Bitcoin est une monnaie sans Etat, ce qui fait l'admiration des uns et clĂŽt la discussion pour les autres, ceux qui ajoutent aux fonctions de la monnaie une essence politique qui ne saurait ĂȘtre que nationale, la nature supra-nationale de l'euro ne permettant mĂȘme pas de rouvrir le champ des possibles. Sans essence rĂ©galienne et sans rĂ©gulation politique Bitcoin ne sera jamais, disent-ils, et quelque soit son succĂšs, qu'un actif spĂ©culatif couplĂ© Ă un processeur de paiement, pas une monnaie dans toute la majestĂ© de la chose.
L'Ă©trange destin international, et mĂȘme mĂ©ta-national, d'une grosse piĂšce d'argent, bien que portant l'effigie et le nom d'une grande souveraine, nous offre l'occasion de bousculer bien des dogmes rĂ©galiens qui encombrent encore les analyses.
Ce thaler aurait pourtant pu n'ĂȘtre que l'une des centaines de piĂšces frappĂ©es en Europe Ă partir du moment oĂč d'Ă©normes quantitĂ©s d'argent furent extraites des mines de BohĂȘme. Avant d'aborder son destin incroyable, il faut dire un mot du thaler et de Marie-ThĂ©rĂšse.
Le thaler
Il y a en RĂ©publique tchĂšque une petite ville dâeau qui sâappelle aujourdâhui JĂĄchymov et qui sâappelait jadis Sankt-Joachimsthal, le val (thal) de Saint Joachim. Des mines d'argent y furent dĂ©couvertes Ă partir du milieu du Moyen Ăge. DĂšs 1518 on appela les piĂšces de 26 grammes d'argent produites sous l'Ă©gide du seigneur local les Joachimsthaler. Avec l'usage, le mot thaler s'appliqua Ă toutes les piĂšces peu ou prou de ce mĂȘme format.
Le territoire d'expansion du thaler fut dâabord l'Allemagne, qui servait de passerelle entre le Nord (et l'Angleterre) et le sud de l'Europe et ses ports vers l'Orient et l'Afrique. Cette position lui permit de rayonner, de circuler et dâĂȘtre copiĂ©, dâautant quâil devint aussi la monnaie des Etats de la famille de Habsbourg, qui depuis 1438 occupait sans interruption le trĂŽne pourtant Ă©lectif du Saint-Empire. Il circula donc dans ces pays dits "hĂ©rĂ©ditaires", Pays Bas, Espagne et aussi dans le nouveau monde. Le thaler de 26 g d'argent fut l'unitĂ© de compte de l'empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais.
Il change un peu et il s'allÚge de quelques grammes avec le temps. Aux Pays-bas, le reichsthaler allemand se dit rijksdaalder et donne le rixdale, monnaie frappée jusqu'en 1938. Le mot daalder donnera comme on sait le mot dollar.
Marie-ThérÚse
En 1740 meurt Charles VI, 22Ăšme Habsbourg Ă avoir occupĂ© le trĂŽne impĂ©rial depuis 1273, et 14 Ăšme consĂ©cutivement depuis 1438. ProblĂšme : il n'a comme hĂ©ritier qu'une fille! Certes, de longue date, il a fait admettre, d'abord par sa famille, puis par ses Ătats hĂ©rĂ©ditaires, que cette fille lui succĂ©derait. Mais en 1740 la nouvelle "reine de BohĂšme et de Hongrie" a 23 ans, 3 enfants et elle est enceinte. FrĂ©deric de Prusse est le premier Ă l'attaquer, contestant les droits d'une femme Ă l'empire d'Allemagne ; il est suivi par le roi de France. La "Guerre de Succession d'Autriche" a commencĂ©.
Cette guerre va durer 8 ans. Car dans les Ătats hĂ©rĂ©ditaires, on a fait le serment : Moriamur pro Maria-Theresia rege nostro, mourrons pour Marie-ThĂ©rĂšse notre roi.
