Bien sĂ»r mes amis bitcoineurs pourront ĂȘtre surpris de dĂ©couvrir ma nouvelle production, mĂȘme si le totem saurien en orne malicieusement le titre.
Ceux qui suivent ce blog savent cependant que NapolĂ©on y apparaĂźt dans plusieurs billets (en rĂ©alitĂ© dans plus de 25 et jâen ai Ă©tĂ© surpris moi-mĂȘme en les comptant) et notamment dans
Napoléon et nous et Un bon croquis, vraiment ?
Comme lâa dit un de nos amis : « Jacques Favier, vous prononcez trois fois son nom devant une bibliothĂšque, il apparaĂźt et il vous fait un cours sur NapolĂ©on ».
Enfin, Ă©videmment, jâai prĂ©vu pour les crypto-curieux la possibilitĂ© dâacquĂ©rir Aigle, crocodile & faucon en bitcoin. Ce nâest pas chose facile, du fait de la loi sur le prix unique du livre, mais cela pourra se faire lors dâĂ©vĂ©nements communautaires. Je ne me cache pas, et le mot  BitcoinÂ
apparaĂźt mĂȘme sur la page 4 de couverture, comme le nom de Tintin.
Mais venons-en Ă l'essentiel : pas plus qu'en Ă©crivant sur Tintin, je nâai pas rĂ©digĂ© ce livre sur NapolĂ©on avec ma main gauche, ni avec dâautres lobes de mon cerveau que pour les livres consacrĂ©s Ă Bitcoin.
Ou, pour parler comme Satoshi, I had a few other things on my mind mais Iâve not moved on to other things.
Quinze ans avant le white paper, voyant mon pĂšre qui durant quelque congĂ© sâagitait sur sa tondeuse autoportĂ©e au lieu de se reposer Ă lâombre de son marronnier, je le taquinai en comparant cette frĂ©nĂ©sie jardiniĂšre Ă lâactivitĂ© de NapolĂ©on sur sa minuscule Ăźle dâElbe et lui posai soudain la question : que ce serait-il passĂ© sâil y Ă©tait restĂ© tranquillement en fĂ©vrier 1815 au lieu dâenchaĂźner un pari fou, une Ă©popĂ©e jamais vue, un dĂ©sastre sans prĂ©cĂ©dent et un calvaire Ă lâautre bout du monde ? Nous en avions devisĂ© : Ă©tait-il forcĂ© de sâagiter, pouvait-il ne rien faire ?
On reconnaĂźt lĂ mon fond de taoĂŻsme, dont le nom La voie du Bitcoin atteste dĂ©jĂ . Lao-Tseu l'a dit : « la voie du Sage est dâagir sans lutter »âŠ
Au-delĂ de lâanecdotique (le tracteur paternel Ă lâheure de la sieste) mon intĂ©rĂȘt pour lâannĂ©e 1815 a sa rationalitĂ©. Câest une annĂ©e critique Ă tous Ă©gards, avec deux « alternances » spectaculaires (trois mĂȘme, si lâon prend la pĂ©riode avril 1814-juin 1815) autour dâun Ă©pisode sans Ă©gal dans lâhistoire, ces « Cent Jours » qui sont moins le dernier Ă©clat de lâEmpire que la premiĂšre rĂ©volution du 19Ăšme siĂšcle. Des alternances dont les monnaies gardent la trace !
Câest aussi le moment de vĂ©ritĂ© pour le personnage politique de NapolĂ©on, en attendant la terrible sanction qui attend le stratĂšge. AprĂšs une longue dĂ©cennie de dĂ©rive monarchique, il sâaperçoit sur l'Ăźle d'Elbe et vĂ©rifie Ă son retour quâil nâa plus comme soutiens, en rĂ©alitĂ©, que l'armĂ©e, des vieux jacobins et quelques jeunes libĂ©raux. Lesquels nâen sont pas moins surpris que lui. C'est cette double surprise qui me parait offrir un objet de rĂ©flexion.
