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69 - Une soupe de 0 et de 1 ?

By: Jacques Favier —

Pour Laurent
Ce billet est inspiré par plusieurs échanges entre mon ami Laurent Benichou et moi. Je l'en remercie grandement.

Au dĂ©but, il y a eu un grand Ă©clat de rire. L'un des plus obstinĂ©s contempteurs du bitcoin venait de se livrer Ă  l'une des saillies dont il a le secret en Ă©crivant que le bitcoin « ne doit son existence qu'Ă  une soupe informatique de 0 et de 1 ». A vrai dire, comme l'individu rĂ©pĂšte en moyenne tous les 15 jours depuis deux ans le mĂȘme article, nous savions fort bien qu'il nous avait dĂ©jĂ  infligĂ© trois ou quatre fois cette image. Pourquoi avons-nous songĂ© cette fois-ci qu'il convenait de l'encadrer ?

Ce Monsieur n'aime pas Bitcoin, soit ! On avait compris. Mais je réalisais que la vraie question, que je posai immédiatement à divers amis, c'était : « est-ce qu'il déteste davantage la soupe ou l'informatique? ». Un fin connaisseur du bitcoin m'a immédiatement répondu. Comme moi, la "soupe" inspirait Laurent Benichou. Nous avons donc réfléchi ensemble...

la e-Sopa de Goya

Nous pensons tous deux que c'est en explorant les images que l'on découvre ce que cachent les raisonnements.

Disons d'abord quelques mots de l'informatique, parce que c'est ici la partie émergée, triviale, de sa haine. Comme toutes les inventions avant elle, la révolution dans l'art de numériser l'information pour la traiter de façon automatisée a laissé sur le bas-cÎté des visionnaires qui ne l'avaient pas vu venir, des concurrents qui n'ont pu lutter, des rentiers ruinés, des experts dépossédés du prestige que leur valaient leurs savoir-faire antiques. On nous dira que c'est vieux ? Pas pour ceux qui ont commencé une carriÚre bancaire dans les années 70... En 1984, celui qui entrait à l'Inspection d'une grande banque n'avait pas d'ordinateur personnel ; on auditait les comptes à fin de mois sur des microfiches photographiques. Les PC ne sont pas apparus dans les bureaux pour les patrons, mais d'abord pour les petites mains, ou dans les services techniques, pour faire des moyennes, non pour aider à réfléchir.

Vint Internet. LĂ  aussi, les plus ĂągĂ©s s'en souviennent, il est arrivĂ© dans les bureaux des jeunes avant de parvenir au sommet des hiĂ©rarchies. Et encore, en rusant, sous prĂ©texte d'intranet, cernĂ© de firewalls. MĂȘme aujourd'hui, des amis banquiers avouent ne pas avoir accĂšs Ă  telle ou telle information parce qu'elle circule sur un rĂ©seau social. Et lĂ  aussi, il y a eu des cadavres. Des banquiers d'affaires qui tiraient leurs connaissances d'un voyage annuel Ă  New-York, leur aura de trois ou quatre secrets Ă©changĂ©s Ă  la chasse ou au golf, leurs inspirations de quelques dĂźners... Sans compter la rancune devant les fortunes inouĂŻes que se sont construites les vainqueurs.

La meilleure description de ces révolutions profondes, sans lesquelles il n'y aurait jamais eu de Bitcoin, date en fait de ... 1848.

Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée texto : « Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortÚge de conceptions et d'idées antiques et vénérables, se dissolvent; ceux qui les remplacent vieillissent avant d'avoir pu s'ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d'envisager leurs conditions d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. »

C'est dire si la haine des 0 et des 1 vient de loin !

Maintenant, qu'est ce que la soupe nous apprend ?
(de quoi est-elle le nom ? comme diraient les penseurs-poseurs).

l'enfance« Mange ta soupe ! » Cette injonction, le Contempteur du bitcoin l'a entendue, comme vous et nous, et elle est restĂ©e enfouie dans les terreurs de l'enfance. Le lait maternel a cessĂ© de couler tout seul, et son premier substitut, la bouillie, s'est vite muĂ©e en une chose dont ni l'aspect ni le goĂ»t ne sont bien rĂ©jouissants pour le tout-petit. Avant l'Ă©cole ou le service militaire, la soupe est la premiĂšre Ă©preuve de l'entrĂ©e dans l'Ăąge adulte. La plupart l'ont dignement surmontĂ©e. Mais pour le Contempteur, la Banque Ă©tait une mĂšre : elle l'a nourrie de l'argent qu'elle fabriquait elle-mĂȘme, et qui lui paraissait si naturel que tout changement de rĂ©gime le dĂ©goĂ»te. Bref notre homme est comme le vieux de la publicitĂ© qui dit « je n aime pas la soupe et ce n est pas Ă  mon Ăąge que cela va changer ».

On aurait ici un cas navrant de blocage au stade oral, au sein d'une profession financiÚre dont la majorité des membres ne restent pourtant bloqués qu'au stade suivant. Pardon de cette soupe-osition, c'est le billet 69 !

Soupe d'hiver Ă  Paris, Robert GoeneutteExplorons toutefois une autre piste. La soupe est populaire, on le sait. Les personnes bien nĂ©es ne trempent pas leur soupe (qui est Ă  l'origine le nom du bout de pain) dans le bouillon, le consommĂ© ou le potage. Elles y vont avec l'argenterie de famille. En outre, le potage c'est ce qui a cuit dans un pot, dans lequel il entre idĂ©alement autant de viande que financiĂšrement possible, selon le principe de la la poule au pot que le bon roi Henri IV nous souhaitait Ă  tous, gueux que nous sommes. La soupe c'est donc le veloute des pauvres, des non-bancarisĂ©s, de ceux que la Banque Hervet ou le groupe HSBC laissaient sur la touche... D'ailleurs que vendait-il jadis aux gens du tout-venant, le Contempteur du bitcoin, sinon la soupe bancaire habituelle, celle qui ne change jamais, servie identique Ă  elle-mĂȘme par les Ă©ternels dĂ©fenseurs de la banque de dĂ©tail Ă  la grand-papa, ces grosses lĂ©gumes ?

La « soupe de 0 et de 1 » pour ce bel esprit, c'est du rata pour codeurs, une sous-humanitĂ© Ă  la Houellebecq, des gens qui ignorent les beautĂ©s d'Aristote et n'ont peut-ĂȘtre lu ni Minc ni Attali, deux penseurs qui pourtant savent bien servir la soupe.

Au vrai, le spectacle de tous les spéculateurs encore plus ignorants que lui de Bitcoin et qui se ruent maintenant à la soupe est trop commun pour cet homme élégant, qui fait mine de les mettre en garde mais doit leur souhaiter secrÚtement de boire le bouillon. Ce n'est pas un mauvais homme, mais Bitcoin l'énerve, et cette histoire le rend un peu soupe-au-lait.

Mais s'il avait raison, néanmoins ?
Si Bitcoin Ă©tait effectivement une soupe de 0 et de 1 ?

Sur les 0 et les 1, cela va sans dire, c'est là notre univers. On a déjà commenté sur "La Voie du Bitcoin" ce que dit Mark Alizart sur le caractÚre philosophique de l'informatique.

Mais sur la soupe ? A ce niveau d'Ă©lĂ©vation, on ne peut que songer Ă  la soupe primitive, la soupe primordiale de l'expĂ©rience rĂ©alisĂ©e en 1953 par Stanley Miller qui, en mĂ©langeant gaz, rĂ©actions chimiques et dĂ©charges Ă©lectriques, se rendit compte qu'il avait fait apparaĂźtre des acides aminĂ©s primitifs. Autrement dit, une forme de vie ! De la mĂȘme façon, Satoshi Nakamoto assembla un peu de hashcash, un soupçon de SHA-256, un arbre de Merkle et une gĂ©nĂ©reuse rasade de proof-of-work et vit apparaĂźtre un nouveau systĂšme de paiement, la pulsation d'un coeur battant toutes les dix minutes...

Prosaïquement, la soupe montre comment un mélange bien dosé peut transformer de nobles saveurs individuelles en délice culinaire. La soupe est un assemblage, en somme, plus qu'une technologie. De sorte que serait immédiatement jugé ballot le premier qui parlerait d'une technologie légume derriÚre la soupe, ou prétendrait que l'idée géniale c'est seulement l'assiette creuse.

De plus, la soupe est un plat dont seuls les créateurs et les initiés peuvent détecter tous les éléments. Celui qui songe à cela éprouve une illumination en se souvenant des métaphores sur les fonctions mathématiques irréversibles, illustrées par le mélange (réitéré) des couleurs.

Le mélange des saveurs nous indique clairement que le hashage est un potage ! Rappelez-vous : dans notre enfance, la seule soupe amusante, c'était celle à l'alphabet, avec ses messages si riches en entropie ! Et, à la suite d'Andy Warhol, les artistes du bitcoin ne s'y sont pas trompés...

Andy Crypto Soup

Au total, en explorant un mot stupide, nous trouvons bien des choses en somme. Il faut fouiller. On ne trouve pas la vĂ©ritĂ© en restant Ă  la surface. Le Contempteur qui se rĂ©pand de billet en billet en rĂ©pĂ©tant invariablement les mĂȘmes imprĂ©cations n'est pas forcĂ©ment dĂ©muni d'esprit, mais il manque terriblement d'humilitĂ©. C'est ce qui le fait denigrer sans vraiment essayer de comprendre. On trouve dans les dĂ©bats des dĂ©veloppeurs et des usagers cent critiques plus pertinentes que ses moqueries. Et cela permet Ă  tous d'avancer.

Quelques jugements hautains et pompeux, égayés de boutades éculées, ne remplacent pas un peu de savoir-faire. C'est ce que dit Chrysale aux Femmes Savantes de MoliÚre :

« Je vis de bonne soupe, et non de beau langage.
Vaugelas n'apprend point Ă  bien faire un potage,
Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots,
En cuisine peut-ĂȘtre auraient Ă©tĂ© des sots. »

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68 - La Banque de France et le Moulin du Louvre

By: Jacques Favier —

La publication il y a quelques semaines, sous la plume de M. Christian Pfister, haut responsable de la Banque de France et professeur associé à l'IEP, d'un document de travail consacré aux monnaies numériques est en soi un événement important. Si son titre, Much ado about nothing, est adroitement inspiré de William Shakespeare, le lecteur français pourra regretter qu'une institution fondée par Napoléon communique ses pensées en langue anglaise. Qu'on me pardonne ce patriotisme.

Cependant, aprÚs un coup de chapeau initial au fonctionnement de la chose - qu'on l'appelle DL (citée 6 fois) ou Blockchain (8 occurrences du mot) - c'est bien Bitcoin (16 apparitions) qui est le sujet de la note, et surtout, malgré de prudentes protestations, l'hypothÚse de l'émission d'un jeton numérique fiduciaire par une institution publique. Je ne m'en étonnerai certainement pas, ayant déjà noté il y a bien des mois que « la Banque a les jetons ».

La Galerie dorée revisitée

Le document de travail de Christian Pfister mérite donc une lecture attentive de sa version complÚte en anglais , lecture que j'ai faite en ayant à l'esprit un précédent historique non sans quelque rapport.

Notons d'abord que la compréhension de la nature du bitcoin (jeton numérique, unité de compte endogÚne et incentive indispensable dans son systÚme) marque un heureux progrÚs sur le genre de littérature qui était encore courant il y a peu. Tou cela, pourrait-on dit, est de bon aloi.

Partant de la supposition honnĂȘte que l'usage d'une monnaie numĂ©rique peut se justifier de bien des points de vue (pas tous malhonnĂȘtes ou imbĂ©ciles!) l'auteur examine plusieurs scĂ©narios, tant du point de vue des individus que de celui de diverses sortes d'institutions, pour une adoption croissante de ces monnaies, selon divers degrĂ©s d'adoption.

Bien sûr les petits bonbons au cyanure ne sont pas absents du texte : l'existence d'un incentive par jetons y est ainsi décrite comme «un élément inhérent de bulle» tandis que l'absence de rémunération dans les DL semble ne pas poser de problÚme de sécurité, et que le coût de la distribution, aussi restreinte soit-elle, n'est guÚre évoqué. Il est toujours amusant de voir des gens de finance ne pas s'inquiéter des coûts.

Mais la privacy est correctement abordĂ©e, tant par sa finalitĂ© lĂ©gitime que par la possibilitĂ© dĂ©jĂ  offerte de la prĂ©server avec les petits bouts de papiers de la Banque Centrale. Ce dĂ©tail, dira-t-on, pouvait difficilement ĂȘtre Ă©ludĂ©.

Ces remarques faites, on en vient aux hypothÚses d'adoption et à leurs conséquences sur la politique monétaire.


  • Le scenario "A", restreint, repose sur un usage par les seules institutions financiĂšres de diverses DL les amenant Ă  Ă©prouver un moindre besoin de monnaie Banque Centrale.
  • Le scenario "B" voit s'instaurer une cohabitation-convergence entre la monnaie fiat et des jetons numĂ©riques rĂ©gis par des institutions centralisatrices (et si on appelait cela des banques commerciales ?) qui, selon le degrĂ© de sophistication de leur jeton, pourraient les faire servir Ă  la gestion des comptes courant ou des dĂ©pĂŽts Ă  terme. Encore qu'on puisse supposer comme le remarque l'auteur finement (ou plaidant pour sa paroisse) que les particuliers prĂ©fĂšreront la privacy offerte par le bon vieux cash.
  • Le scenario "C" est celui de l'Ă©mission de ce qu'un jargon nouveau dĂ©signe comme de la CBDC et que je prĂ©fĂšre appeler un jeton cryptographique fiducaire, libellĂ© naturellement dans l'unitĂ© de compte lĂ©gale.

En lisant les sous-variantes du scénario "C" on en vient à se dire qu'il y a une vraie tentation à la Banque de France, qui pourrait penser à cette monnaie crypto-fiduciaire pour rémunérer les dépÎts, ou imposer des taux négatifs. Comme le savent toux ceux qui réfléchissent à la chose, une banque centrale est en position... centrale, justement, sur ce sujet d'une (vraie) monnaie numérique. Il reste à gérer avec diplomatie les conséquences d'une telle décision pour les banques commerciales, en soulignant par exemple que cette monnaie crypto-fiduciaire serait une meilleur monnaie de rÚglement de leurs blockchains consortiales que tous les USC privés dont on nous bat les oreilles (on en conviendra!) tout en niant l'évidente préférence que devrait manifester le public pour ce jeton fiduciaire au détriment des jetons scripturaires privés. A défaut de le démontrer, l'auteur affirme qu'il «ne voit pas de claire raison pour laquelle le public préfÚrerait utiliser une CBDC émise par une agence gouvernementale plutÎt que celle des banques privées (...) avec lesquelles ils ont des relations de long terme». Government agency pour désigner une banque centrale, je n'aurais pas osé.

Mais la suite de la note (abordant les consĂ©quences quant aux relations entre la Banque Centrale et les banques de la place) tend Ă  laisser penser que le scĂ©nario d'une prĂ©fĂ©rence du public pourrait ĂȘtre d'ores et dĂ©jĂ  dans les cartons.

En ce qui concerne les conséquences de la montée en puissance de Bitcoin pour la politique monétaire, l'auteur en revient au risque de déflation que son offre limitée ferait peser, tout en notant qu'en réalité son usage restera modeste, sans rappeler (comme je dois le faire vicieusement) que le cours haussier du bitcoin reflÚte diverses choses qui augmentent, dont justement le nombre de transactions (1) et la taille de son réseau (2).

Au niveau de la cohabitation des monnaies, plusieurs choses me chagrinent :

  • Le document de travail ne semble envisager la cohabitation entre Bitcoin et la monnaie lĂ©gale (papier, numĂ©rique ou en compte) que sous forme de lutte et de volontĂ© de substitution (pour dire que Bitcoin gĂšne - quitte Ă  exagĂ©rer ce qui s'est rĂ©ellement passĂ© Ă  Chypre - mais qu'il ne pourra pas l'emporter). C'est nier la possibilitĂ© que Bitcoin se fasse sa « niche » dans le systĂšme mondial.
  • Plus profondĂ©ment encore, l'auteur semble penser que Bitcoin et les monnaies lĂ©gales jouent sur le mĂȘme terrain physique (avec des gens, des acteurs, des Ă©tablissements tous plus ou moins hĂ©ritĂ©s du passĂ©) alors que Bitcoin a son propre terrain de jeu - immense au demeurant : le cyber-espace. J'ai souvent souri de la rage qui prend en France de rĂ©guler le bitcoin : y rĂ©gule-t-on le dollar, la livre, le franc suisse, le rouble ? Ils circulent pourtant (via Visa ou dans des valises) et leur circulation ne concerne Ă©ventuellement que la police, au titre de mĂ©faits commis, non de l'instrument avec lequel ces mĂ©faits sont commis. Et si l'on considĂ©rait une bonne fois pour toute le bitcoin comme la monnaie de la Lune ?
  • Il n'est nulle part fait mention du rĂŽle qu'une monnaie lĂ©gale numĂ©rique pourrait jouer, sur le territoire oĂč elle circulerait, comme interface avec Bitcoin, son univers et ses richesses. Sans doute ceci est-il une autre histoire, et cette histoire concerne-t-elle les responsables politiques et non la Banque, mais il me paraĂźt vraiment important de la mentionner.

Je vais donc conclure en historien (avant qu'on se charge de me rappeler que je ne suis pas Ă©conomiste!) et ma conclusion sera rĂ©solument optimiste. Quand je lis que «mĂȘme dans le cas extrĂȘme et trĂšs improbable oĂč la Banque Centrale Ă©mettrait des jetons numĂ©riques fiduciaires ayant les attributs de dĂ©pĂŽt bancaire, et oĂč le public les adopterait massivement...» ces clauses de style me font penser au Moulin du Louvre !

La monnaie a une histoire qui est financiĂšre, politique mais aussi technique. Pendant des siĂšcles, la frappe au marteau rĂ©gna, bien qu'elle prĂ©sentĂąt le grave inconvĂ©nient de produire des piĂšces qui n’étaient pas parfaitement rondes, et dont les dessins et inscriptions n’étaient pas toujours identiques.

Au milieu du 16Ăšme siĂšcle, Ă  Augsbourg, on inventa la frappe au balancier, avec une presse Ă  vis inspirĂ©e par la presse d’imprimerie. En France, le roi Henri II fit installer une de ces machines dans la maison dite du Moulin du Louvre, Ă  l'emplacement de l’actuelle place Dauphine. MalgrĂ© l’opposition des maĂźtres monnayeurs, attachĂ©s Ă  leur routine, il crĂ©a la Monnaie du Moulin du Louvre, distincte de la Monnaie de Paris, avec les mĂȘmes attributions que les autres ateliers monĂ©taires royaux.

Monnaies au balancier de Pau frappĂ©es par Henri II de Navarre puis sa fille Jeanne d'AlbretCette expĂ©rience parisienne fut interrompue par sa mort en 1559. En 1563, un arrĂȘt de la Cour des Monnaies interdisait le monnayage au balancier : le Moulin du Louvre ne pourrait plus fabriquer que des mĂ©dailles. Un grand classique du genre dans la guerre des Anciens et des Modernes. Mais une simple pause dans la marche de l'histoire.

Dans le petit royaume de Navarre encore indĂ©pendant, un autre Henri II, frappait aussi au balancier, et sa fille, la reine Jeanne (mĂšre de notre Henri IV) continua. Comme quoi le progrĂšs peut venir de l'Ă©tranger, des marges et ... des femmes ! Que la reine de Navarre soit ici proclamĂ©e ancĂȘtre des bitcoineuses !

En 1640, la France (dont les Ă©changes commerciaux Ă©taient alors en excĂ©dent...) Ă©tait inondĂ©e d'or espagnol. Louis XIII ordonna la fonte de toutes les espĂšces d’or et leur conversion en Ă©cus du titre et poids de l’écu français de 3,37 grammes Ă  23 carats. Une simple opĂ©ration de refonte, pour faire disparaĂźtre les piĂšces usĂ©es ou rognĂ©es.

frappée au marteau

Mais, insistant sur le besoin d’une monnaie de qualitĂ©, le roi rĂ©-ouvrit en douce le Moulin du Louvre, en laissant subsister la frappe au marteau dans les autres ateliers du royaume. En rĂ©alitĂ©, il s’agissait de rendre opĂ©rationnel l’instrument technique de la rĂ©forme que l’on prĂ©parait discrĂštement, en veillant Ă  ne pas alerter les monnayeurs traditionnels.

Enfin, trois mois plus tard, et comme s’il s’agissait d’un simple amĂ©nagement technique, le roi se dĂ©clara rĂ©solu Ă  convertir les grosses pistoles espagnoles qui avaient cours dans son royaume, en d’autres piĂšces d’or du poids mais aussi du titre (22 carats) des pistoles d’Espagne « pour ne pas charger (incommoder) ses sujets », mais sous son nom Ă  lui, et en confiant la tĂąche Ă  la Monnaie au Moulin...

Certes le roi fit passer cette mesure comme une dĂ©rogation exceptionnelle au systĂšme monĂ©taire de la France qui Ă©tait formellement maintenu avec son vieil Ă©cu. Le « louis » fut prĂ©sentĂ© comme un instrument monĂ©taire accessoire, strictement destinĂ© Ă  franciser des piĂšces espagnoles, pesant le poids de deux Ă©cus de France, mais contenant un peu moins d’or pur. En fait Louis XIII venait de crĂ©er une zone monĂ©taire franco-espagnole. Le « louis », cette piĂšce de circonstance, connut un succĂšs et une longĂ©vitĂ© qui en firent, pour longtemps, le symbole mĂȘme de la monnaie de France. La fabrication des vieux Ă©cus, formellement maintenue en 1640 comme monnayage principal, fut abandonnĂ©e dĂšs 1656, et c’est le louis d’or qui resta, jusqu’à la RĂ©volution, la piĂšce d’or Ă©talon.

frappée au balancier

Il y a dans cette vieille anecdote, me semble-t-il, bien des enseignements. La monnaie doit ĂȘtrede qualitĂ©, n'en dĂ©plaise aux monnayeurs Ă  l'ancienne. Elle doit ĂȘtre techniquement adaptĂ©e Ă  l'Ă©poque. Elle doit ĂȘtre Ă  mĂȘme de crĂ©er des zones d'Ă©change aisĂ©s avec ceux qui apportent ... l'or des AmĂ©riques jadis, le bitcoin aujourd'hui.

Un clin d'Ɠil Ă  l'histoire ? Pourquoi ne pas baptiser l'Euro-Crypto-Unit... Ă©cu ?

Jean Varin et Louis XIV Jean Varin, chef du Moulin du Louvre, enseigne la numismatique au jeune Louis XIV




Notes: (1) De la fin 2015 jusqu'en mai 2017 le cours du bitcoin en dollar évolue de façon assez étroitement corrélé avec le carré du nombre de transaction (il tourne autour d'un cent-millioniÚme de ce carré).
(2) Coinbase annonce 50.000 ouvertures de compte par jour. A terme, la loi de Metcalfe s'applique aussi Ă  l'extension d'usage que ces nouveaux comptes annoncent. Bitcoin a ensuite connu l'effet de nouveaux moteurs d'accĂ©lĂ©ration, notamment l'arrivĂ©e d'acteurs institutionnels et l'intĂ©rĂȘt des marchĂ©s Ă  terme.

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67 - Les histoires des Ă©conomistes

By: Jacques Favier —

Pour Jean-Luc

Les Ă©conomistes, quand ils s'adressent Ă  un auditoire auquel ils supposent une intelligence limitĂ©e, aiment Ă  invoquer l'Histoire. En soi, il n'y aurait rien Ă  redire. J'ai mĂȘme tendance Ă  souscrire Ă  l'assertion du regrettĂ© Bernard Maris, selon qui il n'y avait dans l'Ă©conomie que la vĂ©rification par l'histoire qui soit sujette Ă  certitude.

Le problÚme c'est qu'ils racontent bien plutÎt des histoires que de l'histoire. Sur une remarque de mon ami Jean-Luc qui tient sur Bitcoin.fr une précieuse chronologie de Bitcoin, j'ai décidé de recenser ici quelques événements historiques fort souvent cités, mais hélas pas comme le passage du PÚre Noël ou l'apparition de la premiÚre dent d'un gallinacé. Ces histoires sont invoquées comme arguments en béton étayants des raisonnements péremptoires. Mais faux... car ces événements n'ont jamais eu lieu. On pourrait leur inventer un calendrier, et selon l'idée du Mad Hatter de Lewis Carroll, célébrer leur non-anniversaire.

Bitcoin  choisi comme monnaie Ă©talon international

Voici donc une leçon d'histoire illustrĂ©e comme on le faisait jadis pour les enfants. J'y joins quelques Ă©vĂ©nements qui auraient dĂ» avoir lieu, et dont l'Ă©vocation n'est pas sans saveur... Et pour ne pas ĂȘtre en reste, j'en ajoute un : l'avĂšnement de Bitcoin comme standard monĂ©taire en 2050, Ă©vĂ©nement prĂ©vu dĂšs 2017 dans l'excellent livre "Bitcoin la Monnaie AcĂ©phale" (double prix Nobel de LittĂ©rature et d'Economie en 2018, must read, it's amazing !)

Commençons par le jour fantastique oĂč "ON" a remplacĂ© le troc par la monnaie

images d'un mythe"ProgrĂšs de l'Ă©change : La forme primitive de l'Ă©change, c'est le troc" (Evangile selon FrĂ©dĂ©ric, Les Harmonies Économiques, Sourate IV). Donc "on" invente la monnaie, entre hommes prĂ©historiques ayant dĂ©jĂ  des soucis de traders, comme Ă©changer toute la journĂ©e, et des conditions de vie rĂȘvĂ©es par un Ă©conomiste libĂ©ral : ni Etat, ni souverain, ni contraintes, ni gĂ©nĂ©rations passĂ©es (ou futures)... Seulement aucun historien, aucun anthropologue, aucun voyageur ne peut donner un exemple rĂ©el de situation de troc antĂ©rieur Ă  la monnaie. Nulle part dans le monde il n'a Ă©tĂ© possible de trouver une Ă©conomie qui fonctionnerait sur les bases postulĂ©es par Adam Smith et pas mal d'autres autres qui extrapolaient en fait ce qu'ils imaginaient ĂȘtre les pratiques des "sauvages" d'AmĂ©rique. Mais au travers l'exemple des sociĂ©tĂ©s amĂ©rindiennes, il a au contraire Ă©tĂ© possible de prouver que le troc et l'Ă©change marchand n'y Ă©taient pas prĂ©sents avant l'arrivĂ©e des EuropĂ©ens.

Tout cela n'empĂȘche ni les manuels scolaires, ni les sites gouvernementaux de propager le mythe du troc primitif, qui permet d'introduire la monnaie comme un instrument neutre, suscitĂ© par un besoin spontanĂ© de la sociĂ©tĂ© elle-mĂȘme, une pure commoditĂ© permettant de fluidifier les Ă©changes.

Sur l'origine de ce mythe, on lira avec intĂ©rĂȘt l'article de JM. Servet Le troc primitif, un mythe fondateur d'une approche Ă©conomiste de la monnaie

Le jour oĂč l'or n'a rien valu

le veau d'orQuand on a suffisamment ferraillé avec un économiste sur le statut du bitcoin pour lui faire admettre la métaphore d'un "or numérique", il se cabre et vous assÚne ceci : si un jour ni l'or ni le bitcoin n'ont plus la moindre valeur, vous pourrez au moins vous faire des bijoux avec votre or. Les bitcoins, eux, ne vous serviront à rien.

Outre qu'il n'en sait rien, le problĂšme c'est qu'il n'y a jamais eu un seul jour oĂč l'or n'ait rien valu. Souvenez-vous, mĂȘme en plein dĂ©sert, dĂšs que MoĂŻse a le dos tournĂ© (il s'entretient avec son dieu virtuel, "sans rĂ©alitĂ© tangible", sans sous-jacent) le peuple se dĂ©pĂȘche de se faire une idole en or et de l'adorer. Donc, justement, puisqu'on peut en faire une idole ou des bijoux, l'or ne vaudra jamais rien. Ça ne prouve sans doute rien en ce qui concerne Bitcoin, mais ça montre la lĂ©gĂšretĂ© des dogmes Ă©conomiques, et l'aplomb effarant des grands-prĂȘtres en charge desdits dogmes...

Le jour oĂč Luther a emmĂ©nagĂ© Ă  GenĂšve

LutherCelt événement peu connu est une révélation faite en juillet 2019 par l'ineffable Jean-Marc Sylvestre expliquant avec un aplomb inimitable les raisons pour lesquelles Facebook (dont il n'est sans doute qu'usager comme vous et moi) avait choisi GenÚve pour y installer le Libra, comme Luther y avait fondé la Réforme. Ce n'est pas une simple bourde : les économistes aiment à expliquer, en se fondant sur des souvenirs trÚs approximatifs de Max Weber, que l'Allemagne réussi à cause de ses racines protestantes.

Or l'Allemagne a les mĂȘmes racines catholiques mĂ©diĂ©vales que la France, et du temps de la RFA les catholiques y Ă©taient mĂȘme majoritaires. Luther est restĂ© vivre et mourir dans sa Thuringe. En revanche les pĂšres de la rĂ©forme genevoise furent largement français : Jean Calvin, ThĂ©odore de BĂšze et Guillaume Farel. La France n'est catholique que quand cela permet des analyses au lance-pierre...