En 1745 elle fait finalement élire son époux le duc François de Lorraine au trÎne impérial. Elle est officiellement impératrice-consort, et, trés amoureuse de son Franz, elle lui donne 5 fils et 11 filles, dont notre Marie-Antoinette.
Il y a bien eu ce thaler (ci-dessus) dit "au double portrait" oĂč figura l'empereur en titre (avec pour ceux qui savent en lire les inscriptions presque cryptĂ©es de savantes variations de titulature entre les deux faces). Il suffit de dire que cet exemplaire, rarissimme, vaut environ 300 fois le prix d'un thaler ordinaire de l'impĂ©ratrice, et que cette Ă©mission ne fut pas renouvelĂ©e.
Sa personnalité et sa pugnacité en imposent et pour tout le monde Marie-ThérÚse sera simplement l'Impératrice, celle qui exerce la réalité du pouvoir. Et qui le garde à la mort de son mari, condamnant son fils à partager le trÎne impérial durant 15 ans...
Les thalers de Marie-ThérÚse
Depuis qu'avec la Renaissance est revenu l'usage romain de l'effigie sur la monnaie, on a déjà vu des profils de reine : celui d'Elizabeth (reine d'Angleterre de 1558 à 1603) de Christine (reine de SuÚde de 1632 à 1654) ou d'Anne (reine d'Angleterre de 1702 à 1714).
Malgré les circonstances un peu spéciales de son avÚnement, l'apparition de l'effigie féminine de la nouvelle reine puis impératrice n'est donc pas un fait absolument nouveau, et ne peut expliquer à elle seule le succÚs sans précédent de ses émissions.
En 1741 le premier thaler de Marie-ThĂ©rĂšse (28,82 grammes Ă 875â°) est frappĂ© Ă Kremnica au nom de MARIE-THĂRĂSE PAR LA GRĂCE DIEU REINE DE HONGRIE ET DE BOHĂME.
Le succĂšs est immĂ©diat, la demande est Ă©tonnamment forte. On frappe massivement dans les ateliers de Hall, GĂŒnzburg, Kremnica, Karlsburg, Milan, Prague et Vienne. Ce qui est frappant, c'est l'Ă©norme succĂšs de ces piĂšces dans lâempire ottoman, proche voisin (et ennemi sĂ©culaire) chez qui la frappe de numĂ©raire a de tous temps Ă©tĂ© trop limitĂ©e et qui avait longtemps prĂ©fĂ©rĂ© la "piastre Ă colonne" des espagnols. DĂšs 1752, l'exportation des thalers, confiĂ©e Ă un financier viennois, est rĂ©glementĂ©e. C'est une ressource fiscale. Rançon du succĂšs, il y a des faussaires.
Cette industrie assez primitive va de pair avec un relatif retard industriel sur d'autres puissances europĂ©ennes qui ont trouvĂ© mieux Ă faire. Le thaler n'est mĂȘme pas frappĂ© sur de l'argent local, l'Autriche Ă©tant depuis longtemps importatrice : rien Ă voir, donc, avec la situation qui avait Ă©tĂ© jadis celle de l'Espagne. Sa frappe tient plus de l'orgueil politique que d'autre chose. Au demeurant bien des thalers n'arrivent en Turquie, au Levant ou en Egypte que sur des navires de commerçants français qui en font provision pour ces marchĂ©s .
Sur les émissions plus tardives (une émission praguoise en 1751 à 28,08 grammes, ou ici une frappe viennoise de 1756 à 27,20 grammes mais pratiquement identique) l'autorité de l'impératrice-reine s'est affermie.
L'inscription se lit ainsi : MARIE-THĂRĂSE PAR LA GRĂCE DE DIEU IMPĂRATRICE DES ROMAINS, REINE D'ALLEMAGNE DE HONGRIE ET DE BOHĂME.
DĂšs son rĂšgne, le thaler de Marie-ThĂ©rĂšse, Ă l'exclusion de tout autre thaler de mĂȘme poids issus par d'autres princes, est diffusĂ© le long de la mer Rouge et jusqu'en Ăthiopie.