Aujourdâhui les diatribes contre NapolĂ©on viennent trĂšs majoritairement « de gauche » tout en reprenant â il faut le noter â la panoplie complĂšte des calomnies forgĂ©es par les Ă©migrĂ©s et surtout par le gouvernement tory de Londres, et tout en ignorant les jugements bien plus pertinents de Marx ou dâhistoriens marxistes comme Antoine Casanova. Il mâa paru intĂ©ressant, en contre-point, de saisir ce moment historique oĂč le camp de gauche redĂ©couvre un Bonaparte que ses ennemis de droite ont, eux, toujours considĂ©rĂ©, selon le mot de lâautrichien rĂ©actionnaire Metternich, comme un « Robespierre Ă cheval ».
VoilĂ pour expliquer le choix de 1815 pour y placer mon point de divergence et y tester lâidĂ©e dâune non-action, dâune histoire alternative Ă dĂ©velopper dans un univers virtuel. Les nombreuses uchronies qui se fondent sur lâidĂ©e dâun triomphe en Russie ou dâune victoire Ă Waterloo ne mâintĂ©ressent pas, les hypothĂšses de base en Ă©tant (sauf improbable intervention divine !) historiquement irrĂ©alistes. Il mâa semblĂ© que, le 26 fĂ©vrier 1815, au contraire, NapolĂ©on aurait pu dĂ©cider (seul) de rester sur son Ăźle. La suite du rĂ©cit m'appartenait-elle, pour autant, en toute libertĂ© ? Cette rĂȘverie mâa accompagnĂ© durant prĂšs de 30 ans.
Entre temps, jâavais rencontrĂ© Satoshi. Dans ma famille, on nâest pas assez formatĂ© pour me pinailler sur les fonctions aristotemiques de la monnaie ou sur le fait que Bitcoin nâait pas de « rĂ©alitĂ© tangible » : la formule canonique pour me charrier câest « ta monnaie qui nâexiste pas » et cette boutade me plait bien, parce que cela pose des questions bien plus vastes que de savoir si lâon peut mordiller une piĂšce ou froisser un bout de papier entre ses doigts. Qu'est-ce qui existe ?
Toutes les rĂ©flexions menĂ©es ou partagĂ©es sur cette monnaie gravĂ©e par une idĂ©e et battue par des calculs, cette monnaie cĂ©leste pour employer un mot de Mark Alizart, dĂ©ployant son propre espace numĂ©rique dans lequel elle a bien toutes les propriĂ©tĂ©s dâun objet tangible et toutes les qualitĂ©s dâune monnaie sui generis, je ne les ai pas cantonnĂ©es dans un coin hermĂ©tique de mon crĂąne quand, Ă partir du confinement â situation obsidionale trĂšs appropriĂ©e au sujet â jâai entrepris de faire enfin vivre « mon » NapolĂ©on dans son nouveau royaume.
A vrai dire, partant de Satoshi et de la grande question de sa « disparition » jâavais dĂ©jĂ , quatre ans plus tĂŽt, Ă©voquĂ© un mot de NapolĂ©on selon qui « les hommes de gĂ©nie sont des mĂ©tĂ©ores destinĂ©es Ă brĂ»ler pour Ă©clairer leur siĂšcle ». J'y abordais surtout le personnage tel que lâimaginait Simon Leys en 1988, dans une autre uchronie oĂč il montrait comment et pourquoi lâempereur Ă©vadĂ© de Sainte-HĂ©lĂšne refusait ensuite de se manifester.
Partant, en sens inverse, de NapolĂ©on, et mĂȘme si je sais bien que le chiffre napolĂ©onien Ă©tait dans la pratique d'assez faible qualitĂ©, il y a des mots de lui qui mâont fait penser Ă Satoshi. Ainsi de « je lis toujours utile » car jâai toujours pensĂ© que lâassembleur de Bitcoin avait dĂ» beaucoup amasser de savoir avant de les assembler. De mĂȘme pour « rien ne se fait que par calcul » et mieux encore « je calcule au pire » qui me semble convenir Ă lâinventeur dâun systĂšme qui tient non sur nos vices (toute lâĂ©conomie le fait) mais sur une plus faible rĂ©munĂ©ration de lâaction vicieuse que de lâaction conforme.
