir avec des « oh lĂ  lĂ  on n'y comprend rien! », l'arrogante paresse de ceux qui tranchent que « c'est une folie complĂšte ce truc », les comparaisons absurdes, les invectives, les bidouillages de ceux qui ne savent plus s'ils dĂ©tachent Bitcoin de la Blockchain ou la Blockchain du Schmilblick ... tout est lĂ©gitime, tout Ă  droit Ă  l'antenne. Mais pas la parole de Nabilla assurant que c'est genre la monnaie du futur.

Si elle le dit, c'est forcĂ©ment du grand n'importe quoi nous assure (dans un français, Ă  tout prendre, guĂšre diffĂ©rent de celui de la jeune personne) un vieux briscard de syndicat bancaire. « La vulgaritĂ© et la bĂȘtise en cadeaux additionnels » relance un banquier pourtant populaire. Ces gens lĂ  ne peuvent rien dire quand Bill Gates, Richard Branson, Marc Andreesen ou Al Gore leur expliquent que Bitcoin c’est rĂ©volutionnaire, et que c'est beaucoup mieux qu’une monnaie. En gĂ©nĂ©ral ils n'en sont pas informĂ©s, parce que les propos positifs ne sont pas relayĂ©s. Et si par hasard ils le sont, ça ne les convainc en rien. Mais un vieux fonds de servilitĂ© les maintient dans leur bouderie. Alors que si une jeune femme si diffĂ©rente des critĂšres de leur monde Ă  eux dit Ă  peu prĂšs la mĂȘme chose dans sa langue Ă  elle, ils peuvent se lĂącher.

Et l'illĂ©gitimitĂ© de cette jeune personne rebondit immĂ©diatement sur Bitcoin. Comme il s'agit de coller Ă  la phase ultime de la bulle, qui serait celle de l'arrivĂ©e des idiots (alors mĂȘme que tout annonce l'arrivĂ©e des fonds d'investissemens) Nabilla devient la preuve vivante de l'effondrement conceptuel et financier de « ce truc ». C'est dĂ©finitivement le moment de vendre. Qu'elle conseille d'acheter permet Ă  tout un tas de couillons de conseiller de vendre. A croire que des cartes de CIF ont Ă©tĂ© distribuĂ©es au petit matin dans leurs boites aux lettres. Nabilla c'est mieux que le cireur de chaussure de Rockefeller (ou de Joe Kennedy plus personne ne sait), mieux que le chauffeur de Joe Kennedy (ou de Rockefeller, tout le monde s'en fiche) mieux que le barbier (cette version existe aussi), mieux que toutes les petites gens qui, en se contenant au fond de rĂ©pĂ©ter ce qu'ont dit la veille les demi-instruits, offrent Ă  ces derniers l'occasion de rire un bon coup Ă  la santĂ© des travailleurs manuels et des classes populaires.

Tous les journaux se sont crus obligĂ©s de citer le twitte de l'AMF. Nabilla vivement critiquĂ©e, recadrĂ©e, taclĂ©e, j'en passe. Notez bien que le message de l'AMF n'Ă©tant pas destinĂ©e @nabilla (elle a un compte public) et ne faisant que citer #nabilla (j'imagine que celui qui a la main sur le compte twitter de l'institution comprend la diffĂ©rence) doit ĂȘtre destinĂ© aux ados accros Ă  Snapschat. Ils sont certainement trĂšs nombreux Ă  suivre l'AMF.

Venus au miroir Ă  Anvers, Rubens d apres TitienAu demeurant, au « Y'a pas besoin de s’y connaĂźtre » de Nabilla, l'AMF en rĂ©pondant par un « restez Ă  l’écart » aussi puissamment argumentĂ©, se met Ă  peu prĂšs au mĂȘme niveau, celui de gens qui usent de l'argument d'autoritĂ© que confĂšre notoriĂ©tĂ© ou position sociale mais qui n'ont pas le courage d'approfondir la question.

Depuis Monsieur Valls, on sait que nos Ă©lites ne souhaitent pas trop que les gens essayent de comprendre.

Venus

Sur les réseaux et messageries, la goujaterie vient renforcer le mépris de classe. En pleines séquelles de l'affaire Weinstein, on reste confondu de ce que l'on peut lire sur LinkedIn, dans le déluge d'articles et de commentaires que des responsables encravatés ont consacrés à ces 3 minutes de Snapschat. Il y en a qui comprennent certaines choses tellement lentement qu'ils feraient mieux de ne pas moquer Melle Benattia. Les riches assonances du mot bitcoin font merveille chez des consultants informatiques dignes de personnages de Houellebecq. Les plus délicats des cadres outragés par cette jeune femme sont ceux qui se contentent de demander si elle se croit dans un cabaret.

La VĂ©nus Ă  la fourrure

On sent quand mĂȘme vite une sourde saloperie de mĂąles rancuniers derriĂšre tout cela. Bien sĂ»r, on a compris que Nabilla, cette femme sans Ă©ducation, annonçait le jugement dernier d'un Bitcoin « qui n'en finit pas de mourir » (j'ai lu ça tel quel). Cela n'en fait pas la femme perdue du 17Ăšme chapitre de l'Apocalypse. Ce que rĂ©vĂšlent les rĂ©fĂ©rences plus ou moins discrĂštes aux usages que cette jeune femme pourrait faire de son corps, c'est, au-delĂ  d'une frustration charnelle un peu pathĂ©tique, la risible frustration du monsieur qui se dit qu'il est trop tard pour profiter de l'aventure. Il n'y a que ceux qui n'ont pas achetĂ© un bitcoin en 2014 ou 2015 pour calculer sordidement ce qu'ils auraient dans leurs poches s'ils en avaient achetĂ© mille en 2012. Comme s'ils avaient l'once de courage pour cela !

Pour ainsi dire

En conseillant Ă  ses fans l'achat de 1000 euros de bitcoin, elle mettrait donc la sociĂ©tĂ© française au bord du gouffre. C'est la moitiĂ© de la mise moyenne annuelle d'un français sur deux dans des jeux de hasard qui ne font pas honneur Ă  l'esprit humain, mĂȘme s'ils sont sous la coupe de l'Inspection des Finances. Est-ce qu'il n'y a ni drame social liĂ© au jeu d'argent, ni publicitĂ© pour y inciter ? C'est ce que semble soutenir un rapport d'enquĂȘte parlementaire (de 2005) : « votre rapporteur est parvenu Ă  la conclusion que jamais l'Etat ne pousse Ă  dĂ©velopper le jeu pour alimenter ses caisses, au terme de ses recherches et de ses recoupements dans ce domaine qui relĂšve de l'Ă©thique. L'Etat semble tenir, au moins dans ce secteur, un langage assez pondĂ©rĂ© et se placer en promoteur sincĂšre d'un dĂ©veloppement compĂ©titif, certes, mais responsable ». Rien Ă  voir, donc, avec le grossier tapinage (le mot n'est jamais employĂ© innocemment) de Melle Benattia.