Refrappes posthumes
Ă partir de la mort de l'impĂ©ratrice, chose sans exemple, parallĂšlement aux thalers Ă usage interne dĂ©sormais ornĂ©s de l'effigie de Joseph II, les Ă©missions de Marie-ThĂ©rĂšse continuent de plus belle, Ă 28 grammes mais Ă 833â°. Ces refrappes vont dĂ©sormais porter la date de « 1780 », comme si on avait arrĂȘtĂ© la pendule dans la chambre mortuaire. Et dĂ©sormais le type est fixĂ© et ne bougera plus. Veuve depuis 1765, l'impĂ©ratrice porte le voile, mais montre sa poitrine. Deux dĂ©tails qui laissent penser Ă plusieurs historiens que c'est le goĂ»t oriental que l'on a clairement voulu satisfaire.
L'inscription se lit (au recto) MARIE-THĂRĂSE PAR LA GRĂCE DE DIEU IMPĂRATRICE DES ROMAINS, REINE DE HONGRIE ET DE BOHĂME, et au verso ornĂ© des armoiries et des 3 couronnes impĂ©riale, hongroise et bohemienne, ARCHIDUCHESSE D'AUTRICHE, DUCHESSE DE BOURGOGNE, COMTESSE DU TYROL 1780.
Bref une monnaie toute "politique", celle d'un empire plus politique lui-mĂȘme que commercial. Une sorte d'anti-euro. Une monnaie au dĂ©corum rĂ©galien Ă souhait, saturĂ©e de noms de pays disparates (et mĂȘme perdus : la Franche-ComtĂ© de Bourgogne est française depuis 1678!) et de couronnes empilĂ©es... Mais en mĂȘme temps une monnaie dont le caractĂšre "souverain" ne tient finalement qu'Ă des Ă©lĂ©ments qui, de loin, sont purement folkloriques : quel turc, quel Ă©thiopien saurait reconnaĂźtre la couronne de Rodolphe II sur le revers de la monnaie ? Qui craint encore l'aigle Ă deux tĂȘtes aprĂšs Austerlitz, Wagram, Sadowa ?
Or cette piĂšce posthume va Ă©chapper Ă son Ă©poque et Ă son cadre politique.
DĂ©monĂ©tisĂ©e en Autriche le 31 octobre 1858, 78 ans aprĂšs la mort de Marie-ThĂ©rĂšse, son thaler continue pourtant son existence comme une monnaie internationale librement choisie par ses utilisateurs. Non seulement parce qu'elle est la monnaie prĂ©fĂ©rĂ©e de peuples qui n'ont que peu ou pas de relations avec l'Autriche mais parce que trĂšs loin vers la Corne ou vers l'intĂ©rieur de l'Afrique, elle est connue, reconnue comme la meilleure monnaie, dĂ©sirĂ©e comme une monnaie sure et belle et mĂȘme comme un vĂ©ritable ornement. Ce sera d'ailleurs et de loin la monnaie la plus souvent transformĂ©e en bijou dans l'histoire.
Tant et si bien que dĂšs 1867, Londres, qui dans ses entreprises expansionnistes dans le Haut-Nil et Ethiopie se voyait refuser sa monnaie en paiement, dut pour financer sa campagne militaire en Ethiopie, commander des thalers Ă l'Autriche qui fournit 5 millions de piĂšces. Fabriquer de la monnaie pour le compte de tiers (ce que fait aujourd'hui la Monnaie de Paris pour 30% au moins de son chiffre d'affaires) Ă©tait depuis longtemps un business model Ă Vienne, oĂč l'on s'arc-boutait sur la doctrine selon laquelle la monnaie est une marchandise. Le plus fort est que ladite piĂšce est dĂ©monĂ©tisĂ©e dans le pays oĂč elle est frappĂ©e !