J'ai souri aussi en lisant « Il nây a pas nĂ©cessitĂ© de dire ce que lâon a lâintention de faire dans le moment mĂȘme oĂč on le fait » et me suis demandĂ© si le jugement portĂ© sur l'un par le gĂ©nĂ©ral Bernard (le futur Vauban du nouveau monde) ne s'appliquerait pas aussi bien Ă l'autre : « C'est peut-ĂȘtre la meilleure tĂȘte du siĂšcle, la mieux organisĂ©e. Il n'Ă©tait Ă©tranger Ă rien, faisait tout par lui mĂȘme, il ne s'Ă©tait jamais confiĂ© Ă personne qu'au moment de l'exĂ©cution, ayant toujours lui seul dĂ©libĂ©rĂ© et dĂ©cidĂ© de ce qui convenait le mieux ».
Au-delĂ de ces quelques clignotants (car il ne sâagit pas pour moi, Ă©videmment, de comparer lâun des hommes les plus connus de lâhistoire avec celui qui a effacĂ© presque toute trace de son existence terrestre) jâai poursuivi ma propre expĂ©rience de pensĂ©e.
Le bitcoineur qui aura le courage de me suivre entre 1815 et 1827 (jâai donnĂ© quelques annĂ©es de vie supplĂ©mentaires Ă mon hĂ©ros par vraisemblance et parce que c'Ă©tait utile Ă mon rĂ©cit) retrouvera au fil des pages bien des histoires dĂ©jĂ traitĂ©es ici : le thaler de Marie-ThĂ©rĂšse, la monnaie qui nâexistait pas mais qui fit si peur au roi, la fantaisie obstinĂ©e de trois ou quatre faquins qui ont privĂ© le Louvre de trĂ©sors dâart Ă©gyptien. Il y trouvera une pique concernant l'Ă©conomie d'Aristote et des idĂ©es qui peuvent ĂȘtre les nĂŽtres : le mĂ©pris des billets sans encaisse ou le financement communautaire par exemple.
Le lecteur trouvera surtout dans mon rĂ©cit des rĂ©flexions qui peuvent ĂȘtre cruciales pour nous : sur la temporalitĂ©, sur la mass adoption et d'abord sur la souverainetĂ© et les limites dâune souverainetĂ© « personnelle » qui prĂ©occupe tant de bitcoineurs Ă tendance fĂ©odale. NapolĂ©on, dâaprĂšs le TraitĂ© passĂ© avec ses vainqueurs en avril 1814 restait « empereur » mais il ne sâagissait plus que dâun titre honorifique viager. ConcrĂštement il nâĂ©tait plus « souverain » et de maniĂšre pareillement viagĂšre que de lâĂźle dâElbe. Petite robinsonnade : il « rĂ©gnait » sur un territoire 30 fois plus grand que le Liberland mais presquâaussi dĂ©pourvu des infrastructures concrĂštes qui permettent lâexercice efficace de la souverainetĂ©.
Il se trouvait donc dans la situation inverse de celle qui faisait fantasmer Andrew Howard en dĂ©cembre dernier quand il imaginait des bitcoiners tellement riches quâils en deviendraient souverains de larges Ă©tendues de terre. NapolĂ©on restait souverain (et, mĂȘme vaincu, il conservait selon les notes de police un poids politique considĂ©rable en France et en Italie) mais il nâavait plus sous les bottes quâune sous-prĂ©fecture 16 fois plus pauvre que la Corse voisine et un pĂ©cule (4 millions de francs-or) qui lui filait entre les doigts.
Or la souverainetĂ© ne consiste ni Ă se pavaner sur un trĂŽne qui « n'est qu'une planche garnie de velours » (mot apocryphe) ni Ă sâĂ©pargner les ingĂ©rences Ă©trangĂšres (en se faisant oublier sur lâĂźle dâElbe ou sur quelque Ăźle artificielle) mais Ă agir souverainement, concrĂštement, efficacement, sur le thĂ©Ăątre du monde. Il avait un exemple : le pape Pie VII, son ancien prisonnier, restaurĂ© dans ses Ătats sans tirer un seul coup de feu et dont on disait, Ă Londres mĂȘme, quâaucun gĂ©nĂ©ral ne lâavait combattu aussi efficacement que le pape Ă la tĂȘte de son Ăglise.