Il y a donc lieu d'y regarder Ă  deux fois avant de penser que l'Histoire, bonne fille, nous sert "des coĂŻncidences d’évĂ©nements intĂ©ressantes pour comprendre les mutations de l’humanitĂ©" pour parler comme JM Sylvestre, qui concluait son article sur de pitoyables divagations assurant que "l’église protestante, c’était le Uber de la chrĂ©tientĂ© pour s’affranchir du pouvoir du clergĂ©".

Le jour oĂč une tulipe a atteint le prix d'une maison

le grand diable d'argentJ'ai dĂ©jĂ  abordĂ© le mythe de la tulipe sur ce blog, je rappelle seulement qu'il n'y a jamais eu une seule tulipe Ă©changĂ©e au prix d'une maison : il s'agissait d'un marchĂ© d'options, certes immature, mais tenu par et pour des professionnels aguerris. L'exemple mĂȘme de ceux qui n'hĂ©sitent pas Ă  pontifier aujourd'hui en citant les tulipes.

Pour nous mettre en garde, avec leur bienveillance coutumiĂšre, contre notre tendance de petites gens Ă©cervelĂ©es Ă  spĂ©culer sur du vent, les grands Ă©conomistes rappellent aussi que nos ancĂȘtres ont donnĂ© leurs Ă©conomies Ă  l'aventurier John Law, dandy dĂ©bauchĂ© et joueur. Au passage, le gaillard fut quand mĂȘme Surintendant gĂ©nĂ©ral des Finances. Comme Madoff le maitre nageur... qui fut aussi prĂ©sident du Nasdaq. Bref les crises (et les escroqueries) semblent naĂźtre assez souvent au coeur du systĂšme pour qu'on ne les impute pas sans examen ni aux marges, ni aux simples.

Le jour oĂč l'on a reconstruit les Tuileries

Les Tuileries avant l'incendie de 1871Dans la vie d'un investisseur, il y a immanquablement un jour oĂč l'on vous prĂ©sente un produit astucieux (rapportant 5 Ă  10 fois le taux sans risque) et au demeurant parfaitement lĂ©gal. Un truc bien clair, genre panneaux photo-voltaĂŻques, rĂ©sidences d'Ă©tudiants, Ă©conomie sociale et sodidaire... avec quelque part LA PAROLE DE L'ETAT. Sa parole que la chose restera dĂ©ductible, que la loi ne l'interdira pas, que le sens des mots ne changera pas, etc.

Dans ces cas lĂ , je rappelle placidement que le Parlement français n'a autorisĂ© le gouvernement Ă  dĂ©truire les Tuileries en 1882, soit 11 ans aprĂšs leur incendie, et alors que 5,1 millions des francs (or) avaient Ă©tĂ© mis en rĂ©serve pour leur reconstruction (techniquement possible, les dĂ©gĂąts ayant Ă©tĂ© fort limitĂ©s) que parce que Jules Ferry avait prĂ©sentĂ© la mesure comme la ‘‘seule maniĂšre de hĂąter la reconstruction et de la rendre indispensable’’ et fait la promesse de reconstruire Ă  neuf. Inversement, la tour Eiffel devait ĂȘtre une installation provisoire, on le jura Ă  tous ses opposants. On discuta de sa dĂ©molition mollement en 1903, et encore en 1934 quand fut entreprise la dĂ©molition de l'ancien Trocadero. La Tour et la CSG (provisoire Ă  sa crĂ©ation en dĂ©cembre 1990) sont lĂ  pour longtemps.

Le dernier jour des "réparations allemandes"

Farce  triste Ă  VersaillesLa dĂ©sinvolture de la puissance publique n'est pas, consolons-nous une tare franchouillarde. L'État allemand, condamnĂ© en 1919 Ă  payer des rĂ©parations pour avoir dĂ©truit une partie de l'Europe, a obtenu une premiĂšre renĂ©gociation (plan Dawes, 1925) puis une seconde (plan Young, 1929) puis un moratoire (1931) puis tout re-cassĂ©. Le 37Ăšme et dernier versement du plan Young (en 1988) n'a Ă©videmment jamais eu lieu, et on n'en a peu parlĂ© alors... L'Allemagne a tout de mĂȘme payĂ© le 3 octobre 2010 la derniĂšre tranche du remboursement des emprunts souscrits dans les annĂ©es 20 pour payer quelques annuitĂ©s. Depuis, comme on sait, les ministres allemands sont devenus beaucoup plus rigoureux sur le remboursement des dettes d'Etat. Grec surtout.

Le jour oĂč l'inflation a atteint un tel niveau que Hitler est arrivĂ© au pouvoir

propagandeRestons en Allemagne pour ce poncif absolu, cette erreur assidument enseignĂ©e dans nos Ă©coles : l'inflation c'est terrible. En Allemagne, il fallait une brouette de billets pour payer le pain, les gens Ă©taient Ă©cƓurĂ©s, dĂ©sespĂ©rĂ©s, alors du coup ils ont votĂ© nazi. Je pense que c'est Fritz Lang qui a bricolĂ© ce mythe, entre son premier Docteur Mabuse, le joueur de 1922 (que personne ne regarde mais que tout le monde cite) et le Testament du Docteur Mabuse de 1933, oĂč il rĂ©-interprĂšte le personnage, tout en l'assimilant visuellement au FĂŒhrer. La pĂ©riode d'hyperinflation allemande (juin 1921 - janvier 1924) correspond au premier film. L'arrivĂ©e de Hitler au pouvoir (30 janvier 1933) est concomitante du second. Entre temps il y a eu bien des choses sans rapport Ă©vident avec l'Ă©pisode prĂ©cĂ©dent. Notamment une crise d'origine boursiĂšre en 1929, un substantiel soutien du patronat et une lourde compromission de la droite avec cet aventurier rĂ©pugnant. On comprend pourquoi tant de gens prĂ©fĂšrent raconter l'histoire comme on le fait !

Le jour oĂč le GĂ©nĂ©ral du Gaulle a pris peur d'une monnaie locale

De GaulleIl n'y a pas que les Ă©conomistes des banques pour inventer des mythes historiques. Les prophĂštes des monnaies locales complĂ©mentaires sont gros producteurs de gentilles histoires Ă  raconter pour Ă©merveiller l'auditoire... ou leur enrober les raisons des Ă©checs. La premiĂšre MLC de France fut crĂ©Ă©e en 1956 Ă  LigniĂšres-en-Berry. En tout et pour tout 50.000 francs de l'Ă©poque (largement thĂ©saurisĂ©s par des collectionneurs). Quand on en parle Ă  un gars du coin (je l'ai fait, au Salon de l'Agriculture) il vous rit au nez : c'Ă©tait un grosse vantardise du maire-bistrotier local. Mais dans la littĂ©rature des MLC on va lire (ici entre autres) que " l’expĂ©rience s’est arrĂȘtĂ©e, sous pression de l’Etat semble-t-il, qui vraisemblablement a eu peur que le systĂšme fasse des Ă©mules. Il y a assez peu d’information disponible sur cette expĂ©rience, le plus complet Ă©tant un article de la revue Silence, qui reprend un article de 1979." On se recopie joyeusement les uns les autres, c'est moins fatiguant que d'enquĂȘter...

Bref la Banque de France aurait tremblĂ©, le GĂ©nĂ©ral de Gaulle se serait fĂąchĂ©. La vĂ©ritĂ©, c'est que les MLC ont droit Ă  toutes les complaisances de la DGFP, Ă  tous les amĂ©nagements du CMF et Ă  la bienveillance de tous les dĂ©putĂ©s-maires de France. Mais l'histoire est si belle ! Je l'ai entendue maintes fois, avec des variantes (selon les pays) pour expliquer toujours la mĂȘme chose : ça aurait dĂ» marcher, c'Ă©tait trop beau, "ils" l'ont tuĂ©e...

Le jour oĂč un investisseur a achetĂ© un bitcoin Ă  un centime

Celui qui a achetĂ© pour une poignĂ©e de dollars de bitcoin en 2009 est aujourd'hui multi-millionnaire. On a lu cela vingt fois pour dĂ©noncer cette finance casino, si dissemblable de la bonne finance du systĂšme. Le problĂšme, c'est qu'il n'y a pas eu de cours du bitcoin en 2009 et que si les premiers exchanges datent de 2010, mĂȘme Ă  la fin de 2010 (oĂč l'on avait dĂ©passĂ© le cours Ă  un centime) la plupart des gens qui souhaitaient obtenir des bitcoins en France le faisaient encore de la main Ă  la main. Sans doute le type qui raconte cette histoire n'a pas une idĂ©e prĂ©cise de ce dont il parle ...

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66 - Tulipes

By: Jacques Favier —

La spéculation sur la tulipe en 1637 est sans doute le morceau choisi d'histoire le plus souvent invoqué par ceux qui veulent montrer la profondeur de leur ignorance concernant Bitcoin.

Tulipe Mania

De Nout Wellink, ancien patron de la Banque Centrale des Pays-Bas, déclarant en 2013 que « au moins à l'époque on avait une tulipe, là vous n'aurez rien» au patron de Morgan, Jamie Dimon, répétant il y a quelques jours que le Bitcoin était « pire que les bulbes de tulipes » ils sont des centaines de pontifes à avoir assené la chose, complaisamment reprise par tous les faux profonds : il y aurait un demi-million de pages comportant les mots Bitcoin et Tulip sur Internet.

DĂšs que le cours bondit (en anglais: to leap) cette sottise fleurit. Cela doit bien dire quelque chose du monde comme il va.

La rĂ©futation a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© faite d'une comparaison trop savante pour ĂȘtre honnĂȘte : car qui se soucie vraiment de ce qui se passait Ă  Amsterdam du temps des moulins et de la Compagnie des Indes Orientales?

DÚs 2013, un article de Bitcoin Magazine a critiqué formellement le parallÚle. Depuis lors, celui-ci étant réitéré par l'establishment à chaque record ou à chaque hausse sensible de Bitcoin, il devient risible: la crise de la tulipe est un événement non réitéré. Elle ne peut expliquer Bitcoin à la fois en 2013, en 2015, en 2016, en 2017. Bloomberg vient de publier un article expliquant comment Dimon se trompe.

Quoique infiniment hasardeuses, des superpositions de courbes grossiĂšrement effectuĂ©es par certaines publications ratent le point essentiel : la courbe de Bitcoin peut, elle, ĂȘtre rendue significative sur long terme une fois tracĂ©e sur une Ă©chelle semi-logarithmique oĂč la crise actuelle n'apparaĂźt pas forcĂ©ment comme la plus profonde. La loi de Metcalfe s'applique en tendance Ă  Bitcoin, non aux tulipes. Accessoirement donc la courbe du prix des tulipes n'a jamais connu de nouveau pic. S'il est vrai que celui de Bitcoin peut dĂ©visser de 25% et bien plus en quelques jours (des crises d'adolescence d'un objet encore jeune ?) tous les prĂ©cĂ©dents krachs ont Ă©tĂ© gommĂ©s en quelques mois. Voyez le tableau qui pourra effrayer les coeurs mal accrochĂ©s mais qui ne ressemble pas Ă  l'affaire des tulipes.

Venons-en Ă  la comparaison historique et inscrivons la dans sa propre histoire.
DĂšs 2006 (avant Bitcoin!) un Ă©conomiste de l'UCLA avait rappelĂ©, dans un article publiĂ© par la revue Public Choice The tulipmania: Fact or artifact? qu'il s'agissait, en fait de fleur, d'un marronnier toujours fleuri. Le premier apport de Earl A. Thompson (1938-2010) dans cet article est de reprendre le rĂ©cit mythologique qui fonde cette histoire de tulipe, et d'en revenir Ă  la rĂ©alitĂ© historique, sur fond de Guerre de Trente Ans, et Ă  son contexte juridique, qui tient de la manƓuvre maladroite sur un marchĂ© immature.

L'histoire de la tulipe telle qu'on la raconte avec une assurance hautaine, n'est en rĂ©alitĂ© pas mĂȘme une fable d'Ă©conomiste. Elle provient d'un certain Charles Mackay (1787-1857) journaliste, Ă©crivain et poĂšte Ă©cossais, principalement connu pour quelques chansons et pour son livre Extraordinary Popular Delusions and the Madness of Crowds publiĂ© en 1841.

Popular delusions and the madness of crowds

Un livre qui vise la folie de la foule (thÚme typique du siÚcle qui suit la révolution française! ) et qui sollicite largement les anecdotes utilisées. Car il ne semble pas qu'il y ait eu «folie» et moins encore « foule » dans l'affaire qui secoua un peu Amsterdam en 1637. Seulement, réputer que l'homme de la rue est idiot et dénoncer l'aveuglement des foules, c'était si élégant au 19Úme siÚcle...

Mackay n'a pas fait ce qui pourrait ĂȘtre qualifiĂ© de recherche historique critique. Il a recopiĂ© des pamphlets de religieux calvinistes qui, au 17Ăšme siĂšcle, voyaient d'un fort mĂ©chant oeil le dĂ©veloppement de l'Ă©conomie de marchĂ©. Au passage, cela va Ă  l'encontre d'un autre poncif, celui qui oppose le protestantisme capitaliste au catholicisme ennemi de l'argent. Le discours moral contre cette spĂ©culation inspira Breughel le Jeune qui dans sa Satire de la Tulipomania peinte en 1640 reprĂ©senta les acheteurs de tulipes comme des singes. Une mĂ©taphore que les bitcoineurs n'ont pas encore eue Ă  endurer...

Brueghel le Jeune, Satire de la Tulipomanie, 1640

Que s'est-il réellement passé ? La spéculation fut loin de ne porter que sur la tulipe. Si c'est celle-ci que les prédicateurs calvinistes, et Mackay à leur suite, ont cru devoir immortaliser, c'est que la focalisation sur cet objet marginal leur permettait de ne pas dénoncer la spéculation en soi, qui portait tout aussi bien sur le blé. On retrouve cela aujourd'hui dans un discours dénonçant la spéculation sur Bitcoin tenu fort doctement par des gens qui trafiquent de tout du soir au matin.

De mĂȘme l'emballement de 1637 fut loin d'ĂȘtre le fait de « la foule » comme le dit Mackay en suivant son idĂ©e et non les faits. Il fut tout au contraire bien circonscrit dans un milieu de marchands avisĂ©s. A partir de 1634, les Français s'Ă©taient mis Ă  aimer les tulipes et Ă  en commander beaucoup. PlantĂ©es Ă  l'automne, les fleurs n'Ă©taient livrables qu'au printemps. Ceci favorisa fort naturellement l'apparition d'un marchĂ© d'options, lesquelles Ă©taient Ă  l'Ă©poque fort simples : versement d'une prime donnant le droit (non l'obligation) d'acheter Ă  terme Ă  prix fixĂ©. C'est ce marchĂ© qui s'est emballĂ©, avec une hausse du sous-jacent de l'ordre de 5900%, jusqu'Ă  son Ă©clatement le 6 fĂ©vrier 1637.

Il n'y a pas eu de « crise financiĂšre » contrairement Ă  ce qui se rĂ©pĂšte par copier-coller. Personne n'Ă©tait tenu de lever les options. Je cite l'Ă©tude de Thompson : la crise fut «an artifact created by an implicit conversion of ordinary futures contracts into option contracts in an imperfectly successful attempt by Dutch futures buyers and public officials to bail themselves out of previously incurred speculative losses in the impressively price-efficient, fundamentally driven, market for Dutch tulip contracts (...). The “tulipmania” was simply a period during which the prices in futures contracts had been legally, albeit temporarily, converted into options exercise prices».

Le plus drÎle, c'est qu'il revint en effet au pouvoir politique de clore l'incident. Une chose que nul n'aime évoquer, mais qui ne fut pas une exception dans la riche histoire des marchés officiels.

Allez... une petite scÚne culte bien française pour oublier Amsterdam et ses tulipes : Le sucre (1978) avec ici Claude Piéplu, Gérard Depardieu et Jean Carmet. Une histoire vraie (1974) sans le moindre soupçon de cryptographie, mais avec des cours multipliés par 50 sur un marché réglementé...

MalsĂ©ant de rappeler cette vieille histoire ? Si Bitcoin s'effondrait, l'État ne paierait rien. Pas de « risque systĂ©mique ». VoilĂ  une diffĂ©rence notable avec toutes les tulipes, sucres, subprimes et autres spĂ©culations nĂ©es au cƓur du systĂšme et non en ses marges ou dans des cercles alternatifs.

Je ne voudrais pas en rester lĂ . Quelque comiques que soient les menaces du patron de Morgan promettant de virer ses traders s'ils touchent Ă  Bitcoin alors mĂȘme que sa banque s'affiche parmi les plus gros acheteurs d'Exchange Traded Notes sur Bitcoin (lire ici) et dĂ©pose demande sur demande pour breveter par petits bouts la blockchain (qui ne lui appartient point) et forger un bitcoin-privĂ©, ses gesticulations ne disent rien de plus que ce que chacun sait dĂ©jĂ  de ces gens-lĂ .

Sans doute ont-ils lu l'étude de Earl Thompson, suivi sa démonstration historique, compris les explications mathématiques sur l'évolution du prix des options de tulipes. Ils ne sont pas (tous) grossiÚrement incultes. Là n'est pas le problÚme.

Ce qui est bien plus Ă©coeurant, c'est que leur « Sermon sur la Tulipe » devrait viser au cƓur le capitalisme contemporain bien davantage que Bitcoin.

Dans son livre publiĂ© en 2013 Le trĂ©sor Perdu de la Finance Folle, Jean-Joseph Goux revient sur ce qu'il avait prĂ©alablement appelĂ© « l'esthĂ©tisation de l'Ă©conomie politique », ou la « frivolitĂ© de la valeur » au siĂšcle des LumiĂšres, annonçant selon lui le capitalisme post-moderne oĂč la subjectivitĂ© du consommateur est la source prĂ©dominante du prix.

Goux et VoltaireConte pour conte, celui de Voltaire intitulĂ© justement Le monde comme il va est bien plus digne d'intĂ©rĂȘt que celui forgĂ© par Mackay sous des oripeaux d'histoire Ă©conomique. On y voit comment, dans une ville imaginaire qui ne peut ĂȘtre que Paris, le visiteur achĂšte tout ce qu'il lui plait « beaucoup plus cher que ce qu'il valait » Ă  un marchand parfaitement honnĂȘte, cependant, puisqu'il lui rend plus tard la bourse qu'il avait oubliĂ© par mĂ©garde. Écoutons donc plutĂŽt le marchand de colifichets du conte de Voltaire: « Si dans six mois vous voulez le revendre, vous n'en aurez pas mĂȘme ce dixiĂšme. Mais rien n'est plus juste ; c'est la fantaisie des hommes qui met le prix Ă  ces choses frivoles ».

aliĂ©nĂ©De sorte que la grande question, en matiĂšre de tulipes, pourrait bien s'Ă©noncer de la façon suivante : l'iPhone X, mĂȘme dotĂ© de 256 Go, vaut-il rĂ©ellement 0,42 bitcoin ? La Rolex Oyster Perpetual Date en acier vaut-elle bien 1 bitcoin ? Le sac HermĂšs Kelly de 30 cm vaut-il vraiment 1,34 bitcoin ?

Non, bien sûr? Eh bien les prix vont baisser. En bitcoin.

De qui se moque-t-on ici ? De nous tous, mĂȘme de ceux qui ont « ratĂ© leur vie » comme disait Monsieur SĂ©guela et n'ont pas accĂšs Ă  ce demi-luxe. Nous sommes maintenant dans un monde oĂč les pĂątes Ă  tartiner sont en Ă©dition limitĂ©e, oĂč les bouteilles de soda ont des sĂ©ries collectors, de façon Ă  ce que rien ne soit reliĂ© Ă  une valeur d'usage mesurable, mais que tout soit tulipe dans nos supermarchĂ©s de pĂ©riphĂ©rie urbaine.

J'ai Ă©vitĂ© jusqu'ici le jeu de mots sur bulle et bulbe, je ne rĂ©site pas au plaisir de suggĂ©rer cette rĂ©ponse aux prophĂštes Ă  tulipes: « mĂȘlez vous de vos oignons, nous prenons soin des nĂŽtres ».

Pour aller plus loin sur les tulipes et sur Bitcoin :

Quelques choses amusantes sur la spéculation (hors tulipes) :

Le récit de la Tulipe le plus indécent : On le doit à l'indécrottable Jean-Marc Daniel, qui avait déjà usé d'une référence historique au Monneron de façon tout à fait grotesque et qui se transforme lentement en historien de bistrot. Le coup de la salade : on dirait du vécu ! En revanche le pauvre Newton , récupéré dans un dictionnaire de citation j'imagine, n'a pas perdu un kopeck sur la tulipe en 1637, mais sur la South Sea en 1720. Bref un placement boursier. Et encore semble-t-il que cette histoire aussi soit largement "sur-vendue", comme je le suggÚre dans mon commentaire en bas du billet suivant, consacré aux histoires des économistes...

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65 - L' Immortel

By: Jacques Favier —

Pour Karl, qui voit l'avenir et fait de l'or



B comme... C'Ă©tait une de ces pĂ©riodes oĂč les esprits, amenĂ©s par les philosophes vers le vrai, c'est Ă  dire vers le dĂ©senchantement, se lassent de cette limpiditĂ© du possible qui laisse voir le fond de toutes choses, et, par un pas en avant, essaient de franchir les bornes du monde rĂ©el pour entrer dans le monde des rĂȘves et des fictions. 

S'agit-il de notre époque, désenchantée pour les uns, pleine de promesses pour les autres ?

Non, ces lignes ne sont ni de Max Weber, ni de Marcel Gauchet mais... d'Alexandre Dumas, dans Le Collier de la reine.

AprĂšs une sĂ©ance consacrĂ©e Ă  l'imaginaire de la blockchain dans les locaux de France StratĂ©gies, organisme dĂ©pendant du Premier Ministre, un participant me confiait « je ne pensais pas que l'on allait passer deux heures dans une instance publique Ă  imaginer ou rĂȘver des bienfaits pour le bon peuple de la blockchain ». De mon cĂŽtĂ© j'y avais surtout entendu les Ă©ternelles promesses de disruption. J'aurais donc, au contraire, voulu aller plus loin : non pas imaginer ce qu'une blockchain ou une autre pourra changer dans nos organisations, mais voir ce qui est en train de changer en nous pour que nous imaginions de tels changements.

Pour bien placer l'enjeu au plan de l'imagination, j'avais d'ailleurs proposĂ© de traiter aussi de l'imaginaire du camp d'en face. Car faire l'impasse dessus c'est accepter le postulat que nous qui Ɠuvrons Ă  concevoir des Ă©changes dĂ©centralisĂ©s sommes des idĂ©ologues poursuivant rĂȘves ou chimĂšres, tandis que ceux qui gĂšrent les Ă©changes centralisĂ©s et les contrĂŽles autoritaires sont juste mus par un pragmatisme de bon aloi et une paternelle bienveillance. Or le vocabulaire de bien des confĂ©rences, Ă©tudes ou livres blancs trahit clairement une condamnation morale parfois viscĂ©rale d'une dĂ©marche hors institution, immĂ©diatement cataloguĂ©e comme libertaire, anarchiste et propice aux trafics et aux rĂ©voltes. La figure inavouĂ©e de Satoshi Nakamoto est perçue comme inavouable, signant la dimension complotiste de son invention. Quant aux instruments de nos Ă©changes, fondĂ©s sur rien et ne bĂ©nĂ©ficiant d'aucune garantie, ils seraient Ă  classer quelque part entre la fausse monnaie, l'or des fous et l'or du diable.

Je me surprends parfois à reconnaßtre, dans certains fantasmes sur les monnaies virtuelles, de grandes similarités avec les discours qui faisaient jadis de la révolution française le résultat d'un complot maçonnique ourdi par des sociétés secrÚtes. C'est en suivant cette comparaison que je me suis replongé dans le cycle romanesque qu'Alexandre Dumas tira de cette antique "théorie du complot", en faisant du magicien Joseph Balsamo le grand maniganceur de l'effondrement moral de la monarchie française.

les couvertures de Nelson ou de Calman-Levy ont marqué des générations

Bien sĂ»r Joseph Balsamo, qui se faisait appeler comte de Cagliostro, n'a pas provoquĂ© la rĂ©volution. Mais le personnage, ses rĂȘves et ceux qu'il flattait dans le public - fabriquer de l'or, prĂ©voir l'avenir, se rendre immortel - tĂ©moignent d'une fermentation des esprits.

1 rue Saint Claude, ParisNous, nous savons que Joseph Balsamo ne faisait point d'or et surtout qu'il ne pouvait pas en faire. Et Alexandre Dumas, 170 ans avant nous, 60 ans aprĂšs les aventures de son hĂ©ros, s'en doutait. L'important est que les contemporains aient Ă©tĂ© Ă©branlĂ©s, mĂȘme si au fond du creuset de la rue Saint-Claude, ne luisait sans doute que l'or de la piĂšce que Cagliostro y avait d'abord cachĂ©e. Mais faire de l'or avec de l'or, est-ce une escroquerie? ou est-ce faire rĂȘver ?

le buste de Cagliostro par HoudonChacun sent bien que l'irruption de la cryptographie, de ses monnaies et de ses échanges décentralisés s'inscrit autant dans un impetus technologique un peu prométhéen que dans un bouillonnement moral, politique et parfois religieux qu'il est plus difficile de cerner.

Davantage que dans la bimbloterie des use cases "trÚs au-delà du paiement" avec leur charme de vitrine de Noël, c'est dans ce bouillonnement d'idées qu'il faut percevoir les premiers signes d'une révolution à venir.

Il y a deux marqueurs révolutionnaires d'autrefois que l'on retrouve dans notre époque : la volonté de créer un or numérique et un élan renouvelé vers l'immortalité. Imputrescible comme l'or, Bitcoin est une monnaie immortelle dans le cybermonde. A cÎté de l'aspect prométhéen que j'ai déjà abordé, il ne faut pas ignorer l'aspect faustien de certaines recherches actuelles.

Si la falsification de la monnaie est une crapulerie (souvent symĂ©trique Ă  la dĂ©sinvolture des pouvoirs publics) la transmutation du plomb en or est un "grand Ɠuvre" qui historiquement cĂŽtoie fort souvent la recherche d'immortalitĂ©. La poudre de projection, la pierre philosophale et l'Ă©lixir de longue vie participent d'une mĂȘme recherche. Celle d'un monde plus jeune, plus vrai, plus beau. Aujourd'hui, la transformation du bit en or et les recherches du transhumanisme participent de ce rĂȘve sĂ©culaire.

En suivant sur divers forums les conversations de mes amis bitcoineurs, je suis frappĂ© par la rĂ©currence de thĂšmes liĂ©s Ă  la jeunesse (voire Ă  la vie) Ă©ternelle. C'est souvent savant (la tĂ©lomĂ©rase) parfois philosophique (quel sera le sens d'une mort violente quand l'homme syntĂ©thisera la tĂ©lomĂ©rase ?) mais toujours symptomatique. L'homme pourrait rester mortel (et sujet Ă  l'inflation monĂ©taire) en ce monde, mais atteindre via ses avatars du cyberespace une forme d'immortalitĂ©. L'irrĂ©versibilitĂ© des Ă©critures dans la blockchain est bien plus chevillĂ©e Ă  ce rĂȘve qu'Ă  la rĂ©alitĂ©.

d'aprÚs le portrait du comte de Saint Germain  peint par Jean Joseph Taillasson, en 1777Si Balsamo hésita le plus souvent à se dire immortel, Paris avait déjà accueilli, une génération plus tÎt, un homme qu'on présentait bien comme tel, le comte de Saint-Germain. Né à une date inconnue dans une famille inconnue (mais bien sûr princiÚre), polyglotte, cultivé, menant grand train et naturellement à l'aise avec les grands, il arrive en France en 1758, se fait présenter à la Pompadour puis à Louis XV à qui il promet contre sa protection "la plus riche et la plus rare découverte qu'on ait faite".

L'homme est certainement un savant chimiste. Il est aussi musicien (admirĂ© par Rameau) et peintre (louĂ© par Latour). Il prĂ©dit l'avenir Ă  plusieurs occasions, et peut-ĂȘtre Ă  Marie-Antoinette.

Mais annoncer que la monarchie allait Ă  sa perte n'Ă©tait peut-ĂȘtre pas sorcier ! Cagliostro, juste avant la rĂ©volution, refit les mĂȘmes prophĂ©ties, en se servant d'un vase empli d'eau et sans doute d'une certaine dose de sens politique. PrĂ©voir l'avenir peut tenir de la divination ou de la luciditĂ©, de l'escroquerie ou de la spĂ©culation, c'est selon...

On laissa entendre que son train de vie provenait de ce que Saint-Germain faisait de l'or. Mais Ă  la diffĂ©rence de Cagliostro qui fut ou se prĂ©senta comme son Ă©lĂšve, il ne semble pas avoir usĂ© de prestidigitation pour le laisser croire. Les sources qui en parlent sont tardives, apocryphes et romancĂ©es. La rencontre en 1763 Ă  Tournai avec Casanova, au cours de la quelle il aurait changĂ© une piĂšce de cuivre en or, est elle-mĂȘme trĂšs douteuse.