La monnaie de Rimbaud
En Afrique orientale, le thaler s'intĂšgre dans tous les Ă©changes. Ă la fin du 19Ăšme siĂšcle on sait qu'en Ethiopie il vaut 4 lingots de sel (autre monnaie!) ou... 16 cartouches. Il circule par sacs entiers chargĂ©s Ă dos d'Ăąne (souvent par des esclaves : un esclave vaut 4 thalers) jusqu'Ă Harrar oĂč, en 1887, leur taxation (5% Ă l'import) par les Anglais, fait gronder Arthur Rimbaud.
Si les Anglais provoquent la colĂšre du poĂšte devenu trafiquant c'est que leurs concurrents locaux, les Italiens (qui ont pris Ă ferme les douanes Ă©thiopiennes) commencent Ă faire frapper en masse Ă Trieste de nouveaux thalers de Marie-ThĂ©rĂšse qui vont servir leur de leur avancĂ©e militaire en ĂrythrĂ©e.
Via le Soudan, le thaler passe en Afrique occidentale. Au Darfour, un cheval valaut 10 thalers. Il s'intÚgre avec d'autres monnaies locales. Ainsi un thaler de Marie-ThérÚse vaut 1500 à 2000 cauris au nord du Cameroun, et jusqu'à 5000 au Nigeria. On le retrouve également au Tchad, ou au Dahomey (Bénin).
Le thaler de Marie-ThérÚse est ainsi durablement inscrit dans le paysage, à des milliers de kilomÚtres de Vienne, et plus d'un siÚcle aprÚs la mort de son effigie. En Mauritainie et dans tout le "Soudan" français, on l'appelle thalari. En 1927 l'administration coloniale de l'AOF l'accepte en paiement, généralement pour 10 francs. Au Cameroun, les Vamé des monts Mandara ont utilisé le thaler pour payer les dots et ceci jusqu'en 2012, année qui vit le rachat massif de ces piÚces sur les marchés officiels.
La monnaie de Mussolini
Ă partir de 1935, afin de soutenir ses ambitions en Ethiopie, Mussolini dĂ©cide de faire fabriquer de nouveaux thalers. Il fait lâacquisition auprĂšs du gouvernement autrichien de coins quâil fait transfĂ©rer pour frappe dans son atelier de Rome puis de Milan. Peut-on hasarder l'idĂ©e que l'effigie de Marie-ThĂ©rĂšse ait Ă©tĂ© bien moins dĂ©sagrĂ©able aux colonisĂ©s ou aux envahis que le mĂąle profil du Duce casquĂ©?
Sans parler, comme Bernard Lietaer, de monnaie Yin, on peut penser qu'ici comme ailleurs, Marie-ThérÚse est une inconnue rassurante.
Les Anglais, eux, ne sâembarrassent pas de conventions. Une firme anglaise, qui ne parvient pas Ă se procurer des thalers en quantitĂ© suffisante par la voie habituelle, dĂ©cide, dĂšs 1936, de fabriquer elle-mĂȘme de nouvelles matrices. LâItalie fasciste qui pensait en dĂ©tenir le droit exclusif protesta en vain contre ce faux avĂ©rĂ©.
Au mĂȘme moment, Paris, Bruxelles et mĂȘme Utrecht se lancĂšrent dans la mĂȘme fabrication. A partir de 1937, une sociĂ©tĂ© angalise lance de nouvelles commandes Ă lâatelier de Bruxelles. Les matrices des poinçons sont commandĂ©es.⊠à la Monnaie de Paris. LĂ aussi, on peut quand mĂȘme risquer le mot de "faux".
Avec la Seconde Guerre Mondiale, Londres envoie son outillage Ă Bombay qui poursuit la production en 1941 et 1942. Puis, Ă partir de 1949, la frappe passe par la Monnaie de Birmingham. Les coins sont fournis par la Monnaie de Bruxelles. Câest ainsi que prĂšs de 20 millions de ces piĂšces seront Ă©mises en Angleterre entre 1936 et... 1962 date Ă laquelle ces Ă©missions cesseront, 182 ans aprĂšs la mort de l'impĂ©ratrice.