NapolĂ©on dira Ă Sainte-HĂ©lĂšne quâil aurait pu sur l'Ăźle d'Elbe « inventer une souverainetĂ© dâun genre nouveau » et je me suis longuement interrogĂ© sur ce que ces mots pouvaient signifier. Il choisit finalement dâen revenir Ă la forme antĂ©rieure et en perdit en cent jours toute apparence.
Ayant dĂ©cidĂ© que, dans mon rĂ©cit, il nâirait pas se faire Ă©craser Ă Waterloo, je ne pensais pas quâune courte sagesse consistant Ă jardiner tranquillement sur son Ăźle aprĂšs lâavoir un peu mieux fortifiĂ©e fournirait une matiĂšre suffisante Ă mon livre. Il fallait dâabord que, sans rentrer en France, il pose un acte souverain de nature Ă desserrer les contraintes (financiĂšres) et les menaces (militaires) qui pesaient sur sa misĂ©rable principautĂ© et puis ensuite quâil continue dâagir Ă la mesure, jusque-lĂ prodigieuse, de son imagination et de son activitĂ©.
Plus facile Ă dire quâĂ Ă©crire. Les historiens normaux, universitaires, mĂ©prisaient traditionnellement les « uchronies » jusquâĂ ce que certains ne confessent que « lâhistoire contrefactuelle » est aussi un puissant outil pour comprendre lâhistoire tout court. Car tout, si lâon est honnĂȘte et factuel, ramĂšne Ă la contrainte de rĂ©alitĂ© qui est incommensurable par rapport Ă ce que lâon appelle pompeusement le « volontarisme politique » et qui est bien plus proche de lâimagination romanesque que ne le croient les « dirigeants ».
Admettons donc que NapolĂ©on ne bouge pas de sa « petite bicoque », tolĂ©rĂ© dans son coin de MĂ©diterranĂ©e et quâil trouve le moyen de sây fortifier, de sây dĂ©fendre, dây vivre en petit prince et dây poursuivre ses rĂȘves. Ce nâest pas donnĂ© (et tout le dĂ©but de mon ouvrage vise en gros Ă tracer les manĆuvres qui le lui ont permis dans mon univers virtuel) mais une fois ceci obtenu le reste du monde change-t-il ? Oui et non. Notez que la question se pose aussi pour Bitcoin : admettons quâil arrive Ă un point oĂč nul ne peut le dĂ©truire, lâinterdire ou le contraindre, et quâil soit reconnu comme une monnaie « comme les autres » : le reste du monde change-t-il radicalement ou seulement Ă la marge ?
Personne, donc, ne va mourir Ă Waterloo, ni mĂȘme errer comme Fabrice Del Dongo sur ce champ de bataille qui va hanter durablement l'Ăąme française. Il nây aura ni « terreur blanche » ni « chambre introuvable » ; des centaines dâhommes politiques ne feront pas les girouettes, les anciens rĂ©gicides ne seront pas exilĂ©s et Nathan Rothschild ne fera pas de bon coup en Bourse sur ce coup-lĂ .
La France en restera au TraitĂ© de Paris signĂ© en 1814, une paix entre rois qui sent encore l'ancien rĂ©gime, et ne sera pas acculĂ©e au dĂ©sastreux TraitĂ© de Paris de 1815 qui annonce bien davantage les paix des vainqueurs que connaĂźtra le siĂšcle suivant ; elle ne versera pas 2 milliards de francs-or dâindemnitĂ©, Nice et la Savoie resteront françaises, comme quelques places fortes sur les frontiĂšres belge et allemande, que nous ne rĂ©cupĂ©rerons jamais celles-lĂ . Plus de 2000 tableaux resteront suspendus aux cimaises du Louvre et les Chevaux de Saint-Marc perchĂ©s sur l'Arc du Carrousel.
La légitimité du régime politique de la Restauration ne sera pas si sauvagement compromise ni la séculaire prétention française à la suprématie européenne si tragiquement enterrée. La démographie française ne plongera pas.