Celle-ci n'aurait aucune capacité intellectuelle ? Est-on bien sûr que la personne qui débite des conseils dans les agences bancaires de quartier s'exprime dans une langue plus recherchée ou avec des arguments mieux étayés ? Aucune importance me dira-t-on,puisque c'est pour placer des produits maison, offrant toute garantie.

Quand il s'agit de séduire les petits bourgeois, la grande finance se prive-t-elle d'user du charme plus que du raisonnement ? Ceux qui ont vécu la fin des années 1980 se souviendront des procédés utilisés pour draguer « l'actionnariat populaire». Paribas exhibait l'Orangerie de la rue d'Antin sur fond de prouesses vocales de Barbara Hendricks : toutes choses mieux assorties aux goûts de la classe dirigeante que le peignoir rose de Nabilla, mais sans guÚre plus de rapport avec l'étude d'une opportunité d'investissement. Suez voulut alors montrer qu'il s'agissait de réfléchir. En faisant appel à une vraie star, pas à une starlette:

En quoi, mais en quoi, ce message est-il différent de celui de Melle Benattia?

Les actionnaires de Suez ont bu le bouillon. Un bide devenu un cas d'école. Le slogan « réfléchissez » revint comme un boomerang sur les stratÚges de l'argent et de la communication. Madame Deneuve, elle, alla jusqu'à se dire « choquée par la méchanceté des journaux, et surprise que les dirigeants de Suez ne réagissent pas pour la protéger ».

En 1993 (seconde vague de privatisation) les sociĂ©tĂ©s en quĂȘte de pigeons corrigeaient le tir, les experts en communication ayant le cuisant souvenir des dĂ©rapages antĂ©rieurs, comme le notait le journal les Echos eux-mĂȘmes. On n'avait pas encore songĂ© Ă  parler de « Blue Chips Nation », mais on n'allait pas tarder Ă  inventer le « placement de pĂšre de famille ». Aider les grands patrons, ça c'est du bon risque ! Financer les dĂ©couverts de fin de mois de l'Etat en collaboration avec des banquiers «SpĂ©cialistes en Valeur du TrĂ©sor », ça ce sont des choses nobles auxquelles on peut penser en se rĂ©veillant le matin.

Les propos de la classe dirigeante sur Bitcoin ne constituent pas un apport Ă  un dĂ©bat d'idĂ©es mais des sarcasmes de concurrents auxquels il convient peut-ĂȘtre parfois de rĂ©pondre comme tel. Genre VĂ©nus...

☐ ☆ ✇ La voie du àžżITCOIN

72 - Pipeau

By: Jacques Favier —

pour Adli

Le temps de NoĂ«l est celui oĂč l'on raconte aux enfants des histoires, notamment des histoires de marchandises arrivĂ©es jusqu'Ă  eux sans qu'ils aient la moindre conscience d'un paiement, ce qui est aujourd'hui l'ambition ultime de tout le commerce. Comme je l'ai notĂ© rĂ©cemment, les Ă©conomistes aussi racontent facilement des histoires, moins pour illustrer leurs thĂ©ories sur la monnaie, l'investissement ou la dette que pour asseoir dans l'esprit du citoyen des fragments d'un discours de domination. Les tulipes, et les autres histoires des Ă©conomistes sont des paraboles issues d'un fait historique mineur ou incertain, voire faux, mais qui est passĂ© de livre en livre en changeant de signification selon les besoins des siĂšcles, avec cependant une constante : ces histoires servent toujours Ă  faire la leçon.

des histoires pour les enfants

En ce sens, elles sont exactement comme les contes et les légendes que de siÚcle en siÚcle on a racontés aux enfants. Il y en a une que j'ai toujours adorée, et que je me suis amusé à décortiquer ici, c'est celle du Joueur de flûte de Hamelin. Une histoire de promesses non tenues, d'incertitude sur la monnaie, de séduction et de mensonge.

S'agit-il vraiment d'une vieille lĂ©gende ? Avant d'aborder le fait historique prĂ©cis qui serait intervenu un jour il y a fort longtemps dans une petite ville de Basse-Saxe, puis d'en venir en fin de texte Ă  Bitcoin, j'ai songĂ© que le dĂ©licieux PĂšre Castor rappellerait Ă  nombre de mes lecteurs leur petite enfance, et aux plus ĂągĂ©s leurs joies de jeunes parents. Autant replonger un instant dans les joies de l'enfance, mĂȘme s'il ne s'agit pas forcĂ©ment d'enfants ici.

Revenons à l'histoire, car c'en est une, en ce sens qu'il y a quelque chose qui est vraiment arrivé.

d'aprĂšs un vitrail de l'Ă©glise d'Hamelin, gravure de 1592Un manuscrit du milieu du 15Ăšme siĂšcle le rapporte sans fioriture:  en 1284 le jour des saints Pierre et Paul, le 26 juin, 130 enfants nĂ©s Ă  Hamelin furent emmenĂ©s par un joueur de flĂ»te au vĂȘtement multicolore jusqu'au Calvaire prĂšs de la Colline et ils furent perdus . Un vitrail disparu de l'Ă©glise d'Hamelin figurait la scĂšne, dont une copie fut heureusement dessinĂ©e vers la fin du 16Ăšme siĂšcle.

Au 16Ăšme on Ă©mit l'hypothĂšse que ce flutiste pouvait ĂȘtre Pan, ou le Diable. Les rats enrichirent ce qui devenait une lĂ©gende. Mais l'humanisme critique Ă©tait Ă©galement Ă  l'Ɠuvre : on vit plus tard Ă©mettre l'idĂ©e que les enfants seraient en rĂ©alitĂ© des pauvres, sans doute Ă©migrĂ©s en Transylvanie. Telle sera l'opinion des frĂšres Grimm, qui compilĂšrent une bonne dizaine de sources.

L'antique lĂ©gende telle qu'on la rapporte aux enfants ne date donc pour l'essentiel que du 19Ăšme siĂšcle ! Sur ce que peuvent symboliser les costumes du mystĂ©rieux musicien (vert puis rouge), les rats, les enfants ou la colline, il existe une littĂ©rature interprĂ©tative trop importante pour que je puisse seulement tenter de la rĂ©sumer. Le mythe s'avĂšre bien plus fĂ©cond que celui des tulipes, forgĂ© en gros Ă  la mĂȘme Ă©poque. Les histoires d'Ă©conomistes sont finalement bien... pauvres !

Voici ce qui attire mon attention. Le musicien d'Hamelin n'est pas un joueur de flûte pour faire danser les villageois, c'est un joueur de pipeau, on dit aussi d'appeau. Son savoir-faire est de piper, c'est à dire tromper les oiseaux comme on dit aussi piper les cartes au jeu. En anglais on l'appelle d'ailleurs the pied piper, le pipeur bigarré. Pour autant, peut-on dire qu'il triche ?

Le joueur d'Hamelin ne triche pas. Il séduit. C'est le bourgmestre (l'autorité) qui triche et ment. En matiÚre de monnaie, ce n'est pas une premiÚre...