On le dit immortel. Il laissait dire. Il mourut officiellement le 27 février 1784 à Eckernförde, dans le Schleswig. Mais des témoins (pas tous idiots) le croiseront encore durant des décennies...
le temps qui passe

le vrai (?) portraitIl est temps, pour finir, de confesser un petit péché. Le portrait plus haut n'est pas celui de l'Immortel, mais d'un homonyme, Claude-Louis-Robert, comte de Saint-Germain (1707-1778) qui fut maréchal de camp et ministre de la Guerre. Ce portrait, conservé au Musée de Versailles, est pourtant largement utilisé, sur Internet pour illustrer ce qui a trait à l'Immortel, y compris sur des sites de médias reconnus qui ne se donnent pas le mal de vérifier leurs sources. Pour moi, le large cordon bleu m'avait immédiatement paru suspect sur la poitrine d'un aventurier.

De toute façon il n'y a pas de portrait certain de l'Immortel, sinon une gravure allemande postérieure et inspirée d'un tableau désormais introuvable !

Alors pourquoi publier l'autre ? Parce que, ayant récemment reconnu l'Immortel, j'ai mes raisons de trouver ce portrait-là plus crédible...

Pour ailler plus loin :

  • Un article un peu "premier degrĂ©", mais avec d'intĂ©ressantes citations, sur le comte de Saint-Germain. Le tĂ©moignage de Casanova est sans doute apocryphe.
  • Un autre article recensant de nombreux tĂ©moignages postĂ©rieurs Ă  1784, sans vraiment trier les ragots des faits avĂ©rĂ©s, ni les faux tĂ©moignages (par exemple tout ce qui vient des "faiseurs de mĂ©moires" du 19Ăšme siĂšcle, comme le cĂ©lĂšbre faussaire Lamothe-Langon) de ce qui peut ĂȘtre rĂ©putĂ© sinon vrai du moins de bonne foi.

Quelques jugements amusants sur les personnages cités :

  • NapolĂ©on (en 1806) : " Je ne vois pas dans la religion le mystĂšre de l’incarnation, mais le mystĂšre de l’ordre social (...) La religion est encore une sorte d’inoculation ou de vaccine qui, en satisfaisant notre amour du merveilleux, nous garantit des charlatans et des sorciers ; les prĂȘtres valent mieux que les Cagliostro, les Kant et tous les rĂȘveurs de l’Allemagne". DĂ©tail amusant, et qui prouve que la confusion dans l'art des citations ne date point d'Internet, la plupart des sources placent ce mot savoureux en 1800 ou 1801, peu avant ou peu aprĂšs le Concordat, tout en renvoyant aux mĂ©moires de Pelet de la LozĂšre, qui lui place ces mots Ă  la sĂ©ance du Conseil d'État du 4 mars 1806 pendant une discussion sur les sĂ©pultures... NapolĂ©on est rĂ©guliĂšrement invoquĂ© quand on parle du philosophe Hegel, plus rarement pour son raccourci au sujet de Kant !
  • MĂ©rimĂ©e, (4 mars 1857) : "Si l'on compare les farceurs du siĂšcle dernier, le comte de Saint-Germain et Cagliostro avec ce M. Hume, il y a la mĂȘme diffĂ©rence qu'entre le XVIIIe siĂšcle et le nĂŽtre. Cagliostro faisait de l'or, Ă  ce qu'il disait, prĂȘchait la philosophie et la rĂ©volution, devinait les secrets d'Etat. M. Hume fait tourner les tables. HĂ©las ! Les esprits de notre temps sont bien mĂ©diocres."
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64 - Terra nullius, ou terra nulla ?

By: Jacques Favier —

pour Adrian, sur son Ăźle

un pays pour Bitcoin?Les bitcoineurs, qui s'entendent souvent objecter que le bitcoin n'Ă©tant la monnaie d'aucun État ne sera jamais que rien et moins que rien, ne peuvent d'empĂȘcher de spĂ©culer sur ce qu'il adviendrait si le bitcoin Ă©tait adoptĂ© en bonne et due forme quelque part dans le vaste monde.

On a parlé de la GrÚce, mais c'était une erreur de raisonnement, de l'ßle de Man, ou de celle d'Aurigny, mais si ce sont de vrais territoires, ils ne sont pas vraiment souverains et ne songent guÚre qu'à faciliter les opérations en bitcoin, pas davantage.

Alors si battre monnaie est un privilÚge souverain, et si la monnaie, comme on nous le rabùche, nécessite le bras puissant d'un Etat, pourquoi ne pas explorer, avec la possibilité d'une monnaie d'un type nouveau, celle d'un Etat construit pour l'occasion ?

Les Ă©poques hĂ©roĂŻques permettaient aux audacieux, s'ils n'Ă©taient pas alourdis de scrupules, de se bĂątir un empire ; les aventures coloniales offrirent quelques opportunitĂ©s de se tailler un royaume Ă  coup de machette, d'y faire rĂ©gner son ordre, brutal ou idĂ©aliste (les deux ensemble, parfois). Mais la planĂšte semble dĂ©sormais entiĂšrement lotie entre États, que ce soit pour leurs territoires, colonies, dĂ©pendances ou bases militaires.

Aux marges, dans les coins isolĂ©s, dans les plis de la carte pourrait-on dire, demeurent des minuscules bouts de terre que des rĂȘveurs s'obstinent Ă  revendiquer pour eux-mĂȘmes. Dans certains cas il y a une revendication fondĂ©e sur des droits historiques Ă  l'indĂ©pendance (Seborga ne serait pas moins lĂ©gitime que Monaco) dans d'autres - innombrables- une dĂ©claration d'indĂ©pendance purement politique (pour ne pas dire psychotique) portant sur un domaine privĂ©, Ăźle, atoll, ranch, ferme ou simple jardin.

Plus fĂ©cond est le projet de terra nullius. Non pas une Ăźle inconnue devenue refuge cauchemardesque de naufragĂ©s (Tromelin, Pitcairn, ou Clipperton), mais une terre vierge d'histoire et de politique, que l'on choisit comme asile d'un rĂȘve.

Il y a eu, par le passĂ©, des territoires nĂ©gligĂ©s, oubliĂ©s voire "abandonnĂ©s" par les Etats : le fort Sao-JosĂ© devant Funchal (MadĂšre) aurait fait l'objet d'un abandon en 1903 par le Portugal qui entendait alors le donner Ă  l'Angleterre. Il y a bien eu, aussi, un tribunal de l’Essex pour juger le 25 novembre 1968 que le Fort Rough, dans l'embouchure de la Tamise, se situait en dehors de sa juridiction dans les eaux internationales, et donc que ce territoire n'Ă©tait pas britannique.

En achetant le premier, un artiste un peu fou y proclama la principauté de Pontinha. En s'emparant du second, franchement moins glamour, des aventuriers douteux y créÚrent Sealand.

Pontinha et Sealand

L'une comme l'autre ont été citées au sujet du bitcoin, sans que l'idée ne dépasse le statut de brÚve sur des sites spécialisés.

L'affaire du Liberland, portĂ© par une sorte d'entrepreneur politique d'inspiration libĂ©rale, est plus complexe juridiquement, parce que ni la Croatie ni la Serbie n'admettent le point de vue du fondateur selon lequel les territoires contestĂ©s seraient terra nullius, chacune considĂ©rant ces territoires comme appartenant Ă  l'autre ! Le Liberland a indiquĂ© plusieurs fois son intĂ©rĂȘt pour le bitcoin mais sa volontĂ© trop manifeste de s'Ă©riger en paradis fiscal lui donne bien peu de chances Ă  terme. De toute façon peut-on entretenir avec quelques militants un Etat souverain dans un palud perdu du Danube ?

le iberland

De par le monde, des imaginatifs animés par une passion de Robinson revisitée à la mode écolo ou mus par les convictions mystiques que suscitent (chez certains) la lecture d'Ayn Rand ont donc clamé qu'ils allaient construire de toutes piÚces des kibboutz libertaires ou des ßles égoïstes, et qu'ils se proposeraient d'y adopter Bitcoin. A ce jour, là encore, on ne dépasse guÚre l'effet d'annonce.

l'ßle au trésor

Il y a des spĂ©cialistes de ces micro-nations, monarchies privĂ©es et autres rĂ©publiques pirates, comme Bruno Fuligni. Cet homme semble avoir recensĂ© tous les arpents de neige, de sable, de corail ou de rocher oĂč un illuminĂ© pourrait un jour dĂ©crĂ©ter, peut-ĂȘtre, que bitcoin (ou une autre devise dĂ©centralisĂ©e) est sa monnaie officielle.

une riche littérature sur les territoires oubliés

Mais plus riche et plus philosophique encore me semble ĂȘtre le concept de terra nulla que j'ai effleurĂ© en poursuivant la piste de la terra nullius, et qui me parait fournir une clĂ© pour comprendre ce qui est en train de changer dans le monde et dans le cyberespace.

Le mĂȘme Bruno Fuligni a Ă©crit en 2003 un livre que les Éditions du CNRS ont rĂ©cemment rĂ©imprimĂ© et qui est consacrĂ© Ă  l'Ăźle Julia dont je trouve la merveilleuse histoire bien plus inspirante que les autres.

Cette ßle, située au Sud de la Sicile, avait déjà été mentionnée par les Romains; elle était disparue depuis des siÚcles quand elle fut aperçue en 1701, puis de nouveau en 1831.

Journal de Constant PrĂ©vost 831Elle fut explorĂ©e alors par un français qui y planta nos couleurs, mais Ă©galement revendiquĂ©e par les Anglais (qui affirmĂšrent sans preuve y avoir dĂ©barquĂ©) et par les Italiens qui la rĂ©clamĂšrent paresseusement de loin. Aussi s'appelle-t-elle Julia, Graham ou Ferdinandea selon les cartes. Son histoire n'est pas la mĂȘme selon que l'on regarde Wikipedia dans une langue ou dans une autre.

Jusque lĂ , Julia n'est pourtant pas exceptionnelle. Bien d'autres Ăźles sont l'objet de telles chicanes.

La particularitĂ© de Julia, disparue dĂšs 1832 alors que sa rĂ©cente apparition avait suscitĂ© une crise diplomatique, puis rĂ©apparue en 1863, visitĂ©e par Walter Scott, mentionnĂ©e par Alexandre Dumas puis par Jules Verne, ayant mĂȘme inspirĂ© Terry Pratchett (Va-t-en-guerre) c'est... qu'elle n'est peut-ĂȘtre pas la mĂȘme Ăźle Ă  chaque fois. La mer "efface" pour ainsi dire les sols meubles que les Ă©ruptions font apparaĂźtre. Juridiquement, cela n'est pas sans consĂ©quence.

Ferdinandea Ă  8 mĂštres sous l'eau

Fuligni en tire une conclusion en forme de méditation que (avec son accord dont je le remercie) je reproduis ici in extenso. Pourquoi ? Parce que tout ce qui touche à la possibilité d'un espace aux structures différentes du nÎtre me parait pouvoir contenir un enseignement sur la structure de ce cyberespace que tant de politiques à gros sabots souhaitent soumettre à leur "souveraineté" comme s'il s'agissait d'un territoire physique, cartographié, permanent.

Quant Ă  Bitcoin, il est pour moi moneta nullae terrae, la monnaie d'aucune terre, fĂ»t-elle Ă  dĂ©couvrir ou Ă  façonner. Mais peut-ĂȘtre de projets apparaissant Ă  la surface des flots du cyberespace ?

Je laisse ici chacun rĂȘver.

"On n'y songe pas assez, mais c'est peut-ĂȘtre dans la permanence des territoires habitĂ©s que rĂ©side la cause de tous les mots dont souffre l'humanitĂ©. L'injustice et l'arbitraire, la bĂȘtise et la violence, pourraient-ils prospĂ©rer aussi bien sur un socle instable, changeant, qui obligerait la sociĂ©tĂ© Ă  se remettre en question pĂ©riodiquement ? La propriĂ©tĂ©, l'hĂ©ritage, la coutume, sont conceptions de terriens bien assis. Rien de tel sur l'Ăźle Julia. Qu'elle sorte des eaux, la sociĂ©tĂ© qui viendrait Ă  s'y Ă©tablir aurait une claire conscience de sa prĂ©caritĂ©. Elle ne bĂątirait rien de pondĂ©reux ni de matĂ©riel, que de la fantaisie et de la lĂ©gĂšretĂ©, prĂȘte Ă  prendre le large au premier sĂ©isme. Quand bien mĂȘme la vanitĂ© humaine ferait Ă©clore de ces obscurs groupements d'intĂ©rĂȘts politiques et Ă©conomiques qui dominent partout ailleurs, l'Ăźle en laverait son sol par une nouvelle plongĂ©e dont elle ressortirait plus pure encore. A Julia, pas de notables installĂ©s sur leurs terres, pas d'institutions surannĂ©es, pas de fortunes garanties, pas d'usure, pas de marchands, pas de stocks, rien de vil. Richesse naturelle : le temps qui passe. ActivitĂ© principale : indolence et farniente. Son sous-dĂ©veloppement irrĂ©mĂ©diable fait d'elle l'ultime rĂ©uit de l'idĂ©al. C'est tout le charme de l'Ăźle Julia."

L'Ăźle Ă  Ă©clipses"Les grandes utopies ont Ă©chouĂ© parce qu'elles demandaient trop Ă  la faiblesse humaine, parce qu'il s'agissait d'utopies pour convaincus, militantes et arrogantes, qui ont voulu nier la nature essentiellement dubitatives de l'homme. Julia, au contraire, est une utopie pour sceptique, une utopie pour ceux qui ne croient en rien. Jules Verne neurasthĂ©nique, Walter Scott au seuil de la mort l'ont aimĂ©e pour son nihilisme absolu. Julia n'est ni socialiste ni capitaliste, ni fĂ©dĂ©raliste ni nationaliste, ni europĂ©enne ni africaine : elle est la thĂ©baĂŻde du monde oĂč l'esprit seul a droit de rĂ©sidence. Au moment oĂč les prophĂštes de malheur annoncent le "choc des civilisations", il faut donc attendre comme un signe d'espoir le retour de l'Ăźle Julia, au milieu de la MĂ©diterranĂ©e, Ă  Ă©quidistance entre l'Islam et la ChrĂ©tientĂ©. Les mĂ©crĂ©ants n'ont ni Ă©glise ni mosquĂ©e; les sceptiques n'ont pas de parti, pas de milice, pas d'armĂ©e pour les dĂ©fendre. A tous ceux qui doutent, qui hĂ©sitent, qui s'interrogent, aux rĂȘveurs et aux jouisseurs, aux inconstants et aux inconsĂ©quents, il reste au moins l'Ăźle Julia. Son Ă©mergence n'est mĂȘme pas nĂ©cessaire Ă  leur contentement. L'Ăźle est pour eux une terre d'Ă©lection. Pas besoin de s'y installer. Il suffit qu'il soit possible d'y songer".

Promenade Ă  Julia et ailleurs :

☐ ☆ ✇ La voie du àžżITCOIN

63- L'Alternative

By: Jacques Favier —

L'ouvrage de Kariappa Bheemaiah qui n'est pas encore traduit en français n'est donc pas celui qui a fait le plus de bruit chez nous. Il est cependant le plus solide et sans ĂȘtre d'accord sur tout je suis admiratif de cette alternative diffĂ©rente de toutes les mĂ©taphores pĂ©taradantes dont on a ornĂ© la Blockchain.

AlternativeDĂšs les premiĂšres pages, l'auteur annonce un plan ambitieux :

  • un retour sur les notions fondamentales touchant Ă  la monnaie et Ă  la dette ;
  • le rĂŽle que peuvent jouer les blockchains dans un monde financier fragmentĂ©, et notamment via les fintech ;
  • les consĂ©quences sociĂ©tales, et notamment l'apparition de nouveaux paradigmes dans le capitalisme, et les consĂ©quences sur le systĂšme monĂ©taire, en y comprenant d'abord les banque centrales ;
  • les perspectives offertes, notamment de nouveaux instruments de politique monĂ©taire et de politique tout court.

Mon compte-rendu est assez long, mais l'ouvrage le mérite. Les illustrations, dues à des associations d'idées parfois intimes, n'engagent évidemment que moi.

Un mot d'abord sur l'auteur, et son parcours improbable et attachant. Il a quitté l'Inde à 20 ans pour gagner la France, et d'abord pour servir au sein de la Légion étrangÚre, dans le célÚbre 2Úme REP de 2006 à 2011. C'est en Afghanistan et sur d'autres fronts, alors que certains cherchent et trouvent Bitcoin à l'autre bout du monde, que celui que ses amis appellent "Kary'' se pose la question du financement de la guerre, puis de l'origine des incroyables sommes dépensées dans sa conduite.

Kary et la pluie de fiat

DÚs son introduction, Kariapppa Bheemaiah déplore "l'exclusion croissante" de Bitcoin de tous les propos concernant la blockchain, une erreur (en voie de guérison ?) répétant tristement les errances des grands groupes promoteurs d'intranets aux débuts de l'aventure Internet, une diversion qui cause un fossé au milieu d'un monde qu'il s'agirait de transformer, en s'assignant une transformation majeure d'un systÚme monétaire intoxiqué à la dette.

How "money makes the world go round"

De mĂȘme dĂ©plore-t-il que, alors mĂȘme que la pensĂ©e utilitariste conduit Ă  une prise d'ascendant de la monnaie sur la sociĂ©tĂ©, les Ă©tudes universitaires (pour ne pas parler des Ă©tudes secondaires) ne donnent que bien peu de place au sujet de la crĂ©ation monĂ©taire et de son lien au crĂ©dit.

Sans surprise, son court rĂ©cit de l'Ă©volution historique de la monnaie depuis le troupeau (pecunia) jusqu'Ă  la fiat monnaie me laisse sur ma faim, en ce qu'il Ă©lude (comme presque tous les autres) la nature de dommage collatĂ©ral de guerre (avec les libertĂ©s individuelles...) qui est celle du billet de banque puis de la monnaie scripturaire, et qu'il s'obstine Ă  parler de trust sans mĂȘme Ă©voquer (Ă  ce point) le rĂŽle structurant de la contrainte fiscale dans l'universelle acceptation du signe monĂ©taire lĂ©gal. Mais Kary disserte de façon opportune sur la diffĂ©rence entre monnaie de base (banque centrale) et monnaie commune (scripturaire), sur les rĂ©serves fractionnaires et leurs consĂ©quences quant Ă  l'offre de monnaie. On ne comprend pas la crise de 2008 si l'on ne voit que, de longue date, l'expansion sans fin du crĂ©dit (Ă  tout faire, et mĂȘme des sottises) a Ă©tĂ© une excellente affaire pour les banques avec des impacts sur les marchĂ©s, dans les affaires, dans les foyers...

Les problÚmes posés par la dette sont innombrables et pour certains peu susceptibles de solution (surtout à long terme). De plus ils échappent aux politiques et à leur prétendue régulation, phagocytée par le systÚme bancaire et impuissante face au shadow banking. Etrillant au passage les hypothÚses d'efficience des marchés et de rationalité des anticipations, Kary se propose de repenser le capitalisme fondé sur la dette avec une analyse introspective de notre rapport à celle-ci.

La Finance entre flou et loup

Si la monnaie n'est qu'un instrument tellement neutre que l'on peut n'en parler si peu, comment a-t-on, demande Kary, laissĂ© les banques et leur systĂšme prendre Ă  ce point le contrĂŽle de nos vies ? Il dĂ©nonce d'abord ce qu'on appelle le "consensus de Washington" qu'il dĂ©crit comme une kidnapping idĂ©ologique, et aussi le laxisme qui a conduit au too big to fail moralement crapuleux et pratiquement dangereux : les grandes banques font de trop grandes erreurs. Or, dit-il, remĂ©dier au TBTF autrement que par des vƓux pieux rĂ©glementaires (et donc centralisateurs) est une affaire oĂč les fintechs et l'utilisation de la blockchain (des Ă©changes dĂ©centralisĂ©s) peuvent s'avĂ©rer dĂ©cisives parce que cela augmenterait la diversitĂ©, et donc la rĂ©silience globale. Mais aussi parce que les Ă©changes dĂ©centralisĂ©s rĂ©duiraient l'asymĂ©trie d'information : la fragmentation est ainsi un antidote au malaise actuel.

Passionnantes sont à cet égard les citations d'un discours du 120Úme gouverneur de la BoE, lors du prestigieux dßner offert par le Lord-Maire de Londres. Les Fintech ne vont pas, dit le gouverneur, améliorer l'expérience utilisateur (qui en a bien besoin, entre nous) : elles vont changer la nature de la monnaie.

De l'historique long de la blockchain, Kary donne une vue profonde, sur laquelle je ne m'étendrai pas car cela recoupe évidemment bien des aspects de notre propre Monnaie acéphale mais qui est remarquable, comme l'est sa présentation des smart contracts.

Cool it with the Blockchain nous dit Kary. des idĂ©esC'est un instrument, entre autres, dans la boĂźte Ă  outil qui doit servir Ă  la transformation de la finance, c'est Ă  dire Ă  sa fragmentation et non Ă  sa consolidation comme on l'entend clamer dans tant de confĂ©rences. Et Ă  la transformation de l'audit, de la rĂ©gulation, du contrĂŽle. Le tout non sans frottement parce que la macro-Ă©conomie s'intĂ©ressant peu aux impacts du systĂšme monĂ©taire, il faut aller chercher vers d'autres sources, comme la biologie de l'Ă©volution ou la science de la complexitĂ©, de quoi stimuler nos imaginations. Et ensuite (tout bĂȘtement, pourrait-on dire) parce que la numĂ©risation des activitĂ©s financiĂšres est encore bien incomplĂšte, ce dont les clients s'aperçoivent chaque jour.

un passeport du temps de la révolutionL'identité digitale est encore dans les limbes alors que foisonnent déjà les avatars.

En regard, on se demande parfois si les fonctionnaires obsédés du KYC se rendent compte de l'inadaptation (de l'archaïsme courtelisnesque) de leurs procédures.

Kary fait Ă  ce sujet des commentaires dont la mĂ©ditation pourrait ĂȘtre fĂ©conde, allant jusqu'Ă  la reconstruction de la notion de "trust" (le lien qui unit l'Ă©tat mouvant de nos identitĂ©s Ă  la face changeante de la monnaie) et Ă  la tokenisation de l'identitĂ©.

Repenser le capitalisme

Le capitalisme, nous dit Kary, est passĂ© d'un type de sociĂ©tĂ© qui utilisait des marchĂ©s pour atteindre certains objectifs partagĂ©s en matiĂšre de prospĂ©ritĂ©, Ă  un Ă©tat de la sociĂ©tĂ© dans lequel tout est Ă  vendre, y compris le risque. Kary passe ici en revue les trois leviers dont on a fait un usage intensif : marchĂ©s, rĂ©gulations et politiques. Il souligne au passage que la rĂ©gulation dans sa forme courante a concouru Ă  l'instauration d'oligopoles bancaires et entravĂ© le dĂ©veloppement de technologies comme celles des blockchains. L'avenir du capitalisme ne peut se construire sur des abstractions universitaires, sans comprĂ©hension de la complexitĂ© et des dynamiques de la sociĂ©tĂ© qui advient, fragmentĂ©e et numĂ©risĂ©e. Beaucoup parlent de l'Ă©conomie de l'innovation, sans innover dans le discours sur l'Ă©conomie elle-mĂȘme.

La rĂ©gulation (croissante) des marchĂ©s reste rigide, peu capable d'une supervision holistique, ce qui en retour entrave l'innovation. Or la technologie pourrait ĂȘtre mise en oeuvre pour rĂ©guler l'innovation technologique elle-mĂȘme, comme le suggĂšrent par exemple le cas d'une blockchain appliquĂ©e au lending ou celui du trade finance avec des projets comme Corda (R3CEV).

Réguler la régulation

la régulation et les méchantes petites banquesAu delà des cris de whipping boys des financiers et des lamentations sur le frein que la régulation oppose à l'innovation, Kary lie ces problématiques à la grande question, celle de la reine Elizabeth, citée dÚs la premiÚre page de notre propre livre, "why did no one see it coming ?" question qu'il citera d'ailleurs expressément, lui aussi, un peu plus loin, au début de son 4Úme chapitre. Question à laquelle, selon lui, il faudrait répondre en se penchant essentiellement sur l'asymétrie de l'information, une thématique chÚre aux tenants de la crypto et que l'usage des blockchains renouvÚle, quelque soit la seconde asymétrie, entre code légal extrinsÚque et code technique intrinsÚque.

Des politiques pour un futur sans cash

Partant du constat que le crĂ©dit n'est plus un moyen d'atteindre une prospĂ©ritĂ© future (avec la valeur sociale que le crĂ©dit avait alors) mais une matiĂšre premiĂšre qui se vend Ă  un prix fixĂ© par le marchĂ©, alors mĂȘme que la monnaie et le crĂ©dit, loin de susciter une augmentation de pouvoir d'achat Ă  terme, reprĂ©sentent du pouvoir d'achat du seul fait de leur crĂ©ation, avec un impact macroĂ©conomique, Kary rĂ©clame un rĂ©examen de la façon dont sera crĂ©Ă©e la monnaie. Et au besoin un retour Ă  un rĂŽle exclusif de la puissance publique, ou - si cela paraĂźt trop rĂ©galien- la concurrence de diverses monnaies en circulation et concurrence libre. Avec un marketing de la monnaie !

Assez peu dissert au chapitre du respect de la vie privée, Kary attribue le paradoxal maintien du cash, par des banques centrales qui en annoncent rituellement la fin, au droit de seigneurage.

C'est ici que la "Blockchain souveraine" se rĂ©vĂšle cruciale dans "l'Alternative Blockchain". Un point sur lequel je rejoins Ă©videmment Kariappa Bheemaiah, ayant moi-mĂȘme Ă©crit de longue date que la banque "avait les jetons" mĂȘme si je ne souscrirais pas Ă  tous les bĂ©nĂ©fices qu'il suppose Ă  l'instauration d'une e-currency Ă©mise par les Banques centrales, d'autant qu'il en expose avec beaucoup de dĂ©tails (pages 123 sqq) les multiples hypothĂšses en s'appuyant surtout sur l'Ă©tude de Barrdear et Kumhof.

On entre ici dans ce qui est le coeur de l'Alternative

La dizaine de bĂ©nĂ©fices potentiels de l'instauration d'une blockchain souveraine Ă©mettant des e-fiat Ă  hauteur de 30% du PNB trace une vĂ©ritable rĂ©volution, non pas trĂšs au delĂ  du paiement, mais bien au coeur mĂȘme de la monnaie et du paiement.

Ce qui est clair c'est qu'une introduction de e-fiat ne signalerait pas l'apparition d'un simple nouveau signe fiduciaire mais bel et bien la mise en concurrence directe de la monnaie banque centrale et de la monnaie de dette des banques, et probablement pas, c'est le moins qu'on puisse dire, Ă  l'avantage de ces derniĂšres. Que les particuliers puissent avoir accĂšs Ă  l'argent "de base" Ă©tait encore une chose possible il y a seulement quelques annĂ©es, mais les derniers clients privĂ©s de la Banque de France ont Ă©tĂ©, dans les premiĂšres annĂ©es de ce siĂšcle, priĂ©s de rendre leur chĂ©quier rose et d'aller prĂȘter leur argent aux banques commerciales qui avaient dĂ©noncĂ© l'odieuse distorsion de concurrence.

le chéquier rose qui a marqué des générations de banquiers

La place laissĂ©e Ă  l'activitĂ© des banques commerciales (et Ă  la monnaie de dette) dans un systĂšme oĂč la Banque Centrale mettrait Ă  la disposition de la population, directement ou indirectement, un token e-fiat, peut faire l'objet de variantes. La libertĂ© de circulation des monnaies, dans un modĂšle fondĂ© sur la confiance et non par la contrainte, poserait le problĂšme de la compĂ©tition entre deux sĂ©ries de e-tokens dont les Ă©missions suivraient des lois diffĂ©rentes (maximisation du profit via la raretĂ© pour les tokens privĂ©s ou communs, politique monĂ©taire pour les tokens publics) et ceci est Ă©voquĂ© en se fondant sur le papier amĂ©ricain de JesĂșs FernĂĄndez-Villaverde et Daniel Sanches publiĂ© avril 2016 Can Currency Competition Work ? - un papier passionnant mais qui me semble pĂȘcher sur un point, la coexistence Ă©tant supposĂ©e s'Ă©tablir sur un seul et mĂȘme territoire peuplĂ© de paĂŻens, et non avec une cryptosphĂšre dont la population est pour une part diffĂ©rente.

coexistence ou rivalité

Or, comme le note juste Ă  la suite Kary, l'apparition de la blockchain a mis crument en lumiĂšre que tout l'appareil tant de crĂ©ation que de politique monĂ©taires a Ă©tĂ© construit Ă  l'Ăąge prĂ©internaute. Se servir de cet instrument sans une profonde redĂ©finition de la monnaie n'a que peu de valeur. De nouveau, nul n'est obligĂ© de suivre ici Kary dans toutes les directions qu'il trace (peu de bitcoineurs Ă©prouveront de l'enthousiasme pour les monnaies Ă  taux nĂ©gatifs, et cette possibilitĂ© devrait plutĂŽt augmenter le charme de Bitcoin Ă  leurs yeux) mais il a le mĂ©rite d'ouvrir la rĂ©flexion autrement que par des promesses de disruptions aussi creuses que vagues comme on nous en inflige tant. En parlant de fiscalitĂ© (le sujet n'est abordĂ© en gĂ©nĂ©ral que de façon superficielle et pour accuser Bitcoin d'ĂȘtre un trou noir Ă  ce sujet) l'auteur fait une proposition intĂ©ressante : si l'argent est de nouveau Ă©mis en fiat par le gouvernement (et non issu de dettes bancaires) et que les contribuables doivent payer des impĂŽts en e-fiat gouvernemental, alors le gouvernement doit bien les distribuer (en faisant des dĂ©penses) dans la population avant de taxer celle-ci.