Pourtant la contrainte du rĂ©el restera forte et continuera de sâimposer Ă NapolĂ©on sur son Ăźle mĂ©diterranĂ©enne comme Ă lâauteur sur son clavier : Metternich et Castlereagh ont toujours un agenda rĂ©actionnaire, les Italiens veulent toujours chasser les Autrichiens, que les Prussiens regardent toujours comme un obstacle Ă leurs ambitions, les AmĂ©ricains et les Anglais sont toujours dĂ©cidĂ©s Ă corriger les Barbaresques et ceux-ci sĂšment toujours la terreur en MĂ©diterranĂ©e, lâAmĂ©rique du Sud veut toujours se libĂ©rer de lâEspagne. Et puis, bien sĂ»r, le Tambora explose Ă la mĂȘme minute dans lâhistoire et dans mon rĂ©cit, qui connaissent tous deux une annĂ©e sans Ă©tĂ©.
Pour construire ce que jâai appelĂ© un « rĂ©cit » plutĂŽt quâun roman, jâai donc dâabord essayĂ© dâimaginer le moins possible.
J'ai voulu partir des faits, des situations, des coĂŻncidences. Jâai moins relu les historiens (qui expliquent ce qui sâest passĂ© tellement finement quâon en conclut que cela ne pouvait que se passer) que les tĂ©moins : correspondances et mĂ©moires livrent les « petits faits vrais » dont parlait Stendhal, des coĂŻncidences, des traces dâĂ©vĂ©nements oubliĂ©s. Jâai aussi passĂ© des heures dans les catalogues de ventes publiques consacrĂ©es aux autographes ou aux reliques napolĂ©oniennes. Mes lecteurs connaissent mon goĂ»t des reliques, ces objets fĂ©tiches.
AprĂšs cela (osons le dire) j'ai, comme Satoshi, moi-mĂȘme agencĂ©. Parce que le problĂšme posĂ© Ă NapolĂ©on enfermĂ©, appauvri et menacĂ© sur son Ăźle Ă©voque un peu un triangle dâincompatibilitĂ©.
Comme je le dis en introduction de mon livre, tous les faits prĂ©cisĂ©ment datĂ©s et antĂ©rieurs au 26 fĂ©vrier 1815 Ă dix-huit heures sont exacts et de façon surprenante, bon nombre de faits ultĂ©rieurs le sont Ă©galement. Tous les personnages nommĂ©s ou seulement dĂ©signĂ©s par un nom de lieu ont rĂ©ellement existĂ©, mĂȘme si certains sont demeurĂ©s parfaitement inconnus. Enfin de nombreux propos et Ă©crits, empruntĂ©s Ă des sources crĂ©dibles, sont littĂ©ralement reproduits mĂȘme si je les ai rĂ©agencĂ©s dans le temps pour les besoins de mon rĂ©cit.
Contrairement Ă tous les historiens qui accumulent les faits pour montrer que NapolĂ©on Ă©tait pris au piĂšge â ou plutĂŽt aux piĂšges â et que seul demeure encore obscur le point de savoir si ceux qui avaient tendu ces rets ne furent pas eux-mĂȘmes un peu surpris de lâĂ©vĂ©nement, jâai montrĂ© quâun certain agencement de faits et dâeffets lui offrait lâoccasion des « soudaines inspirations qui dĂ©concertent par des ressources inespĂ©rĂ©es les plus savantes combinaisons de lâennemi » comme on lâavait dit une vingtaine dâannĂ©es plus tĂŽt en Italie.
Une fois rĂ©ussies la sortie de lâhistoire et lâentrĂ© dans le rĂ©cit, jâai tenu Ă ce que celui-ci demeure historiquement crĂ©dible, donc sans odyssĂ©e conquĂ©rante Ă travers l'Orient, l'Asie et jusqu'Ă la Chine comme dans ce qui est considĂ©rĂ© comme la premiĂšre uchronie de lâhistoire, celle de Geoffroy-ChĂąteau en 1836). J'ai voulu aussi que mon rĂ©cit sâinscrive dans une temporalitĂ© rĂ©aliste, dans une temporalitĂ© du post hoc ergo propter hoc que connaissent bien ceux qui comprennent la blockchain.