Ce qui m'a mis la puce à l'oreille c'est la subsititution des kreutzers aux florins initialement promis. Je me promettais de faire un peu de numismatique. Seulement... on ne trouve rien sur ce point dans les chroniques qui ont fondé la légende !

  • Dans le plus ancien rĂ©cit anglais, celui du flamand Verstegan (1605) il est dit que l'accord se fit, mais qu'ensuite on argua de ce que nul ne croyait alors la chose possible, et qu'aprĂšs coup on lui donna farre lesse.
  • Un autre rĂ©cite anglais, celui de Nathaniel Wanley (1687) ne donne aucune prĂ©cision : la promesse a Ă©tĂ© faite upon a certain rate et ensuite quand le ''piper" demande ses gages il se les voit refuser.
  • Dans le texte des frĂšres Grimm, qui fait aujourd'hui figure de texte canonique, la chose n'est pas mieux prĂ©cisĂ©e.
  • florins de Florence et StrasbourgC'est finalement chez le romantique anglais Robert Browning que les premiĂšres prĂ©cisions apparraissent. Dans son Pied Piper of Hamelin, le joueur demande 1000 guilders (au vers 95) mais on lui dit ensuite que c'Ă©tait in joke et on ne lui propose aprĂšs coup que 50 (aux vers 155 Ă  173). Mais on ne roule encore le malheureux joueur que sur la quantitĂ© de monnaie, non sur sa qualitĂ©. Ces guilders, en allemand gulden, sont le nom gĂ©nĂ©rique de piĂšces d'or qu'on appelle "florins du Rhin", depuis que la ville de Florence en a initiĂ© la frappe en 1252. On voit ici un de ces florins Ă  fleur de lys de Florence, et en dessous un "florin" de Strabourg, que j'ai choisi pour plaire Ă  Jean-Luc, histoire qu'il continue Ă  relayer mes petits dĂ©lires. Revenons Ă  Browning : il a considĂ©rablement Ă©toffĂ© le rĂ©cit, et c'est de lui que vont partir au 20Ăšme siĂšcle les auteurs pour la jeunesse.
  • Dans la Librairie rose de 1913Dans un petit album de la Librairie rose de Larousse, publiĂ© en 1913, avec un texte  adaptĂ© de l'anglais  par un professeur de l'Ă©cole normale d'Amiens, MF Gillard, le rĂ©cit se fonde clairement sur le poĂšme de Browning. Mais les 1000 gulden promis deviennent 1000 couronnes, et ce qu'on offre au joueur ce sont 100 marcs. Ces indications n'ont pas grand sens : la couronne ne peut faire rĂ©fĂ©rence Ă  aucune monnaie mĂ©diĂ©vale prĂ©cise (et surtout pas d'or!). Quant au marc, c'est une mesure de poids dont l'adoption comme nom de monnaie est trĂšs postĂ©rieure Ă  l'Ă©poque des faits narrĂ©s. Couronnes et marcs sont en 1913 des mots "contemporains". Ceci indique qu'ils ont au moins un sens pour les contemporains.


florin de Lubeck, milieu 14Ăšme siĂšcleCurieusement donc, c'est dans le rĂ©cit que Paul Gayet-TancrĂšde alias Samivel (1907-1992), rĂ©dige et illustre en 1948 pour la sĂ©rie des Albums du PĂšre Castor que l'on trouve reprise l'idĂ©e d'un parjure du bourgmestre jouant sur deux monnaies diffĂ©rentes de l'Ă©poque... Ă  condition de ne pas ĂȘtre trop exigeant sur les dates. Si l'Ă©pisode de Hamelin se situe en 1284, il peut y avoir des florins en circulation. En voici un Ă©mis Ă  Lubeck, ville hansĂ©atique comme Hamelin, au milieu du 14Ăšme siĂšcle. Pour le Kreuzer, la vĂ©ritĂ© oblige Ă  dire qu'il ne circule guĂšre avant le 16Ăšme.

Quel est le rapport de l'une à l'autre piÚce ? Difficile à dire. A Strasbourg, quand les deux monnaies circuleront, soit sensiblement plus tard (disons vers le 18Úme siÚcle) le rapport est de 1 à 60. Au fait, la ville de Hamelin a bien émis sa monnaie. En voici un thaler d'argent frappé vers 1555.

le thaler dee Hamelin en 1555

C'est donc Samivel, juste aprÚs Bretton Woods, qui introduit cette tension monnaie forte / monnaie faible et la met en rapport de façon trÚs graphique avec le couple que forment les enfants et les rats.

illustrations Samivel 1948

Et Bitcoin, dans tout ça ? A mon tour de faire comme Jean-Marc Daniel et consorts, de faire servir le mythe à mon propos !

AprĂšs la crise de 2008 comme en 1948 aprĂšs guerre, il y a Ă  la fois trop de peurs (les rats) et trop de monnaie douteuse en circulation. La planche Ă  billet ou le QE, c'est toujours un mensonge pour soigner d'autres plaies. Le bourgmestre triche. Non qu'il ne possĂšde pas d'or, mais qu'il veut le garder. Il y a de la monnaie d'or pour les uns (la monnaie banque centrale rĂ©servĂ©e aux banques elles-mĂȘmes et Ă  laquelle nous avons de moins en moins accĂšs) et la monnaie en mĂ©tal moins prĂ©cieux (la parole des banquiers) pour les petites gens...

Passons au Pipeur. Son métier, je l'ai dit, c'est de séduire. Les gens ont un problÚme, et lui a la solution. On appelle cela un consultant, de nos jours. Le consultant a deux enjeux : proposer une solution qui plaise (fût-ce en ne touchant surtout pas au problÚme) et ... se faire payer. Mes amis se reconnaitront aisément.

J'avoue donc qu'il m'est arrivĂ© de songer Ă  Hamelin du temps oĂč l'on vantait Ă  toute heure la  technologie Blockchain ... Tous ces banquiers assis sur leur monnaie, mais incapables d'en cĂ©der trois rondelles pour entendre la vĂ©ritĂ© sur Bitcoin, furent si prompts Ă  suivre n'importe quelle petite musique promettant, grĂące Ă   la technologie qui est derriĂšre  encore des Ă©conomies, encore des bĂ©nĂ©fices.

Et on ne les revit jamais, jamais dit le petit dessin animĂ©. Pas sĂ»r. Samivel aprĂšs d'autres laisse supposer qu'ils sont arrivĂ©s quelque part sous la montagne (on dirait aujourd'hui just in the middle of nowhere) oĂč ils se repaissent de la petite musique. La Blockchain sans jeton et sans ouverture s'est avĂ©rĂ©e ĂȘtre une grotte oĂč les POC tournent, tournent, tournent...

samivel 5

Pour aller plus loin :

☐ ☆ ✇ La voie du àžżITCOIN

71- Un texte original

By: Jacques Favier —

S'il faut reconnaitre des mérites à la note intitulée Les implications macroéconomiques du Bitcoin et rédigée par M. Paul Mortimer-Lee, chef économiste pour le marché américain chez BNP Paribas Securities, on commencera par se réjouir de lire enfin un texte issu de l'intérieur du systÚme, non de ses retraités, fournisseurs, obligés et stipendiés, et dont l'argumentation est conduite avec raison, sans tulipes ni ponzi. On y trouvera quelques phrases au contraire bien réjouissantes !