Se fondant sur les thÚses de Randal Wray et Yeva Neisisyan, Understanding Money and Macroeconomic Policy (2016) Kary suggÚre combien la blockchain peut conduire à une re-nationalisation de la monnaie, ou à un QE profitant à d'autres qu'au systÚme bancaire commercial, et n'exposant pas le systÚme au risque perpétuel d'explosion d'une bulle de dettes. Et au delà, à une pratique d'helicopter money et de revenu universel ( une innovation... proposée par Thomas Paine en 1795 ! ) qu'il faudra bien se résoudre à envisager sérieusement quand on aura enfin fini de croire que l'innovation va résoudre les problÚmes du chÎmage de masse.

une invention méconnue : l'helicopter money

la Blockchain, vers la monnaie hélicoptÚre

La Blockchain peut aider Ă  renverser le paradigme dominant qui voit la richesse crĂ©Ă©e par l'activitĂ© privĂ©e et apprĂ©hendĂ©e par l'État pour sa politique sociale. Kary souligne que si elle est apprĂ©hendĂ©e de maniĂšre privĂ©e, elle est bel et bien crĂ©Ă©e par des machines et des programmes qui ont Ă©tĂ© construits de maniĂšre collective. L'exemple de la blockchain elle-mĂȘme le souligne (que l'Ă©conomie capitaliste ne cesse de vouloir s'approprier, voire en la brevetant, tout en en dĂ©nonçant l'origine obscure et anarchiste). Certes le revenu de base universel pourrait ĂȘtre distribuĂ© via le rĂ©seau de banques commerciales, mais avec un effet pervers : l'accroissement de leur capacitĂ© de distribution de crĂ©dit. Kary en conclut donc qu'une blockchain circulant des e-fiat est techniquement la meilleure solution, y compris d'un point de vue politique et fiscal.

Oublier l'Ă©quilibre

Revenant à la Queen's question, Kary remarque que la notion d'équilibre, au singulier ou au pluriel, qu'il s'agisse de l'atteindre ou de le restaurer, n'est pas adaptée à la croissante complexité de notre économie. S'appuyant sur W. Brian Arthur ( Complexity and the Economy, 2014) il rappelle que l'équilibre ne laisse nulle place à l'amélioration, l'exploration, la création, bref la vie. Comme pour Faust c'est, ai-je envie de dire, le moment de satisfaction mortifÚre auquel Méphisto peut enfin lui demander son ùme. Mieux vaudrait, dit fort justement Kary, regarder les enseignements pragmatiques de l'histoire de la technologie que les dogmes des équilibres mathématiques voire comptables. Il se penche donc longuement sur les 5 traits saillants (spécialisation, diversification, ubiquité, socialisation et complexité) de l'évolution technologique, avec un focus particulier sur les fintechs et sur la Blockchain en leur sein. La notion d'équilibre, dont il explore les fondements ontologiques, est peu compatible (sauf pour des états temporaires et multiples) avec ce qu'enseigne les modernes théories de la complexité, que les big data et la capacité de calcul dont on dispose aujourd'hui viennent étayer.

mathinessOr, si le monde de la finance investit des millions dans diverses expĂ©riences de blockchain, les modĂšles mathĂ©matiques utilisĂ©s par les banques centrales (essentiellement le modĂšle DSGE, qui est une extension de la thĂ©orie de l'Ă©quilibre gĂ©nĂ©ral, et ses variantes) sont historiquement datĂ©s, gonflĂ©s de mauvaise mathĂ©matique et finalement peu Ă  mĂȘme de modĂ©liser et d'inclure l'effet des marchĂ©s (dont on postule l'efficacitĂ©) eux-mĂȘmes. Aujourd'hui, cela commence Ă  crever les yeux, mĂȘme Ă  la Banque Mondiale (lire page 177) comme on le voit dans l'article publiĂ© en 2015 par son Chef Économiste et oĂč il dĂ©nonce une aberration Ă  laquelle il a donnĂ© le nom de mathiness. Paul Romer n'est Ă©videmment pas le seul (ni le premier) Ă  avoir pensĂ© cela. Paul Pfeiderer, un prof de Standord, avait ainsi signĂ© la mĂȘme annĂ©e 2014 son savoureux article intitulĂ© Chameleons, the Misuse of Theoretical Models in Finance and Economics dans lequel il offre une thĂ©orie adĂ©quate pour soutenir quelque politique que l'on voudra.

Au contraire l'Agent based modelling (qui ne réduit pas des millions de gens à un consommateur efficient et des milliers d'entreprise à un modÚle simplet) permet d'exploiter la transparence de cette mine de data que va offrir la blockchain.

le tombeau de LaplaceSi les modÚles courants sont déterministes et axiomatiques, la réalité économique dérive de mécanismes qui ne le sont pas. Si les modÚles sont réductionnistes, négligent les interconnexions et les influences, les nouvelles technologies les augmentent considérablement. L'économie de la complexité, c'est celle d'une information croissante, et l'on voit comment la Blockchain transparente s'insÚre ici. Car l'information dont chacun dispose dépend de la structure des réseaux, de sa propre place et hiérarchie dans ceux-ci, et l'on voit ce qu'une blockchain vraiment décentralisée peut changer à cela...

Si la Blockchain disparait un peu de la surface des derniĂšres pages, on a compris qu'en forgeant nos outils, nous nous forgeons nous-mĂȘmes et que ce nouvel outil peut jouer, selon Kary, un rĂŽle essentiel dans une nouvelle politique fondĂ©e sur l'ABM et non plus sur les modĂšles de type DSGE.

Dans ce livre dense, riche en références, Kary n'entend pas "vendre" de la Blockchain, mais l'utiliser sérieusement pour réfléchir avant d'en proposer l'usage pour transformer la finance de maniÚre radicale. Non pas chiffrer les économies que le vieux systÚme en tirera(it) tout en amusant la galerie avec des jouets plus ou moins automatiques ou "intelligents".

Les Trophées, José Maria de Herredia, 1893Ce n'est donc qu'en apparence que Bitcoin, dont le livre commence en dénonçant l'expulsion du champ des propos convenables, semble disparaßtre ensuite du texte.

J'ai dĂ©jĂ  notĂ© qu'au lieu de dĂ©crire une blockchain allant trĂšs au delĂ  du paiement, l'Alternative restait obstinĂ©ment sur l'argent et sur le paiement, non en nous emmenant de plus en plus loin mais en creusant de plus en plus profondĂ©ment la mine dĂ©couverte par Satoshi Nakamoto, mine mĂ©taphorique qui se rĂ©vĂšle elle-mĂȘme profonde : la raison doit renoncer Ă  battre la campagne et se mettre Ă  creuser, mĂȘme s'il faut pour cela se laisser embarquer sur un continent "alternatif".

Nous sommes bien aux bords mystérieux du monde d'hier.






(*) Pour aller plus loin : (et c'est tout en anglais !)

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62 - Céleste Monnaie ?

By: Jacques Favier —

Parler à la fois d'informatique et de philosophie est une chose. L'informatique, nous dit le philosophe Mark Alizart, n'est jamais en effet, que l'aboutissement de tout le travail de formalisation de la pensée que la philosophie a entrepris dÚs l'aube de son histoire, de L'Oragnon d'Aristote à la Logique de Hegel.

MĂȘler le Cloud et le Ciel (celui des IdĂ©es en l'occurrence, ou celui de l'Esprit) en est une autre, qui n'est pas pour me dĂ©plaire. J'avais jadis trouvĂ© dans la maison de Victor Hugo des mots latins sur lesquels je reviendrai (in libro / ad cĂŠlum) et qui me paraissaient Ă©tablir un lien.

L'informatique est la philosophie faite science, ou plutĂŽt la preuve que la philosophie contient un Ă©lĂ©ment dĂ©cisif d'effectivitĂ©. La mĂ©fiance qu'entretiennent pourtant les acteurs de ces deux disciplines ne n'expliquerait que par des Ă©lĂ©ments de conjoncture historique aujourd'hui dĂ©passĂ©s. Alizart explore le moment oĂč refait surface la prĂ©sentation de l'ordinateur (le mot dĂ©signe une qualitĂ© que les thĂ©ologiens mĂ©diĂ©vaux attribuaient Ă  Dieu) comme image, voire rĂ©alitĂ© de Dieu - une idĂ©e prĂ©sente aux dĂ©buts de l'informatique. Il est temps, dit-il, qu'une philosophie qu'il appelle une ontologie digitale vienne soutenir cette vieille intuition.

la Pascaline

Partant de la Pascaline (ci-dessus) et passant par la double invention (anglaise) de l'ordinateur par Babbage et Turin, Alizart en extrait l'idée que l'informatique s'est justement développée contre la mécanisation de la pensée, que l'ordinateur n'est pas une machine à calculer, ou alors que c'est une machine à calculer réflexive non-linéaire, et, en ce sens, que ce n'est pas du tout une machine, c'est un organisme. C'est pourquoi l'ordinateur ne cesse d'aller vers la nature.

Le cĂ©lĂšbre test de Turing s'inscrit ici, souvent mal compris. Le problĂšme n'est pas de savoir si la machine pense. Il s'agit de comprendre que le Soi est une propriĂ©tĂ© gĂ©nĂ©rique de l'Être. C'est la vie qui imite l'informatique, laquelle n'est pas une invention de l'homme mais une propriĂ©tĂ© du vivant. Il y a des lignes de code dans la nature.

Aussi l'informatique confirme-t-elle ce dont on a toujours eu la prescience : il y a de la pensĂ©e dans l'Être, ce qui nous met bien plus prĂšs des prĂ©socratiques comme ParmĂ©nide que des hyper-cartĂ©siens.

Mais plus important encore - Ă  mes yeux du moins - loin d'ĂȘtre un outil Ă  notre disposition, une chose, une machine, l'informatique est un milieu, notre milieu, l'informatique cĂ©leste qui donne le titre Ă  l'ouvrage d'Alizart. Comme dans les romans d'Isaac Asimov ou d'autres, l'informatique est une sorte de Verbe fait chair qui prĂ©side Ă  une fusion de l'organique et de l'inorganique dans le numĂ©rique.

Si l'ontologie inachevĂ©e de Whitehead a exercĂ© une influence notable sur Deleuze, un philosophe qui a lui-mĂȘme influencĂ© la cyberculture, Alizart nous propose un arrĂȘt prĂ©liminaire chez Hegel : Il ne doit rien au hasard si c'est la mĂȘme annĂ©e 1830, alors que Babbage inventait ce qui deviendrait le premier ordinateur, que le philosophe allemand a tirĂ© sa rĂ©vĂ©rence, satisfait d'avoir Ă©laborĂ© une nouvelle «science de la raison» (...) Ce sont les limites de la pensĂ©e mĂ©caniste qui les ont tous deux mis en mouvement.

le monde est constitué d'information

Hegel fut moqué pour avoir dit que la réalité était constituée d'idées. Alizart traduit : elle est constituée d'informations. Ainsi, dit-il, comprendre que Hegel parle d'informatique, c'est comprendre et l'informatique, et Hegel. AprÚs Coperninc, avant Darwin et Freud, Hegl inflige une blessure narcissique à l'Homme : il est remplacé au centre du monde par un SystÚme qui n'a pour seule activité que de se reproduire et se penser. Au commencement, pour le philosophe allemand, il y a une brique d'information mais cette brique est aussi bien la machine qui traite l'information.

C'est à cet endroit, page 80 (et je n'exclus pas que mon idée soit idiote ou démente) que je me suis dit qu'au commencement, c'était Genesis et que cela renvoyait exactement à ce que nous écrivons, Adli Takkal Bataille et moi dans notre Bitcoin, la monnaie acéphale (page 55) :

GenesisSans vouloir s’embourber dans un dĂ©bat digne de celui de l’Ɠuf et de la poule, il faut absolument intĂ©grer que c’est l’action de gĂ©nĂ©rer des jetons qui a provoquĂ© l’apparition du genesis block, le premier de la blockchain, mais que le protocole et le code exĂ©cutĂ© existaient avant mĂȘme la premiĂšre Ă©criture. Cela permet de comprendre que la blockchain est une production du protocole Bitcoin, et qu’aprĂšs seulement ce dernier s’en est aussi servi de support Ă  ses unitĂ©s de compte, les bitcoins.

Bref, voilĂ  une monnaie qui dĂ©cidĂ©ment ne se dĂ©crit que platoniquement (une monnaie in libro mais aussi ad cƓlum) et dont on pourrait presque dire, en empruntant les mots de Mark Alizart que tout le SystĂšme va consister Ă  voir cette machine, qui est Ă  la fois forme et contenu, machine et programme, nombre et traitement de nombres, bref contradiction vivante, rĂ©flexivitĂ© pure, croĂźtre jusqu'Ă  rendre raison de sa contradiction native.

Un peu plus loin Alizart abordant le Concept chez Hegel se demande soudain pourquoi user du mot Concept pour traiter de ce qui est le plus rĂ©el, le moins abstrait ? LĂ  aussi, je songe Ă  Bitcoin, saisi par la pensĂ©e comme unitĂ© de compte (virtuelle bien loin de l'usage que fait Deleuze de ce mot) quand le bon sens veut sentir la monnaie entre le pouce et l'index. Cette Ă©trangetĂ© tombe sitĂŽt qu'on se rappelle que la plus haute rĂ©alitĂ©, c'est l'unitĂ© de la pensĂ©e et de l'Être, autrement dit, l'information.

Nombreux sont les moments oĂč l'hypothĂ©tique lecteur-bitcoineur lĂšvera le nez en songeant Ă  de possibles rapprochements. Ainsi du bruit qui prĂ©side au dĂ©veloppement des formes, Ă  la crĂ©ation d'information. Nombreuses aussi les figures mythiques (Ulysse) ou historiques (Vinci) qui m'ont servi dans ce blog ou dans mes confĂ©rences et que je retrouve chez Alizart.

une horloge bitcoinLa «fin de l'histoire» qui préoccupe un peu les philosophes et les historiens procure également l'occasion d'un rapprochement.

Je cite Alizart : le temps ne cesse pas de couler, simplement il n'est plus un temps subi, imposé de l'extérieur, il n'est plus la marque du désordre et de l'entropie, il est un temps voulu, créé, qui inverse l'entropie : le temps produit par le calcul; nécessaire à la synchronisation des opérations du SystÚme... et je renvoie mon propre lecteur à ce que j'ai écrit dans mon billet précédent.

Pour qui rĂ©flĂ©chit Ă  ce qu'annonce l'IoT, certaines pages consacrĂ©es Ă  la deuxiĂšme cybernĂ©tique et Ă  l'Ă©cologie synthĂ©tique sont du plus vif intĂ©rĂȘt, mĂȘme si elles dĂ©cevront (peut-ĂȘtre!) les tenants de la cyberculture, les adeptes du Ghost. Alizart nous le dit : parce que le SystĂšme tend Ă  se rapprocher de l'essence de toute personne en gĂ©nĂ©ral c'est Ă  dire du «trou» qui la fonde, «le SystĂšme n'a pas vocation Ă  remplacer l'homme, mais l'homme et le SystĂšme ont vocation Ă  faire ensemble "ÉvĂ©nement" Ă  l'horizon de leur vĂ©rité».

Et soudain, en page 153, aprĂšs que sur le terreau gĂ©ologique du tas de ferraille et de silicium, Alizart a abordĂ© la phase vĂ©gĂ©tale de dĂ©veloppement du rĂ©seau, surgit le mot que j'attendais (seule raison, peut-ĂȘtre, de ma tenacitĂ©) : « le contenu du rĂ©seau est identique au rĂ©seau. Aussi bien, cette information est rĂ©ellement vie. Elle prend la forme de ces virus et de ces automates cellulaires qui prolifĂšrent sur Internet. Le protocole blockchain peut aussi ĂȘtre compris comme une sorte de colonie symbiotique».

Que voilà une chose dont les thuriféraires de la «technologie blockchain» n'ont pas eu le quart de l'intuition !

algues symbiotiques

Dans la phase animale, enfin, surgit le robot, avec qui notre hybridation a dĂ©jĂ  commencĂ© de telle sorte que l'homme est cette synthĂšse mĂȘme sans qu'il y ait Ă  imaginer un transhumanisme. Que deviennent l'homme et le monde ? L'informatisation permet d'amĂ©lirer la projection horizontale des esprits vers d'autres esprits. Pour dĂ©crire l'effet de l'informatisation, Alizart emploie deux mots dont les bitcoineurs usent eux-mĂȘmes souvent : fluidifier, horizontaliser. Enfin elle fait muter le langage lui-mĂȘme, le monde symbolique qu'il constitue et dans lequel l'Esprit a trouvĂ© sa demeure, ces fictions oĂč il vagabonde, enfin dĂ©livrĂ© de tout. Ce monde devient effectivement un monde : le virtuel. On peut regretter le dernier mot, il n'empĂȘche que la description d'Alizart colle Ă  notre perception et appelle furieusement la monnaie rĂ©glant les Ă©changes de ce monde-lĂ .

La réalité qu'Alizart appelle donc virtuelle est, selon lui, proprement le monde de l'Esprit.

Alors enfin, en page 166, apparait le mot Bitcoin. Mark Alizart m'a prĂ©tendu n'en avoir pas une connaissance approfondie. Je trouve pourtant qu'il le situe Ă  la place qui lui revient : Au milieu de ces Esprits, mixtes de machines, de cerveaux et d'Êtres, apparaitraient les idĂ©es, mais comme des formes concrĂštes, comme des idĂ©es vivantes, des idĂ©es virus, des idĂ©es machines, Ă  l'instar de ce qui se passe dans le vĂ©gĂ©tal. Le bitcoin, cette monnaie Ă  la fois rĂ©elle et virtuelle, enchĂąssĂ©e dans la colonie symbiotique du protocole Blockchain, est dĂ©jĂ  une des formes vivantes du symbolique.

Un pas plus loin : la collection de ces idĂ©es serait l'IdĂ©e elle-mĂȘme, faite effective, le Soi du SystĂšme. Est-ce dĂ©lire de ma part, ou bien n'y at-til pas quelque chose qui Ă©voque «l'Internet de la monnaie», pour parler comme Antonopoulos, par opposition Ă  une simple monnaie de l'Internet ?

J'arrĂȘte sur cette question mon compte-rendu, Ă  quelques pages seulement de la fin de cet ouvrage passionnant qui s'achĂšve, je n'en dirai pas davantage, par un retour Ă  Hegel mais aussi Ă  Teilhard et Ă  Paul. Il faut, pour avancer dans le monde qui nous attend, vivre selon l'Esprit.

Mark Alizart

Pour aller plus loin :

  • Un entretien publiĂ© sur le site Un Philosophe : l'informatique est notre nouvelle ontologie.
  • Un article traitant d'art, et sur lequel Alizart appelle l'attention : L'ordre des lucioles qui interroge «la maniĂšre dont les objets qui constituent notre monde se connectent, se synchronisent, s’influencent rĂ©ciproquement».
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61 - Sans l'ombre d'un clocher (le temps c'est de l'argent 2)

By: Jacques Favier —

La Grosse Cloche de BordeauxOn connaĂźt la chanson : la monnaie, jadis frappĂ©e dans du mĂ©tal prĂ©cieux et ornĂ©e de l’effigie du souverain local, aurait connu de fabuleux progrĂšs en se dĂ©barrassant du mĂ©tal pour ne conserver que l’auguste visage, progressivement remplacĂ© par le nom de son banquier sur un bout de papier, puis par une ligne de donnĂ©e dans un fichier de ce dernier. Sans souverain et sans banquier, le bitcoin serait donc « en rĂ©alitĂ© trĂšs archaĂŻque » aux yeux des sages en cravate qui savent bien qu’il ne suffit pas qu’un coquillage soit digital numĂ©rique pour qu'il soit moderne.

Il y a pourtant un Ă©lĂ©ment aussi mystĂ©rieux que la monnaie et qui suggĂšre que la modernitĂ© consiste bien Ă  s'affranchir du pouvoir local, de ses tours, de ses cloches et de ses blasons : c’est le temps.

J'ai écrit il y a un mois un article intitulé la boucle, en partant du mot fameux assurant que le temps c'est de l'argent. Je poursuis ici, en voyant ce que l'évolution de la mesure du temps me suggÚre au sujet de celle de la fabrique de la monnaie.

Pour marquer le passage du temps, la femme de ma vie m’a offert un petit livre bien passionnant, trĂšs accessible pour les non-historiens et qui creuse un peu un problĂšme que la plupart des chroniqueurs laissent dans le flou : Ă  quelle heure prĂ©cise de quel jour prĂ©cis de quelle annĂ©e... tel ou tel Ă©vĂ©nement s’est-il prĂ©cisĂ©ment produit ?

le 30 fĂ©vrierLe 30 fĂ©vrier d’Olivier Marchon est riche en anecdotes amusantes, mais simples Ă  Ă©lucider, comme celle de sainte ThĂ©rĂšse mourant dans la nuit du 4 au 15 octobre 1582 ou celle de Shakespeare et de Cervantes mourant tous deux le 23 avril 1616 avec cependant dix jours d’écart. D'autres faits sont plus Ă©tonnants, comme la dĂ©couverte dans la cathĂ©drale de Salisbury de la tombe d'un enfant qui naquit le 13 mai de l’annĂ©e du Seigneur 1683 et mourut le 19 fĂ©vrier de la mĂȘme annĂ©e.

L’heure elle-mĂȘme est sujet Ă  de peu comprĂ©hensibles variations : avant la rĂ©volution, lorsqu’il Ă©tait 0 heure Ă  Prague (c’est dire, Ă  l’heure bohĂ©mienne, que le soleil venait de s’y lever) il Ă©tait dĂ©jĂ  3 heures du matin Ă  Paris (oĂč l’on se rĂ©glait sur les milieux du jour et de la nuit) et 4 heures du matin Ă  BĂąle (oĂč l’on comptait une heure de plus qu’à l’heure française pour rappeler une ruse de guerre datant de 1444) et mĂȘme 8 heures Ă  Venise oĂč l’on suivait l’heure italienne commençant chaque jour 30 minutes (le temps de dire la priĂšre de l’AngĂ©lus) aprĂšs le coucher du soleil.

En somme chaque pays avait son heure comme il avait sa monnaie, et depuis César donnant son nom au calendrier julien, la mesure du temps était une prérogative "souveraine".

deux pontifes romains qui ont fixé le calendrier

Comme la monnaie n'est pas un poids d'or ou d'argent immuable, le temps n’est pas fait de quelque Ă©lĂ©ment naturel objectif (le temps d’écoulement d’un volume de sable ou d’eau fixe) mais porte la marque du pouvoir politique. Et comme pour la monnaie, cette marque n'est pas un simple poinçon mais bien l'empreinte d'une intention que le prince y imprime, s'il le veut, quand il le veut.

Le passage au calendrier rĂ©formĂ© par le pape GrĂ©goire en 1582 va ainsi s’étaler, pays par pays, jusqu’au 20Ăšme siĂšcle. Du coup, le nombre de jours Ă  rattraper variera aussi. Si prompte Ă  s’afficher moderne, la volontĂ© politique peut s’arc-bouter dans des postures absurdes comme celles des protestants dĂ©crits par Kepler comme aimant mieux ĂȘtre en dĂ©saccord avec le Soleil qu’en accord avec le pape.

La plus vieille horloge de Paris fut installĂ©e en 1371 sous Charles V, sur le mur du Palais royal de la CitĂ©. Notons que dans le mĂȘme bĂątiment, on battit longtemps monnaie...

au 14 Ăšme siĂšcle

Mais insensiblement la technique et la science imposent leurs logiques.

La mĂ©canique de l'horloge impose l’heure Ă  durĂ©e constante : les antiques heures du cadran solaire qui variaient du simple au double entre jour et nuit et d’une saison Ă  l’autre vont progressivement disparaĂźtre.

Les mathĂ©matiques remplacent lentement l’observation des astres, libĂšrent de l'observation des signaux naturels, imposent l’heure française contre ses rivales (mĂȘme si l’heure italienne persiste jusqu’au milieu du 19Ăšme) puis l’heure moyenne (la mĂȘme Ă  Brest et Ă  Strasbourg mais surtout la mĂȘme quelle que soit l’heure prĂ©cise du zĂ©nith) plutĂŽt que l’heure rĂ©glĂ©e sur le midi « vrai ».

Vient ensuite l’influence des rĂ©seaux. Sur les toiles de plus en plus subtiles qu'ils construisent, les hommes apprennent Ă  se mouvoir mieux qu’à l’état de nature. Marcel Proust dit Ă  sa façon que c’est le train qui apprit Ă  l’homme la valeur de la minute.

La prioritĂ© politique n’est plus d’affirmer le prestige d’une mĂ©tropole mais de lui permettre d’ĂȘtre un nƓud sur une toile globale et de vivre Ă  l'heure de cette toile. MĂȘme Ă  l’échelle d’un continent il ne saurait persister une centaine d’heures lĂ©gales. L'harmonisation des horaires ferroviaires amĂ©ricains (1883) est une dĂ©cision qui Ă©mane, notons-le au passage, du secteur privĂ©.

Au siĂšcle du train, l’horloge de la gare (privĂ©e) remplace, pour ainsi dire celles des beffrois et des cathĂ©drales de jadis. Tout un symbole !

au 19 Ăšme siĂšcle

Certes, le vieux monde ne disparait pas par magie. La population peut rĂ©sister, comme en France oĂč l’heure de la gare c’est Ă  dire celle de Paris ne remplace pas forcĂ©ment l’heure usuelle des diverses provinces. En AmĂ©rique ce sont les bourgades, souvent les plus rurales, qui multiplient durant tout le 20Ăšme siĂšcle, les zones horaires, notamment pour refuser l'heure d'Ă©tĂ©.

Leurs dĂ©fenseurs ornaient-ils ces heures locales des vertus sociales dont on pare aujourd’hui les monnaies locales ? Il me semble qu’il y aurait un parallĂšle Ă  faire.

Quand ce n’est pas la population qui fait de la rĂ©sistance, ce sont les pouvoirs publics. C’est en France que se manifesta le plus comiquement ce besoin de « souverainetĂ© » : nous fumes, jusqu'en 1911, le dernier pays Ă  refuser le temps de Greenwich adoptĂ© un quart de siĂšcle plus tĂŽt et Ă  faire des 9’21’’ qui nous sĂ©paraient du reste du monde un prĂ©cieux Ă©lĂ©ment de notre identitĂ©. Ce souverainisme intempestif semble dĂ©cidĂ©ment une constante !

Mais le pouvoir de l'Etat est désormais celui des "affaires" ou du moins il se confond trop bien avec elles.

30 avril 1916L'histoire de l'heure d'été, que la radio rabùche assez réguliÚrement (et j'écris durant le week-end de changement d'heure) est à cet égard assez emblématique. Ce fut d'abord, en 1916, une mesure de guerre, la vraie, celle que l'on fait avec des canons. AprÚs les "chocs pétroliers", elle fut rétablie comme utile à la guerre au gaspi, aujourd'hui elle est simplement maintenue parce qu'elle est réputée bonne pour les affaires. Un glissement que l'on comparera avec la désinvolture croissante des pouvoirs publics vis-à-vis de la monnaie, décrochée de l'or pour fait de guerre, dépourvue de sens pour cause de crise, puis créée ex nihilo parce que cela donne de l'air aux affaires.

Entre l'apologie du easing et celle des longues soirées d'été, suis-je le seul à voir un parallélisme ? En tout cas il est amusant de noter que c'est à Benjamin Franklin, l'homme de time is money) que l'on doit d'avoir le premier énoncé, dans le "Journal de Paris" de 1784, l'idée de bouger l'heure pour bouger les gens.

La vérité serait (depuis Eschyle?) la premiÚre victime des guerres. Suivent la monnaie et... l'heure. La guerre est la matrice du calendrier. En été ou en hiver, la France vit à l'heure allemande depuis le 15 juin 1940. Cette persistance de l'heure allemande semble un vrai tabou. Comme le franc, né en 1360 de la défaite de Poitiers, notre heure actuelle est un leg de la déroute de 40. Troublant. Disons donc que c'est l'heure continentale, et passons...

On a dit du train qu'il aplatissait le monde, on le dit aujourd'hui de l'Internet. Cela ne peut pas ĂȘtre sans consĂ©quence sur la mesure du temps, d'autant que si le train se rĂ©glait Ă  la minute, les algorithmes fonctionnent aujourd'hui Ă  la nanoseconde.

1955

Comme l'avait fait l'horloge mécanique, l'horloge atomique (1955) représente un vrai changement de cadre.

L'internet est un continent plat et non sphĂ©rique, sans rotation quotidienne ni rĂ©volution annuelle. Comme son absence de frontiĂšre et de distance le mettait en quĂȘte d'une monnaie propre, comme son absence de trust demandait que cette nouvelle monnaie fĂ»t un cash, les caractĂ©ristiques que je viens d'indiquer excluent un repĂ©rage sur des astres qui continuent de tourner en rond (et encore) mais dont les mouvements ne sont plus aussi immuables que jadis. Pensez donc : la rotation de la terre dure 2,75 ms de plus qu'en 1820 !