Le systĂšme de contraintes a Ă©tĂ© desserrĂ©, mais elles demeurent. Inversement le geste de NapolĂ©on au point de divergence crĂ©e une premiĂšre onde de choc, diffĂ©rente de celle suscitĂ©e par son retour, mais non nĂ©gligeable : il ne fait pas rien, mais autre chose. Il agit sans lutter. Lâonde de lâĂ©vĂ©nement alternatif se propage dans le temps du rĂ©cit, avec les rĂ©actions des divers acteurs. Elle est suivie dâautres initiatives de NapolĂ©on, anticipant ou rĂ©agissant Ă dâautres faits historiques : la piraterie des barbaresques, lâinsurrection de lâAmĂ©rique latine, la revendication dans de nombreux pays d'un gouvernement constitutionnel, etc.
Ce second temps du rĂ©cit est, pour qui tente dâimaginer lâhistoire, aussi difficile que pour qui tente de deviner le futur (chose que lâon demande toujours niaisement Ă lâhistorien). Comme je lâavais fait pour Bitcoin, jâai rĂ©flĂ©chi en termes de mĂ©tamorphoses. NapolĂ©on est un camĂ©lĂ©on, les peintres lâont bien montrĂ© et de son vivant mĂȘme on a dit quâil y avait plusieurs hommes, ou quâun grenadier avait pris sa place aprĂšs sa mort en Russie.
Jâai fait un choix. Saisissant NapolĂ©on au moment oĂč il est dĂ©sarmĂ©, les plus hauts faits que jâaborde sont ceux qui nâauront pas lieu. Parce que dĂ©libĂ©rĂ©ment « mon » NapolĂ©on est un ĂȘtre de raison qui renonce Ă lâaventure. Il lâavait dit Ă Caulaincourt en 1812, qu'il n'Ă©tait pas « un Don Quichotte qui a besoin de quĂȘter les aventures ». Il dĂ©cide de revenir Ă son personnage, le seul qui puisse « dĂ©passer NapolĂ©on » : Bonaparte, le pacificateur et lĂ©gislateur. Mon NapolĂ©on est donc conforme Ă ce que lâon disait de lui avant le Sacre, le « plus civil des gĂ©nĂ©raux ». Et pour dire les choses crĂ»ment, il penche non seulement pour la paix mais aussi pour les « idĂ©es du siĂšcle » et non vers les fastes et « les prĂ©jugĂ©s gothiques ».
Cette Ă©volution nâest pas totalement un choix arbitraire ou complaisant de ma part. Câest celle que le prisonnier de Sainte-HĂ©lĂšne a rĂ©ussi Ă suggĂ©rer, posant au Messie de la RĂ©volution. Seulement, au lieu de dire ce quâil « aurait pu » ou ce quâil « voulait » faire, il le fait dans la mesure de ses moyens. Au lieu de cĂ©der Ă ce que lâhistorien contemporain Emmanuel de Waresquiel dĂ©crit comme « la tentation de lâimpossible » en 1815, il tente ce qui est possible de 1815 Ă sa mort.
Ăvidemment, il y a la tĂąche du rĂ©tablissement de lâesclavage. S'intĂ©resser Ă NapolĂ©on est-il dĂšs lors une faute morale ?
Ă Sainte-HĂ©lĂšne, peut-ĂȘtre du fait de la frĂ©quentation de l'esclave Toby qu'il voulut racheter, comme dans mon rĂ©cit, NapolĂ©on est conscient de la tĂąche, et moi aussi, bien sĂ»r. Insuffisamment Ă©voquĂ©e jadis (on lui a bien plus reprochĂ© lâexĂ©cution du duc dâEnghien) elle obnubile aujourdâhui pratiquement toute lâĂ©popĂ©e et condamne le hĂ©ros au bannissement en 140 signes : on ne peut pas, on ne doit pas sâintĂ©resser Ă quelquâun qui a commis cela. L'acte est nul : le personnage doit l'ĂȘtre Ă©galement.
Brisons l'idole... mais cela a déjà été fait, et pas qu'un peu. Et toujours en vain.