Mortimer Lee

Le second succÚs à souligner est d'avoir, pour un texte de deux pages, fait déjà tellement tourner le moulin à paroles chez des dizaines de journalistes dont rien n'indique qu'ils aient eu accÚs au document original et des centaines de commentateurs qui auraient souhaité une lecture directe et non celle de l'article du Telegraph et des innombrables copier-coller de celui-ci dans la presse généraliste comme spécialisée.

On peut s'interroger sur la confidentialitĂ© intentionnelle ou non d'un document qui n'est apparemment ni tout Ă  fait secret ni rĂ©ellement accessible. Plusieurs lecteurs ont assurĂ© l'avoir cherchĂ© en vain. J'en ai demandĂ© par mail, dĂšs lecture de l'article du Telegraph, une copie Ă  la chargĂ©e presse de la Banque, mardi 21 novembre Ă  7 heures du matin. A cette heure je n'ai pas eu de rĂ©ponse. Mais comme je le rappelle souvent, le mot grec historia signifie enquĂȘte, et l'on ne se forme son opinion que sur des documents originaux...

J'espÚre donc satisfaire la curiosité de nombreux amis et au delà en mettant ici en ligne le document original débarassé de ses legal notices et de la liste des numéros de téléphone de la direction des études (seule chose qui m'ont paru de nature à nuire à nos amis banquiers).

Si le Telegraph citait bien le mot « la seule conclusion qu'il s'agisse d'une bulle ne dit pas qu'elle doit Ă©clater prochainement » mon impression est que son analyse (pour ne pas parler de celles qui ne citaitent que l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'Ours) tendait quand mĂȘme Ă  tirer les concluions de Mortimer-Lee du cĂŽtĂ© anxiogĂšne.

D'abord le chief economist le dit d'entrée de jeu : « les bulles, comme la précédente bulle technologique, ont souvent de solides fondements, et dans le cas présent c'est la technologie blockchain. Les cryptodevises sont probablement là pour demeurer ». Quant à l'inflation du cours, il le renvoie dÚs l'introduction de sa note à l'inflation du QE.

Plaisamment aussi, et pour nous reposer des sornettes pompeuses sur la nature de la monnaie (le monopole régalien magnifié par la signature de Monsieur Trichet sur chaque billet) Mortimer-Lee rappelle que money is what money does, un point qu'il est parfois opportun de rappeler et sur lequel les historiens pragmatiques ne contrediront pas les économistes pratiques. Le systÚme de fiat money se voit, dans sa note, étonnement introduit par le mot « but » et souligné par le mot « currently ». On ne saurait mieux rappeler que ce que certains veulent faire passer pour le dessein du Ciel n'est qu'un état de fait assez récent et sans fondement particulier.

Venons-en au montant limité du nombre de jetons Bitcoin. Là aussi les avant-goûts de la note me paraissent avoir été tirés vers la critique : monnaie limitée, risque déflationiste etc. Ceci appela une réponse au demeurant trÚs fine du polytechnicien Alexis Toulet défendant le Bitcoin, monnaie pour un monde fini, défense à laquelle je souscris largement. Mais le texte original me paraßt bien plus ouvert, ne serait-ce que parce que ce montant limité n'est pas présenté comme une erreur ou un complot, mais comme « a brilliant feature by the designers » sans compter le rappel des délires du QE ou des expropriations à l'arrache pratiquées à Chypre.

le telegraphTant et si bien que le paragraphe sur les consĂ©quences monĂ©taires n'occupe guĂšre qu'un petit tiers de la note. Et que l'absence de prĂȘteur en dernier ressort qui faisait le titre du Telegraph n'y apparait que bien discrĂštement.

Je laisse chacun supputer les raisons de l'attitude de la presse financiĂšre. L'opĂ©ration me semble avoir, les historiens me comprendront, un petit cĂŽtĂ© dĂ©pĂȘche d'Ems !

La note de Mortimer-Lee révÚle, notamment sur les conséquences de Bitcoin pour la politique monétaire, des analyses bien plus proches des réponses critiques exprimées par divers bitcoineurs par exemple sur Bitcoin.fr, que des avertissements catastrophiques (serious concerns) par lesquelles on avait voulu la résumer. Les forks sont métaphoriquement comparés à de nouveaux gisements, ce qui n'est pas mal vu.

Ce texte qui s'achĂšve fort philosophiquement par une promesse sibbyline : « a controversial and volatile future looks assured» gagne dĂ©cidĂ©ment Ă  ĂȘtre lu en version originale !

☐ ☆ ✇ La voie du àžżITCOIN

70 - In excelsis (les lauriers et les tulipes)

By: Jacques Favier —

Aujourd'hui un bitcoin vaut un peu moins de 200 grammes d'or. Quels grammes d'or, alors, peuvent bien valoir prĂšs de 8 bitcoins chacun ?

La derniĂšre feuille de laurier de 1804

Les derniers jours ont été riches (c'est le mot) en révélations de trésors.

A Cluny, la dĂ©couverte de 2.300 deniers et oboles en argent, en majoritĂ© Ă©mises par l'abbaye de Cluny, mais aussi de 21 dinars musulmans en or, rappelle opportunĂ©ment quelques faits qui viennent rogner les Ă©ternelles prĂ©tentions rĂ©galiennes : l'abbĂ© de Cluny bat monnaie dans une premiĂšre moitiĂ© du XIIĂšme qui est pourtant celle de Philipe Auguste, non du roi Dagobert. Et les moines thĂ©sauriseurs ne dĂ©daignent point l'or que les Almoravides frappent bien avant que saint Louis ne puisse reprendre la frappe de l'or, interrompue en Occident durant plus de 2 siĂšcles. MĂȘme si ces dinars proclament que Muhammad est le ProphĂšte de Dieu, ce qui n'Ă©tait pas spĂ©cifiquement dans ce qu'on appellerait aujourd'hui "nos valeurs".

le dinar et l'Ă©cu

En revanche c'est la figure du Christ, Sauveur du Monde, qui vient de pulvĂ©riser toutes les estimations et toutes les enchĂšres antĂ©rieures. Un thĂšme assez commun en ce dĂ©but du XVIĂšme siĂšcle, et que Van Eyck et DĂŒrer ont dĂ©jĂ  exploitĂ©. Mais c'est le seul tableau du maĂźtre de Florence encore en mains privĂ©es. Qui peut jurer que ce petit tiers de mĂštre-carrĂ© peint il y a un peu plus d'un demi millĂ©naire ne vaut pas le double?

JĂ©sus devant ses juges ?

Enfin le dernier laurier rescapé de la couronne d'un demi-dieu vaut donc depuis ce dimanche 1500 fois son poids d'or, et je n'en suis pas étonné encore que l'objet ait dépassé 3 fois la fourche haute de l'estimation. No limit...