Les chevaux du Soleil s'essoufflent. Qu'en auraient dit grecs et romains ? Qu'en aurait pensé le Roi Soleil de Versailles ?

le char du soleil, Ă  Rome et Ă  Versailles

Nous vivons dĂ©jĂ  sans le savoir un Ɠil sur chaque horloge. Depuis que la seconde a Ă©tĂ© dĂ©finie (en 1967) par rapport aux tribulations d'un Ă©lectron tournant autour d'un noyau de celsium ( pour parler comme O.Marchon) il faut rĂ©introduire de temps Ă  autre une 86.401Ăšme seconde Ă  certaines annĂ©es, la derniĂšre en date ayant Ă©tĂ© 2015. Et ceci juste pour maintenir une concordance entre l'annĂ©e atomique et l'annĂ©e "vraie", concordance dont le cyberespace n'a pas forcĂ©ment besoin ! Voire qui le gĂšne, quand cette fichue seconde intercalaire cloue au sol des avions, perturbe moteurs de recherche et navigateurs et oblige Ă  fermer par prĂ©caution les places boursiĂšres.

Supprimer la seconde intercalaire reste cependant une décision difficile à prendre, car revenant à couper un nouveau lien à la nature. O. Marchon la décrit comme un fragile rempart devant cette lame de fond qui tend à plonger l'homme vers toujours plus de virtualité.

Bitcoin (dont j'ai dĂ©jĂ  Ă©voquĂ© la temporalitĂ© propre, puisqu'il a crĂ©Ă© la premiĂšre chronologie intrinsĂšque Ă  l'Internet) vit dans cette virtualitĂ© lĂ . Peut-ĂȘtre difficile Ă  apprĂ©hender intimement, mais rĂ©solument du cĂŽtĂ© du futur quoi qu'en disent ceux qui ne le comprennent pas. Vires in numeris

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60 - InstantanĂ©s et mĂ©taphores d'un rĂȘve dĂ©centralisĂ©

By: Jacques Favier —

SnapshotJe dois commencer par renouveler des remerciements Ă  celui qui m’a offert l’un des 200 exemplaires numĂ©rotĂ©s de Snapshot, unsurpassable blockchain solution Ă©ditĂ© par notre ami Ludom. Je suis un rien vieille France, je l’avoue volontiers, et donc c’est le genre de chose qui me touche !

Ce recueil de tĂ©moignages et de rĂ©cits est un peu Ă  l’image de ce que montre sa couverture : dĂ©centralisĂ©, parfois redondant dans les cheminements qu’il offre aux lecteurs. Mais quel que soit l’ordre dans lequel on l’abordera, il offre d'intĂ©ressantes leçons.

Je reviendrai en fin de texte sur le choix d'illustration, qui n'engage strictement que moi.

L’introduction, en forme d'historique (mais la maison de Ludom ne s’appelle-t-elle pas « Plaisir d’Histoire » ?) rappelle d’abord cette Ă©vidence, que sans communautĂ© aucune crypto n’a d’avenir ; Ă  force d’entendre parler de « technologie blockchain » du soir au matin, cette dimension essentielle finirait par passer Ă  la trappe. Il faut une communautĂ©, et constituĂ©e de gens passionnĂ©s s’ils ne sont pas riches.

angeComme Satoshi, le fondateur BCNext a disparu (mais sans doute est-il ensuite toujours lĂ  sous un autre nom) et comme celle de Bitcoin, la mise en Ɠuvre, la « genĂšse » de NXT, fut un peu chahutĂ©e : rumeurs complotistes, ratĂ©s, trafics sur le prix. Certes, le cours de NXT part trĂšs fort : celui qui aurait investi 1 bitcoin (250$) le jour d’Halloween 2013 pour le changer en NXT aurait eu 3900 BTC le jour de NoĂ«l, soit, avec le cadeau supplĂ©mentaire de la hausse du bitcoin, plus de 2 millions de dollars. Un exploit jamais vu dans la crypto depuis Bitcoin, et plus rapide encore.

Outre les traits immĂ©diatement saillants (programmation en Java, systĂšme de brainwallet qui fait que les clĂ©s sont dans la data base de tout un chacun, 100% PoS, 100% minĂ©s dans le genesis block) les divers rĂ©cits soulignent le contexte historique : la fin 2013, le bitcoin Ă  1000 $, l’effervescence d’alt-coins plus ou moins inspirĂ©s et ne remettant pas en cause la position monopolistique de bitcoin. NXT se prĂ©sente non comme un fork mais comme un hĂ©ritier, non comme une alternative monĂ©taire mais comme une plateforme financiĂšre.

le dĂ©nombrement 1566On voit la communautĂ© migrer de bitcointalk vers son propre forum, y gagner au passage en sĂ©rieux des Ă©changes. En 2014 cependant, plusieurs membres ne sont encore lĂ , Ă  l’image de ce qui se passe chez Bitcoin, que pour spĂ©culer. Un des dĂ©veloppeurs qui est sans doute un financier expĂ©rimentĂ©, visionnaire, crĂ©e alors un grand nombre d’actifs. Ce jl777 a l’idĂ©e de dĂ©velopper un Ă©cosystĂšme de type Keiretsu (conglomĂ©rat Ă  participations croisĂ©es), une dĂ©marche qui a pu avoir un cĂŽtĂ© « apprenti sorcier » .

Dans la seconde partie de 2014, l’enthousiasme et les opportunitĂ©s de profit rapide se calment progressivement. Le temps des dĂ©cisions graves est venu. Un vol de 50 millions de NXT sur bter.com, qui Ă©tait alors la principale plateforme, donna Ă  la communautĂ© l’occasion d’envisager un roll-back. TrĂšs peu adoptĂšrent l’alternative et la communautĂ© resta ferme sur sa morale originelle. On jugea que bter.com n’avait qu’à blĂąmer sa propre incompĂ©tence, qui lui vaudra d’ailleurs un nouveau hack par la suite. La solution, dĂ©veloppĂ©e par jl777, Ă©tait Ă  trouver dans une solution d’échange dĂ©centralisĂ©e, comme NXT MultiGateWay. Avec Supernet, le mĂȘme dĂ©veloppeur proposa aussi un systĂšme qui permettrait aux diffĂ©rentes communautĂ©s crypto de collaborer.

L’annĂ©e 2015 fut un hiver pour les cryptos, et plus dur encore pour NXT dont le token sortit de la liste des 10 premiĂšres capitalisations. NXT n’était plus la seule crypto 2.0 et ses concurrents Ă©taient bien mieux dotĂ©s en fonds. Plus significative que la chute du cours, celle du nombre de transactions (divisĂ© par 4) Ă©tait largement due Ă  la baisse du nombre de transactions sur le marchĂ© des actifs, mais aussi Ă  la baisse sensible du day-trading des spĂ©culateurs. Bref on patinait !

Patineurs 1566

Mais Ă  en croire les auteurs, Ă  l’issue de cette traversĂ©e, NXT offre aux particuliers, aux professionnels et au dĂ©veloppeurs un ensemble complet de solutions de gestion dĂ©centralisĂ©es. Ce qui lui manque encore, disent-ils, c’est la notoriĂ©tĂ©, minuscule comparĂ©e Ă  celle de Bitcoin. A dĂ©faut d’attirer des spĂ©culateurs, NXT doit attirer des porteurs de projets, pour lesquels il s’avĂ©rerait la meilleur si ce n’est la seule offre de service. L’aventure n’en serait donc qu’au dĂ©but, et 
 moins onĂ©reuse Ă  tenter qu’à l’origine !

Le livre prĂ©sente une vue kalĂ©idoscopique de l’écosystĂšme NXT. Ainsi du systĂšme NRS (NXT RĂ©fĂ©rence Software), c’est Ă  dire du client officiel permettant connexion et transaction, ou de la prĂ©sentation du media NXT.org par son fondateur (pseudonyme) qui souligne l’abnĂ©gation de celui qui Ă©crit pratiquement seul sur son sujet, parce que les « intĂ©rĂȘts » sont ailleurs, et l’émergence d’une solution de rĂ©munĂ©ration des contributeurs. La conviction qu’il s’agit de porter ? Que chacun, vraiment, maintenant, peut utiliser NXT, un « outil disruptif pour les gens ordinaires » et sur lequel chacun peut construire gratuitement.

Pour une bonne part le livre doit se lire comme une sorte de manifeste politique de la dĂ©centralisation : une chose est de la faire vivre dans une communautĂ© de militants, une autre de dĂ©velopper sur cette base un systĂšme qui doit interagir avec d’autres mondes, dont celui du business. Bref il faut crĂ©er une tĂȘte de pont, et cela se met en place dĂšs la seconde partie de 2014, Ă  l’abri du droit nĂ©erlandais. La fondation NXT permet de donner une interface convenable aux interlocuteurs fonctionnant encore selon les vieilles rĂšgles, tout en laissant la communautĂ© suivre son propre mode d’ĂȘtre. Elle n’est pas lĂ  pour diriger, mais pour faciliter

Mais les auteurs ne dissimulent pas que la dĂ©centralisation se heurte Ă  bien davantage qu’un simple trait de caractĂšre ou une habitude commode de l’humanitĂ© : la dĂ©lĂ©gation des pouvoirs a aussi rendu de fiers services Ă  l'humanitĂ© ! LĂ  encore, dĂ©centraliser un network est une chose, le faire d’une communautĂ© est toute autre chose. Les dĂ©veloppeurs ont une importance vitale, mais pour autant ils ne guident pas la communautĂ©. Celle-ci fonctionne sur la base d’initiatives individuelles diverses qui rencontrent, ou non, un Ă©cho concret. De l’extĂ©rieur, cela peut paraĂźtre un grand, long et souvent bruyant dĂ©sordre. Mais en rĂ©alitĂ©, disent-ils, le cercle du possible n’est pas prĂ©dĂ©fini Ă  l’origine par un leader, il est en construction permanente par la communautĂ©. Un leader mĂšnerait de A Ă  B, prĂ©dĂ©finis. Des nĂ©gociateurs permettent qu’in fine, du travail soit accompli, et que le point B ne soit pas perdu de vue.

Danse, 1566

Je n’entrerai pas dans le dĂ©tail de la prĂ©sentation de nombreux projets permis par le protocole, dĂ©veloppĂ©s puis portĂ©s par la communautĂ© : l’Alias, l’Arbitrary Message, l’Asset Exchange dĂ©centralisĂ© et non rĂ©gulĂ© (sinon par la rĂ©putation) et sur lequel sont Ă©changĂ©s prĂšs de 700 assets forgĂ©s comme des colored coins, la plateforme de crowdfunding MS (Monetary System) oĂč chacun peut crĂ©er sa devise, ou le NXT Market Place, encore trĂšs confidentiel. Tout en en dĂ©taillant les caractĂ©ristiques, les auteurs avouent que ces aventures se dĂ©roulent encore dans un monde tout petit monde assez fragile, pour lequel le bitcoin reste la principale passerelle vers le monde traditionnel.

NXT se prĂ©sente pourtant comme a revolutionary tool for business dans un monde du business pour lequel blockchain fut d’abord un buzzword fort creux. Le rĂ©cit de Roberto Capodieci figure sans doute lĂ  pour suggĂ©rer ce que des solutions d'Ă©change dĂ©centralisĂ©es peuvent concrĂštement apporter dans les affaires. En mĂȘme temps, les chapitres prĂ©sentant les possibilitĂ©s de vote ou de mĂ©lange des transactions (coin shuffling) sur NXT ne paraissent pas cibler en prioritĂ© le business en prioritĂ© !

Portement de croix 1564Plus sincĂšre que bien des ouvrages Ă©crits par des utopistes ou autres "faiseurs de systĂšmes" Snapshot ne cache ni les limites, ni les erreurs. Le rĂȘve parfois vire au cauchemar.

Cette nouvelle technologie n'est pas seulement une expérience sociétale, c'est aussi le développement d'un projet à plusieurs millions de dollars, et qui pourrait un jour se peser en milliards. Il a connu ses trolls, ses scams, mais aussi ses conflits.

Cependant comme Bitcoin repose sur les mathématiques, NXT prétend reposer sur la coopération sans laquelle il ne vaudrait plus rien. Le chapitre "The fork" est à cet égard instructif quant aux grands débats (et aux petits travers) qui ont pu animer la communauté : la blockchain est-elle faite pour stocker de l'information plutÎt que pour distribuer des messages et permettre une vérification future (et sans tiers) des données ? comment rendre acceptable par tous l'introduction de changement rendant incompatibles deux versions du protocole ? Comment faire évoluer une blockchain constamment exposée aux feedback du business, bien davantage encore que celle de Bitcoin ?

Enfin le dernier chapitre concerne Ardor, NXT 2.0, non pas un fork mais une innovation que son promoteur prĂ©sente avec la nette distinction de ses deux jetons, l’un utile Ă  la validation, l’autre Ă  la transaction. On gagne Ă©videmment en scalability. On y gagne surtout (qui donc ?) en chacun chez soi. Chaque chaĂźne fille a son propre jeton reprĂ©sentatif de son propre objet, et fait payer ses fees de transactions (lesquelles peuvent avoir leurs rĂšgles propres) avec ce jeton. Ardor, c’est Blockchain as a Service, prĂ©sentĂ©e implicitement comme le sens de l’histoire

Mais en contrepoint des questions de ces deux derniers chapitres, questions qui ne sont pas sans Ă©cho dans l’actualitĂ© du bitcoin ces jours-ci, surgissent d’autres questions : le lead developer est-il un leader ? et sinon, est-il un esclave ? En terme moins politique, on se demandera comment peut-on ĂȘtre sĂ»r de ce que l’on mange en salle quand on entend les gens s’engueuler dans la cuisine ? Enfin on notera que du forum au slack puis Ă  la mailing list, l’instrument choisi pour communiquer en dit bien long sur une communautĂ©.

Comme le note en conclusion Robert Bold, l’univers crypto paraĂźt encore Ă  ce jour davantage prĂ©occupĂ© par sa guerre civile permanente (et infantile) que par une mise en ordre de bataille face aux fiat, lesquelles ont toutes les armes (lois d’exception) pour survivre Ă  toutes les crises que leurs dĂ©fauts mĂȘmes engendrent. Il plaide pour des attitudes plus diplomatiques, entre cryptos, vis Ă  vis des institutions financiĂšres et de la part de celles-ci. On ne peut qu’approuver !

                       ***

Quelle conclusion tirer, pour ma part ? Il y a dans toute cette aventure un incontestable cĂŽtĂ© Jeux d'enfants ou pour le dire comme l’un des auteurs a glamorous tale of geeks changing the world with Java code quitte Ă  le faire comme des apprentis sorciers un rien psychorigides.

Jeux d'enfants 1560

Pourtant, parfois, sous l’ambition d’ĂȘtre unsurpassable, il sourd comme une sorte d'amertume, qui n'est pas sans Ă©voquer ceux qui se voyaient dĂ©jĂ  en haut de l'affiche:
d'autres ont réussi avec peu de voix et beaucoup d'argent
moi j'Ă©tais trop pur, ou trop en avance...

Si les « bitcoin evangelists » n’ont manifestement rien Ă  envier, pour l’ardeur, Ă  ceux de NXT, on se demande parfois, Ă  la lecture de cet ouvrage, si les dĂ©veloppeurs NXT font lire tout cela tel quel Ă  leurs clients
 et quand on lit bien des anecdotes, on s’étonne un peu de voir les prudents banquiers adopter NXT tellement plus facilement que Bitcoin comme support de leurs expĂ©riences.

J'ai donc lu ce livre avec curiosité, parfois un peu d'étonnement. En y trouvant davantage de politique que de technique. Je ne sais pourquoi, c'est à l'évocation de la Fondation logée aux Pays-Bas (comme on disait jadis) que j'ai commencé à songer à l'illustrer comme je l'ai fait.

Carnaval et Careme 1559

On lira ici une interprétation marxiste de la peinture de Brueghel insistant sur l'absence d'autorité centrale, en l'espÚce, de l'église catholique. Ce qui m'a frappé, tandis que je menais mon travail, c'est que si dans certaines scÚnes de Brueghel le peuple est ordonné par une activité, spécifique et temporaire (le repas, la danse) il est, à l'état ordinaire, représenté sans ordre perceptible. Et que pourtant cela semble faire sens. Je trouve que certaines toiles offrent d'assez belles métaphores d'un systÚme décentralisé. Voici une chose sur laquelle je reviendrais volontiers !

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59- La Blockchain d'un monde qui change

By: Jacques Favier —

couvertureLa publication de La Révolution Blockchain de Philippe Rodriguez donne, par son sujet, par sa date de publication et malgré son titre un signal intéressant.

Certes le titre (on reviendra sur le sous-titre) est un peu galvaudé depuis que Don Tapscott a utilisé l'expression : le caractÚre révolutionnaire de la blockchain a eu tendance à se fondre dans la fureur de mots qui emporte aussi les fintechs, les bigdata et tant d'autres choses, parce qu'ici comme ailleurs s'applique la trop fameuse sentence de TancrÚde Falconeri dans le Guépard, réplique culte que cite d'ailleurs Rodriguez.

Mais le brin d'audace est Ă  l'intĂ©rieur du livre, qui traite d'abord du Bitcoin, en cette annĂ©e 2017 oĂč il y a fort Ă  parier que bien des gens vont redĂ©couvrir le bitcoin que des gourous dĂ©sinvoltes leur avaient jadis conseillĂ© d'oublier.

En UkraineEn commençant son rĂ©cit par Bitcoin, non pour l'Ă©vacuer comme le font les opportunistes mais pour le montrer au coeur mĂȘme des rĂ©volutions du siĂšcle, avec notamment l'image cĂ©lĂšbre des QR Codes brandis place Maidan, Rodriguez montre que pour lui, la rĂ©volution c'est d'abord une monnaie sans banque et sans Etat, sans censure et sans surveillance.

Au-delĂ  de Bitcoin, nous dit Rodriguez, la rĂ©volution blockchain n’est pas un simple Ă©piphĂ©nomĂšne technique ou technologique de l’évolution de nos Ă©conomies et de nos sociĂ©tĂ©s. Elle s’inscrit, au contraire, dans de grandes rĂ©volutions de notre temps, qui sont autant de dĂ©fis pour nos modes de consommation et de vie. Le monde change autour de nous et la technologie ne fait que s’adapter aux nouvelles rĂ©alitĂ©s qui nous entourent.

En clair l'auteur délaisse le chemin des contrebandiers qu'empruntent ceux pour qui la blockchain doit juste faire gagner une (généreuse mais hypothétique) poignée de milliards aux banques et automatiser leurs services titres, au détriment de la petite-bourgeoisie du middle-office. Certains consultants abondent dans le sens de leurs clients note d'ailleurs Rodriguez.

L'auteur n'Ă©lude pas l'arriĂšre-fond de crise politique globale. LĂ  oĂč les juristes et Ă©conomistes officiels brandissent encore leur confiance jamais expĂ©rimentalement vĂ©rifiĂ©e dans nos institutions, Rodriguez note que crises bancaires et monĂ©taires ont non seulement montrĂ© l’essoufflement de notre modĂšle Ă©conomique gĂ©nĂ©ral, mais elles ont aussi interrogĂ© la vĂ©ritable souverainetĂ© des États et de nos gouvernements face aux pouvoirs de l’argent et de la finance. Au fond, sur le modĂšle de la thĂ©orie du cygne noir de Nassim Taieb, ces crises Ă  rĂ©pĂ©tition nous ont fait envisager l’idĂ©e que notre modĂšle Ă©conomique pouvait avoir une fin en soi et qu’il fallait, en consĂ©quence, savoir envisager sa mutation Ă  moyen terme.

surgit un cygne noir...

De tout ce qui crée le malaise actuel, société de surveillance et dérive autoritaire, des crispations de l'ancien monde, le livre fait un exposé assez complet.

Il voit dans la blockchain le rouage essentiel d'une nouvelle Ă©conomie qui re-dĂ©velopperait les communs de jadis, voire les re-sacraliserait. A cĂŽtĂ© de la technologie, il y a donc une communautĂ©, essentielle. Les dĂ©veloppeurs, les hackers, les informaticiens, les mathĂ©maticiens, mais aussi les Ă©conomistes, les entrepreneurs et les politiques auront tous un rĂŽle Ă  jouer dans cette Ă©volution de notre communautĂ©, car le pari n’est pas seulement Ă©conomique et politique, il est aussi technologique et social. Plus loin, l'auteur, qui donne un aperçu assez large de la culture (romanesque, cinĂ©matographique...) qui a vu naĂźtre Bitcoin, ajoute qu'au fond, la rĂ©volution blockchain a d’abord Ă©tĂ© une affaire de culture, de littĂ©rature et d’esprit avant d’ĂȘtre mise sur pied par des ingĂ©nieurs et des techniciens. Je ne sais si l'on peut dire avant, ou si en mĂȘme temps ne conviendrait pas mieux : c'est un point de dĂ©tail. Il est clair en tout cas qu'il n'y a pas, en tout cas, de "technologie blockchain" qui viendrait avant, Ă  cĂŽtĂ© ou derriĂšre le bitcoin.

Les puristes regretteront donc l'assertion selon laquelle Blockchain et bitcoin sont ainsi deux frĂšres jumeaux, longtemps confondus, aujourd’hui reconnus dans toutes leurs diffĂ©rences. Pour moi, on le sait, le dĂ©bat est du type oeuf-poule. On peut donc certains jours en faire l'Ă©conomie...

La seconde partie ("Que nous apprend l'Ă©conomie sur la Blockchain ? ") remet aussi le phare, dĂšs les premiĂšres pages, sur le bitcoin.

Certes qualifiĂ© (prudence de banquier?) de "quasi-monnaie", Bitcoin permet de changer de monnaie, et Rodriguez a le mĂ©rite de ne pas nous emmener illico trĂšs au-delĂ  du paiement comme le font tant de charlatans qui se gardent bien ainsi de parler de paiement. Pourquoi vouloir changer la monnaie ? demande-t-il. Parce qu’elle est, pour ainsi dire, le pouls d’une Ă©conomie, le sang coulant dans ses veines et alimentant chacun des organes de la sociĂ©tĂ©, et que les rĂ©centes crises Ă©conomiques ont montrĂ© que du sang neuf Ă©tait plus qu’essentiel Ă  la revitalisation du corps sociĂ©tal.

au coeur de la revitalisation du corps social ?

L'histoire de la monnaie est peut-ĂȘtre exposĂ©e trop longuement par rapport au sujet du livre. De plus, je ne peux souscrire Ă  la prĂ©sentation (trĂšs libĂ©rale) de la naissance de la monnaie Ă  partir du troc, mais la moitiĂ© de mes amis bitcoineurs au moins adhĂšrent Ă  ce mythe...

Une invention vraiment admirablePas davantage je ne partagerai l'enthousiasme que l'apparition du billet de banque en Chine est censé provoquer : l'auteur passe sous silence la dévaluation de 80% que représente le Zhiyuan chao de Kubilai Khan en 1287, la suspension de convertibilité en 1374 et finalement l'interdiction de ces billets par l'empereur Ming Renzong sous peine de mort au début du 15Úme siÚcle.

Ce sont lĂ  des critiques bien marginales. Je suis plus embarrassĂ© quand Rodriguez semble cautionner l'OPA de Menger, Mises et Hayek sur Bitcoin. OPA posthume, Ă©videmment, et opĂ©rĂ©e par John Matonis. Il ne s'agit pas de nier une filiation Ă©vidente, mais l'idĂ©e de dĂ©nationalisation de la monnaie remonte bien avant l'Ă©cole autrichienne (disons jusqu'au 14Ăšme siĂšcle qui fut celui d'Oresme), et la volontĂ© de crĂ©er un "or numĂ©rique" suggĂšre aussi d'autres filiations. Enfin le Bancor de Keynes aurait pu ĂȘtre mentionnĂ©.

Les explications techniques sont trĂšs accessibles, Ă©videmment au prix d'une rĂ©elle simplification, et de l'oubli de certaines finesses qui font la beautĂ© de l'Ă©difice. Mais elles tendent vers une conclusion plutĂŽt exigeante : si l’on remplace les mineurs par des entreprises qui sont autorisĂ©es Ă  miner, si l’on remplace la multitude des apports en puissance informatique, ces systĂšmes diminuent d’autant leur crĂ©dibilitĂ© en termes de sĂ©curitĂ© et d’indĂ©pendance. Ça a le goĂ»t de la blockchain, la couleur de la blockchain mais ce n’est pas de la blockchain

pendant qu'on y est ...

Enfin la derniÚre partie aborde les usages futurs possibles de la blockchain au regard de la double modification de l'identité et de la propriété, ce qui est un angle intéressant, de la mutation énergétique, de l'exigence sans cesse accrue de transparence dans toutes les relations et transactions, de l'évolution (annoncée par Bersini) vers une société assurantielle. Bien sûr, dans ce catalogue de promesses de haut vol, les considérations de mise à l'échelle ou d'interopérabilité restent un peu sous les nuages. Et, en dépit d'un morceau sur la "titrisation blockchain", le rapport entre actifs digitaux et actifs numériques est parfois un peu flou.

Pour finir, la politique n'est pas oubliée, et c'est là que le sous-titre prend vraiment son sens: Algorithmes ou institutions, à qui donnerez-vous votre confiance?

L'ironie perce parfois, comme lorsque Rodriguez met en face Ă  face l'explosion du nombre de gens employĂ©s Ă  rĂ©glementer ou surveiller la finance et le peu de rĂ©sultat en terme de confiance suscitĂ©e. MĂȘme si l'on voit mal par quel moyen notre Etat sclĂ©rosĂ© accoucherait Ă  court terme d'une dĂ©mocratie liquide (un coup d'Ă©tat informatique pour nous libĂ©rer de rĂšglements contraignants, d’usages dĂ©passĂ©s, de relations dessĂ©chĂ©es ?) ni inversement en quoi l'organisation sur une blockchain nantaise du rĂ©fĂ©rendum sur l'aĂ©roport de Notre-Dame-des-Landes rendrait les points de vues des uns et des autres mieux rĂ©conciliables, il faut bien dire que l'enthousiasme de l'auteur, sourcĂ© chez Don Tapscott, est sympathique.

Oui la blockchain est un chantier de pionniers civiques engagés dans de grandes transitions.

Le principal mérite, à mes yeux, de cet ouvrage touffu est de finir, comme il a commencé, sans éluder la monnaie comme point nodal des visées du protocole d'échange qu'est Bitcoin.

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58 - Sacré labyrinthe

By: Jacques Favier —

Avec quelques membres du Cercle, visite au Labyrinthe d'AmiensJ'avais Ă©tĂ© amusĂ©, en octobre 2016, en lisant un papier oĂč Pierre Noizat comparait les pyramides (elles ne me laissent jamais indiffĂ©rentes) et les cathĂ©drales Ă  des preuves de travail monumentales destinĂ©es, pour le citer, Ă  tĂ©moigner d'une capacitĂ© phĂ©nomĂ©nale Ă  mobiliser les Ă©nergies des sujets et des croyants. Sans la moindre concertation, j'avais publiĂ© la veille un papier sur la preuve de travail de Penelope qui m'a, depuis, valu quelques allusions caustiques que je ne pouvais pas imaginer alors.

Je n'avais Ă©videmment rien de cela en tĂȘte quand il fut dĂ©cidĂ© en janvier que notre prochain repas du Coin aurait lieu Ă  Amiens, occasion de nouer des liens avec la Tech AmiĂ©noise. Mais je ne me projette jamais dans l'avenir qu'avec un oeil vers ce que le passĂ© nous lĂšgue de beau, de grand ou d'instructif.

La cathédrale d'Amiens n'est pas seulement la plus vaste de France (dût l'orgueil des parisiens en souffrir) c'est aussi... celle qui m'impressionne le plus. En songeant à retourner y faire visite, j'ai eu une illumination : le "labyrinthe" tracé sur le dallage de la nef, parce qu'il a rapport à quelque chose de compliqué, contient un message qui nous concerne.

J'ai invité quelques amis à venir le voir, avant de livrer ici mes réflexions.

Le labyrinthe d'Amiens surveillé par un ange

Le sujet du labyrinthe est immense. D'abord parce que cette figure, prĂ©sente dĂšs le palĂ©olithique, date de bien avant que les Grecs ou les CrĂ©tois ne lui aient donnĂ© son nom de laburinthos (λαÎČύρÎčÎœÎžÎżÏ‚), terme dont l'Ă©tymologie est d'ailleurs un peu mystĂ©rieuse.

Logo MH, le labyrinthe de Reims stylisĂ©Notons juste que la racine du mot se retrouvant dans la labrus (Î»ÎŹÏÏÏ…Ï‚), sorte de double-hache utilisĂ©e dans les cultes minoens, mais aussi dans le mot anatolien pour roi (labarna) le labyrinthe a sans doute affaire dĂšs l'origine avec le monument, la puissance et la force.

Est-ce pour cela que l'on a adopté le tracé de celui de la cathédrale de Reims comme logo des Monuments historiques ? Je l'ignore, mais cela me parait significatif.

Je ne vais donc pas reprendre tout ce qui a été écrit à ce sujet, notamment par l'ineffable Jacques Attali pour qui le labyrinthe apparaßt entre autres comme un langage avant l'écriture, chose que j'ai tendance à penser de la monnaie. Je veux, pour moi, me concentrer ici sur les seuls "labyrinthes de cathédrales" en mettant en perspective le "travail" qu'ils induisent avec le "travail" qui intéresse Bitcoin.