Je souligne le fait : les autoritĂ©s, si chatouilleuses parfois, crĂ©ent bien, en Angleterre, en France, en Belgique, des jetons monĂ©taires, qui certes ne peuvent ĂȘtre qualifiĂ©s de "fausse monnaie" puisque le thaler de Marie ThĂ©rĂšse est officiellement dĂ©monĂ©tisĂ© dans son pays, mais en copiant des matrices sans avoir le droit de le faire et en sachant parfaitement ce que les clients vont faire des piĂšces...
Le thaler de Marie-ThérÚse (qui servit, sous le nom de ber, de monnaie en Ethiopie jusqu'en 1946) fut la monnaie presqu'officielle à Mascate et Oman et fut utilisé (parfois avec une marque locale comme ici) au Yémen jusqu'en 1960.
Or ces deux pays vivaient sous protectorat britannique. Cette contradiction laisse perplexe : ce ne sont pas les piÚces anglaises qui manquaient. Et si la présence d'une figure féminine était jugée désirable, pourquoi ne pas adopter Victoria ?
Les monnaies équivalentes de la reine Victoria (ici une crown) n'eurent jamais de destin international semblable à celles de Marie-ThérÚse. Trop "anglaises" c'est à dire coloniales ? Ou pas assez "sexy" ? On trouve bien des effigies voiléees de cette autre veuve, mais l'exhibition de sa poitrine fut chose bien rare, et semble-t-il commise sur des piÚces de trop faibles dénominations...
En tout cas je ne connais pas de Victoria offrant Ă la fois poitrine et voile...
Monnaie des terroristes ?
Les collections de la Monnaie de Paris conservent un curieux « trésor » de 672 thalers de Marie-ThérÚse. Ils furent saisis en 1959 en Algérie sur des agents du FLN qui allaient acquérir des armes en Tunisie. C'est exactement ce que l'on appele aujourd'hui du "financement du terrorisme" ! Comment le FLN s'était-il procuré ces piÚces ? Provenaient-elles de garnisons italiennes de Lybie et de Tunisie ? Ou bien, ironie du sort, avaient-elles été détournées d'une refrappe française ?
Au total, 500 millions de piĂšces datĂ©es de 1780 ont Ă©tĂ© frappĂ©es, dont peut-ĂȘtre 100 millions aprĂšs la Seconde Guerre mondiale, dans une demi-douzaine de pays Ă l'usage de dizaines d'autres pays !
Une telle anomalie, portant sur 7 et 8 milliards d'euros en valeur actuelle, a curieusement laissé assez indifférents les économistes.
Pour Keynes, qui n'aime pas les reliques, sa valeur vient de ce qu'il est "parmi les munitions les plus nécessaires à la guerre." C'est en faire une commodity money... ce que Bitcoin est aussi, si du moins on songe à son usage à venir sur Internet. Mais c'est négliger volontairement l'aspect de monnaie valeur, patent avec son usage en bijouterie. Marie-ThérÚse apportait un démenti implicite à ses thÚses...
Hayek le cite bien une fois (dans Good Money, part II, page 152 de l'édition d'Oxford au volume 6) mais comme un trade token, un peu comme une exception, à cÎté des exemples de double circulation en zone frontiÚre ou touristique. Il est étrange que l'école autrichienne ait si peu philosophé sur le thaler autrichien, conçu par ceux qui le frappaient comme une marchandise : Ludwig Von Mises, Murray Rothbard et Ron Paul à ma connaissance, n'en disent mot !
Seul Dennis Robertson (1890-1963) semble percevoir sa richesse : le thaler est Ă la fois une optional money, par opposition au legal tender et une monnaie ayant une valeur en elle-mĂȘme (full bodied money opposĂ©e Ă token money) et non pas fictive. Autrement dit, il est fort proche, dans la classification de Robertson, de notre Bitcoin !
Plus intéressantes sont les réflexions sociologiques et anthropologiques.