On connait l'Ă©pisode. Essayant le chef d'oeuvre de l'orfĂšvre Biennais, le jeune empereur la trouve trop lourde. " C'est le poids des victoires de votre MajestĂ©" lui rĂ©pond l'habile homme, qui enlĂšvera tout de mĂȘme quelques feuilles, les sauvant ainsi, au passage, de la destruction par les autoritĂ©s officielles, quelques annĂ©es plus tard.

Que nous disent ces anecdotes, sur la raretĂ©, la beautĂ©, la valeur... mais aussi sur la valeur des expertises ? Depuis qu'au mois de mai l'envol des cours de Bitcoin a pris un nouvel essor, on a fort naturellement assistĂ© Ă  de nouvelles imprĂ©cations d'experts. Cela va de Monsieur Trichet qui estime dans Le Temps qu'une monnaie doit porter sa signature ("J’ai signĂ© tous les billets de banque en euros, j’ai tendance Ă  considĂ©rer que cela veut dire quelque chose de garantir la crĂ©dibilitĂ© d’une monnaie") Ă  tous ceux qui ont mĂ©ritĂ© un "prix Tulipe" pour avoir brandi ce lieu commun de l'histoire financiĂšre sans la moindre compĂ©tence historique ni le moindre scrupule financier : d'autres princes d'Ancien-RĂ©gime comme Jamie Dimon ou Cyril de Mont-Marin (Rothschild & Cie) sur Les Echos, et puis leurs mousquetaires comme Marc Rousset sur Boulevard Voltaire oĂč il estime que Bitcoin est "un exemple type de la folie spĂ©culative contemporaine", Marc Touati qui tranche sur acdefi.com qu'on "nage en plein dĂ©lire", Jean-François Faure sur Challenges,... Sans compter le fĂ©cond Pascal Ordonneau qui rĂ©pĂšte tous les 8 jours et dans tous les sens ses trois ou quatre lazzi.

"Ça ne repose sur rien": tout est dit. MĂȘme si cela se rĂ©sume vite Ă  : "ce n'est pas mon systĂšme, je ne l'ai pas signĂ©, il n'y a pas de gens comme nous derriĂšre tout cela, vous n'avez mĂȘme pas la LĂ©gion d'Honneur". On peut imaginer que ce sont les mĂȘmes, des hommes d'Ancien RĂ©gime, qui ont fondu de rage la couronne de l'enfant prodigue de la gloire.

Et si Bitcoin devenait un objet de collection ? J'ai déjà écrit que l'art est dans la nature de Bitcoin... Celui qui aurait 21 bitcoins ( un peu moins que le prix du laurier napoléonien!) possÚderait un millioniÚme d'une chose qu'il peut (dans un régime de liberté d'opinion) considérer comme un trésor inestimable né de l'esprit d'un demi-dieu.

C'est cher ? Oui. C'est le poids des victoires...

la racine de 2Victoires sur qui? Sur les généraux byzantins, la nature réplicable des objets numériques, les centralisateurs, les puissants...

Victoire de qui ? D'un inconnu, certes.

Mais... Qui a calculé la racine de 2 ? Qui a écrit a Bible? Qui a fondé Rome ?

Le Louvre n'est-il pas rempli de trésors anonymes : qui a sculpté la Vénus de Milo ? qui a peint vers 1350 le portrait de Jean II (créateur du "franc")? Qui a peint un siÚcle plus tard la Crucifixion du Parlement de Paris ? Et encore 150 ans plus tard, qui a peint la troublante Gabrielle d'Estrées ?

Quand les descendants de Trichet, Dimon & Cie auront accumulĂ© des bitcoins, peut-ĂȘtre la valeur de ceux encore "en mains privĂ©es (et pseudonymes)" sera-t-elle propulsĂ©e Ă  des sommets ? La petite peinture de Vinci a vu son cours multipliĂ© par 3,5 en 4 ans, et par plus de 1300 en 17 ans. Qui peut jurer que le petit laurier s'il repasse en vente ne vaudra pas un million ?

Quel "expert" veut Ă©crire encore une bĂȘtise ? Il reste certainement des prix Ă  attribuer Ă  ceux qui confondront les tulipes et les lauriers...

☐ ☆ ✇ La voie du àžżITCOIN

69 - Une soupe de 0 et de 1 ?

By: Jacques Favier —

Pour Laurent
Ce billet est inspiré par plusieurs échanges entre mon ami Laurent Benichou et moi. Je l'en remercie grandement.

Au dĂ©but, il y a eu un grand Ă©clat de rire. L'un des plus obstinĂ©s contempteurs du bitcoin venait de se livrer Ă  l'une des saillies dont il a le secret en Ă©crivant que le bitcoin « ne doit son existence qu'Ă  une soupe informatique de 0 et de 1 ». A vrai dire, comme l'individu rĂ©pĂšte en moyenne tous les 15 jours depuis deux ans le mĂȘme article, nous savions fort bien qu'il nous avait dĂ©jĂ  infligĂ© trois ou quatre fois cette image. Pourquoi avons-nous songĂ© cette fois-ci qu'il convenait de l'encadrer ?

Ce Monsieur n'aime pas Bitcoin, soit ! On avait compris. Mais je réalisais que la vraie question, que je posai immédiatement à divers amis, c'était : « est-ce qu'il déteste davantage la soupe ou l'informatique? ». Un fin connaisseur du bitcoin m'a immédiatement répondu. Comme moi, la "soupe" inspirait Laurent Benichou. Nous avons donc réfléchi ensemble...

la e-Sopa de Goya

Nous pensons tous deux que c'est en explorant les images que l'on découvre ce que cachent les raisonnements.

Disons d'abord quelques mots de l'informatique, parce que c'est ici la partie émergée, triviale, de sa haine. Comme toutes les inventions avant elle, la révolution dans l'art de numériser l'information pour la traiter de façon automatisée a laissé sur le bas-cÎté des visionnaires qui ne l'avaient pas vu venir, des concurrents qui n'ont pu lutter, des rentiers ruinés, des experts dépossédés du prestige que leur valaient leurs savoir-faire antiques. On nous dira que c'est vieux ? Pas pour ceux qui ont commencé une carriÚre bancaire dans les années 70... En 1984, celui qui entrait à l'Inspection d'une grande banque n'avait pas d'ordinateur personnel ; on auditait les comptes à fin de mois sur des microfiches photographiques. Les PC ne sont pas apparus dans les bureaux pour les patrons, mais d'abord pour les petites mains, ou dans les services techniques, pour faire des moyennes, non pour aider à réfléchir.

Vint Internet. LĂ  aussi, les plus ĂągĂ©s s'en souviennent, il est arrivĂ© dans les bureaux des jeunes avant de parvenir au sommet des hiĂ©rarchies. Et encore, en rusant, sous prĂ©texte d'intranet, cernĂ© de firewalls. MĂȘme aujourd'hui, des amis banquiers avouent ne pas avoir accĂšs Ă  telle ou telle information parce qu'elle circule sur un rĂ©seau social. Et lĂ  aussi, il y a eu des cadavres. Des banquiers d'affaires qui tiraient leurs connaissances d'un voyage annuel Ă  New-York, leur aura de trois ou quatre secrets Ă©changĂ©s Ă  la chasse ou au golf, leurs inspirations de quelques dĂźners... Sans compter la rancune devant les fortunes inouĂŻes que se sont construites les vainqueurs.