Le thÚme du labyrinthe n'est pas biblique, et la culture chrétienne ne s'en est saisi que tardivement pour s'imposer véritablement au 12Úme et surtout au 13Úme qui est le grand siÚcle des cathédrales. Des labyrinthes sont figurés sur le dallage de nombreuses cathédrales, particuliÚrement en France, à Amiens ou comme ici à Chartres.

À Chartres, un labyrinthe du 12ùme siùcle

Parcourir, à genoux bien sur, cet ultime trajet était proposé comme un travail physique et spirituel à ceux qui arrivaient à pieds, parfois d'assez loin, et pour qui la cathédrale était le but d'un petit pÚlerinage. PÚlerinage modeste certes, le seul cependant que les gens les plus simples pouvaient accomplir et auquel il convenait que l'Eglise donnùt du sens.

Si le labyrinthe des cathédrales s'appelait parfois chemin de Jérusalem voire chemin du Paradis c'est qu'en le parcourant ainsi dans un réel effort, ceux qui n'iraient jamais en Terre Sainte pouvaient arriver au centre de la figure, symbole de la Jérusalem céleste.

de ht en bas : Ravenne, Bayeux, Cologne, Saint-Quentin, Reims, Amiens et Saint-Omer

Ces étranges figures, qui ont parfois des petits airs de circuit imprimé ou de QR Code, sont riches d'enseignement.

Un premier dĂ©tail me frappe. Ces "labyrinthes" ne sont que de simples anneaux ou octogones concentriques (thĂ©matique religieuse sur laquelle je ne m'Ă©tendrai pas ici) et jamais des "dĂ©dales", mĂȘme si le motif central de celui de Chartres, dĂ©truit en 1792, semble avoir reprĂ©sentĂ© l'architecte DĂ©dale, le hĂ©ros ThĂ©sĂ©e et le terrible Minotaure.

Si le labyrinthe antique amenait Ă  combattre un monstre, ceux des cathĂ©drales sont faits pour se prouver quelque chose Ă  soi-mĂȘme. Du premier il Ă©tait difficile de ressortir, dans ceux-ci inversement, il est difficile de pĂ©nĂ©trer. Bref, voici peut-ĂȘtre une image du paradigme hard to find, easy to check...

D'autant, second dĂ©tail, que dans presque tous les labyrinthes, on se retrouve fort vite prĂšs du but. Comme si l'oeuvre Ă  accomplir Ă©tait en soi assez simple. À Amiens, le pĂšlerin qui se tient Ă  l'entrĂ©e de la figure n'est qu'Ă  6 mĂštres seulement du Paradis. L'essentiel est de valider ce court voyage par un travail bien plus long.

TroisiÚme détail : avec 234 mÚtres à parcourir, le labyrinthe d'Amiens est relativement court : celui de la basilique de Saint-Quentin, dans l'Aisne voisine, représente un trajet de 260 mÚtres et celui de la cathédrale de Chartres atteint les 261,55 mÚtres. On note cependant que l'ordre de grandeur est constant. Pourquoi ?

Parce que le labyrinthe est moins affaire d'espace que de temps, ou que les deux notions sont ici rĂ©unies. On trouve parfois l'expression de chemin d'une lieue. Le trajet Ă  genoux sur le labyrinthe est censĂ© prendre le mĂȘme temps qu'un trajet d'une lieue Ă  pieds. Or la lieue, cette vieille mesure dont l'Ă©tymologie est peut-ĂȘte gauloise et dont la mesure exacte variait jadis d'une province Ă  l'autre (en tournant toujours autour de 4 de nos kilomĂštres) reprĂ©sentait pour nos anciens... la distance qu'un homme parcourt Ă  pied en une heure.

Autrement dit l'effort est sensiblement le mĂȘme pour tous, d'un labyrinthe Ă  l'autre, et il se mesure en temps.

Enfin, dernier dĂ©tail, plus subtil : les labyrinthes ont toujours leur entrĂ©e vers l'Ouest, cĂŽtĂ© du soleil couchant et de la mort, cĂŽtĂ© par lequel risquent de pĂ©nĂ©trer fantĂŽmes et dĂ©mons. Leur imposer l'Ă©preuve du labyrinthe est donc d'abord une mesure renforçant la sĂ©curitĂ© du saint monument ! Le diable reste piĂ©gĂ© dans un tel parcours soit parce que sa nature (ÎŽÎčÎŹÎČÎżÎ»ÎżÏ‚, dia-bolos, celui qui s'insinue, qui passe par une faille) le lui interdit soit encore parce que, dit-on, il ne se dĂ©place qu'en ligne droite. Il n'a pas la capacitĂ© d'effort du pĂšlerin.

Par cet effort, que gagnait, justement, le pÚlerin ? L'erreur serait ici de projeter au 13Úme siÚcle les abus les plus criants du 16Úme siÚcle et d'oublier que par définition ceux qui effectuaient ce pÚlerinage un peu dérisoire n'avaient guÚre d'argent à donner, mais seulement de la valeur à créer par leur travail et leurs efforts.

Ce qu'on gagnait ici n'avait pas de valeur intrinsÚque, n'était pas gagé par la monnaie légale, n'avait pas la garantie de l'Etat. Mais aux yeux des pÚlerins du labyrinthe, que cela diminuùt la dette de leurs péchés ou que cela augmentùt à l'actif leurs richesses dans un autre monde, c'était précieux !

L'institution, qui avait d'abord tolĂ©rĂ© cet instrument de foi naĂŻve trouvait sans doute que ce moyen de gagner le Ciel manquait de rĂ©gulation. Au 17Ăšme siĂšcle un chanoine de Chartres rĂąlait contre un amuse-foi auquel ceux qui n'ont guĂšre Ă  faire perdent leur temps Ă  courir et tourner. Au 18Ăšme siĂšcle, on les effaça ou on les dĂ©truisit un peu partout, Ă  Sens, Poitiers, Arras. MĂȘme celui d'Amiens fut sacrifiĂ© : celui que nous admirons aujourd'hui n'est plus celui de 1288, dĂ©posĂ© en 1825, mais celui que l'on reconstitua quelques annĂ©es plus tard.

À Reims il avait Ă©tĂ© enlevĂ© dĂšs 1775, parce que les rires des chenapans sautant Ă  pieds joints sur le dallage oĂč l'on sacrait nos rois gĂȘnaient les chanoines. Le symbolisme et le graphisme de ces monuments parlent sans doute davantage Ă  notre Ă©poque. Le labyrinthe de Reims fut recrĂ©Ă©, depuis 2009, par un jeu d'Ă©clairage.

virtuel

De sorte que tous les monuments historiques de France ont comme emblĂšme ... un monument virtuel !

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57 - La Boucle (le temps, c'est de l'argent)

By: Jacques Favier —

Time is money. Le mot cĂ©lĂšbre de Benjamin Franklin courait semble-t-il les rues depuis le grec Antiphon, qui aurait dit le mĂȘme chose avant de mourir exĂ©cutĂ© en -410, ce qui est en somme une façon de faire faillite.

Le problĂšme c'est que chacun formule cette analogie dans un contexte et un propos bien diffĂ©rents. Le libertaire hĂ©doniste antique trouvait sans doute stupide de perdre un temps comptĂ© Ă  travailler dans une vaine quĂȘte de fortune ou d'honneurs. Mais son mot (*) est rapportĂ© par un historien dissertant cinq siĂšcles plus tard au sujet d'une perte de temps fatale Ă  l'action. Enfin l'amĂ©ricain modeste, tĂŽt mis au travail, trouvait impie de perdre Ă  ne rien faire une heure qui pouvait ĂȘtre consacrĂ©e au nĂ©goce. Aucun des trois ne parlait Ă©videmment du travail de l'argent, travail qui consiste essentiellement, au grand scandale des moralistes, Ă  attendre l'Ă©chĂ©ance en regardant passer le temps.

la clepsydre de karnakOn Ă©voque classiquement ce que l'on doit Ă  nos ancĂȘtres babyloniens, qui conçurent en regardant le ciel le temps cyclique, celui que l'on retrouverait. Les Égyptiens, eux, regardaient couler dans leurs clepsydres le temps que l'on perd. Et ce n'est pas pour rien que l'on parle d'argent liquide. Il file entre les doigts comme le temps dans la clepsydre.

Mais depuis les Grecs, et mĂȘme depuis les LumiĂšres, le temps et l'argent ont tous deux changĂ© de nature. Que faire aujourd'hui du lieu commun mĂ©taphorique de Franklin?

Au commencement, l'argent, valeur intrinsÚque et concrÚte qu'en français on désigne par le nom d'un métal précieux mais par essence stérile, ne pouvait guÚre croßtre en faisant travailler le temps, qui n'appartient qu'à Dieu. Il pouvait cependant s'amasser avec le temps de travail de l'homme. Ainsi accumulé il devenait une potentialité dans le temps à venir, la célÚbre liberté frappée de Dostoïevski.

Certes, dans leurs Ă©choppes, de vils usuriers le prĂȘtaient contre d'impies intĂ©rĂȘts. Au bout de quelques gĂ©nĂ©rations ils furent nobles, fournissant aux rois crĂ©dits et maitresses puis, au prix de quelques victimes collatĂ©rales, survĂ©curent aux rĂ©volutions et s'installĂšrent au pouvoir. Au bout du compte, l'argent aujourd'hui n'est plus que ce qu'on leur doit Ă  eux.

Le voleur de tempsUn Ă©conomiste espagnol, spĂ©cialiste de l'innovation, et qui est aussi romancier, Fernando Trias de Bes, a publiĂ© en 2006 une satire amusante Ă  ce sujet. Le hĂ©ros ne travaille essentiellement que pour payer les intĂ©rĂȘts de ses emprunts. Il a un jour l'idĂ©e de vendre du temps. Son entreprise devient florissante, mais si les gens achĂštent du temps c'est pour ne rien faire... et l'Ă©conomie ne tourne plus. Il faut lĂ©gifĂ©rer...

Sans me vanter, j'y avais songĂ© moi-mĂȘme 20 ans plus tĂŽt (*) dans un scenario oĂč c'Ă©tait l'État lui-mĂȘme qui prenait cette initiative. Pour le reste, je renvoie Ă  mon billet sur le livre de Maurizio Lazzarato Gouverner par la Dette.

Et le temps ?

time machineEn assénant réguliÚrement que le temps n'existe pas ou que son écoulement est une illusion, le physicien Thibault Damour provoque des polémiques diverses (*). Le temps, tel qu'en parle Etienne Klein (*) échappe au langage, à la philosophie et à la mathématique. Mais il ne semble pas perturber les financiers.

À ma connaissance, nul dĂ©biteur ne l'a invoquĂ© pour contester le bien-fondĂ© des intĂ©rĂȘts dus. Au demeurant le temps des banques est spĂ©cifique, purement conventionnel. Ses unitĂ©s sont contractuelles, les annĂ©es n'y ont que 360 jours et le mot jour fait l'objet de longues dispositions.

Personne n'a réussi à remonter dans le temps ( j'y reviens dans un instant) pour rembourser moins que le nominal.

Le bitcoin est une monnaie qui entretient une relation bien plus complexe avec une temporalitĂ© elle-mĂȘme spĂ©cifique.

C'Ă©tait par une rĂ©flexion proprement « chronologique » que Bayer, Haber et Stornetta en Ă©taient arrivĂ©s en 1993 Ă  construire un horodatage numĂ©rique intrinsĂšque : « pour Ă©tablir qu’un document a Ă©tĂ© crĂ©Ă© aprĂšs un moment donnĂ©, il est nĂ©cessaire de rapporter des Ă©vĂ©nements qui n’auraient pu ĂȘtre prĂ©dits avant qu’ils ne soient arrivĂ©s. Pour Ă©tablir qu’un document a Ă©tĂ© crĂ©Ă© aprĂšs un moment donnĂ©, il est nĂ©cessaire de provoquer un Ă©vĂ©nement suscitĂ© par ce document et qui puisse ĂȘtre constatĂ© par des tiers. » Le vieux sophisme post hoc ergo propter hoc trouvait enfin un fondement technique.

La succession linĂ©aire des blocs a suscitĂ© le premier temps universel propre au cyberespace, ou du moins sa premiĂšre chronologie. L'historique de la Blockchain est en effet certain et irrĂ©versible, mais surtout il est autonome. MĂȘme si l'on trouve un peu partout qu'un nouveau bloc est validĂ© toutes les 10 minutes environ, le tic-tac de cette montre n'est pas ajustĂ© sur la rotation de la terre ou les oscillations de l'atome de cesium.

out of time

De plus ce tic-tac irrĂ©gulier ne suit pas ce que les mathĂ©maticiens appellent une loi normale mais une loi exponentielle, comme celle qui rĂ©git les passages du bus. C’est une loi qui modĂ©lise la durĂ©e de vie d'un phĂ©nomĂšne sans mĂ©moire, sans vieillissement et sans usure, d’un phĂ©nomĂšne pour lequel le fait qu’il ait dĂ©jĂ  durĂ© un certain temps jusqu’au temps t ne change rien Ă  son espĂ©rance de durĂ©e Ă  partir du temps t.

Le temps de la blockchain sous le principe d'incertitude

Dans une Ă©tude (*) rĂ©servĂ©e aux lecteurs fĂ©rus de science, le mathĂ©maticien Ricardo Perez-Marco commence par rappeler le statut du temps dans la mĂ©canique quantique, et la part de mystĂšre ou de controverse qui l'entoure encore. Ensuite il note que le temps de la blockchain est un temps spĂ©cifique (toute rĂ©fĂ©rence Ă  un temps exogĂšne violerait en effet le principe de dĂ©centralisation) mais qu'il est fonction d'une donnĂ©e exogĂšne : l'Ă©nergie consacrĂ©e au hash. À tout moment on a une incertitude sur ∆E, et finalement une Ă©quation ∆E = k.H (oĂč H est le hashrate). Par lĂ , c'est le principe d'incertitude de Heisenberg qui pointe le bout de son nez. Car on a un systĂšme de type ∆E.∆t∌ħ0 oĂč la constante de Planck rĂ©duite, ħ0, est fonction de la difficultĂ© du moment.

bitcoin et le tempsNous voilà bien! Comme dit l'ami Cyril Grunspan, ça laisse songeur...

Ce que ne dit par le mathématicien, c'est que quelque part il doit y avoir une corrélation, voire une équation que je suis bien incapable de proposer (d'autant que la difficulté et la récompense sont deux valeurs discrÚtes) entre la difficulté, donc le temps, et la valeur de la récompense, donc le cours du bitcoin. Le temps c'est de l'argent.

Comment l'argent lui-mĂȘme voyagerait-il dans le temps ?

Les gestionnaires de (grosses) fortunes peuvent parfois envisager des placements sur des échéances dépassant sensiblement l'espérance de vie humaine. Ils ne devraient pas tarder à venir à Bitcoin.

Il y a eu une expérience concrÚte de voyage dans le temps : lorsque les pays de l'Est ont entrepris dans les années 90 de restituer les biens confisqués à la fin des années 40. Ceux qui retrouvÚrent des forets ou des immeubles s'en trouvÚrent mieux que ceux qui avaient perdu des actions ou des comptes en banque. Cela a-t-il fait l'objet d'études ?

Un film de science-fiction trĂšs malin et considĂ©rĂ© comme un modĂšle, Looper livre une rĂ©ponse trĂšs simple (et bien peu techno !) Ă  la question de savoir en quel argent un ĂȘtre du futur pourrait nous payer aujourd'hui : en lingots d'argent. Sans banque et sans État.

l'argent des loopers

Dans Looper, des tueurs à gage reçoivent, d'un futur dans lequel la surveillance électronique a rendu le meurtre un peu difficile, des victimes ligotées portant quelques lingots d'argent cousus dans leur camisole. S'ils trouvent des lingots d'or, c'est que ...

Le mot looper vient du mot anglais qui dĂ©signe une boucle. Les boucles s'imposent fatalement aux scĂ©naristes de voyages dans le temps. Souvent, un rien de quantique et un soupçon d'univers jumeaux ou parallĂšles permettent de trouver des solutions cosmĂ©tiques. Évidemment la boucle concerne ici d'abord le destin du tueur lui-mĂȘme. Mais la circulation de l'argent y forme aussi une curieuse figure.

Je renvoie en revanche à un commentaire savant (en anglais) sur les raisons du choix de l'instrument de paiement. Cela nécessiterait un billet entier.

vers le futurAu grand dĂ©sespoir du geek adepte du Bitcoin et de la SF, et mĂȘme si Bitcoin est beaucoup plus proche d'un mĂ©tal prĂ©cieux que d'un bout de papier fiduciaire ou d'une Ă©criture dans une banque, il est clair que la chronologie intrinsĂšque de la blockchain interdirait un tel paiement vers le passĂ© et que la solution de Looper est bien plus crĂ©dible !

Consolons-nous de cette frustration sans grande conséquence pratique :

Bitcoin, qui permet des paiements aisés vers le futur lointain, est une monnaie d'à-venir !






Pour aller plus loin :

  • Tous les sites amĂ©ricains renvoient de Franklin (in Advice to a young tradesman) Ă  Antiphon. Ensuite, c'est une autre histoire. Le mot du sophiste devait dĂ©jĂ  ĂȘtre un lieu commun dans l'antiquitĂ©, car on ne le trouve que de seconde main, dans le chapitre 28 de la vie d'Antoine par Plutarque, dans lequel l'historien trouve navrant que le hĂ©ros Ă  la tĂȘte de linotte se soit laissĂ© entraĂźner par ClĂ©opĂątre Ă  Alexandrie, oĂč il dĂ©pensa, dans l’oisivetĂ©, dans les plaisirs et dans des voluptĂ©s indignes de son Ăąge, la chose la plus prĂ©cieuse Ă  l’homme au jugement d’Antiphon, le temps. Pour mon ami Adli Takkal Bataille : ÎżáŒŽÏ‡Î”ÏƒÎžÎ±Îč Ï†Î”ÏÏŒÎŒÎ”ÎœÎżÎœ ᜑπ' Î±áœÏ„áż†Ï‚ Δጰς áŒˆÎ»Î”ÎŸÎŹÎœÎŽÏÎ”ÎčαΜ ጐÎșΔῖ ÎŽáœČ ΌΔÎčραÎșÎŻÎżÏ… ÏƒÏ‡ÎżÎ»áœŽÎœ áŒ„ÎłÎżÎœÏ„ÎżÏ‚ ÎŽÎčατρÎčÎČÎ±áż–Ï‚ Îșα᜶ παÎčÎŽÎčÎ±áż–Ï‚ Ï‡ÏÏŽÎŒÎ”ÎœÎżÎœ, áŒ€ÎœÎ±Î»ÎŻÏƒÎșΔÎčÎœ Îșα᜶ ÎșÎ±ÎžÎ·ÎŽÏ…Ï€Î±ÎžÎ”áż–Îœ τ᜞ Ï€ÎżÎ»Ï…Ï„Î”Î»Î­ÏƒÏ„Î±Ï„ÎżÎœ áœĄÏ‚ ገΜτÎčÏ†áż¶Îœ ΔጶπΔΜ áŒ€ÎœÎŹÎ»Ï‰ÎŒÎ±,τ᜞Μ Ï‡ÏÏŒÎœÎżÎœ. Le mot áŒ€ÎœÎŹÎ»Ï‰ÎŒÎ± signifie "dĂ©pense, perte" et il est explicitĂ© par Ï€ÎżÎ»Ï…Ï„Î”Î»Î­ÏƒÏ„Î±Ï„ÎżÎœ, qui signifie "trĂšs coĂ»teuse".
  • Le bon temps, ma petite nouvelle datant de 1986 sur le principe de la vente de temps.
  • Un article sur Thaibault Damour et une polĂ©mique riche en invectives dans les commentaires
  • L'article citĂ© de Ricardo Perez-Marco sur le temps de la Blockchain et le principe d'incertitude d'Heisenberg
  • J'ajoute aprĂšs publication la prĂ©sentation filmĂ©e d'un cours d'Etienne Klein suggĂ©rĂ©e par un de mes lecteurs : le temps entre le piĂšge du philosophe pour qui le problĂšme aurait Ă©tĂ© rĂ©solu par tel ou tel philosophe et l'illusion du taupin pour qui le temps est la variable t.
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56 - Bitcoin et Big Brother

By: Jacques Favier —

bigbrotherProfesseur à l'Université libre de Bruxelles, Hugues Bersini vient de publier un petit ouvrage intitulé Big Brother is driving you qu'il présente comme de brÚves réflexions d'un informaticien obtus sur la société à venir.

Alors que la réflexion sur la blockchain s'articule de plus en plus sur son rÎle d'administrateur de confiance, et sur les avantages ou inconvénients d'une confiance de nature algorithmique, il est intéressant d'écouter ce qu'ont à dire les meilleurs connaisseurs des algorithmes.

AprÚs celui de Cardon (déjà cité dans mon billet sur Fouché) le livre de Bersini est donc une lecture à recommander.

Ce scientifique fécond (plus de 300 articles), spécialiste reconnu de l'IA et des algos, de la logique floue et du comportement de systÚmes complexes, pionnier dans l'exploitation des métaphores biologiques etc... nous dit que seule l'informatique sera capable d'apporter les solutions qui s'imposent avec la complexification du monde et la multiplication des menaces écologiques, économiques et sociétales. La virtualisation de toute information, la multiplication des modes de connexion, la transformation de tout objet en ordinateur rendent, écrit-il, possible la prise en charge totalement automatisée des biens publics. BientÎt des transports en commun impossibles à frauder optimiseront le trafic pour un coût écologique minimum, tandis que des senseurs intelligents s'assureront d'une consommation énergétique sobre, que les contrats financiers et autres ne souffriront plus d'aucune défection et que les algorithmes prédictifs préviendront toute activité criminelle. big eye Voilà pour le constat, assorti d'une prédiction : nous y consentirons.

''Face à l'urgence, nous accepterons de confier notre société aux mains d'un big brother "bienveillant". L'interdit le deviendra vraiment et la privation remplacera la punition. Mais le souhaitons-nous vraiment ?''

A cette question, je ne pense pas qu'il rĂ©ponde vraiment, et d'une certaine façon la question est plutĂŽt de savoir si nous avons vraiment intĂ©rĂȘt Ă  pousser jusqu'aux derniĂšres consĂ©quences cette logique.

faites au mieuxUne Ă©quivoque qu'il explicite de façon amusante : En Sicile, il est d’usage courant de transformer les feux de signalisation en de simples recommandations. Si de telles actions illĂ©gales sont rendues impossibles par la rigiditĂ© coercitive de nos algorithmes, il devient quasiment impossible de parvenir Ă  en dĂ©tecter les bugs. Et nos sociĂ©tĂ©s, dĂšs lors, de se sclĂ©roser dans une intemporalitĂ© glaçante. L'algorithmique est-elle un autoritarisme comme un autre ?

c'est pour votre bienCes critiques sont recevables et mĂ©ritent toutes l’attention. Elles plaident pour un compromis subtil entre une algorithmique toujours souple et des espaces de dĂ©libĂ©ration morale uniquement rĂ©servĂ©s aux humains.

Parfois, le lecteur pourra trouver que la morale de l'auteur ne manque pas non plus de souplesse, ou aura du mal à approuver, au chapitre 11, l'idée qu'il est sans doute grand temps de reconsidérer quelque peu notre obsession de la vie privée.

Certes il Ă©crit dans un pays qui n'est pas en Ă©tat d'urgence, mais il me semble que le professeur Bersini ne perçoit qu'un possible processus vertueux (et, oui, pourquoi protĂ©ger les secrets des coupables?) et non l'Ă©vident processus totalitaire (Ă  la fin tout le monde Ă©tant coupable, tout le monde craint, se censure et rase les murs). Je crains, pour ma part, que l'État post-dĂ©mocratique n'ait retrouvĂ© le postulat mĂ©diĂ©val (tout homme est marquĂ© par le Mal) sans garantir ni le secret de la confession ni le pardon des pĂ©chĂ©s...

si vous n'avez rien Ă  Ă  craindre, vous n'ĂȘtes pas des nĂŽtres

Mais l'ouvrage se lit assez facilement et donne le plaisir que procure toujours la conversation stimulante d'un ĂȘtre non seulement savant mais cultivĂ©. Pas si obtus que cela, le professseur bruxellois, certes un chouĂŻa technocrate, mais philosophe souvent.

Le bitcoin, dans ce livre qui ne lui est pas consacrĂ©, n'arrive qu'au chapitre 8, avec une prĂ©sentation fort classique, mĂȘme si elle met bien en valeur sa nature de "bien commun", parfois oubliĂ©e. Mais c'est un peu partout, au dĂ©tour de considĂ©rations qui ne le concernent pas au premier chef, que le bitcoineur trouvera de quoi alimenter sa propre rĂ©flexion.

Sur un point, Hugues Bersini est proche d'Andreas Antonopoulos. L'américain d'origine grecque parle d'inversion des infrastructures : comme les premiers automobilistes mal à l'aise sur des routes conçues pour le transport à cheval, le bitcoineur doit commencer son chemin dans un monde encore régi par le systÚme financier du 20Úme siÚcle.

infrastructures partagées

Les photos du dĂ©but du 20Ăšme siĂšcle suggĂšrent en effet que la cohabitation a dĂ» ĂȘtre rude !

Le bruxellois d'origine italienne dit cela Ă  sa façon, notant que les trains connaissent encore des collisions frontales qu'ignore le mĂ©tro : la destruction crĂ©atrice de Schumpeter a beaucoup de mal Ă  s’attaquer aux infrastructures publiques de la dimension d’un chemin de fer. Il est par exemple Ă©vident que les modes plus rĂ©cents furent bien plus simples Ă  automatiser que leurs prĂ©dĂ©cesseurs, car pensĂ©s et conçus alors que les automatismes et l’intelligence artificielle pointaient leur nez dans les laboratoires. Il en est ainsi des lignes de mĂ©tro modernes et de l’automatisation de l’avion au regard du train.

On peut ici songer aux impératifs et problématiques de sécurité, si radicalement différents concernant les avoirs en bitcoin et en monnaie fiat.

On ne peut non plus s'empĂȘcher de songer aux possibilitĂ©s qu'offre Bitcoin en lisant le chapitre 4 « Qui paye la casse ? ». On y trouve d'abord une rĂ©flexion classique sur le problĂšme de la responsabilitĂ© d’un logiciel et de la conclusion d’une sociĂ©tĂ© de plus en plus « assurantielle » oĂč toute notion de responsabilitĂ© humaine s’évanouit au profit de la seule solidaritĂ© et du dĂ©dommagement.

Puis Bersini livre une intĂ©ressante piste de rĂ©flexion : si on ne peut juger une machine (qui n’a pas de responsabilitĂ© car pas de personnalitĂ© juridique) c’est aussi qu’on ne peut juger un « calcul inconscient » comme le sont ceux qu'effectue l'intelligence artificielle : le responsable ne peut rendre compte de son mĂ©fait car toute introspection lui est devenue impossible , ni lui, ni aucun de ses nombreux programmeurs. L’ingĂ©nieur est hors circuit, incapable mĂȘme d’expliquer la dĂ©faillance. Autant dire, me semble-t-il, que de telles dĂ©cisions ont intĂ©rĂȘt Ă  s'inscrire dans un univers propre, dotĂ©, certes, d'un filet assurantiel... mais aussi d'un systĂšme transactionnel de type cryptographique, indĂ©pendant de la dĂ©tention par les parties d'une personnalitĂ© juridique.

Je l'ai dit, le chapitre 11 ("Si vous n'avez rien à cacher") me parait pour le moins discutable. Le suivant ("les braves Internautes n'aiment pas qu'on suivent une autre route qu'eux") consacré à la police par réputation et aux lépreux du Web, réintroduit le bitcoin donné comme exemple de la robustesse d'un systÚme décentralisé, auquel n'ont pas (encore?) accédé les systÚmes de notation désintermédiés mis en place par les Airbnb et autres sites de mise en relation.

Personnellement, je n'aurais pas Ă©crit que le bitcoin existe par la dĂ©sintermĂ©diation des banques en Ă©tablissant un strict parallĂ©lisme avec les sites de partage de voitures qui existent par la dĂ©sintermĂ©diation des taxis d'antan. Car c'est peut-ĂȘtre ne voir dans Bitcoin qu'un protocole d'Ă©change, sans prĂȘter attention Ă  ce que son token a de spĂ©cifique.

le paradoxe de l'oeufJe ne suis pas certain non plus de partager l'opinion selon laquelle on a égalemnt vu avec le bitcoin comment son composant stratégique le plus important, la "chaine de blocs", rend cet édifice monétaire pratiquement incorruptible.

Est-ce la blockchain qui rend le bitcoin incorruptible, ou le coût du minage (et ainsi la préciosité du bitcoin) qui rend la blockchain incorruptible? Vertige de poule et d'oeuf...