Lâune de ses plus violentes ennemies, la reine de Sicile (sĆur de Marie-Antoinette) le considĂ©rait pourtant Ă la fois comme « lâAttila, le flĂ©au de lâItalie » et comme « le plus grand homme que les siĂšcles aient jamais produit ». Nous ne semblons plus capables dâambivalence : Ridley Scott le prĂ©sente comme un minus, lâĆil vide, dominĂ© par sa femme ou par les Ă©vĂ©nements. C'est peu crĂ©dible, mais un autoritaire belliqueux ne mĂ©ritent guĂšre d'Ă©gards posthumes. Câest ainsi lâopinion courante sur X, hors quelques chapelles bonapartistes dont les dĂ©vots caricaturaux ne perçoivent la lumiĂšre quâau travers de vitraux trop chamarrĂ©s. Il faut Ă©chapper Ă ces courtes vues.
Je me demande souvent (et on a senti un petit frisson au moment du rĂ©cent teasing de HBO) ce que les bitcoineurs diraient de Satoshi sâils apprenaient quâil battait sa femme, sĂ©questrait sa domestique philippine ou avait violĂ© son neveu ? Le Bitcoin fonctionnerait-il moins bien si Satoshi n'Ă©tait pas un smart guy ou seulement s'il n'Ă©tait pas adepte de l'Ă©conomie autrichienne ?
Passant ainsi, par posture morale, Ă cĂŽtĂ© du « plus grand homme du plus grand peuple » comme lâĂ©crivit plus tard son frĂšre aĂźnĂ©, le risque est grand de passer aussi Ă cĂŽtĂ© de ces trĂšs grands hommes que furent ceux qui le servirent. Car presque tous le servirent, comme le remarqua tout de suite lâimpertinent Rivarol (mort en 1801) : « ils le servent au lieu de sâen dĂ©faire ». Et pas seulement des sabreurs : depuis lâincroyable entreprise scientifique que fut lâexpĂ©dition dâĂgypte jusquâaux derniĂšres heures aprĂšs Waterloo, il fut entourĂ© de savants comme Monge, ContĂ©, Laplace, Chaptal, LacĂ©pĂšde, Fourier.
Ce dernier joue un certain rĂŽle dans mon rĂ©cit. Imaginerait-on, aujourdâhui, un prĂ©fet capable dâinventer un outil mathĂ©matique, de travailler sur la thĂ©orie analytique de la chaleur, de formuler, le premier, lâhypothĂšse de lâeffet de serre tout en recevant la belle sociĂ©tĂ© et en protĂ©geant le jeune gĂ©nie qui allait dĂ©chiffrer les hiĂ©roglyphes ?
Oublier volontairement NapolĂ©on, câest oublier les Français durant 15 ans. Et mĂȘme, puisquâon ne va pas non plus cĂ©lĂ©brer les rois qui le suivirent, on en vient Ă se rĂ©veiller miraculeusement en 1848 (avec enfin lâabolition de lâesclavage) sans trop sâappesantir sur le destin qui conduit de nouveau la RĂ©publique et la France sous la coupe dâun Bonaparte. DĂ©cidĂ©ment, mieux vaut lire lâhistoire dans Marx que sur X. En arrĂȘtant Ă Brumaire (voire Ă Thermidor) la marche de lâHistoire telle quâon rĂȘverait (aujourdâhui) quâelle ait Ă©tĂ©, on fait passer Ă la trappe un demi-siĂšcle de la vie des Français et lâaventure de la plus Ă©tonnante gĂ©nĂ©ration de nos ancĂȘtres, ceux qui comme NapolĂ©on Bonaparte avaient 20 ans en 1789.
Quel sens donner Ă lâaventure que jâimagine ?
La dĂ©faite de 1814 et la Restauration avaient dĂ©barrassĂ© NapolĂ©on de pas mal dâillusions et de la plus grande partie de la vermine dâAncien RĂ©gime quâil avait eu le grand tort de croire ralliĂ©e.
Je ne pense donc pas avoir cĂ©dĂ© Ă une passion personnelle en supposant que, dans la nouvelle Ăšre que mon rĂ©cit permet, NapolĂ©on devait de nouveau sâappuyer sur les « bleus » contre la France « blanche » et la « Sainte-Alliance », sur des savants contre les notables, sur des jeunes ardents contre les fatiguĂ©s.