La meilleure description de ces révolutions profondes, sans lesquelles il n'y aurait jamais eu de Bitcoin, date en fait de ... 1848.

Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée texto : « Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortÚge de conceptions et d'idées antiques et vénérables, se dissolvent; ceux qui les remplacent vieillissent avant d'avoir pu s'ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d'envisager leurs conditions d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. »

C'est dire si la haine des 0 et des 1 vient de loin !

Maintenant, qu'est ce que la soupe nous apprend ?
(de quoi est-elle le nom ? comme diraient les penseurs-poseurs).

l'enfance« Mange ta soupe ! » Cette injonction, le Contempteur du bitcoin l'a entendue, comme vous et nous, et elle est restĂ©e enfouie dans les terreurs de l'enfance. Le lait maternel a cessĂ© de couler tout seul, et son premier substitut, la bouillie, s'est vite muĂ©e en une chose dont ni l'aspect ni le goĂ»t ne sont bien rĂ©jouissants pour le tout-petit. Avant l'Ă©cole ou le service militaire, la soupe est la premiĂšre Ă©preuve de l'entrĂ©e dans l'Ăąge adulte. La plupart l'ont dignement surmontĂ©e. Mais pour le Contempteur, la Banque Ă©tait une mĂšre : elle l'a nourrie de l'argent qu'elle fabriquait elle-mĂȘme, et qui lui paraissait si naturel que tout changement de rĂ©gime le dĂ©goĂ»te. Bref notre homme est comme le vieux de la publicitĂ© qui dit « je n aime pas la soupe et ce n est pas Ă  mon Ăąge que cela va changer ».

On aurait ici un cas navrant de blocage au stade oral, au sein d'une profession financiÚre dont la majorité des membres ne restent pourtant bloqués qu'au stade suivant. Pardon de cette soupe-osition, c'est le billet 69 !

Soupe d'hiver Ă  Paris, Robert GoeneutteExplorons toutefois une autre piste. La soupe est populaire, on le sait. Les personnes bien nĂ©es ne trempent pas leur soupe (qui est Ă  l'origine le nom du bout de pain) dans le bouillon, le consommĂ© ou le potage. Elles y vont avec l'argenterie de famille. En outre, le potage c'est ce qui a cuit dans un pot, dans lequel il entre idĂ©alement autant de viande que financiĂšrement possible, selon le principe de la la poule au pot que le bon roi Henri IV nous souhaitait Ă  tous, gueux que nous sommes. La soupe c'est donc le veloute des pauvres, des non-bancarisĂ©s, de ceux que la Banque Hervet ou le groupe HSBC laissaient sur la touche... D'ailleurs que vendait-il jadis aux gens du tout-venant, le Contempteur du bitcoin, sinon la soupe bancaire habituelle, celle qui ne change jamais, servie identique Ă  elle-mĂȘme par les Ă©ternels dĂ©fenseurs de la banque de dĂ©tail Ă  la grand-papa, ces grosses lĂ©gumes ?

La « soupe de 0 et de 1 » pour ce bel esprit, c'est du rata pour codeurs, une sous-humanitĂ© Ă  la Houellebecq, des gens qui ignorent les beautĂ©s d'Aristote et n'ont peut-ĂȘtre lu ni Minc ni Attali, deux penseurs qui pourtant savent bien servir la soupe.

Au vrai, le spectacle de tous les spéculateurs encore plus ignorants que lui de Bitcoin et qui se ruent maintenant à la soupe est trop commun pour cet homme élégant, qui fait mine de les mettre en garde mais doit leur souhaiter secrÚtement de boire le bouillon. Ce n'est pas un mauvais homme, mais Bitcoin l'énerve, et cette histoire le rend un peu soupe-au-lait.

Mais s'il avait raison, néanmoins ?
Si Bitcoin Ă©tait effectivement une soupe de 0 et de 1 ?

Sur les 0 et les 1, cela va sans dire, c'est là notre univers. On a déjà commenté sur "La Voie du Bitcoin" ce que dit Mark Alizart sur le caractÚre philosophique de l'informatique.

Mais sur la soupe ? A ce niveau d'Ă©lĂ©vation, on ne peut que songer Ă  la soupe primitive, la soupe primordiale de l'expĂ©rience rĂ©alisĂ©e en 1953 par Stanley Miller qui, en mĂ©langeant gaz, rĂ©actions chimiques et dĂ©charges Ă©lectriques, se rendit compte qu'il avait fait apparaĂźtre des acides aminĂ©s primitifs. Autrement dit, une forme de vie ! De la mĂȘme façon, Satoshi Nakamoto assembla un peu de hashcash, un soupçon de SHA-256, un arbre de Merkle et une gĂ©nĂ©reuse rasade de proof-of-work et vit apparaĂźtre un nouveau systĂšme de paiement, la pulsation d'un coeur battant toutes les dix minutes...

Prosaïquement, la soupe montre comment un mélange bien dosé peut transformer de nobles saveurs individuelles en délice culinaire. La soupe est un assemblage, en somme, plus qu'une technologie. De sorte que serait immédiatement jugé ballot le premier qui parlerait d'une technologie légume derriÚre la soupe, ou prétendrait que l'idée géniale c'est seulement l'assiette creuse.

De plus, la soupe est un plat dont seuls les créateurs et les initiés peuvent détecter tous les éléments. Celui qui songe à cela éprouve une illumination en se souvenant des métaphores sur les fonctions mathématiques irréversibles, illustrées par le mélange (réitéré) des couleurs.

Le mélange des saveurs nous indique clairement que le hashage est un potage ! Rappelez-vous : dans notre enfance, la seule soupe amusante, c'était celle à l'alphabet, avec ses messages si riches en entropie ! Et, à la suite d'Andy Warhol, les artistes du bitcoin ne s'y sont pas trompés...

Andy Crypto Soup

Au total, en explorant un mot stupide, nous trouvons bien des choses en somme. Il faut fouiller. On ne trouve pas la vĂ©ritĂ© en restant Ă  la surface. Le Contempteur qui se rĂ©pand de billet en billet en rĂ©pĂ©tant invariablement les mĂȘmes imprĂ©cations n'est pas forcĂ©ment dĂ©muni d'esprit, mais il manque terriblement d'humilitĂ©. C'est ce qui le fait denigrer sans vraiment essayer de comprendre. On trouve dans les dĂ©bats des dĂ©veloppeurs et des usagers cent critiques plus pertinentes que ses moqueries. Et cela permet Ă  tous d'avancer.