Sans entrer en dĂ©bat sur les thĂšses principales du livre, il reste Ă  l'historien un regret : le livre ne dit rien de la façon dont ce nouveau monde va (lui aussi) vieillir, du destin de ces archives sur le temps long. Les papiers jaunissaient, les films aussi. Les langues, les graphies Ă©voluaient. Qu'en sera-t-il ? Les lois et les moeurs changent (les unes de façon discrĂšte, les autres de façon continue, me semble-t-il), comment les algos Ă©pouseront-ils la dĂ©rive des unes et des autres ? Les big data conserveront-elles la trace de comportement et de transactions devenues illicites, dans un monde oĂč chaque matin apportera son lot d'interdits nouveaux?

cherchez l erreur

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55 - Enjeux

By: Jacques Favier —

Le bitcoin, qui avait vu sa volatilité se réduire doucement, vient de vivre un nouvel épisode de "yo-yo", assez largement compréhensible mais qui a permis le retour des imprécations : la finance casino, ce serait nous !

finance casino

Inversement, en suggĂ©rant, dans un rĂ©cent billet, que certaines expĂ©riences de bases de donnĂ©es distribuĂ©es, prĂ©sentĂ©es comme des blockchains-maison, consistaient sans doute Ă  faire joujou avec l’argent, j’ai pu me montrer un peu dur tant vis Ă  vis des banquiers, qui ne peuvent Ă©videmment pas entrer sans combinaison dans le bassin des piranhas du bitcoin (mĂȘme quand Ă  titre individuel ils partagent la conviction que c’est ce grand bassin qui seul convient aux vrais sportifs) comme vis Ă  vis des consultants qui sont bien obligĂ©s de passer par le pĂ©diluve pour entrer dans la piscine.

le grand bain

Qu’y a-t-il de mal à faire joujou ? Cela fait grandir, dit-on.

En fait cela dĂ©pend du jeu. Le train Ă©lectrique jamais ne remplacera le TGV, ni n’apprendra Ă  le conduire ou Ă  le vendre : il n’en est qu’un modĂšle rĂ©duit, comme on dit, une figurine.

Mais par ailleurs il y a des jeux vraiment initiatiques : l'amour (dont je ne parlerai pas ici), la guerre, l'argent. Du jeune Buonaparte dirigeant une bataille de boules de neige aux exploits de la Guerre des boutons on sait bien que jouer Ă  la guerre, cela peut ĂȘtre la guerre, dĂ©jĂ . Et, comme je le suggĂ©rais, il n’ y a guĂšre de diffĂ©rence entre une roulette vendue comme jouet et celle d’un casino (en cas de besoin, la premiĂšre peut remplacer la seconde, surtout dans un clandĂ©) ni entre un jeton de poker pour enfant (voire un haricot) et un jeton de cercle.

Disant cela, je rappelle toujours que le bitcoin tient Ă©normĂ©ment, Ă  sa naissance, de la monnaie de jeu, et d'abord de celle que l'on fabrique soi-mĂȘme pour jouer, de celle qui ne sert qu'Ă  un cercle de complices ou d'initiĂ©s, puis de celle qui sert Ă  jouer "presque" de l'argent au cours d'un subtil glissement qui a Ă  voir avec la fin de l'enfance.

premiers billets

Durant des mois le bitcoin n’a guùre eu plus de valeur qu’un billet de banque comme ceux que l'on imprimait jadis à l'encre et à l'alcool pour jouer à la marchande.

Avec Bitcoin, un miracle (un événement historique assez rare, si l'on veut) s'est produit : la monnaie ludique a muté en monnaie solide. Mais je suis toujours trÚs étonné que cette période infantile de Bitcoin occupe si peu de place dans les récits et les analyses qui lui sont consacrés.

MehlJe songeais Ă  cela quand je me suis plongĂ© vers le Nouvel An dans un gros livre un peu ancien dĂ©jĂ  : Les jeux au royaume de France du XIIIe au dĂ©but du XVIe siĂšcle de Jean–Michel Mehl.

Son 13Ăšme chapitre, consacrĂ© aux « Enjeux » est tout Ă  fait Ă©clairant : il est exceptionnel, Ă©crit-il d’emblĂ©e, que le jeu soit gratuit. Et pour Ă©vacuer l’hypothĂšse niaise de l’innocence enfantine : mĂȘme dans le jeu enfantin, il est facile de dĂ©celer, sous les apparences de la gratuitĂ©, l’espĂ©rance d’une victoire comme la crainte d’une perte ou d’une dĂ©faite, dĂ©finitive et humiliante.

Ce qui ne contredit point mon hypothĂšse d’une pĂ©riode infantile de Bitcoin. In utero, Bitcoin Ă©tait dĂ©jĂ  une monnaie, bien fol qui dirait le contraire.

Le jeu rĂ©vĂšle l'existence de frontiĂšre de part et d’autre desquelles on se comprend mal : Si l’adulte ne comprend pas le jeu de l’enfant, c’est parce que ce dernier n’est pas Ă  mĂȘme d’expliquer quel est l’enjeu , ou alors que cet enjeu n’exerce pas la mĂȘme sĂ©duction pour l’un et pour l’autre. Cela me fait songer Ă  quelques face-Ă -face presqu’impossibles, comme celui dont j'avais Ă©tĂ© tĂ©moin le 16 novembre dernier Ă  l'IHP entre le professeur Pierre-Charles Pradier et quelques jeunes bitcoineurs.

Il y a un monde dans lequel des gens de bonne foi (non obsĂ©dĂ©s par la drogue ou le terrorisme, conscients mĂȘme de ce que ceux-ci sont trĂšs Ă  l’aise avec le systĂšme officiel) ne voient rĂ©ellement pas ce que l’anonymat, la dĂ©centralisation, l’absence de banque centrale peuvent bien apporter de si enthousiasmant aux sympathiques mais peu comprĂ©hensibles jeunes gens 


L'enjeu pour l'Ă©cosystĂšme Bitcoin, c'est Bitcoin : pour les mineurs, pour les dĂ©veloppeurs, pour les simples usagers, pour les "compagnons de route". C'est un systĂšme qui apparait purement spĂ©culatif Ă  des Ă©conomistes (certainement dĂ©sintĂ©ressĂ©s, par ailleurs) qui n'en voient pas l'usage pratique, et qui admettent le parallĂšle avec l'or mais en ajoutant immĂ©diatement que l'or peut servir Ă  la bijouterie alors que le bitcoin ne servirait Ă  rien. Mais, outre qu'on voit mal pourquoi les bitcoineurs seraient les seuls Ă  faire vƓu de pauvretĂ©, ceux qui comprennent les usages pratiques, industriels, ludiques mĂȘme du bitcoin rĂ©cusent Ă©videmment l'idĂ©e qu'il soit une monnaie qui inĂ©vitablement va devenir une monnaie de pure spĂ©culation comme me l'a assĂ©nĂ© Madame Benssy-QuĂ©rĂ© sur France Culture le 7 janvier.

Cette critique un peu moralisatrice élude la dimension de Bitcoin comme enjeu d'un jeu dont j'ai déjà eu l'occasion de rappeler qu'il n'était pas simplement intéressant mais qu'il est passionnant.

Autant dire que l’enjeu est le fondement du jeu ? Au regard de la linguistique, il est ce qui fait pĂ©nĂ©trer au cƓur du jeu. La question n’est pas de savoir s’il en est corruption du jeu ou non. Sans lui le jeu ne serait point.

Remplacez donc jeu par blockchain et enjeu par bitcoin dans certaines phrases de Jean-Michel Mehl, comme dans la prĂ©cĂ©dente, ou bien encore dans celle-ci : Si le jeu n’est pas totalment rĂ©ductible Ă  l’enjeu, l’enjeu est tout le jeu en mĂȘme temps qu’il le dĂ©passe. Tout enjeu Ă©tant valeur, il faut que, misĂ©, cette valeur demeure telle, le jeu terminĂ©.

La notion d’enjeu fait par ailleurs entrevoir combien les frontiĂšres de l’univers ludique sont mal tracĂ©es. Avec elle, « l’univers du jeu acquiert 
 mĂȘme objectif et mĂȘme moyen que celui du sĂ©rieux ». Plus l’enjeu est important, plus l’univers du jeu se confond ave celui du sĂ©rieux. L'historien a mĂȘme ici une remarque que je trouve assez vertigineuse. Si les joueurs de jadis, dit-il en substance, avaient jouĂ© des haricots, nous n'en saurions rien aujourd'hui.

haricot

Quand on sait que la blockchain est (entre autres choses) un livre d'histoire, on ne peut que convenir de la justesse de l'observation. C’est l’enjeu qui justifie la trace Ă©crite et par lĂ  permet l’histoire.

monnaie d'argent du duc de Bourgogne  Philipe le HardiSi c’est pour jouer, faut-il jouer gros ? L’examen de la comptabilitĂ© domestique des princes (comme le duc de Bourgogne Philippe le Hardi, qui bat monnaie et perd au jeu) montre bien que jouer gros est preuve de gĂ©nĂ©rositĂ©, de noblesse.

Comme le note l'auteur, le vĂ©ritable joueur n’est pas celui qui joue souvent des petites sommes, mais celui qui n’hĂ©site pas Ă  en engager quelquefois de trĂšs grosses. C'est exactement ce que nous apprend le paradoxe de Saint-Petersbourg...

En dĂ©pit du rituel « Bitcoin est une expĂ©rience, n’y investissez que ce que vous estimez pouvoir perdre », il est clair que l’on retrouve cette tension chez un certain nombre de traders en cryptodevises


Significativement, le chapitre qui suit immédiatement celui des enjeux porte sur les tricheries et les violences qui accompagnent le jeu. L'historien rapporte bien des tours savoureux ou des épisodes croustillants de jadis. Mais surtout il montre comment le Parlement de Paris fait aisément le lien entre les jeux et les délits de tous pipeurs, jureurs et hasardeux.

Il y a là aussi, dans le ton sentencieux de l'autorité, un riche enseignement.

Si l'on se souvient du fil qui court d'un joueur impénitent, le chevalier de Méré, à un mathématicien philosophe comme Blaise Pascal, de ce dernier à Fermat puis à Bernoulli... on se dit que les joueurs (et les savants) ont autant rendu service à l'humanité que le Parlement de Paris.

A bon entendeur...

d'aprĂšs Youl (et pardon Ă  Youl pour la petite retouche)

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54- La monnaie de Marie-ThérÚse défie toutes les rÚgles

By: Jacques Favier —

Bitcoin est une monnaie sans Etat, ce qui fait l'admiration des uns et clĂŽt la discussion pour les autres, ceux qui ajoutent aux fonctions de la monnaie une essence politique qui ne saurait ĂȘtre que nationale, la nature supra-nationale de l'euro ne permettant mĂȘme pas de rouvrir le champ des possibles. Sans essence rĂ©galienne et sans rĂ©gulation politique Bitcoin ne sera jamais, disent-ils, et quelque soit son succĂšs, qu'un actif spĂ©culatif couplĂ© Ă  un processeur de paiement, pas une monnaie dans toute la majestĂ© de la chose.

effigie r1780L'Ă©trange destin international, et mĂȘme mĂ©ta-national, d'une grosse piĂšce d'argent, bien que portant l'effigie et le nom d'une grande souveraine, nous offre l'occasion de bousculer bien des dogmes rĂ©galiens qui encombrent encore les analyses.

Ce thaler aurait pourtant pu n'ĂȘtre que l'une des centaines de piĂšces frappĂ©es en Europe Ă  partir du moment oĂč d'Ă©normes quantitĂ©s d'argent furent extraites des mines de BohĂȘme. Avant d'aborder son destin incroyable, il faut dire un mot du thaler et de Marie-ThĂ©rĂšse.

Le thaler

JĂĄchymovIl y a en RĂ©publique tchĂšque une petite ville d’eau qui s’appelle aujourd’hui JĂĄchymov et qui s’appelait jadis Sankt-Joachimsthal, le val (thal) de Saint Joachim. Des mines d'argent y furent dĂ©couvertes Ă  partir du milieu du Moyen Âge. DĂšs 1518 on appela les piĂšces de 26 grammes d'argent produites sous l'Ă©gide du seigneur local les Joachimsthaler. Avec l'usage, le mot thaler s'appliqua Ă  toutes les piĂšces peu ou prou de ce mĂȘme format.

thaler de 1525 du comte Stephan Schlick (1487-1526)

Le territoire d'expansion du thaler fut d’abord l'Allemagne, qui servait de passerelle entre le Nord (et l'Angleterre) et le sud de l'Europe et ses ports vers l'Orient et l'Afrique. Cette position lui permit de rayonner, de circuler et d’ĂȘtre copiĂ©, d’autant qu’il devint aussi la monnaie des Etats de la famille de Habsbourg, qui depuis 1438 occupait sans interruption le trĂŽne pourtant Ă©lectif du Saint-Empire. Il circula donc dans ces pays dits "hĂ©rĂ©ditaires", Pays Bas, Espagne et aussi dans le nouveau monde. Le thaler de 26 g d'argent fut l'unitĂ© de compte de l'empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais.

Il change un peu et il s'allÚge de quelques grammes avec le temps. Aux Pays-bas, le reichsthaler allemand se dit rijksdaalder et donne le rixdale, monnaie frappée jusqu'en 1938. Le mot daalder donnera comme on sait le mot dollar.

Marie-ThérÚse

En 1740 meurt Charles VI, 22Ăšme Habsbourg Ă  avoir occupĂ© le trĂŽne impĂ©rial depuis 1273, et 14 Ăšme consĂ©cutivement depuis 1438. ProblĂšme : il n'a comme hĂ©ritier qu'une fille! Certes, de longue date, il a fait admettre, d'abord par sa famille, puis par ses États hĂ©rĂ©ditaires, que cette fille lui succĂ©derait. Mais en 1740 la nouvelle "reine de BohĂšme et de Hongrie" a 23 ans, 3 enfants et elle est enceinte. FrĂ©deric de Prusse est le premier Ă  l'attaquer, contestant les droits d'une femme Ă  l'empire d'Allemagne ; il est suivi par le roi de France. La "Guerre de Succession d'Autriche" a commencĂ©.

Cette guerre va durer 8 ans. Car dans les États hĂ©rĂ©ditaires, on a fait le serment : Moriamur pro Maria-Theresia rege nostro, mourrons pour Marie-ThĂ©rĂšse notre roi.

En 1745 elle fait finalement élire son époux le duc François de Lorraine au trÎne impérial. Elle est officiellement impératrice-consort, et, trés amoureuse de son Franz, elle lui donne 5 fils et 11 filles, dont notre Marie-Antoinette.

double portrait

Sa statue devant la Hofburg Ă  VienneIl y a bien eu ce thaler (ci-dessus) dit "au double portrait" oĂč figura l'empereur en titre (avec pour ceux qui savent en lire les inscriptions presque cryptĂ©es de savantes variations de titulature entre les deux faces). Il suffit de dire que cet exemplaire, rarissimme, vaut environ 300 fois le prix d'un thaler ordinaire de l'impĂ©ratrice, et que cette Ă©mission ne fut pas renouvelĂ©e.

Sa personnalité et sa pugnacité en imposent et pour tout le monde Marie-ThérÚse sera simplement l'Impératrice, celle qui exerce la réalité du pouvoir. Et qui le garde à la mort de son mari, condamnant son fils à partager le trÎne impérial durant 15 ans...

Les thalers de Marie-ThérÚse

Depuis qu'avec la Renaissance est revenu l'usage romain de l'effigie sur la monnaie, on a déjà vu des profils de reine : celui d'Elizabeth (reine d'Angleterre de 1558 à 1603) de Christine (reine de SuÚde de 1632 à 1654) ou d'Anne (reine d'Angleterre de 1702 à 1714).

Elizabeth Christina Anne

Malgré les circonstances un peu spéciales de son avÚnement, l'apparition de l'effigie féminine de la nouvelle reine puis impératrice n'est donc pas un fait absolument nouveau, et ne peut expliquer à elle seule le succÚs sans précédent de ses émissions.

1741 reine de HongrieEn 1741 le premier thaler de Marie-ThĂ©rĂšse (28,82 grammes Ă  875‰) est frappĂ© Ă  Kremnica au nom de MARIE-THÉRÈSE PAR LA GRÂCE DIEU REINE DE HONGRIE ET DE BOHÈME.

Le succĂšs est immĂ©diat, la demande est Ă©tonnamment forte. On frappe massivement dans les ateliers de Hall, GĂŒnzburg, Kremnica, Karlsburg, Milan, Prague et Vienne. Ce qui est frappant, c'est l'Ă©norme succĂšs de ces piĂšces dans l’empire ottoman, proche voisin (et ennemi sĂ©culaire) chez qui la frappe de numĂ©raire a de tous temps Ă©tĂ© trop limitĂ©e et qui avait longtemps prĂ©fĂ©rĂ© la "piastre Ă  colonne" des espagnols. DĂšs 1752, l'exportation des thalers, confiĂ©e Ă  un financier viennois, est rĂ©glementĂ©e. C'est une ressource fiscale. Rançon du succĂšs, il y a des faussaires.

Cette industrie assez primitive va de pair avec un relatif retard industriel sur d'autres puissances europĂ©ennes qui ont trouvĂ© mieux Ă  faire. Le thaler n'est mĂȘme pas frappĂ© sur de l'argent local, l'Autriche Ă©tant depuis longtemps importatrice : rien Ă  voir, donc, avec la situation qui avait Ă©tĂ© jadis celle de l'Espagne. Sa frappe tient plus de l'orgueil politique que d'autre chose. Au demeurant bien des thalers n'arrivent en Turquie, au Levant ou en Egypte que sur des navires de commerçants français qui en font provision pour ces marchĂ©s .

recto 1755Sur les émissions plus tardives (une émission praguoise en 1751 à 28,08 grammes, ou ici une frappe viennoise de 1756 à 27,20 grammes mais pratiquement identique) l'autorité de l'impératrice-reine s'est affermie.

L'inscription se lit ainsi : MARIE-THÉRÈSE PAR LA GRÂCE DE DIEU IMPÉRATRICE DES ROMAINS, REINE D'ALLEMAGNE DE HONGRIE ET DE BOHÈME.

DĂšs son rĂšgne, le thaler de Marie-ThĂ©rĂšse, Ă  l'exclusion de tout autre thaler de mĂȘme poids issus par d'autres princes, est diffusĂ© le long de la mer Rouge et jusqu'en Éthiopie.

Refrappes posthumes

À partir de la mort de l'impĂ©ratrice, chose sans exemple, parallĂšlement aux thalers Ă  usage interne dĂ©sormais ornĂ©s de l'effigie de Joseph II, les Ă©missions de Marie-ThĂ©rĂšse continuent de plus belle, Ă  28 grammes mais Ă  833‰. Ces refrappes vont dĂ©sormais porter la date de « 1780 », comme si on avait arrĂȘtĂ© la pendule dans la chambre mortuaire. Et dĂ©sormais le type est fixĂ© et ne bougera plus. Veuve depuis 1765, l'impĂ©ratrice porte le voile, mais montre sa poitrine. Deux dĂ©tails qui laissent penser Ă  plusieurs historiens que c'est le goĂ»t oriental que l'on a clairement voulu satisfaire.

posthume

L'inscription se lit (au recto) MARIE-THÉRÈSE PAR LA GRÂCE DE DIEU IMPÉRATRICE DES ROMAINS, REINE DE HONGRIE ET DE BOHÊME, et au verso ornĂ© des armoiries et des 3 couronnes impĂ©riale, hongroise et bohemienne, ARCHIDUCHESSE D'AUTRICHE, DUCHESSE DE BOURGOGNE, COMTESSE DU TYROL 1780.

la couronne de Rodolphe IIBref une monnaie toute "politique", celle d'un empire plus politique lui-mĂȘme que commercial. Une sorte d'anti-euro. Une monnaie au dĂ©corum rĂ©galien Ă  souhait, saturĂ©e de noms de pays disparates (et mĂȘme perdus : la Franche-ComtĂ© de Bourgogne est française depuis 1678!) et de couronnes empilĂ©es... Mais en mĂȘme temps une monnaie dont le caractĂšre "souverain" ne tient finalement qu'Ă  des Ă©lĂ©ments qui, de loin, sont purement folkloriques : quel turc, quel Ă©thiopien saurait reconnaĂźtre la couronne de Rodolphe II sur le revers de la monnaie ? Qui craint encore l'aigle Ă  deux tĂȘtes aprĂšs Austerlitz, Wagram, Sadowa ?

Or cette piĂšce posthume va Ă©chapper Ă  son Ă©poque et Ă  son cadre politique.

bijoux DĂ©monĂ©tisĂ©e en Autriche le 31 octobre 1858, 78 ans aprĂšs la mort de Marie-ThĂ©rĂšse, son thaler continue pourtant son existence comme une monnaie internationale librement choisie par ses utilisateurs. Non seulement parce qu'elle est la monnaie prĂ©fĂ©rĂ©e de peuples qui n'ont que peu ou pas de relations avec l'Autriche mais parce que trĂšs loin vers la Corne ou vers l'intĂ©rieur de l'Afrique, elle est connue, reconnue comme la meilleure monnaie, dĂ©sirĂ©e comme une monnaie sure et belle et mĂȘme comme un vĂ©ritable ornement. Ce sera d'ailleurs et de loin la monnaie la plus souvent transformĂ©e en bijou dans l'histoire.

Tant et si bien que dĂšs 1867, Londres, qui dans ses entreprises expansionnistes dans le Haut-Nil et Ethiopie se voyait refuser sa monnaie en paiement, dut pour financer sa campagne militaire en Ethiopie, commander des thalers Ă  l'Autriche qui fournit 5 millions de piĂšces. Fabriquer de la monnaie pour le compte de tiers (ce que fait aujourd'hui la Monnaie de Paris pour 30% au moins de son chiffre d'affaires) Ă©tait depuis longtemps un business model Ă  Vienne, oĂč l'on s'arc-boutait sur la doctrine selon laquelle la monnaie est une marchandise. Le plus fort est que ladite piĂšce est dĂ©monĂ©tisĂ©e dans le pays oĂč elle est frappĂ©e !

La monnaie de Rimbaud

En Afrique orientale, le thaler s'intĂšgre dans tous les Ă©changes. À la fin du 19Ăšme siĂšcle on sait qu'en Ethiopie il vaut 4 lingots de sel (autre monnaie!) ou... 16 cartouches. Il circule par sacs entiers chargĂ©s Ă  dos d'Ăąne (souvent par des esclaves : un esclave vaut 4 thalers) jusqu'Ă  Harrar oĂč, en 1887, leur taxation (5% Ă  l'import) par les Anglais, fait gronder Arthur Rimbaud.

convoyeurs de fonds en Ethiopie

Si les Anglais provoquent la colĂšre du poĂšte devenu trafiquant c'est que leurs concurrents locaux, les Italiens (qui ont pris Ă  ferme les douanes Ă©thiopiennes) commencent Ă  faire frapper en masse Ă  Trieste de nouveaux thalers de Marie-ThĂ©rĂšse qui vont servir leur de leur avancĂ©e militaire en ÉrythrĂ©e.

Via le Soudan, le thaler passe en Afrique occidentale. Au Darfour, un cheval valaut 10 thalers. Il s'intÚgre avec d'autres monnaies locales. Ainsi un thaler de Marie-ThérÚse vaut 1500 à 2000 cauris au nord du Cameroun, et jusqu'à 5000 au Nigeria. On le retrouve également au Tchad, ou au Dahomey (Bénin).

5000 cauris

Le thaler de Marie-ThérÚse est ainsi durablement inscrit dans le paysage, à des milliers de kilomÚtres de Vienne, et plus d'un siÚcle aprÚs la mort de son effigie. En Mauritainie et dans tout le "Soudan" français, on l'appelle thalari. En 1927 l'administration coloniale de l'AOF l'accepte en paiement, généralement pour 10 francs. Au Cameroun, les Vamé des monts Mandara ont utilisé le thaler pour payer les dots et ceci jusqu'en 2012, année qui vit le rachat massif de ces piÚces sur les marchés officiels.

La monnaie de Mussolini

mussoliniÀ partir de 1935, afin de soutenir ses ambitions en Ethiopie, Mussolini dĂ©cide de faire fabriquer de nouveaux thalers. Il fait l’acquisition auprĂšs du gouvernement autrichien de coins qu’il fait transfĂ©rer pour frappe dans son atelier de Rome puis de Milan. Peut-on hasarder l'idĂ©e que l'effigie de Marie-ThĂ©rĂšse ait Ă©tĂ© bien moins dĂ©sagrĂ©able aux colonisĂ©s ou aux envahis que le mĂąle profil du Duce casquĂ©?

Sans parler, comme Bernard Lietaer, de monnaie Yin, on peut penser qu'ici comme ailleurs, Marie-ThérÚse est une inconnue rassurante.

Les Anglais, eux, ne s’embarrassent pas de conventions. Une firme anglaise, qui ne parvient pas Ă  se procurer des thalers en quantitĂ© suffisante par la voie habituelle, dĂ©cide, dĂšs 1936, de fabriquer elle-mĂȘme de nouvelles matrices. L’Italie fasciste qui pensait en dĂ©tenir le droit exclusif protesta en vain contre ce faux avĂ©rĂ©.

Au mĂȘme moment, Paris, Bruxelles et mĂȘme Utrecht se lancĂšrent dans la mĂȘme fabrication. A partir de 1937, une sociĂ©tĂ© angalise lance de nouvelles commandes Ă  l’atelier de Bruxelles. Les matrices des poinçons sont commandĂ©es.
 Ă  la Monnaie de Paris. LĂ  aussi, on peut quand mĂȘme risquer le mot de "faux".

Avec la Seconde Guerre Mondiale, Londres envoie son outillage Ă  Bombay qui poursuit la production en 1941 et 1942. Puis, Ă  partir de 1949, la frappe passe par la Monnaie de Birmingham. Les coins sont fournis par la Monnaie de Bruxelles. C’est ainsi que prĂšs de 20 millions de ces piĂšces seront Ă©mises en Angleterre entre 1936 et... 1962 date Ă  laquelle ces Ă©missions cesseront, 182 ans aprĂšs la mort de l'impĂ©ratrice.

Je souligne le fait : les autoritĂ©s, si chatouilleuses parfois, crĂ©ent bien, en Angleterre, en France, en Belgique, des jetons monĂ©taires, qui certes ne peuvent ĂȘtre qualifiĂ©s de "fausse monnaie" puisque le thaler de Marie ThĂ©rĂšse est officiellement dĂ©monĂ©tisĂ© dans son pays, mais en copiant des matrices sans avoir le droit de le faire et en sachant parfaitement ce que les clients vont faire des piĂšces...

thaler contremarqué au YemenLe thaler de Marie-ThérÚse (qui servit, sous le nom de ber, de monnaie en Ethiopie jusqu'en 1946) fut la monnaie presqu'officielle à Mascate et Oman et fut utilisé (parfois avec une marque locale comme ici) au Yémen jusqu'en 1960.

crown de Victoria en 1895Or ces deux pays vivaient sous protectorat britannique. Cette contradiction laisse perplexe : ce ne sont pas les piÚces anglaises qui manquaient. Et si la présence d'une figure féminine était jugée désirable, pourquoi ne pas adopter Victoria ?

Les monnaies équivalentes de la reine Victoria (ici une crown) n'eurent jamais de destin international semblable à celles de Marie-ThérÚse. Trop "anglaises" c'est à dire coloniales ? Ou pas assez "sexy" ? On trouve bien des effigies voiléees de cette autre veuve, mais l'exhibition de sa poitrine fut chose bien rare, et semble-t-il commise sur des piÚces de trop faibles dénominations...

En tout cas je ne connais pas de Victoria offrant Ă  la fois poitrine et voile...

Monnaie des terroristes ?

Les collections de la Monnaie de Paris conservent un curieux « trésor » de 672 thalers de Marie-ThérÚse. Ils furent saisis en 1959 en Algérie sur des agents du FLN qui allaient acquérir des armes en Tunisie. C'est exactement ce que l'on appele aujourd'hui du "financement du terrorisme" ! Comment le FLN s'était-il procuré ces piÚces ? Provenaient-elles de garnisons italiennes de Lybie et de Tunisie ? Ou bien, ironie du sort, avaient-elles été détournées d'une refrappe française ?

Au total, 500 millions de piĂšces datĂ©es de 1780 ont Ă©tĂ© frappĂ©es, dont peut-ĂȘtre 100 millions aprĂšs la Seconde Guerre mondiale, dans une demi-douzaine de pays Ă  l'usage de dizaines d'autres pays !

Une telle anomalie, portant sur 7 et 8 milliards d'euros en valeur actuelle, a curieusement laissé assez indifférents les économistes.

Pour Keynes, qui n'aime pas les reliques, sa valeur vient de ce qu'il est "parmi les munitions les plus nécessaires à la guerre." C'est en faire une commodity money... ce que Bitcoin est aussi, si du moins on songe à son usage à venir sur Internet. Mais c'est négliger volontairement l'aspect de monnaie valeur, patent avec son usage en bijouterie. Marie-ThérÚse apportait un démenti implicite à ses thÚses...

Hayek le cite bien une fois (dans Good Money, part II, page 152 de l'édition d'Oxford au volume 6) mais comme un trade token, un peu comme une exception, à cÎté des exemples de double circulation en zone frontiÚre ou touristique. Il est étrange que l'école autrichienne ait si peu philosophé sur le thaler autrichien, conçu par ceux qui le frappaient comme une marchandise : Ludwig Von Mises, Murray Rothbard et Ron Paul à ma connaissance, n'en disent mot !

Seul Dennis Robertson (1890-1963) semble percevoir sa richesse : le thaler est Ă  la fois une optional money, par opposition au legal tender et une monnaie ayant une valeur en elle-mĂȘme (full bodied money opposĂ©e Ă  token money) et non pas fictive. Autrement dit, il est fort proche, dans la classification de Robertson, de notre Bitcoin !

FischelPlus intéressantes sont les réflexions sociologiques et anthropologiques.