En particulier, dans une thÚse datant de plus d'un siÚcle Marcel-Maurice Fischel ( que Keynes a lu et cité) s'est demandé, aprÚs de longues réflexions sur les racines habsbourgeoises de cette monnaie, ce qui avait conduit les Bédouins à adopter cette étrange monnaie. En 1912, il ne pouvait se douter que Mussolini en ferait usage, ni que la Monnaie de Paris en ferait des faux...
Il distingue une cause toute simple, technique : la lĂ©gende (Justicia et Clementia) sur le tranche des thalers empĂȘche la "rognure" qui minait la confiance dans les piastres espagnoles qui en Ă©taient dĂ©pourvues.
Mais il voit aussi des raisons subjectives que (certes avec le vocabilaire et les préjugés ethniques de son époque) il aborde en finesse. Pour lui ce ne sont pas les intermédiaires grecs, juifs ou syriens, mais bien les moins instruits des choses de la monnaie, les caravaniers arabes ou bédouins, notamment ceux qui assurent le commerce du "moka", qui ont établi la prédominance du thaler, et ceci par une préférence matériellement non-justifiable accordée à cette chose de valeur peu idéale qu'est une piÚce de monnaie. A notre avis il y a là les indices d'une valeur d'amateur (p.108).
Fischel énumÚre des conjectures : les Bédouins détestent les Turcs et apprécient la monnaie de l'ennemi des Turcs, les Bédouins préfÚrent les bijoux d'argent (plus importants, à la glyptique plus soignée) à ceux faits d'or, ils éprouvent un attrait esthétique pour les motif du diadÚme et du voile que celui-ci retient, pour la disposition particuliÚre des cheveux de l'impératrice évoquant la mode des tribus. Il insiste sur la considération sociale dont y jouit la femme (et regrette l'influence déjà sensible du wahabisme), sur la place et la nature du luxe dans leur société, il suggÚre que Marie-ThérÚse, femme puissante, a pu se voir dotée d'une fonction d'amulette.
Enfin il situe le thaler dans une phase Ă©conomique (comme celle des orfĂšvres du Moyen-Ăge europĂ©en) oĂč il n'y a pas de besoin impĂ©ratif de circulation et d'Ă©change monĂ©taire.
On retrouve ici une chose que j'avais abordĂ©e en posant la question l'Art est-il dans la nature de Bitcoin ? : Il y a donc lieu de supposer que cet Ă©changeabilitĂ© n'est en grande partie qu'une fonction de cette qualitĂ© du thaler de servir d'objet de parure. Le goĂ»t de la parure et de l'ornement Ă©tant un des goĂ»ts les plus universels du genre humain, nous touchons ici Ă une question de la plus grande importance pour l'histoire de la valeur monĂ©taire en gĂ©nĂ©ral. Autrement dit ce n'est ici pas forcĂ©ment le fait d'ĂȘtre aisĂ©ment Ă©changeable qui donne la valeur. Une opinion qui heurterait ceux qui mettent la fluiditĂ© de Bitcoin au sommet de ses qualitĂ©s, devant l'or numĂ©rique. Fischel laisse cependant entendre que les deux fonctions sont toujours prĂ©sentes.
La balade le long des chemins suivis par le thaler de Marie-ThérÚse, cette monnaie défiant toutes les lois qu'assÚnent les pontifes de la monnaie, nous ouvre des pistes de réflexion pour la plus singuliÚre de outes, la nÎtre !
Pour aller plus loin :
- Marcel-Maurice Fischel, Le Thaler de Marie-ThérÚse, Paris, 1912 (en ligne ici ). Surtout aprÚs la page 79.
- Regoudy François, Le Thaler de Marie-ThérÚse, Direction des Monnaies et Médailles - Paris - 1992
- Philippe Flandrin, les Thalers d'argent: histoire d'une monnaie commune, Paris 1997
- Dubois (Colette), ''Espaces monĂ©taires dans la Corne de lâAfrique (circa 1800-1950)"", in Colette Dubois, Marc Michel, Pierre Soumille, Ă©d., FrontiĂšres plurielles, frontiĂšres conflictuelles en Afrique subsaharienne, Paris, L'Harmattan, 2000