Quelques jugements hautains et pompeux, égayés de boutades éculées, ne remplacent pas un peu de savoir-faire. C'est ce que dit Chrysale aux Femmes Savantes de MoliÚre :

« Je vis de bonne soupe, et non de beau langage.
Vaugelas n'apprend point Ă  bien faire un potage,
Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots,
En cuisine peut-ĂȘtre auraient Ă©tĂ© des sots. »

☐ ☆ ✇ La voie du àžżITCOIN

68 - La Banque de France et le Moulin du Louvre

By: Jacques Favier —

La publication il y a quelques semaines, sous la plume de M. Christian Pfister, haut responsable de la Banque de France et professeur associé à l'IEP, d'un document de travail consacré aux monnaies numériques est en soi un événement important. Si son titre, Much ado about nothing, est adroitement inspiré de William Shakespeare, le lecteur français pourra regretter qu'une institution fondée par Napoléon communique ses pensées en langue anglaise. Qu'on me pardonne ce patriotisme.

Cependant, aprÚs un coup de chapeau initial au fonctionnement de la chose - qu'on l'appelle DL (citée 6 fois) ou Blockchain (8 occurrences du mot) - c'est bien Bitcoin (16 apparitions) qui est le sujet de la note, et surtout, malgré de prudentes protestations, l'hypothÚse de l'émission d'un jeton numérique fiduciaire par une institution publique. Je ne m'en étonnerai certainement pas, ayant déjà noté il y a bien des mois que « la Banque a les jetons ».

La Galerie dorée revisitée

Le document de travail de Christian Pfister mérite donc une lecture attentive de sa version complÚte en anglais , lecture que j'ai faite en ayant à l'esprit un précédent historique non sans quelque rapport.

Notons d'abord que la compréhension de la nature du bitcoin (jeton numérique, unité de compte endogÚne et incentive indispensable dans son systÚme) marque un heureux progrÚs sur le genre de littérature qui était encore courant il y a peu. Tou cela, pourrait-on dit, est de bon aloi.

Partant de la supposition honnĂȘte que l'usage d'une monnaie numĂ©rique peut se justifier de bien des points de vue (pas tous malhonnĂȘtes ou imbĂ©ciles!) l'auteur examine plusieurs scĂ©narios, tant du point de vue des individus que de celui de diverses sortes d'institutions, pour une adoption croissante de ces monnaies, selon divers degrĂ©s d'adoption.

Bien sûr les petits bonbons au cyanure ne sont pas absents du texte : l'existence d'un incentive par jetons y est ainsi décrite comme «un élément inhérent de bulle» tandis que l'absence de rémunération dans les DL semble ne pas poser de problÚme de sécurité, et que le coût de la distribution, aussi restreinte soit-elle, n'est guÚre évoqué. Il est toujours amusant de voir des gens de finance ne pas s'inquiéter des coûts.

Mais la privacy est correctement abordĂ©e, tant par sa finalitĂ© lĂ©gitime que par la possibilitĂ© dĂ©jĂ  offerte de la prĂ©server avec les petits bouts de papiers de la Banque Centrale. Ce dĂ©tail, dira-t-on, pouvait difficilement ĂȘtre Ă©ludĂ©.

Ces remarques faites, on en vient aux hypothÚses d'adoption et à leurs conséquences sur la politique monétaire.


  • Le scenario "A", restreint, repose sur un usage par les seules institutions financiĂšres de diverses DL les amenant Ă  Ă©prouver un moindre besoin de monnaie Banque Centrale.
  • Le scenario "B" voit s'instaurer une cohabitation-convergence entre la monnaie fiat et des jetons numĂ©riques rĂ©gis par des institutions centralisatrices (et si on appelait cela des banques commerciales ?) qui, selon le degrĂ© de sophistication de leur jeton, pourraient les faire servir Ă  la gestion des comptes courant ou des dĂ©pĂŽts Ă  terme. Encore qu'on puisse supposer comme le remarque l'auteur finement (ou plaidant pour sa paroisse) que les particuliers prĂ©fĂšreront la privacy offerte par le bon vieux cash.
  • Le scenario "C" est celui de l'Ă©mission de ce qu'un jargon nouveau dĂ©signe comme de la CBDC et que je prĂ©fĂšre appeler un jeton cryptographique fiducaire, libellĂ© naturellement dans l'unitĂ© de compte lĂ©gale.

En lisant les sous-variantes du scénario "C" on en vient à se dire qu'il y a une vraie tentation à la Banque de France, qui pourrait penser à cette monnaie crypto-fiduciaire pour rémunérer les dépÎts, ou imposer des taux négatifs. Comme le savent toux ceux qui réfléchissent à la chose, une banque centrale est en position... centrale, justement, sur ce sujet d'une (vraie) monnaie numérique. Il reste à gérer avec diplomatie les conséquences d'une telle décision pour les banques commerciales, en soulignant par exemple que cette monnaie crypto-fiduciaire serait une meilleur monnaie de rÚglement de leurs blockchains consortiales que tous les USC privés dont on nous bat les oreilles (on en conviendra!) tout en niant l'évidente préférence que devrait manifester le public pour ce jeton fiduciaire au détriment des jetons scripturaires privés. A défaut de le démontrer, l'auteur affirme qu'il «ne voit pas de claire raison pour laquelle le public préfÚrerait utiliser une CBDC émise par une agence gouvernementale plutÎt que celle des banques privées (...) avec lesquelles ils ont des relations de long terme». Government agency pour désigner une banque centrale, je n'aurais pas osé.

Mais la suite de la note (abordant les consĂ©quences quant aux relations entre la Banque Centrale et les banques de la place) tend Ă  laisser penser que le scĂ©nario d'une prĂ©fĂ©rence du public pourrait ĂȘtre d'ores et dĂ©jĂ  dans les cartons.

En ce qui concerne les conséquences de la montée en puissance de Bitcoin pour la politique monétaire, l'auteur en revient au risque de déflation que son offre limitée ferait peser, tout en notant qu'en réalité son usage restera modeste, sans rappeler (comme je dois le faire vicieusement) que le cours haussier du bitcoin reflÚte diverses choses qui augmentent, dont justement le nombre de transactions (1) et la taille de son réseau (2).

Au niveau de la cohabitation des monnaies, plusieurs choses me chagrinent :

  • Le document de travail ne semble envisager la cohabitation entre Bitcoin et la monnaie lĂ©gale (papier, numĂ©rique ou en compte) que sous forme de lutte et de volontĂ© de substitution (pour dire que Bitcoin gĂšne - quitte Ă  exagĂ©rer ce qui s'est rĂ©ellement passĂ© Ă  Chypre - mais qu'il ne pourra pas l'emporter). C'est nier la possibilitĂ© que Bitcoin se fasse sa « niche » dans le systĂšme mondial.
  • Plus profondĂ©ment encore, l'auteur semble penser que Bitcoin et les monnaies lĂ©gales jouent sur le mĂȘme terrain physique (avec des gens, des acteurs, des Ă©tablissements tous plus ou moins hĂ©ritĂ©s du passĂ©) alors que Bitcoin a son propre terrain de jeu - immense au demeurant : le cyber-espace. J'ai souvent souri de la rage qui prend en France de rĂ©guler le bitcoin : y rĂ©gule-t-on le dollar, la livre, le franc suisse, le rouble ? Ils circulent pourtant (via Visa ou dans des valises) et leur circulation ne concerne Ă©ventuellement que la police, au titre de mĂ©faits commis, non de l'instrument avec lequel ces mĂ©faits sont commis. Et si l'on considĂ©rait une bonne fois pour toute le bitcoin comme la monnaie de la Lune ?
  • Il n'est nulle part fait mention du rĂŽle qu'une monnaie lĂ©gale numĂ©rique pourrait jouer, sur le territoire oĂč elle circulerait, comme interface avec Bitcoin, son univers et ses richesses. Sans doute ceci est-il une autre histoire, et cette histoire concerne-t-elle les responsables politiques et non la Banque, mais il me paraĂźt vraiment important de la mentionner.