En particulier, dans une thÚse datant de plus d'un siÚcle Marcel-Maurice Fischel ( que Keynes a lu et cité) s'est demandé, aprÚs de longues réflexions sur les racines habsbourgeoises de cette monnaie, ce qui avait conduit les Bédouins à adopter cette étrange monnaie. En 1912, il ne pouvait se douter que Mussolini en ferait usage, ni que la Monnaie de Paris en ferait des faux...

Il distingue une cause toute simple, technique : la lĂ©gende (Justicia et Clementia) sur le tranche des thalers empĂȘche la "rognure" qui minait la confiance dans les piastres espagnoles qui en Ă©taient dĂ©pourvues.

Mais il voit aussi des raisons subjectives que (certes avec le vocabilaire et les préjugés ethniques de son époque) il aborde en finesse. Pour lui ce ne sont pas les intermédiaires grecs, juifs ou syriens, mais bien les moins instruits des choses de la monnaie, les caravaniers arabes ou bédouins, notamment ceux qui assurent le commerce du "moka", qui ont établi la prédominance du thaler, et ceci par une préférence matériellement non-justifiable accordée à cette chose de valeur peu idéale qu'est une piÚce de monnaie. A notre avis il y a là les indices d'une valeur d'amateur (p.108).

bédouine

Fischel énumÚre des conjectures : les Bédouins détestent les Turcs et apprécient la monnaie de l'ennemi des Turcs, les Bédouins préfÚrent les bijoux d'argent (plus importants, à la glyptique plus soignée) à ceux faits d'or, ils éprouvent un attrait esthétique pour les motif du diadÚme et du voile que celui-ci retient, pour la disposition particuliÚre des cheveux de l'impératrice évoquant la mode des tribus. Il insiste sur la considération sociale dont y jouit la femme (et regrette l'influence déjà sensible du wahabisme), sur la place et la nature du luxe dans leur société, il suggÚre que Marie-ThérÚse, femme puissante, a pu se voir dotée d'une fonction d'amulette.

Enfin il situe le thaler dans une phase Ă©conomique (comme celle des orfĂšvres du Moyen-Âge europĂ©en) oĂč il n'y a pas de besoin impĂ©ratif de circulation et d'Ă©change monĂ©taire.

On retrouve ici une chose que j'avais abordĂ©e en posant la question l'Art est-il dans la nature de Bitcoin ? : Il y a donc lieu de supposer que cet Ă©changeabilitĂ© n'est en grande partie qu'une fonction de cette qualitĂ© du thaler de servir d'objet de parure. Le goĂ»t de la parure et de l'ornement Ă©tant un des goĂ»ts les plus universels du genre humain, nous touchons ici Ă  une question de la plus grande importance pour l'histoire de la valeur monĂ©taire en gĂ©nĂ©ral. Autrement dit ce n'est ici pas forcĂ©ment le fait d'ĂȘtre aisĂ©ment Ă©changeable qui donne la valeur. Une opinion qui heurterait ceux qui mettent la fluiditĂ© de Bitcoin au sommet de ses qualitĂ©s, devant l'or numĂ©rique. Fischel laisse cependant entendre que les deux fonctions sont toujours prĂ©sentes.

La balade le long des chemins suivis par le thaler de Marie-ThérÚse, cette monnaie défiant toutes les lois qu'assÚnent les pontifes de la monnaie, nous ouvre des pistes de réflexion pour la plus singuliÚre de outes, la nÎtre !

Pour aller plus loin :

  • Marcel-Maurice Fischel, Le Thaler de Marie-ThĂ©rĂšse, Paris, 1912 (en ligne ici ). Surtout aprĂšs la page 79.
  • Regoudy François, Le Thaler de Marie-ThĂ©rĂšse, Direction des Monnaies et MĂ©dailles - Paris - 1992
  • Philippe Flandrin, les Thalers d'argent: histoire d'une monnaie commune, Paris 1997
  • Dubois (Colette), ''Espaces monĂ©taires dans la Corne de l’Afrique (circa 1800-1950)"", in Colette Dubois, Marc Michel, Pierre Soumille, Ă©d., FrontiĂšres plurielles, frontiĂšres conflictuelles en Afrique subsaharienne, Paris, L'Harmattan, 2000
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53- Joujou ?

By: Jacques Favier —

Il est assez amusant que ce soit pratiquement à la veille de Noël que l'une des plus grandes banques françaises annonce avoir réalisé une paiement grùce à une blockchain pour le compte de... Panini !

panini notes

Au delĂ  d'une association d'idĂ©es assez triviale entre le monde du foot (auquel l'Ă©diteur a largement liĂ© son destin) et celui du fric sous sa forme elle-mĂȘme la plus triviale, ce petit exploit m'inspire plusieurs remarques.

BNPParibas se montre lucidement prudente sur les limites de cette expĂ©rience que les mĂ©dias ont transformĂ© en un "paiement international quasi instantanĂ©". Il apparait que l'on est beaucoup plus proche d'une opĂ©ration de compensation, qui plus est entre deux filiales de la mĂȘme banque, et pour le compte d'un seul et mĂȘme client.

A ce titre, il n'y a pas beaucoup de sens Ă  comparer la performance de cette opĂ©ration en "pair Ă  pair" (les pairs n'Ă©tant ici que des filiales de la banque) avec la lourdeur du processus suivi pour les virements internationaux, oĂč les banques communiquent via des messages Swift et oĂč, en fonction de la complexitĂ© de l'opĂ©ration et du nombre des devises concernĂ©es, une mĂȘme transaction internationale peut nĂ©cessiter l'intervention d'une chambre de compensation et de plusieurs banques correspondantes quand bien mĂȘme la banque de dĂ©part et celle d'arrivĂ©e appartiennent au mĂȘme groupe, puisque ce sont deux Ă©tablissements Ă©trangers l'un Ă  l'autre du point de vue des transactions monĂ©taires.

Le communiqué de la banque évite aussi, soigneusement, de donner le moindre détail sur l'opération de change, qui n'apparaßt qu'en filigrane puis qu'il est bien précisé que l'opération s'est faite sur deux zones monétaires.

RĂ©aliser ce genre d'exploit Ă  grande Ă©chelle sur plusieurs banques diffĂ©rentes et avec plusieurs monnaies parait donc encore fort lointain, sauf Ă  crĂ©er un Settlement Coin du type de celui mis en place par Clearmatics Technologies et dont Matt Levine Ă©crivait il y a quelques mois sur Bloomberg : You don’t get your dollars any faster; you just get your pseudo-dollars faster. To get the dollars faster, you’d need to speed up the Fed’s central-ledger technology. Disons poliment qu'un settlement coin, c’est un IOU de FIAT. Comme une monnaie de jeu, elle ne vaut qu’entre les joueurs, par convention.

joujouxOn ne sait si l'opération Panini, réalisée sur des développements internes se basant sur les librairies classiques liées au protocole choisi, NXT a fait intervenir un token, coloré ou non, et avec quel rÎle. Difficile, par conséquent de classer l'objet du cÎté des instruments de communication (le train, la radio) ou de leur déclinaison en joujou (le petit train électrique qui tourne dans la chambre des enfants, le talky-walky pour se parler d'une piÚce à l'autre).

Il est vrai qu'en matiÚre de monnaie, la distinction de ce qui est réel et de ce qui est ludique est parfois conventionnelle : qu'est-ce qui distingue l'argent du Monopoly de celui du poker? Une roulette pour gosses et une roulette de casino? roulette

L'argent en enfance

l'argent de la marchandeLe monde de l'enfance baigne dans la monnaie, avec ou sans argent de poche. Pour les plus petits, il y a l'argent-douceur que j'évoquais l'an passé à Noël, en me demandant si Bitcoin n'était pas une monnaie en chocolat et il y a l'argent pour jouer à payer, l'argent du jeu de la marchande, auquel ressemblent tellement les monnaies locales complémentaires, tant célébrées par le systÚme parce qu'elles ne le remettent en question que pour la forme...

Pour les plus grands, il y a l'argent des jeux de sociĂ©tĂ©, dĂ©jĂ  Ă©voquĂ©. Et enfin il y a ce dont les enfants en tant que sociĂ©tĂ© font eux-mĂȘmes leur propre monnaie.

Revenons donc Ă  Panini

Le produit phare de Panini s'inscrit dans une longue tradition de ce que j'appellerais volontiers les monnaies de cour de rĂ©crĂ©e. Pour les gens de mon Ăąge, la bille en fut le prototype presque monĂ©tairement parfait. Je reconnande vivement la lecture d'un article de Georges Kaplan publiĂ© en 2011 sur Causeur, oĂč en bon libĂ©ral il reconstruit un systĂšme monĂ©taire non autoritaire Ă  partir de ses souvenirs d'enfance. La carte Panini Ă©tait d'ailleurs intĂ©grĂ©e Ă  ce systĂšme, comme grosse coupure pourrait-on dire.

Est-il anormal que les billes se soient (universellement semble-t-il) transformées en monnaies-joujou?

jouer aux billes

Dans sa Politique, Aristote distingue deux usages spĂ©cifiques Ă  chaque chose : son usage propre, conforme Ă  sa nature (le soulier sert Ă  chausser, dit-il, la bille servirait donc Ă  jouer) et un usage non naturel, qui est de permettre d’acquĂ©rir un autre objet, par la voie de la vente ou de l'Ă©change. C'est la distinction entre valeur d'usage et valeur d'Ă©change qui sera reprise par les Ă©conomistes classiques puis par Marx.

Qu’est-ce qui dĂ©termine le rapport d'Ă©change entre deux biens ? Arisote (dans l'Ethique Ă  Nicomaque cette fois) donne deux grandes rĂ©ponses entre lesquelles se partageront Ă  sa suite tous les Ă©conomistes : derriĂšre l'Ă©change (chaussures contre maison) se dĂ©roule un Ă©change entre le travail du cordonnier et celui de l'architecte. C'est Ă  l'origine de la thĂ©orie de la « valeur-travail » qu’on trouve chez Smith, Ricardo et Marx. On voit mal les enfants Ă©changer la valeur-travail d'une bille d'agathe contre celle d'une carte reprĂ©sentant un footballeur. Mais Aristote dit aussi que le fondement de la valeur d'un objet rĂ©side dans le besoin qu’on ressent pour lui. C’est l’origine de la thĂ©orie de la valeur fondĂ©e sur l'utilitĂ© qui s'imposera avec la rĂ©volution marginaliste.

Or le dĂ©sir des enfants pour les cartes Panini est trĂšs fort. La sociĂ©tĂ© Panini fit, vers la fin des annĂ©es 90 et le dĂ©but du siĂšcle, l'objet de plusieurs opĂ©rations de cession ou d'aquisition qui m'amenĂšrent Ă  regarder briĂšvement des dossiers la concernant, en un temps oĂč j'Ɠuvrais dans l'investissement en capital. À la mĂȘme Ă©poque, mes enfants pratiquaient l'Ă©cole communale et je dus payer mon lot de sachets Panini dans la vague Pokemon. C'Ă©tait aussi le temps oĂč les pĂšres-de-famille-cadres-sup s'Ă©quipaient de leurs premiers scanners. Je ne fus pas long Ă  fabriquer des "faux", bien moins onĂ©reux que les vrais. Apparemment je ne fus pas le seul. La directrice de l'Ă©cole proscrivit d'abord les "faux Pikachu", puis finit par tenter d'interdire tous les Panini, champions de fott ou Pokemon, vrais ou faux, volĂ©s, douteux ou concurrents, tous dĂ©clarĂ©s Ă©galement intempestifs et ennemis de l'institution. Ce qui est interdit est souvent plus dĂ©sirable encore, et plus cher.

pokemon

S'agissant d'un bien qui se rend désirable parce qu'il est désiré, on encensera son marketing comme partie de l'art. Personne n'ira dire qu'un autocollant ou un sac à main vendus avec une marge monstrueuse sont "purement spéculatifs". On préfÚrera emprunter à Gilles Lipovetsky et Jean Serroy l'expression d'esthétisation du monde, c'est tellement plus chic. Jean-Joseph Goux, lui, parle de frivolité de la valeur.

lectures

Mais s'il s'agit d'une monnaie ? La carte Panini, diraient alors banquiers et Ă©conomistes Ă  l'unisson, ne repose sur rien, n'est garantie par aucun État souverain, n'est gĂ©rĂ© par aucune banque. Et en plus elle est anonyme! Suivez mon regard...

Ce qui arrivait avec les cartes des annĂ©es 90 se reproduisit trĂšs vite, Ă©videmment, pour les e-cards des jeux "virtuels". Les entrepreneurs venus de l'industrie du jeux en ligne ne sont pas rares dans l'Ă©cosystĂšme du bitcoin : ils ont saisi parmi les premiers l'intĂ©rĂȘt d'un procĂ©dĂ© rendant un objet digital non reproductible. Or leur univers (leur mĂ©tavers) connaissait dĂ©jĂ  des devises virtuelles : centralisĂ©es, certes, mais sans rapport avec l'univers des monnaies lĂ©gales fiat et sans garantie de l'Etat.

Linden dollar

Faire figurer le LInden dollar parmi les ancĂȘtres de Bitcoin n'a aucun sens d'un point de vue technique, mais en Ă©claire nĂ©anmoins la genĂšse et le fonctionnement. Les banquiers qui assurent que "Bitcoin ne repose sur rien" se sont-ils demandĂ©s ce que vaudraient les billets de Monopoly si Elizabeth Magie avait eu l'idĂ©e de ... donner le jeu tout en vendant ses billets ? surtout si, n'aimant pas l'argent, elle n'avait crĂ©Ă© ces billets qu'en nombre limitĂ©. Disons 21 millions pour tous les joueurs du monde...

Elizabeth Magie

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52 - Penelope PoW

By: Jacques Favier —

pour Andreas, pour BenoĂźt

La preuve de travail est au centre de la technologie Bitcoin, elle est aussi au centre des critiques, que ce soit pour son coût énergétique (moindre en vérité que celui des seuls ATM bancaires en charge du cash manuel) ou pour son utilité, généralement mal comprise. Bien des faux prophÚtes promettent de la remplacer à peu de frais mais avec peu de sérieux. Le mieux est encore de l'évacuer carrément des présentations : les bases de données distribuées privées sont désormais présentées par la plupart des conférenciers détaillant "les" blockchains comme la variété permissioned de l'espÚce, jamais avec l'étiquetage... lazy.

RĂ©guliĂšrement mis au dĂ©fi de trouver enfin un bout de Bitcoin dans le passĂ©, j'avais eu un jour, devant l'ami Benoit Huguet, cofondateur de BitConseil, comme un Ă©clair mental apparemment perceptible dans le regard : j'avais enfin trouvĂ© ! L'autre jour, alors que nous attendions Andreas Antonopoulos, il me reprocha de n'avoir pas encore Ă©crit l'article promis ni rĂ©vĂ©lĂ© ma trouvaille. Il me fallut un instant pour retrouver la chose. La figure de l'orateur me rendit la mĂ©moire en me ramenant Ă  ce vieil oracle : Ă  quoi que vous pensiez, un ancien grec en a parlĂ© avant vous. Ε᜕ρηÎșα, songeai-je en souriant, puisque Eureka est le nom de la sociĂ©tĂ© d'Edwige Morency et d'Alexandre David qui organisait ce magnifique Ă©vĂ©nement...

skyphos de Chiusi, ref 1831

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage et de retour au foyer a retrouvé sa femme toujours vertueuse. On le sait, Pénélope qui est ornée de charmes autant que de vertus ne manque pas de prétendants. Pour les lasser, elle s'astreint à tisser une toile pour envelopper un parent décédé, mais elle défait chaque nuit le travail de la journée.

SisypheFaire et défaire, depuis elle, c'est toujours travailler. Il y a du Sisyphe, le trompeur condamné à rouler éternellement son rocher, en cette irréprochable épouse.

Bien sûr son stratagÚme est démasqué. Son geste énigmatique est pourtant transparent. Elle travaille rudement mais inutilement, sauf en réalité pour montrer sa vertu. Son travail suscite la confiance. Elle ne fait pas autre chose que travailler, parce que comme on le sait bien, l'oisiveté est mÚre de tous les vices.

Quand Ulysse rentre, une bonne "preuve d'enjeu" comme on dit en français pour traduire PoS, aurait été de se dire l'un à l'autre :
- Je suis Ulysse, ton mari, tu me reconnais.
- No problem, ÎșαΜέΜα πρόÎČληΌα, moi je suis ta femme et tu me fais confiance puisque nous sommes mariĂ©s.

C'est en réalité ce que les blockchains convenables des consortiums bancaires proposeraient comme mécanisme de validation ou de réconciliation. Le génie du Primatice exprime vers 1550 le problÚme des Retrouvailles avec une toute autre intensité dramatique.

Les retrouvailles d'Ulysse et Penelope (Huile sur toile, Toledo Museum of Art, Ohio)

HomĂšre parle de la prudente Penelope (Ï€Î”ÏÎŻÏ†ÏÏ‰Îœ ΠηΜΔλόπΔÎčα). Mais l'ingĂ©nieux Ulysse (Ï€ÎżÎ»ÏÎŒÎ·Ï„Îčς ᜈΎυσσΔύς) est aussi malin qu'elle. Il se prĂ©sente comme un mendiant. PĂ©nĂ©lope en a vu d'autres, des revenants. L'histoire ne se passe donc pas du tout comme pour le colonel Chabert dĂ©jĂ  Ă©voquĂ© ici au sujet de l'impossible retour de Nakamoto.

Le chant XIX de l'Odyssée est un modÚle de travail de la vérité, de construction d'une confiance entre ni-connus-ni-inconnus.

sphinxUlysse se fait reconnaitre progressivement. Il ne choisit pas lui-mĂȘme les preuves (suivez mon regard) et il tente mĂȘme de contourner le jeu facile des "questions personnelles" : au vers 115 il demande explicitement Faites-moi d'autres questions ; mais ne m'interrogez pas ni sur ma famille, ni sur ma patrie (...ΌηΎៜ ጐΌ᜞Μ ጐΟΔρέΔÎčΜΔ ÎłÎ­ÎœÎżÏ‚ Îșα᜶ Ï€Î±Ï„ÏÎŻÎŽÎ± ÎłÎ±áż–Î±Îœ). Et ne veut pas se reposer sur un tiers de confiance, sa vieille nourrice EuryclĂ©e en l'occurrence, qui l'a reconnu en premier. Ainsi, et pour Ă©voquer un autre coeur de la tradition grecque, chacun est ici Ă  l'autre son propre sphinx...

On touche donc dans cette page centrale de la culture occidentale, mine de rien, à l'essence de ce que le "travail de la preuve" établit : une confiance fondée sur autre chose que l'implicite confiance sociale. Une confiance entre une femme entourée de 114 amants possibles et un gueux qui est le mari légitime. Celui que la confiance par preuve d'enjeu (l'entre-soi confortable de la norme sociale, pour le dire autrement) aurait de suite éliminé.

Autant que sur ce dialogue, je pense qu'il est avisĂ© de rĂ©flĂ©chir sur l'instrument, si particulier et si souvent reprĂ©sentĂ©, de la prudente PĂ©nĂ©lope. Cet instrument qui en grec ancien se dit Î±ÏÎłÎ±Î»Î”Îčός, s'appelle en langue anglaise loom, un mot dont un homonyme signifie aussi une forme de danger, tandis qu'il se nomme en français mĂ©tier qui vient du latin ministerium et dĂ©signe une forme de service. Il est assez fascinant de voir comment la "preuve de travail" de Satoshi Nakamoto se situe, en quelque sorte, entre la conscience d'un danger et la prestation d'un service !

Les mots vivent et changent. En ancien français on donnait le nom de mestier Ă  toute profession qui exige l'emploi des bras, et qui se borne Ă  un certain nombre d'opĂ©rations mĂ©caniques, qui ont pour but un mĂȘme ouvrage, que l'ouvrier repĂšte sans cesse. On aurait dit que le hashage est un mĂ©tier. On donna enfin ce nom de "mĂ©tier" Ă  la machine dont l'artisan se sert pour la fabrication de son ouvrage : mĂ©tier Ă  bas, le mĂ©tier Ă  drap, le mĂ©tier de tisserand.

le métier

A voir cette représentation d'un instrument antique, on est frappé par une sorte de modernité. Ces femmes s'affairent. Elles ont mestier aurait-on dit au moyen-ùge, they have serious business dirait-on en anglais. Mais surtout on dirait qu'elles sont devant une sorte de machine complexe, une machine semblable à celle de Bletchley Park.

Ce n'est pas un simple effet d'image ou de langage : le mĂ©tier Ă  tisser est bien l'ancĂȘtre de notre modernitĂ© oĂč les machines assument une part toujours croissante du labeur global. On pense bien sĂ»r aux mĂ©tiers automatiques qui provoquĂšrent tant de rĂ©voltes. On pense au mĂ©tier de Jacquard, machine programmable (dĂšs 1806) grĂące aux cartes perforĂ©es mises au point (en 1728) par Jean-Baptiste Fulton.

Mais bien avant le tissage mécanique, l'étonnante technique a accompagné la réflexion scientifique. Comme le fil de trame et celui de chaine sont de nature différente et occupent dans le tissage une fonction non réductible l'un à l'autre, ils annoncent métaphoriquement ces nombres qui seront découverts entre 1545 et 1572, aux lisiÚres de l'algÚbre et de la géométrie, ces nombres que l'on a appelés complexes, ces nombres qui possÚdent une dimension réelle quantifiable et une autre dimension également quantifiable mais imaginaire, non cernée et imprévisible.

Le complexe mĂ©tier du tissage a, en vĂ©ritĂ©, apportĂ© l'essentiel Ă  notre modernitĂ©. L'art de sĂ©parer (le cardage), l'art de rĂ©unir (le filage) et surtout cet art de recrĂ©er des noeuds que l'on voit au coeur mĂȘme de la blockchain. Platon lui-mĂȘme trouvait dans le mĂ©tier du tissage un symbole capable de reprĂ©senter la citĂ©, la politique, voire le monde. Il y revient dans plusieurs de ses dialogues : le Politique en particulier, mais aussi la RĂ©publique ou le Cratyle.

Voilà ! On se retrouve une fois de plus du cÎté de Platon. Mais pour citer - pour une fois dans le texte - le mathématicien et philosophe Alfred North Whitehead, the safest general characterization of the European philosophical tradition is that it consists of a series of footnotes to Plato.

whitehead

Pour aller plus loin :

☐ ☆ ✇ La voie du àžżITCOIN

51 - Des météores ?

By: Jacques Favier —

(Questions impériales sur Satoshi - II)

Le colonel Chabert dĂ©jĂ  Ă©voquĂ© ici pour Ă©voquer l'impossible retour de Satoshi fait lui-mĂȘme signe vers un autre revenant, d'un tout autre poids historique : Quand je pense que NapolĂ©on est Ă  Sainte- HĂ©lĂšne, tout ici-bas m’est indiffĂ©rent dit-il.

un retour

Or l'Empereur, lui, avait déjà réussi un premier retour : le 1er mars 1815, il débarqua à Golfe Juan, revenant de l'ile d'Elbe aprÚs 10 mois d'absence et il fut "reconnu" immédiatement. Balzac, encore, fait dire à son Médecin de campagne : Avant lui, jamais un homme avait-il pris d'empire rien qu'en montrant son chapeau ? Bonne question... Ce vol de l'Aigle fit longtemps espérer par ses partisans un nouveau prodige.

LeysCe miracle d'un nouveau retour aprĂšs une Ă©vasion rocambolesque de Sainte-HĂ©lĂšne Ă  laquelle NapolĂ©on semble s'ĂȘtre toujours refusĂ© (*), certains romanciers l'ont imaginĂ©. Simon Leys (1986), tout en supposant que l'empereur revient vivant en France, s'intitule tout de mĂȘme le sien "La mort de NapolĂ©on" et il n'est pas sans rapport avec ce qui peut ĂȘtre la situation d'un gĂ©nie inconnu comme Satoshi : l'impossibilitĂ© non seulement de "revenir", mais plus radicalement d'ĂȘtre soi-mĂȘme.

Comme il ressemblait vaguement Ă  l’Empereur, les matelots l’avaient surnommĂ© NapolĂ©on. Aussi, pour la commoditĂ© du rĂ©cit, ne l’appellerons-nous pas autrement. Et d’ailleurs, c’était NapolĂ©on. (...) Seul le maĂźtre d'Ă©quipage dĂ©sapprouvait cette appellation. Que l'on associĂąt le nom de son dieu Ă  ce petit homme laid avec son ventre enflĂ© et ses jambes grĂȘles, lui paraissait sacrilĂšge.

en 1820Il est vrai que le portrait fait de lui par un anglais en 1820 laisse envisager combien peu reconnaissable aurait pu ĂȘtre l'enfant prodigue de la gloire aprĂšs quelques annĂ©es de pourissoir tropical.

Mais l'auteur vise au coeur, prĂ©sentant NapolĂ©on Ă©tranger Ă  lui-mĂȘme sur le bateau de son Ă©vasion : Entre le personnage qu'il avait dĂ©pouillĂ© et celui qu'il n'avait pas encore crĂ©Ă©, il n'Ă©tait temporairement personne. DĂ©barquĂ© Ă  Anvers il ne reconnut pas mĂȘme le bassin NapolĂ©on qu'il avait inaugurĂ© en personne dix ans plus tĂŽt. À Waterloo il a le sentiment d'ĂȘtre lĂ  pour la premiĂšre fois. À Paris le voici errant, recueilli comme vieux soldat par de vieux soldats, tous nostalgiques de l'empire. Et un jour la terrible nouvelle arrive. Sur la petite Ăźle lointaine, l'empereur (son sosie, donc) vient de mourir. Tout le monde pleure autour de lui. Lui est foudroyĂ©, sa destinĂ©e devenait posthume.

Voici maintenant qu'un obscur sous-officier, rtien qu'en mourant sottement sur un rocher dĂ©sert Ă  l'autre bout du monde, avait rĂ©ussi Ă  dresser sur son chemin le rival le plus formidable et le plus inattendu qu'on puisse concevoir : lui-mĂȘme !

S'il revenait Satoshi n'aurait-il pas Ă  se battre contre Satoshi lui-mĂȘme?

Le NapolĂ©on de Leys est vrai, extrĂȘmement crĂ©dible. Et pourtant il "se reconstruit" (ce mot que Jean-Paul Kauffmann dĂ©teste) ... comme marchand de melons. Le personnage de l'empereur est dĂ©sormais largement occupĂ© par les fous. Une visite Ă  l'asile l'en convainc : une malheureuse Ă©pave prĂ©sentait une image mille fois plus fidĂšle, plus digne et plus convaincante de son modĂšle que l'improbable fruitier chauve qui, assis Ă  ses cĂŽtĂ©s, l'examinait avec stupeur.

James Sant 1900Napoléon vieillit : chaque fois qu'il se rendait chez le barbier, il mesurait dans le double miroir avec une fascination hypnotisée l'effacement progressif de ses traits originaux, petit à petit supplantés par ceux d'un inconnu qu'il méprisait, qu'il haïssait - et qui lui inspirait une horreur grandissante. C'est ce que peut suggérer la toile de James Sant La derniÚre phase (1900) récemment présentée au public lors de l'exposition Napoléon à Sainte-HélÚne au Musée de l'Armée.

Jusqu'oĂč peut-on comparer Satoshi Nakamoto Ă  NapolĂ©on Bonaparte ? Au plan psychologique, nul n'en sait rien. Quant Ă  l'amour des mathĂ©matiques, il est patent chez les deux hommes (*). C'est au regard d'une forme particuliĂšre de gĂ©nie, qu'il y a, me semble-t-il, chez l'inconnu de 2008 une suretĂ© du regard, une capacitĂ© d'agencer de maniĂšre proprement lumineuse des facteurs de nouveautĂ© rĂ©volutionnaires avec des Ă©lĂ©ments prĂ©-existants (d'ancien rĂ©gime) que l'on retrouve chez le Premier Consul. Enfin c'est surtout dans l'optique d'un Hegel ou d'un Marx qu'il me paraĂźt que la comparaison est permise.

hegel

Pour Hegel(*), NapolĂ©on est l'instrument de l'Absolu sur le thĂ©Ăątre du monde, NapolĂ©on, en entrant Ă  IĂ©na l'Ă©pĂ©e en main le jour oĂč le philosophe achĂšve sa PhĂ©nomĂ©nologie de l'Esprit, devient le hĂ©ros de l'histoire moderne. Je ne crois pas forcer le trait en le retrouvant chez Satoshi. Il s'empare d'une citadelle, celle de la monnaie, achevant un mouvement multisĂ©culaire de libĂ©ration de l'homme des corps intermĂ©diaires, des liens et des autoritĂ©s. Le P2P, c'est l'Absolu du 21Ăšme siĂšcle.

Renversant l'idĂ©alisme hĂ©gĂ©lien tout en conservant sa dialectique historique, Karl Marx ne voit en NapolĂ©on ni l'empereur romain du sacre ni le dieu de la guerre mais le gĂ©nie qui va permettre l'Ă©closion de la sociĂ©tĂ© bourgeoise moderne en France et sur une bonne part du continent. Il reviendra Ă  d'autres de dire, de mĂȘme, ce qu'aura Ă©tĂ© rĂ©ellement le travail historique de Satoshi Nakamoto.

Mais quand le travail est accompli, l'histoire se passe assez bien des grands hommes. En 1791, le lieutenant corse de 22 ans l'avait déjà noté : les hommes de génie sont des météores destinés à brûler pour éclairer leur siÚcle. PlutÎt que de pourrir en victime de ses ennemis, autant faire comme Satoshi et move on to other things.

vieux




Pour aller plus loin :

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