Talleyrand le lui avait (peut-ĂȘtre) dit : on peut tout faire avec des baĂŻonnettes, sauf sâasseoir dessus. PrivĂ© dâarmements et donc de lâultima ratio regum, il ne lui reste que ce que les plus intelligents de ses ennemis lui reconnaissent : sa prodigieuse capacitĂ© de calcul, son instinct stratĂ©gique, son coup dâĆil tactique mais aussi ce que ses vrais vainqueurs, le tsar et le pape lui ont appris : reculer, user la force de lâennemi ou mĂȘme sâen servir, et souvent attendre. Pour me couler dans cela, jâai aussi dĂ» affronter lâune des grandes questions qui agitent les bitcoineurs, la « temporalitĂ© ».
Bonaparte, tout au long de sa carriÚre, gÚre une « mass adoption »
Il déclare aprÚs Brumaire que « la Révolution est fixée aux principes qui l'ont commencée : elle est finie ». Ce mot, qui a tant plu et rassuré alors, lui est aujourd'hui reproché par les belles ùmes.
Quels quâaient Ă©tĂ© ses choix ensuite, y compris la fĂącheuse dĂ©cision dâenlever les mots « RĂ©publique française » des monnaies 5 ans (quand mĂȘme) aprĂšs son sacre, il nâa jamais souhaitĂ© revenir sur la RĂ©volution. Il disait seulement, Ă sa façon, en avoir clos ce que LĂ©nine aurait peut-ĂȘtre appelĂ© la maladie infantile : « J'ai refermĂ© le gouffre de l'anarchie et dĂ©brouillĂ© le chaos ». Quinze ans de consolidation, essentiellement juridique, des « immortels principes » grĂące aux fameux Codes et puis la France se retrouve, sans lui et sans son despotisme, en monarchie certes constitutionnelle mais Ă forte tentation rĂ©actionnaire.
Encore faudrait-il mesurer la vitesse de percolation. Il y a une anecdote savoureuse, rapportĂ©e par un tĂ©moin occulaire (le trĂ©sorier Peyrusse) et collationnĂ©e par Thiers dont je colle ici l'extrait. C'est, lors du  vol de l'AigleÂ
(je n'ai donc Ă©videmment pas pu la reprendre dans mon rĂ©cit) la rencontre avec une gardienne de vaches, dans les Alpes, qui ne sait mĂȘme pas qu'Ă Paris, le roi a, depuis dix mois, remplacĂ© l'Empereur, qui se tient devant elle dans sa masure... et en sort « tout pensif » !
La « mass adoption » des idées nouvelles semble avoir été bien lente, en mettant le T=0 à la nuit du 4 août.
Qu'en sera-t-il pour celle que l'on ferait courir du 1er novembre 2008 ?
Jâai citĂ© lâan passĂ© Ă Biarritz un texte de Aleksandar Svetski, fondateur du Bitcoin Times dans lequel il notait que les bitcoiners ont une tendance Ă surestimer la vitesse avec laquelle Bitcoin va envahir le monde et devenir une monnaie largement acceptĂ©e. Notamment parce que, considĂ©rant celui-ci sous l'angle pratique et technologique, ils Ă©tablissent des comparaisons avec l'adoption de techniques disruptives antĂ©rieures. Il rappelait qu'avec Bitcoin, le jeu Ă©tait aussi politique et culturel : on joue ici avec les plus grands enjeux, pour les plus grands gains, contre les plus grands ennemis - Ă la fois externes et internes; on se bat Ă la fois contre l'establishment et contre les cultures dans lesquelles nous avons nous-mĂȘmes (encore pour bon nombre) Ă©tĂ© Ă©levĂ©s.
Telle est probablement la situation de la société française en 1815.
On verra qu'avec malice, j'ai fait en sorte que la « non-action » accélÚre la marche de l'Idée.
Si la vie m'en laisse le temps et si je trouve des Ă©diteurs, mes prochaines publications ne concerneront toujours pas Bitcoin mais resteront virtuelles puisqu'il pourrait s'agir... de femmes qui, de toute leur vie, n'ont laissĂ© qu'une seule trace, ou d'un homme qui en a laissĂ© une, mais sans avoir jamais existĂ©. Et il ne sera plus question de l'Empereur, c'est promis ! Je resterai tel que j'ai tentĂ© de me dĂ©finir un jour : un  historien local, rĂȘveur et virtuelÂ
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