Je vais donc conclure en historien (avant qu'on se charge de me rappeler que je ne suis pas Ă©conomiste!) et ma conclusion sera rĂ©solument optimiste. Quand je lis que «mĂȘme dans le cas extrĂȘme et trĂšs improbable oĂč la Banque Centrale Ă©mettrait des jetons numĂ©riques fiduciaires ayant les attributs de dĂ©pĂŽt bancaire, et oĂč le public les adopterait massivement...» ces clauses de style me font penser au Moulin du Louvre !

La monnaie a une histoire qui est financiĂšre, politique mais aussi technique. Pendant des siĂšcles, la frappe au marteau rĂ©gna, bien qu'elle prĂ©sentĂąt le grave inconvĂ©nient de produire des piĂšces qui n’étaient pas parfaitement rondes, et dont les dessins et inscriptions n’étaient pas toujours identiques.

Au milieu du 16Ăšme siĂšcle, Ă  Augsbourg, on inventa la frappe au balancier, avec une presse Ă  vis inspirĂ©e par la presse d’imprimerie. En France, le roi Henri II fit installer une de ces machines dans la maison dite du Moulin du Louvre, Ă  l'emplacement de l’actuelle place Dauphine. MalgrĂ© l’opposition des maĂźtres monnayeurs, attachĂ©s Ă  leur routine, il crĂ©a la Monnaie du Moulin du Louvre, distincte de la Monnaie de Paris, avec les mĂȘmes attributions que les autres ateliers monĂ©taires royaux.

Monnaies au balancier de Pau frappĂ©es par Henri II de Navarre puis sa fille Jeanne d'AlbretCette expĂ©rience parisienne fut interrompue par sa mort en 1559. En 1563, un arrĂȘt de la Cour des Monnaies interdisait le monnayage au balancier : le Moulin du Louvre ne pourrait plus fabriquer que des mĂ©dailles. Un grand classique du genre dans la guerre des Anciens et des Modernes. Mais une simple pause dans la marche de l'histoire.

Dans le petit royaume de Navarre encore indĂ©pendant, un autre Henri II, frappait aussi au balancier, et sa fille, la reine Jeanne (mĂšre de notre Henri IV) continua. Comme quoi le progrĂšs peut venir de l'Ă©tranger, des marges et ... des femmes ! Que la reine de Navarre soit ici proclamĂ©e ancĂȘtre des bitcoineuses !

En 1640, la France (dont les Ă©changes commerciaux Ă©taient alors en excĂ©dent...) Ă©tait inondĂ©e d'or espagnol. Louis XIII ordonna la fonte de toutes les espĂšces d’or et leur conversion en Ă©cus du titre et poids de l’écu français de 3,37 grammes Ă  23 carats. Une simple opĂ©ration de refonte, pour faire disparaĂźtre les piĂšces usĂ©es ou rognĂ©es.

frappée au marteau

Mais, insistant sur le besoin d’une monnaie de qualitĂ©, le roi rĂ©-ouvrit en douce le Moulin du Louvre, en laissant subsister la frappe au marteau dans les autres ateliers du royaume. En rĂ©alitĂ©, il s’agissait de rendre opĂ©rationnel l’instrument technique de la rĂ©forme que l’on prĂ©parait discrĂštement, en veillant Ă  ne pas alerter les monnayeurs traditionnels.

Enfin, trois mois plus tard, et comme s’il s’agissait d’un simple amĂ©nagement technique, le roi se dĂ©clara rĂ©solu Ă  convertir les grosses pistoles espagnoles qui avaient cours dans son royaume, en d’autres piĂšces d’or du poids mais aussi du titre (22 carats) des pistoles d’Espagne « pour ne pas charger (incommoder) ses sujets », mais sous son nom Ă  lui, et en confiant la tĂąche Ă  la Monnaie au Moulin...

Certes le roi fit passer cette mesure comme une dĂ©rogation exceptionnelle au systĂšme monĂ©taire de la France qui Ă©tait formellement maintenu avec son vieil Ă©cu. Le « louis » fut prĂ©sentĂ© comme un instrument monĂ©taire accessoire, strictement destinĂ© Ă  franciser des piĂšces espagnoles, pesant le poids de deux Ă©cus de France, mais contenant un peu moins d’or pur. En fait Louis XIII venait de crĂ©er une zone monĂ©taire franco-espagnole. Le « louis », cette piĂšce de circonstance, connut un succĂšs et une longĂ©vitĂ© qui en firent, pour longtemps, le symbole mĂȘme de la monnaie de France. La fabrication des vieux Ă©cus, formellement maintenue en 1640 comme monnayage principal, fut abandonnĂ©e dĂšs 1656, et c’est le louis d’or qui resta, jusqu’à la RĂ©volution, la piĂšce d’or Ă©talon.

frappée au balancier

Il y a dans cette vieille anecdote, me semble-t-il, bien des enseignements. La monnaie doit ĂȘtrede qualitĂ©, n'en dĂ©plaise aux monnayeurs Ă  l'ancienne. Elle doit ĂȘtre techniquement adaptĂ©e Ă  l'Ă©poque. Elle doit ĂȘtre Ă  mĂȘme de crĂ©er des zones d'Ă©change aisĂ©s avec ceux qui apportent ... l'or des AmĂ©riques jadis, le bitcoin aujourd'hui.

Un clin d'Ɠil Ă  l'histoire ? Pourquoi ne pas baptiser l'Euro-Crypto-Unit... Ă©cu ?

Jean Varin et Louis XIV Jean Varin, chef du Moulin du Louvre, enseigne la numismatique au jeune Louis XIV




Notes: (1) De la fin 2015 jusqu'en mai 2017 le cours du bitcoin en dollar évolue de façon assez étroitement corrélé avec le carré du nombre de transaction (il tourne autour d'un cent-millioniÚme de ce carré).
(2) Coinbase annonce 50.000 ouvertures de compte par jour. A terme, la loi de Metcalfe s'applique aussi Ă  l'extension d'usage que ces nouveaux comptes annoncent. Bitcoin a ensuite connu l'effet de nouveaux moteurs d'accĂ©lĂ©ration, notamment l'arrivĂ©e d'acteurs institutionnels et l'intĂ©rĂȘt des marchĂ©s Ă  terme.

❌